La mise en tension d’un récit par l’introduction de parenthèses ou de digressions peut se jouer à plusieurs niveaux, celui de la diégèse, de la narration, du discours ou de la structure. Dans sa présentation de l’analyse structurale des récits, Barthes fait une mise au point sur les différentes unités narratives. Les « fonctions cardinales » sont les unités les plus importantes du récit qui assurent une fonction-charnière dans la narration : « Pour qu’une fonction soit cardinale, il suffit que l’action à laquelle elle se réfère ouvre (ou maintienne, ou ferme) une alternative conséquente pour la suite de l’histoire »[1]. A l’opposé, les « catalyses » sont des unités consécutives qui remplissent une fonction complétive et assurent un rôle de remplissage entre les fonctions cardinales. Au sein de cette grille d’analyse, on pourrait considérer que la parenthèse ou la digression serait le moyen de différer la fermeture d’une séquence (« Une séquence est une suite logique de noyaux, unis entre eux par une relation de solidarité, la séquence s’ouvre lorsque l’un de ses termes n’a point d’antécédent solidaire et elle se ferme lorsqu’un autre de ses termes n’a plus de conséquent »[2]).
Au XIXème siècle, l’art de la description, notamment pour la période romantique et réaliste, est un recours fréquent pour différer la fermeture d’une séquence. Qu’en est-il des formes littéraires plus contemporaines et plus expérimentales qui, dégagées de la priorité de « raconter une histoire » font de la parenthèse non pas un accessoire mais l’objet même du récit, dès lors contredit dans son principe de linéarité ? Du point de vue du style, certaines figures cultivent l’essence même de la parenthèse, si on pense à la prétérition, par exemple, qui prétend taire une information qu’elle dit pourtant très clairement. Cette figure est très instructive : elle rend manifeste la double, voire contradictoire, nature de la parenthèse qui prétend insérer un développement ou une information secondaire, sans importance, tout en occupant un espace singulièrement visible (songeons aux signes de ponctuation introduisant une parenthèse//notions de lisible/visible/lu/vu//notes de bas de page/annotations). Un élément censé passer au second plan, occupe, de façon ostentatoire et presque intrusive, le premier plan. Il en va de même de la digression : quelle place occupe-t-elle ? Dans quel but ? Quels sont ces effets ? Est-elle un élément de composition secondaire, qui, n’occupant pas une fonction cardinale, pourrait être supprimée ? Ou au contraire, maintient-elle une fonction phatique entre le narrateur et le narrataire absolument indispensable ? La digression pose inexorablement la question de la forme et du rôle de l’écart par rapport à un thème (une structure, une parole) considéré comme principal.
L’étude de la parenthèse est tout à fait adaptée à un corpus de récits factuels ou historiques, la question de la mémoire et de l’oubli étant un des axes-clés où se jouent les diverses formes d’une tension propre à la parenthèse, comme nous l’avons souligné (visible/invisible-officiel/non officiel, etc.).
Notions
Tout texte littéraire, dans sa construction textuelle et narrative/poétique, repose sur deux stratégies séquentielle et segmentante qui sont les stratégies de continuité et les stratégies de discontinuité.
Que cela soit dans une vision prospective de la production (écriture) ou dans une vision rétrospective de la réception (lecture), ces deux stratégies (séquence et segment) pose la question de la linéarité du discours (Barthes, Iser).
La successivité discursive imposée par la linéarité du signifiant linguistique, par la pagination et par la délimitation de l’objet livre/recueil vectorise et oriente effectivement notre lecture : le tout -livre/narration/poème- pose que la somme des parties est égale à l’ensemble, cette sommabilité a comme fondement mathématique la linéarisation. Autrement dit, le signifiant et le discours « se déroulent dans le temps seul et ont les caractéristiques qu’ils empruntent au temps : ils représentent une étendue, et cette étendue est mesurable dans une seule dimension : c’est une ligne » [3].
Toutefois, aucun discours, aucune lecture, ni aucun texte ne peuvent être exclusivement linéaires, puisque comme le dit J. Derrida « le texte communique », il est donc forcément « délinéarisé », pour citer encore une fois J. Derrida. Le texte communique non seulement d’un point de vue interdiscursif, mais également d’un point de vue intradiscursif. Dans cette communication, le lecteur, pris dans une tension entre le continu et le discontinu, devra forcément s’extraire de sa linéarité lectorale, de son ordre et de son espace de lecture. Cette « extraction » (cette déviation/ces détours/ces bifurcations) pourra -elle peut concerner le narrateur, le narrataire, la narration également- se faire, dans un axe à la fois syntagmatique et paradigmatique de différentes façons -lexicales, syntaxiques, visuelles et graphiques- : la ponctuation, la typographie en général, les répétitions, les reformulations, les discours cités ou rapportés, les discours polyphoniques, les notes de bas de page, la pagination, etc. D’après Sabine Boucheron-Pétillon, les parenthèses comme signes typographiques et « intervalles matérialisés » constituent un procédé de délinéarisation, de détournement et de réorientation, puisqu’elles font entrer le lecteur non seulement dans un autre ‘rythme discursif’, mais également dans un « autre espace discursif », tout en signalant, toutefois, qu’il y a à la fois exclusion et inclusion vis-à-vis du fil narratif/poétique. La ponctuation et la typographie (italique, blanc, intervalles, etc.) étant à elles seules des marques syntaxiques et textuelles de déviations, de pauses et de réorientations de l’écriture et de la lecture linéaires. Toutes ces marques typographiques ou non vont construire, vont organiser, avec leurs valeurs discriminantes, dans l’espace textuel des ruptures, des fragmentations, des détours, des intervalles, de l’articulation, des relations et de la segmentation dans le discours et ce de manière superposée, verticale ou horizontale. Nous pourrions parler aussi bien pour le discours narratif ou poétique que pour la lecture d’hypertextualisation, de tabularité ou de textes multidimensionnels pour reprendre des expressions et des images qui concernent plutôt le domaine textuel numérique.
[1] Barthes, R. (1977). « Introduction à l’analyse structurale des récits », in Poétique du récit. Paris: Seuil, p. 21.
[2] Ibid., p. 29.
[3] Saussure, F. (1974). Curso de lingüística general. Buenos Aires: Losada, p.133.
Cecile Quintana : cecile.quintana@univ-poitiers.fr
Rania Talbi