Journée d’études : « Écrire entre les langues / écrire en langues »

08/11/2013

Journée d’études organisée par Olga ANOKHINA (ITEM, CNRS) et François RASTIER (ERTIM)

Sous le haut patronage de l’Observatoire européen du plurilinguisme

La notion de littérature nationale doit beaucoup aux nationalismes du XIXe et sa validité reste d’autant plus douteuse que les langues de culture sont transnationales.  Elles attirent des écrivains de toute nationalité, qui à bon droit rivalisent pour s’introduire dans leur corpus. Par leur connaissance des langues comme par leurs traductions et autotraductions, les écrivains accèdent en outre à l’espace de la littérature mondiale qu’ils contribuent à étendre. Ces évidences soulignent, par parenthèse, l’étroitesse de la notion de littérature française comme les ambiguïtés de l’étiquette francophone.
Le plurilinguisme des écrivains apparaît dans les dossiers génétiques des œuvres, où les manuscrits multilingues ne sont pas rares. En outre, il nourrit un imaginaire des langues, qui deviennent ainsi un thème littéraire.

Consacrée à la création plus qu’à la critique, cette journée d’étude se concluera par une table-ronde réunissant des écrivains : elle entend mettre en débat l’esthétique, la linguistique et la science des œuvres pour illustrer le plurilinguisme secret de toute littérature.

Ce travail a été réalisé avec le soutien du laboratoire d’excellence TransferS (programme Investissements d’avenir ANR-10-IDEX-0001-02 PSL* et ANR-10-LABX-0099)

Contacts : François Rastier : frastier@gmail.com et Olga Anokhina : olga.anokhina@freesbee.fr

PROGRAMME

9.15-9.30 Accueil
9.30-11.00 / 1ère session

9.30-9.55 Ursula MOSER (Université d’Innsbruck, Autriche) : Écrire « entre deux territoires, entre deux langues, […] entre deux mémoires » (A. Djebar) 

9.55-10.20 Olga ANOKHINA (CNRS-ITEM) : Étudier les écrivains plurilingues grâce aux manuscrits

10.20-10.45 Dirk WEISSMAN (Université Paris-Est Créteil) Ecritures translingues dans les relations littéraires franco-allemandes actuelles

10.45-11.00 – discussion
11.00 – 11.30 pause

11.30-13.00 / 2èmesession

11.30-11.55 Anne BAYARD-SAKAI (Centre d’Études Japonaises, INALCO) : La littérature japonaise et l’oblitération des frontières

11.55-12.20 Enrique BALLÓN-AGUIRRE (Arizona State University) : Le plurilinguisme dans la poésie de César Vallejo 

12.20-12.45 Christian ESTRADE (Université de Toulouse-le-Mirail) : Écriture et autotraduction chez Copi

12.45-13.00 – discussion

14.30-15.35 / 3ème session

14.30-14.55 Samia KASSAB (Université des sciences humaines, Tunis) : Écrivains des Caraïbes : de Glissant à Chamoiseau

14.55-15.20 Marie VRINAT-NIKOLOV / Patrick MAURUS (CERLOM/INALCO) : Traduire le colinguisme à l’œuvre dans la littérature 

15.20-15.35– discussion
15.35-16.05 – pause

16.05-17.20 / 4ème session

Table ronde avec la participation de:  Georges-Arthur GOLDSCHMIDT, Jean-Claude PINSON, Birgit MERTZ-BAUMGARTNER, Vassilis ALEXAKIS (sous réserve)
Modérateur : François RASTIER 
 

17.20 – clôture de la journée et cocktail


RÉSUMÉS DES INTERVENTIONS

Ursula Mathis-Moser Écrire « entre deux territoires, entre deux langues, […] entre deux mémoires » (A. Djebar). Capital et défi du pluriel
Qu’il s’agisse d’écrivains avec ou sans passé colonial, l’image de l’entre-deux hante les débats actuels sur les questions d’identité, d’appartenance et même d’écriture. En nous basant sur un ouvrage récemment paru chez Champion – Passages et ancrages en France. Dictionnaire des écrivains migrants de langue française (1981  2011) –, nous réfléchirons sur les implications d’une écriture « entre deux territoires », « entre deux langues » et « entre deux mémoires » :

— Si écrire « entre deux territoires » signifie d’abord la reconnaissance des lieux fondateurs d’une vie et de la manière dont ils se superposent dans le travail créatif, multiples sont aussi les textes où les auteurs prennent position face au pays d’accueil. Garder ses distances pour aiguiser le regard devient ainsi une option possible, l’entre-deux territorial s’avérant à la fois un défi et un don.

