Cristal et Clarie : une anthologie numérique collaborative
Texte précédent | Sommaire | Texte Suivant |
*
« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… » (v. 397-460)
Une traduction de Taos Hammoudi, Philomène Piccolo, Alba López García, Amicie Marchant, Lolita Perazio
Le mot des traductrices
Nous avons choisi de travailler une traduction en vers libres pour notre extrait, qui relate le rêve que Cristal fait de Clarie. Cette forme nous semble permettre un travail attentif sur le rythme de l’œuvre originale. En effet, dans notre traduction, certains vers plus longs mettent en valeur l’élaboration syntaxique de cette écriture, qui joue beaucoup des intensifs et des constructions consécutives. Néanmoins, l’usage de vers plus courts peut produire d’intéressants effets de rupture et mettre en valeur certains aspects stylistiques et sémantiques de l’extrait, comme l’expression affirmée d’un projet poétique dans ce passage liminaire. Dans notre traduction, le narrateur annonce ainsi clairement : « Finalement / je veux parler de lui [Cristal] ». Enfin, les vers libres laissent affleurer à plusieurs reprises des vers blancs, octosyllabes, décasyllabes et alexandrins, qui participent d’un effort de restitution de la poéticité du texte d’origine.
Nous avons également fait le choix de supprimer les marques de ponctuation dans notre traduction.
Ainsi, c’est davantage le découpage strophique qui met en valeur la construction logique du texte et suggère l’importance de certains passages, comme par exemple la vision onirique de Clarie, que nous restituons par des vers plus isolés. C’est peut-être cet extrait qui a le plus motivé notre choix d’absence de ponctuation. Pour raconter un rêve et le trouble qu’il sème, il nous a paru pertinent de donner à lire un flux verbal lui-même légèrement troublant, brouillant les frontières entre le sommeil et la veille. Cette indéfinition, cette absence de repères, nous est apparue comme la manière la plus juste de rendre le vertige de ce rêve, où les images se fondent, se déforment et se mêlent dans un songe à la fois sensuel et insaisissable.
L’histoire amoureuse met en jeu, dès son commencement, la fortune, le rapport à Dieu, ou encore la souffrance d’un chevalier dont la valeur va être éprouvée. C’est ce bouleversement de l’événement amoureux que nous avons cherché à illustrer, avec des illustrations réalisées par Philomène Piccolo et Lolita Perazio qui s’est notamment inspiré de la lettre cadelée dont les entrelacs figurent parfois des visages humains. Ces grandes lettrines, tracées d’un seul trait, portent en elles la marque de l’enlumineur, qui s’échappe du texte pour se perdre dans les marges, où il laisse son trait divaguer en visage. Ces lettrines se déploient comme des rêveries, des visions fugitives et sensuelles qui échappent aux mots pour s’insinuer dans les silences et la blancheur du manuscrit. Quoi de plus évocateur, en effet, qu’une telle divagation dessinée, pour accompagner celle de notre protagoniste, dont l’esprit se perd dans les brume
s du rêve ? Concernant l’illustration qui ouvre notre traduction, nous avons opté pour un dessin original qui n’illustre pas littéralement les péripéties de l’extrait, mais dont deux éléments ont retenu notre choix : l’atmosphère étrange qui s’en dégage rappelle celle du rêve, tandis que les gants qu’enfile le personnage féminin (Clarie ?) font penser à un cœur humain arraché, rappelant ainsi les supplices d’amour.
C’est ainsi qu’à travers cette traduction et le remaniement de ce passage, nous avons voulu capter non seulement le souffle et les respirations du texte original, mais aussi sa dimension éphémère et onirique, cet entre deux incertain où le texte se fait rêverie et où la rêverie devient texte.
*** *** ***
à présent
je veux revenir à
pour relever le goût de mon récit
finalement
je veux parler de lui
celui-ci s’appelait Cristal
il était très intelligent et sensé
son père était un homme très noble
qu’on appelait Arimodas
il était seigneur de la contrée de zouave
il avait pour femme une dame extrêmement courtoise
et elle se nommait Tibille
nulle part il n’y en avait d’aussi belle
ils n’eurent plus d’autres enfants que celui-là
qui endura tant de peines
nulle part il n’y en avait d’aussi brave
ni d’aussi charitable envers ses amis
mais il était petit de taille
et cependant si fort qu’aucun chevalier n’égalait sa valeur
quand il était dans une situation critique
il était sage et très subtil
et tout à fait accompli et instruit
sa valeur était très reconnue dans toute la contrée
et il lui sembla avoir vu
dans son rêve une jeune femme
une fille de roi qui était très belle extrêmement courtoise
et intelligente
jamais la nature ne façonna une personne si belle
il avait l’illusion de la prendre dans les bras et de l’embrasser et dès lors
il ne pouvait être plus content
car il pouvait lui faire tout ce qui lui plaisait
et il en tirait en personne une très grande jouissance
qui toujours tourne
tourne pour lui la roue
et le réveille
cristal s’étonna amèrement de la jouissance qu’il avait éprouvée
pendant son sommeil
et qui n’était qu’un leurre
il en était très affligé et assombri
eh
dit-il
toi qui me créas
qui donc a déjà vu une créature aussi belle
que celle que j’ai rencontrée dans mon sommeil
j’ai l’impression que je reconnaîtrais aisément une telle jeune fille si je la voyais
son corps aux formes si belles
restera à coup sûr gravé dans ma mémoire
je chercherai assurément partout dans le monde
pour savoir si je peux trouver une femme qui ait tant de beauté
mais je sais bien que je ne la trouverai jamais
et pourtant
je ne renoncerai pas à la dame que je cherche
celle qui s’en rapprochera au mieux
je mettrai ma personne à son service
tout mon coeur me dit
je la trouverai, mais je ne sais pas où la chercher
ainsi Cristal se tourmentait
au sujet de celle qu’il avait vue en rêve
et pas ailleurs
pour elle il endura ensuite un tel
tant l’amour l’avait illuminé