Travail à la bibliothèque, 1954. Photo (recadrée), G. Labitte

Organisé par : l’ITEM/ENS-CNRS et le Département de Lettres modernes UCAD)

Coordination : Alioune Diaw (UCAD); Sébastien Heiniger (ITEM)

Homme de lettres et homme politique, les deux volets de l’œuvre de Senghor ne cessent d’interpeller les chercheurs. Le XXIe siècle semble connaître un regain d’intérêt pour le « Président-poète » et la négritude : avec la distance historique qui s’installe, l’homme et son corpus de textes se rechargent d’énigmes et donc d’attraits.

L’objectif de ce séminaire international est d’étudier dans une perspective interdisciplinaire les nombreuses facettes de l’œuvre de cet « homme de culture ». Le 19 septembre 1956, Alioune Diop monte à la tribune de l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne pour lire son discours d’ouverture du 1er Congrès International des Écrivains et Artiste Noirs. D’emblée, il déclare qu’il s’agit de l’événement le plus important de la décade après la conférence de Bandung et, par référence à cette rencontre d’hommes politiques, il le renomme « premier Congrès Mondial des Hommes de Culture noirs ». « Homme de culture », le terme a le double avantage d’être d’époque et d’être une appellation plus large que celle d’écrivain. En effet, c’est moins en tant que poète qu’en tant que théoricien que Senghor prend la parole à la Sorbonne pour présenter « L’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine ». L’heure du bras de fer entre détracteurs et adeptes étant passée, la négritude, que Senghor a largement théorisée, apparaît aujourd’hui comme une « philosophie de l’Africanité », selon la proposition de Souleymane Bachir Diagne (Diagne, 2007 : 6). Senghor n’a pas légué de traité ou de doctrine, mais l’ensemble de son œuvre littéraire et de ses discours – allocutions, articles, préfaces, etc. – permet de percevoir, à travers ses multiples variations, l’unité de sa pensée, que les chercheurs et les lecteurs sont invités à reconstruire.

Aujourd’hui, l’accès au corpus des textes de Senghor est plus ou moins aisé selon les bibliothèques que les chercheurs ont à disposition, et certains ouvrages ne sont plus édités. L’un de nos projets consiste à numériser la série des Liberté afin qu’elles soient accessibles dans leur intégralité pour les participants du séminaire. Nous souhaitons toutefois que ce corpus s’étoffe grâce aux textes rares de Senghor ou aux textes critiques sur son œuvre. Ainsi, nous planchons aussi sur un projet de création de banque de documents accessibles en ligne à tous les membres du groupe. De plus, ce séminaire est chevillé à un travail d’inventaire des archives de Senghor, présentes tant au Sénégal qu’en France, coordonné par Mbaye Thiam, Moustapha Sow et Céline Labrune-Badiane. Les archives de la Maison Senghor à Verson, encore inaccessibles, le seront dans un futur que nous espérons proche. Il est certain que l’ouverture des archives et la circulation, parmi les membres du séminaire, de certains documents, manuscrits et tapuscrits permettra le développement des études senghoriennes.

Dans le cadre du séminaire, nous proposons d’explorer ensemble les quatre facettes suivantes :

Philosophie

Longtemps seul à s’atteler au commentaire de cette œuvre, par conviction que la glose atténuerait l’incompréhension qui divisait les intellectuels anglophones et francophones du continent Africain, Abiola Irele a été relayé par les chercheurs des universités américaines comme Messay Kebede, Souleymane Bachir Diagne et Donna Jones dès le tournant du siècle. Ils ont montré l’apport de la critique de la rationalité développée par Henri Bergson, Pierre Teilhard de Chardin et Lucien Lévy-Bruhl à l’édifice conceptuel de Senghor. Ils ont été rejoints par Nadia Yala Kisukidi, qui relie la Négritude au personnalisme d’Emmanuel Mounier (Kisukidi, 2012) et qui montre, plus généralement, dans le numéro de Rues Descartes qu’elle a dirigé en 2014, l’apport des « réflexions relatives à la constitution d’un humanisme concret » (Kisukidi, 2014) dans la configuration de cet « humanisme du XXe siècle » (Senghor, 1977 :70) que serait la Négritude. Jacques-Louis Hymans nous avait déjà offert une liste des nombreux penseurs dont les traces sont visibles dans les essais de Senghor. Progressivement, les courts chapitres de Leopold Sédar Senghor. An intellectual biography (1971) s’étoffent, cédant la place à des articles et ouvrages qui révèlent une pensée complexe et en dialogue avec les réflexions de son temps. Cheikh Thiam craint cependant que la Négritude finisse par apparaître comme « une autre manifestation de ce que Mudimbe appelle “l’invention de l’Afrique” » et préfère adopter une perspective « africentrée [Africentered] » (Thiam, 2014 : 150) dans son interprétation de la Négritude senghorienne, pour soutenir, dans Return to the Kingdom of Childhood que « Senghor utilise la philosophie de Bergson comme outil pour transcrire ce qu’il avait déjà trouvé dans les ontologies africaines » (Thiam, 2014 : 158). Invention ou transcription, le débat est ouvert.

