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Lamentation post-prandiale (v. 1201-1264)

Une traduction et mise en voix de Zoé Becker, Baptiste Bidault et Fleur Ringuier.

 

 

Mise en voix disponible sur YouTube :

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 Elles vont alors s’asseoir tout autour, chacune placée selon son rang, et Cristal, à la conduite irréprochable et courtoise, s’assit au bout de la grande table. Et avec lui se trouvait la jeune maîtresse de ces lieux, qui était très gracieuse et très belle. Le repas fut plaisant et savoureux. On leur servit copieusement ce soir-là tous les mets auxquels ne peuvent prétendre ni un roi, ni un comte, ni un empereur. Et Cristal en fut tout à fait ravi, tout comme la demoiselle. Après le dîner, ils veillèrent longtemps, et les serviteurs préparèrent les lits et les fruits à déguster, parmi lesquels beaucoup étaient rares : dattes, figures, noix de muscade, girofles, grenades et, pour finir, électuaire et gingembre alexandrin. Puis suivirent des boissons en quantité, du vin aux épices qui ne contenait ni miel ni poivre.

Après un tel festin, ils se sont levés, et chacun s’est dirigé vers son lit. Ils furent nombreux à se déchausser, se dévêtir et se coucher. Mais Cristal, bien élevé, se coucha dans un lit splendide, dans des draps délicats, en lin, très blancs. A aucun moment il ne cessa de penser, si bien qu’il pensa toute la nuit, et qu’il ne dormit ni ne se reposa nullement.

« Oh Dieu, dit-il, que pourrais-je faire pour celle qui me fait du tort ? Je ne l’ai jamais vue, sinon en songe. Et pourtant, je sens pour elle une telle tristesse que je mourrai si je ne la conquiers pas. J’ai entrepris de nombreuses et folles démarches. Il y a en ces lieux beaucoup de jeunes filles qui sont gracieuses, distinguées et belles, mais nulle ne ressemble à elle, à mon amie, que j’ai vue en songe, car elle est dix fois plus belle que toutes celles de ces lieux. »

Ainsi, voici les réflexions que lui inspire celle qu’il ne put jamais voir, et à qui il ne put jamais parler. Amour lui a lancé sa flèche, qui enflamme et brûle tout son cœur. Il se sent frappé au fond de son cœur, et tombe, étendu à terre, hors du lit. Il tenta de trouver une blessure sur son corps, mais elle était en lui. Il sentit que l’amour l’avait blessé, alors il jeta un grand soupir.

« Aïe, Amour, comme tu es puissant, comme ta puissance est immense ! Tu ne crains ni comte, ni roi, et tu inspires de l’effroi aux plus braves. Amour est fureur et folie, qui emprisonne et ligote la jeunesse ! Amour tue, Amour oppresse, Amour assombrit le visage et la mine, Amour fait chevaucher l’homme sans qu’il ne connaisse ni sa route, ni son chemin. »