— Critère d’inclusion ou d’exclusion d’un auteur dans Passages et ancrages en France, la langue est au cœur de toute délibération sur les soi-disant « auteurs migrants » mais le fait d’écrire en français ne semble pourtant pas un gage d’uniformité. Langue maternelle, langue d’usage, une de plusieurs langues maternelles ou encore tout simplement langue d’adoption et d’écriture, le français remplit de multiples fonctions, et, loin d’une argumentation binaire, l’unilinguisme, le bilinguisme et le plurilinguisme connaissent « des degrés relatifs » (D. Combe).

— Capital et défi du pluriel, l’écrivain migrant navigue aussi « entre les mémoires ». Doué d’une mémoire individuelle qui se heurte souvent à la mémoire collective du pays d’origine, il se voit soudainement confronté à une mémoire collective tout autre. Rares sont les écrivains qui désirent tout simplement rompre avec leurs souvenirs et liquider le passé (Cioran). La plupart d’entre eux s’embarquent dans une ré-mémorisation consciente, dans une fouille presque archéologique « à la recherche des morceaux épars » (L. Sebbar).

L’« entre-deux » se décline donc sur toutes les tonalités et c’est justement en vertu de leurs appartenances culturelles et linguistiques multiples que ces figures d’ancrage ou de passageenrichissent et transforment le champ littéraire de l’Hexagone.

Professeure titulaire au Département de langues et littératures romanes de l’Université d’Innsbruck (LFU); membre du comité directeur de la plateforme de recherche Cultural Encounters and Transfers (LFU, depuis 2010); directrice du Centre d’études canadiennes de l’Université d’Innsbruck (depuis 1997). Domaines de recherche: littérature française, littératures francophones ; transculturalité et littératures de la migration; intermédialité. Publication récente : Passages et ancrages en France, Dictionnaire des écrivains migrants de langue française (1981-2011) (avec B. Mertz-Baumgartner; Champion 2012, prix de l’ADELF Europe; Forschungspreis der Stiftung Südtiroler Sparkasse 2013).

Olga Anokhina

Dans notre contribution, nous chercherons à comprendre l’impact qu’exerce le plurilinguisme d’un écrivain sur sa production littéraire. Nous allons montrer que, pour comprendre ce phénomène, les manuscrits des écrivains constituent une voie privilégiée car ils gardent les traces des processus sous-jacents à la production écrite. Nous passerons en revue plusieurs stratégies d’utilisation des langues par les écrivains (séparation fonctionnelle, mélange, écriture en parallèle…) observables dans leurs documents de travail et réfléchirons à la notion de conscience métalinguistique.

Olga ANOKHINA est linguiste, chercheur à l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (UMR 8132 CNRS/ENS) et consacre ses recherches à la genèse des œuvres des écrivains multilingues. Olga Anokhina s’intéresse également aux aspects cognitifs de la production écrite, du multilinguisme et de la création. Elle a initié et dirigé en 2005-2007 un programme franco-russe Multilinguisme et genèse des textes. Les résultats de ces recherches ont été publiés en 2012 dans un volume collectif Multilinguisme et créativité littéraire chez Academia Bruylant.
Olga Anokhina dirige à l’ITEM l’équipe Multilinguisme, traduction, création.

Samia Kassab-Charfi. De Glissant à Chamoiseau, « écrire en présence de toutes les langues du monde »

Chez certains écrivains antillais, la quête d’une parole appropriée, qui convienne à l’expression des choses et à leur régulière problématisation, va s’appuyer sur une réticence à la célébration de la langue maternelle comme indice ou trace de l’origine. Cette réticence est en accord avec une posture délibérément favorable au multilinguisme, correspondant à une conception plutôt intégrative des autres langues, par rapport au créole et au français. Même si l’Éloge de la créolité(1989) semble présenter l’appropriation antillaise de la langue française à l’image de ce « butin de guerre » dont parlait Kateb Yacine, Chamoiseau plaide dans Écrire en pays dominé(1997) pour que soit toujours levée « l’intempérie omniphone », à la suite de Glissant pour qui « écrire » ne peut se faire qu’ « en présence de toutes les langues du monde » (Introduction à une poétique du Divers, 1996).