Poésie

Une question similaire se pose pour sa poésie. En 1956, Senghor publie Éthiopiques : il fait suivre ce recueil d’une postface, « Comme les lamantins vont boire à la source », qui est aujourd’hui communément admise comme l’exposition de son art poétique. Il la rédige pour répondre aux questions et critiques qui ont été adressées aux « poètes nègres » depuis la publication de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948). Comme il a lui-même été accusé d’avoir imité Paul Claudel et Saint-John Perse, il se défend : « La vérité est que j’ai surtout lu, plus exactement écouté, transcrit et commenté des poèmes négro-africains » (Senghor, 1964 : 219). Et il insiste plus loin : « Si l’on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de les chercher du côté de l’Afrique » (Senghor, 1964 : 220). Ce conseil a été suivi par la critique dès les années 1960, notamment par les pionniers des études francophones comme Lilyan Kesteloot et Janheinz Jahn. Toutefois, si, à l’instar de Jacques Chevrier, on peut lire cette fameuse postface comme une « exaltation du retour aux sources », c’est-à-dire aux « sources de la tradition africaine » (Senghor, 2007 : 221)[1], il est tout aussi nécessaire de remarquer que Senghor écrit également que « [l]es poètes de l’Anthologie ont subi des influences, beaucoup d’influences : ils s’en font gloire. Je confesserai même – Aragon m’en donne l’exemple – que j’ai beaucoup lu, des troubadours à Paul Claudel. Et beaucoup imité » (Senghor, 1964 : 219). Les « poètes nègres », en effet, sont aussi des « métis culturels » (Senghor, 1964 : 225), dont l’ambition, selon Senghor, est « d’être des précurseurs, d’ouvrir la voie à une authentique poésie nègre, qui ne renonce pas, pour autant, à être française » (Senghor, 1964 : 224). Par-delà les multiples sources auxquelles il est allé boire, la manière dont il les réinvestit stylistiquement dans ses œuvres littéraires pour créer une énonciation à la fois africaine, francophone et personnelle mérite encore d’être étudiée. Au regard de l’importante place de la nature dans l’œuvre poétique de Senghor et de l’actualité des enjeux, une lecture écopoétique de ses poèmes peut aussi être envisagée. Enfin, selon la démarche propre à la critique génétique, qui a été appliquée surtout aux textes littéraires, mais qui peut s’avérer pertinente pour d’autres corpus, il ne s’agira plus seulement de lire Senghor en relation à son contexte et aux autres auteurs, mais aussi dans le développement de sa pensée en suivant les différentes phases de son écriture.

Politique

À la fin de sa vie, le « Président-poète » dissolvait le trait d’union entre les deux termes de ce titre qu’on lui avait attribué, et donnait sa préférence à son œuvre poétique plutôt qu’à son action politique. Mais Senghor avait mené une longue carrière d’homme politique, de l’Assemble nationale jusqu’à la présidence du Sénégal indépendant. Les propos tenus par Alioune Diop dans son discours d’ouverture nous semblent donc particulièrement pertinents : « Il n’y a pas de peuple sans culture. Mais ce que l’on perd de vue assez souvent, c’est le lien tout naturel […] entre le politique et le culturel » (Diop, 1956 : 12). Diop poursuivait en déclarant qu’à l’ère de l’« interdépendance aussi étroite et exaltante que dangereuse entre les peuples », ce serait une erreur de « concevoir que la culture et la politique appartiennent à deux mondes radicalement distincts » (Diop, 1956 : 13). Brosser le portrait d’un homme de culture qui est aussi un homme politique est un projet qui est nécessairement interdisciplinaire. Nous souhaitons donc que ce séminaire porte également sur la pensée et l’action politiques de Senghor[2], que celles-ci soient celles du chef de file des Indépendants d’outre-mer ou du président du Sénégal.

