L’étude des manuscrits modernes a fait son entrée au CNRS il y a désormais cinquante ans, puisque c’est en 1968 qu’a été créée l’équipe Heine, afin de recenser et de classer les manuscrits de Heine acquis deux ans plus tôt par la Bibliothèque nationale. Comme l’a écrit Louis Hay, fondateur de la discipline qui prendra le nom de critique génétique, « le fonds Heine sera le premier grand ensemble de manuscrits modernes à être étudié par une équipe de chercheurs tout exprès formée à cet effet. […] La rencontre avec un objet littéraire inédit fait surgir tout un faisceau d’interrogations. Comment défricher le massif des manuscrits à l’aide des instruments contemporains de la recherche ? Comment le traverser pour accéder à une meilleure intelligence du processus créateur ? Comment enrichir la critique des œuvres par la connaissance de leur devenir ? » (L. Hay, La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, Paris, Corti, 2002, p. 31). Ces questions n’ont cessé depuis d’occuper le champ critique, et elles ont débouché sur une nouvelle dimension des études littéraires, avec un impact large, comme le montre par exemple l’introduction de la génétique des textes dans les programmes de l’enseignement secondaire.
Poursuivons ce rapide survol historique. Quelques années plus tard, les spécialistes de Proust rejoignent les germanistes, à l’initiative de J. Bersani, alors « caïman » de littérature française à l’École normale supérieure, afin d’exploiter et de valoriser un des plus beaux fonds modernes du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Ainsi naissait une double coopération, qui n’a cessé de se développer depuis, avec la BnF et l’ENS.
En 1974, l’équipe de recherche initiale (ER 170) se transforme en Groupe de recherche (GR 39) et devient le Centre d’Histoire et d’Analyse des Manuscrits Modernes (CAM). En 1979, les Essais de critique génétique sont le premier manifeste collectif de cette nouvelle recherche. À partir de 1978, le champ d’application de la problématique génétique s’élargit à de nouveaux corpus français et étrangers avec l’arrivée des équipes Proust, Zola, Flaubert, Valéry, Nerval-Baudelaire, Joyce, Aragon et Sartre. Traduisant cette dynamique sur le plan institutionnel, des conventions sont signées avec l’ENS (1975) et avec la BnF (1977).
En 1982, l’unité reçoit le statut de « laboratoire propre » (UPR 7) et porte désormais le nom d’« Institut des textes et manuscrits modernes ». À partir de 1985, l’expansion de l’ITEM se stabilise, et le laboratoire entre dans une phase de consolidation par un travail en profondeur, tant l’analyse des corpus et sur les méthodes que sur les fondements théoriques de la démarche génétique, qui jette les bases d’un espace critique renouvelé, celui de l’invention esthétique et de la production intellectuelle. Quelques grandes étapes jalonnent ce parcours : en 1987, un Congrès international du CNRS, consacré à la « naissance du texte » ; en 1990, un colloque franco-italien « Les sentiers de la création : traces, trajectoires, modèles » ; en 1992, la création de la revue Genesis ; en 1993, un ouvrage de synthèse, Les Manuscrits des écrivains ; en 1994, un ouvrage théorique rédigé par Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique, en 1992-1994, un séminaire interdisciplinaire « Arts et Sciences : les archives de la création », dont la thématique a été reprise ensuite par un Programme du CNRS ; en 1994, un colloque franco-américain consacré à la critique génétique sous les auspices de l’Université Columbia ; en 1998, un second Congrès international, organisé à l’École normale supérieure et à la Bibliothèque nationale de France, et en 2000, la publication d’un nouvel ouvrage théorique, à vocation pédagogique, La Génétique des textes, par Pierre-Marc de Biasi.
En 2001, l’ITEM connaît une autre mutation d’importance. Afin de marquer plus fortement son ancrage dans la vie scientifique de l’École normale supérieure, le laboratoire se transforme en unité mixte de recherche. Ce changement a pris effet au 1er janvier 2002 avec la création de l’UMR 8132. Simultanément, les équipes de l’ITEM hébergées depuis 1976 par la Bibliothèque nationale de France quittent le 61, rue de Richelieu pour s’installer au 4, rue Lhomond, près des équipes hébergées à l’ENS, au 45, rue d’Ulm.
Trois ans plus tard, en 2004, un autre événement riche de promesses pour l’avenir élargit le périmètre et les compétences de l’ITEM : à la demande de la direction du Département SHS, le Centre de recherches latino-américaines – Archivos de l’Université de Poitiers, jusque-là UMR autonome, rejoint l’ITEM. La naissance de la collection Archivos est contemporaine de celle de la critique génétique, et des liens intellectuels étroits ont toujours réuni les deux entreprises. Seuls les aléas de l’histoire expliquent que cette proximité ne se soit pas concrétisée plus tôt sur le plan institutionnel. L’ITEM a accueilli avec le plus grand intérêt scientifique, le programme international prestigieux du CRLA-Archivos, au sein duquel la génétique textuelle a toujours occupé une place de choix. Ce nouveau chapitre dans l’histoire des recherches sur les manuscrits s’est d’ailleurs très vite avéré fertile en développements nouveaux pour la critique génétique grâce au dynamisme des chercheurs de Poitiers et à la richesse des corpus manuscrits latino-américains et francophones qu’ils étudient. C’est, par exemple, dans le prolongement des travaux initiés par la collection Archivos que l’ITEM s’est engagé, fin 2005, dans la préfiguration d’une nouvelle thématique de recherche multicorpus sur le « Manuscrit francophone » : une préfiguration qui s’est traduite par la création en 2008 d’une puissante équipe, d’une nouvelle collection et d’un important programme à vocation éditoriale et patrimoniale.
Depuis 2006, le laboratoire a ouvert un nouveau volet de recherche avec l’application de la génétique textuelle aux domaines de l’image (photo, cinéma), des arts plastiques (peinture, gravure, sculpture) et de l’architecture : des ouvrages, des dizaines d’articles scientifiques, des expositions, plusieurs numéros de revue en sont la manifestation, entre autres le n° 24 « Formes » de Genesis dirigé par Ségolène Le Men. Plusieurs chercheurs se sont donc proposés de rejoindre l’ITEM pour y mener un projet de renouvellement de leur discipline au contact des méthodes développées par l’unité, aussi bien dans le domaine de l’histoire de l’art, que dans celui de la génétique photographique, du dessin ancien et des processus de création cinématographique. En 2012, a été créée l’équipe « Écritures des Lumières » avec l’objectif d’élargir le spectre des études génétiques à une période historique longtemps tenue, à tort, pour pauvre en documents de genèse, et de montrer l’intérêt et la pertinence d’une démarche génétique pour l’analyse des corpus manuscrits avant 1800.
Parallèlement le laboratoire a intensifié son engagement dans le tournant numérique dans les humanités au sein duquel il avait d’ailleurs toujours eu une position de pionnier depuis la réflexion sur les hypertextes littéraires et la création des premiers logiciels expérimentaux. La création d’une activité transversale consacrée aux « Humanités numériques » a donc ouvert un espace de discussion théorique et d’échange d’expériences sur un domaine qui concerne la plupart des chercheurs du laboratoire. Le pilotage de plusieurs projets nationaux ou européens liés à ce domaine a permis de tester des modèles conceptuels, de développer des langages de balisages et des logiciels dédiés et de réaliser des éditions savantes numériques.