Samia Kassab-Charfi est professeur de littérature française et francophone à l’Université de Tunis. Elle est l’auteur de La Métaphore dans la poésie de Baudelaire (Tunis, Alif, 1997), Rhétorique de Saint-John Perse (Tunis, 2008), « Et l’une et l’autre face des choses ». La Déconstruction poétique de l’Histoire dans Les Indeset Le Sel noird’Édouard Glissant (Paris, Honoré Champion, 2011), Patrick Chamoiseau (Paris, Gallimard/Institut français, 2012 ; traduit en anglais et en japonais), Mémoires et Imaginaires du Maghreb et de la Caraïbe (collectif, avec M. Bahi ; Paris, Honoré Champion, 2013). Elle est membre correspondante pour le Maghreb de l’Académie des Sciences d’Outre-mer, membre du Conseil Scientifique de l’Association Européenne d’Études Francophones et de l’Observatoire Européen du Plurilinguisme et directrice de la collection SEFAR aux Éditions Academia L’Harmattan (Belgique/France).

Dirk Weissmann La création translinguistique dans les relations littéraires franco-allemandes aujourd’hui

La création translinguistique dans les relations littéraires franco-allemandes aujourd’hui

A l’occasion des 40 ans du Traité de l’Elysée, ma communication se propose de faire un bilan partiel des relations littéraires entre la France et l’Allemagne. 

Ce faisant, j’examinerai en particulier la nouvelle dimension translinguistique que ces relations ont acquise aujourd’hui.  

En effet, en comparaison avec la situation de 1963, les relations littéraires franco-allemandes comportent désormais une évidente dimension de plurilinguisme littéraire se déclinant sous plusieurs formes. 

A partir de quelques cas individuels d’écrivains bilingues franco-allemands, j’essaierai de donner un premier aperçu de ce phénomène.

Dirk Weissmann est Maître de conférences en langue et littérature allemandes à l’Université Paris-Est Créteil.  Ses recherches portent notamment sur l’interculturalité et le plurilinguisme dans la littérature des pays allemands.

Christian Estrade Écriture et autotraduction

Copi (Raúl Damonte 1939-1987) est largement connu en France pour son œuvre théâtrale et pour se bandes dessinées, notamment parues dans leNouvel Observateur et Hara kiri. Il est moins connu en revanche pour son œuvre narrative qui place en son centre une tension avec le bilinguisme. Cet argentin de Paris, comme il aimait à se définir, a publié six romans en France écrits dans un langue ouvertement exposée aux entorses les plus diverses, il est vrai, stigmates d’une marginalité et d’une extrangéité. Cette tension avec la langue d’écriture est notamment lisible dans son roman La vie est un tango, écrit en espagnol et autotraduit en français, qui fonctionne comme un prisme qui décompose son rapport à la langue d’écriture. En plus de ces réflexions où se conjuguent plurilinguisme, autotraduction et processus d’écriture, nous verrons apparaître à la lumière des manuscrits de ses romans un nouveau tournant sur le mécanisme d’écriture en français.

Christian Estrade. Maître de Conférences. Littératures latino-américaines. Université Toulouse – Le Mirail. Membre de l’IRIEC. Formé à l’Université de Buenos Aires (Argentine). Post-doctoral Research IASH-University of Edimbourgh. Il a publié de nombreux articles sur la littérature argentine et latino-américaine contemporaines. Auteur d’un essai sur la note de bas de page dans la littérature argentine. Travaille depuis 2009 sur le fonds Copi de l’IMEC.

Marie Vrinat-Nikolov et Patrick Maurus CERLOM/INALCO Traduire le colinguisme à l’œuvre dans la littérature

Qu’entendons-nous, ici, par « traduire le colinguisme en littérature » ? Avant tout, le fait que le traducteur se trouve confronté à un texte littéraire dans lequel coexistent plus d’une langue, et qui, par conséquent,  soulève des questions et des réflexions particulières qu’il devra résoudre.

Que le colinguisme soit consubstantiel à certaines littératures, de manière visible ou cachée, qu’il soit une « mise en littérature » ancienne de plusieurs langues ou, plus récemment, un ressort du post-moderne, c’est un enjeu majeur de la traduction : nous traduisons toujours des textes qui présentent leur propre mise en scène/en rythme/en oralité/en socialité d’un colinguisme à chaque fois différent.

« Écrire entre les langues, écrire en langues », mais aussi écrire les langues, c’est la traduction de ce passage des formes, des genres et de la mise en écriture des langues que nous nous proposons d’explorer.
Patrick Maurus est professeur de littérature coréenne et Marie Vrinat-Nikolov professeur de littérature bulgare à l’INALCO. Ils y animent tous les deux un master de traduction littéraire pour des étudiants d’une trentaine de langue différentes, et sont les auteurs de nombreuses publications en théorie et en histoire de la traduction, et de traductions d’œuvres des littératures bulgare et coréennes. Ils interviennent par ailleurs à l’École de traduction du CNL.