Éducation et culture

Enfin, il nous a semblé particulièrement intéressant de nous pencher sur la question de l’éducation en relation avec la culture chez Senghor. En 1959, lors de l’inauguration de l’Université de Dakar, il avait déclaré : « L’é-ducation, selon son étymologie même, est arrachement à soi et à son milieu, assimilation à soi de corps étranger […]. Mais l’éducation est d’abord, retour à soi. […] C’est l’évidence, pour assimiler, il faut avoir la force d’assimiler, il faut être soi : il faut être. Et un peuple ne peut être en se reniant » (Senghor, 1964 : 295). Comme le révèle « Le problème culturel en AOF », conférence qu’il a donnée en 1937 à la Chambre de commerce de Dakar, la question de l’éducation a toujours été au cœur de sa réflexion, ce qui s’explique certainement par le fait que l’école est l’outil dont se sert l’État moderne pour forger les mentalités de ses citoyens. Les travaux des historiens de l’éducation en AOF[3], et notamment le récent Les Hussards noirs de la colonie de Céline Labrune-Badiane et Étienne Smith, nous invitent à replacer la réflexion de Senghor dans le discours social de l’époque, qu’il s’agisse de celui des « humanistes coloniaux » en quête d’une éducation « adaptée » ou celui des instituteurs auxquelles la tâche de l’adaptation incombait. Encore négligé par la critique, La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre, co-écrit avec Abdoulaye Sadji, pourrait se révéler un livre particulièrement intéressant à cet égard. « Dans les pays à construire, dans les nations en devenir », écrivait Senghor en 1963 pour introduire les tomes de Liberté, « le politique, voire l’intellectuel, ne doit pas craindre de se répéter. C’est un professeur » (Senghor, 1964 : 7). L’étude des politiques scolaires de l’administration Senghor nous semble donc cruciale pour mettre en évidence la relation entre sa réflexion sur la culture et la construction de la nation sénégalaise.

Travaux cités

Diagne, Souleymane Bachir, Léopold Sédar Senghor : L’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve éditions, 2007.

Diop, Alioune, « Discours d’ouverture », Présence Africaine, no. 8-10, 1956, pp. 9-19.

Kisukidi, Nadia Yala, « L’influence vivante du personnalisme de Mounier sur la philosophie esthétique et la poésie de Léopold Sédar Senghor », COnTEXTES [En ligne], 12 | 2012, consulté le 18 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/contextes/5592

Kisudiki, Nadia Yala, « Négritude et philosophie », Rue Descartes, vol. 83, no. 4, 2014, pp. 1-10.

Labrune-Badiane, Céline, Smith Etienne, Les Hussards noirs de la colonie. Instituteurs et petites patries en AOF, Paris, Karthala, 2018.

Senghor, Léopold Sédar, Liberté i : Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964.

Senghor, Léopold Sédar, Liberté iii : Négritude et civilisation de l’Universel, Paris, Seuil, 1977.

Thiam, Cheikh, “Negritude, Eurocentrism, and African Agency: For an Africentered Renaissance of Léopold Sédar Senghor’s Philosophy.”, The French Review, vol. 88, no. 1, American Association of Teachers of French, 2014, pp. 149–63.

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[1] Léopold Sédar Senghor, Poésie complète, édition critique, coordination Pierre Brunel, Paris, CNRS, 2007, p. 221.

[2] Nous nous inspirons ici du titre du colloque organisé par la section française de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie en 2006 : « Léopold Sédar Senghor : la pensée et l’action politique »,

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[3] Par exemple : Pascale Barthélémy, « L’enseignement dans l’Empire colonial français : une vieille histoire ? », Histoire de l’éducation, no. 128, 2010, p. 5-28 ; Harry Gamble, « Peasants of the Empire. Rural Schools and the Colonial Imaginary in 1930s French West Africa », Cahiers d’études africaines, n° 195, 2003, p. 775-804.


Conférences :