Anne Bayard-Sakai La littérature japonaise et l’oblitération des frontières

Dans le processus accéléré de modernisation que connaît le Japon à partir du milieu du XIXème siècle, la littérature joue un rôle moteur, fournissant des modèles narratifs, discursifs et langagiers. Elle a ainsi assumé, dans le dispositif de mise en place d’un Etat-nation et de l’ identité nationale correspondante, une fonction capitale reposant sur  une triple définition : une littérature écrite en japonais, par des Japonais, pour des Japonais.

Or depuis une vingtaine on constate que cette définition est remise en question. La place de la détermination nationale dans la littérature s’est trouvée fragilisée, le privilège de la langue japonaise comme celui de la nationalité des auteurs et lecteurs s’est trouvé mis en cause. Comment évaluer la portée de ces phénomènes ? Ne sont-ils que des effets dérivés de la mondialisation et que révèlent-ils d’une éventuelle mutation de la place réservée à la littérature dans le champ culturel ?

Spécialiste de littérature japonaise moderne et contemporaine, Anne Bayard-Sakai est professeure à l’INALCO et membre de l’IUF. Elle est également traductrice et a traduit de nombreux auteurs (Kawabata Yasunari, Ôe Kenzaburô, Ôoka Shôhei, Horie Toshiyuki…). Elle a participé à l’édition des Œuvres des Tanizaki Jun.ichirô dans la collection de la Pléiade, et prépare actuellement un ouvrage consacré à cet auteur.

Enrique Ballon-Aguirre Le plurilinguisme dans la poésie de César Vallejo.

L’exposé « Le plurilinguisme dans la poésie de César Vallejo » se propose présenter l’écriture diglossique du poète péruvien Vallejo (1892-1938). Dès son premier recueil de poèmes publié en 1919, Les hérautsnoirs(Los heraldos negros), on peut repérer, outre une série d’innovations radicales sur les façons de poétiser dans la langue espagnole,  l’emploi de la langue colloquiale du castillan andin qui porte nombreuses traces de la langue du substrat, le quechua. Mais c’est pendant son stage à Paris (1923-1938) qu’il composera des poèmes en langue espagnole qui combinent des mots et des vers complets en langue française. Nous aurons l’opportunité d’examiner un de ces cas, un poème sans titre extrait de son recueil posthume intitulé  Poèmes humains(Poemas humanos). Dans les vers libres de ce poème, l’emploi des isotopies combinées aux figures rhétoriques dans les deux langues, permettent  une portée expressive qui vraisemblablement ne serait pas obtenue avec une seule de ces langues. 

TABLE-RONDE

Birgit Mertz-Baumgartner est professeur de littératures francophones et hispanophones à l’Université d’Innsbruck (Autriche). Ses recherches portent avant tout sur les littératures francophones du Maghreb et du Québec, sur les littératures migrantes en France ainsi que sur l’enjeu de l’Histoire dans les littératures contemporaines (française et espagnole). Publications choisies: Ethik und Ästhetik der Migration. Algerische Autorinnen in Frankreich(2004); Passages et ancrages en France. Dictionnaire des écrivains migrants(avec Ursula Moser, 2012); Guerre d’Algérie – Guerre d’indépendance. Regards littéraires croisés(2013)

Jean-Claude Pinson. Philosophe et écrivain, Jean-Claude Pinson a longtemps enseigné la philosophie de l’art à l’Université de Nantes. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages (essais, récits et livres de poésie), il a récemment publié PoéthiqueUne autothéorie, aux éditions Champ Vallon.

François Rastier, directeur de recherche, est spécialisé en sémantique des textes, appuyée sur la linguistique de corpus. Son projet intellectuel se situe dans le cadre général d’une sémiotique des cultures. Il a publié notamment Sémantique interprétative(Paris, PUF, 1985), Sémantique et recherches cognitives(PUF, 1991),, Arts et sciences du texte(Paris, PUF, 2001), La mesure et le grain — Sémantique de corpus(Paris, Champion, 2011, traduit en italien), Apprendre pour transmettreL’éducation contre l’idéologie managériale, Paris, PUF, 2013. Son ouvrage Ulysse à Auschwitz – Primo Levi, le survivant, (Paris, Editions du Cerf, 2005) a reçu le prix de la Fondation Auschwitz. Il a publié depuis diverses études sur la littérature de l’extermination et le genre du témoignage.