La bibliothèque de Nietzsche
Déjà Mazzino Montinari avait eu l’occasion de souligner l’importance de l’étude de la bibliothèque et des lectures de Nietzsche pour l’interprétation de sa philosophie (voir, par exemple l’article “Zum Verhältnis Lektüre – Nachlaß – Werk bei Nietzsche” de 1987). Un groupe de travail de la Scuola Normale supérieure et de l’Université de Pise s’est ensuite formé, dirigé par Giuliano Campioni e coordonné par Paolo D’Iorio, pour rédiger un catalogue de la bibliothèque de Nietzsche et entreprendre une série d’études sur le rapport entre Nietzsche et ses livres.
1) Catalogue de la bibliothèque de Nietzsche
Un premier résultat de cette recherche a été la publication d’un volume édité par G. Campioni, P. D’Iorio, M. C. Fornari, F. Fronterotta, A. Orsucci, avec la collaboration de R. Müller-Buck, Nietzsches persönliche Bibliothek, De Gruyter, Berlin-New York, 2003, 736 p. La première partie de ce livre explique l’importance de la bibliothèque de Nietzsche pour la recherche, retrace l’histoire de ce legs, établit une comparaison avec les catalogues précédents et offre un éclaircissement des critères utilisés dans l’établissement du relevé. La deuxième partie présente le catalogue des livres de la bibliothèque Nietzsche, établi d’après l’analyse critique du fonds Nietzsche de Weimar, la collation de tous les catalogues précédents, édités et inédits, et les reçus d’achat et de reliure des livres. Pour chaque volume ont été recensées recensé toutes les traces de lecture laissées par le philosophe
2) Études sur la bibliothèque de Nietzsche
Grâce à l’enquête sur la bibliothèque de Nietzsche et à l’utilisation attentive de ses notes posthumes, Maria Cristina Fornari a pu mettre en lumière le rôle de l’œuvre de Herbert Spencer et John Stuart Mill dans la genèse de la philosophie morale de Nietzsche (La morale evolutiva del gregge. Nietzsche legge Spencer e Mill, Pisa ETS, 2006, 360 p., trad. allemande : Die Entwicklung der Herdenmoral. Nietzsche liest Spencer und Mill, Wiesbaden 2009).
Toujours grâce à cette approche, Giuliano Campioni a pu écrire la première reconstruction complète du rapport entre Nietzsche et la culture française. Au cours de son séjours à Nice en 1883, Nietzsche rencontre les nouveautés parisiennes des psychologues les plus raffinés aux romanciers de boulevard, à commencer par Paul Bourget, mais son intérêt pour la France s’était manifesté dès Humain, trop humain, sous le signe de la raison classique (Montaigne, Descartes, Corneille, Racine), opposée à l’idéologie germanique de Wagner. C’est tout un univers d’auteurs, mineurs ou majeurs, et de grands « maîtres de l’heure » comme Taine et Renan, qui constitue la « trame du texte » d’un philosophe qui se sent de plus en plus français (Les lectures françaises de Nietzsche, Paris, PUF, 2001, 158 p., trad. allemande Der französische Nietzsche, Berlin, de Gruyter, 2009, 346 p.).
3) Séminaires sur les bibliothèques d’auteurs
Ce travail pionnier a été l’occasion d’ouvrir, dès 1997, une discussion méthodologique plus générale sur l’importance des « bibliothèques d’auteur » en tant que source de références intertextuelles et pour l’étude des processus d’écriture. De même que les manuscrits gardent la trace de la genèse interne d’une pensée et d’une écriture, de même les annotations marginales sont l’expression d’une genèse externe, de ce moment où, sous l’effet maïeutique d’une idée étrangère, l’auteur voit surgir sa propre pensée. Pour réfléchir à cette problématique, pendant trois ans (1997-2000) Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer ont animé à l’ENS un séminaire sur les bibliothèques d’écrivains. Les auteurs traités ont été : Montesquieu, Winckelmann, Stendhal, Schopenhauer, Flaubert, Nietzsche, Zola, Valéry, D’Annunzio, Pascoli, Joyce, Virginia Woolf, Pirandello, Proust, Kandinsky, Robert Pinget, Luigi Nono mais aussi Jacques Derrida, Michel Chaillou, Hélène Cixous (par eux-mêmes). Une partie de ces séminaires ont été publiés dans le volume: P. D’Iorio, D. Ferrer (éds.), Bibliothèques d’écrivains, Paris, éditions du CNRS, 2001, 214 p.
4) Édition de la bibliothèque de Nietzsche et commentaire philosophique
Modèle conceptuel. Les bibliothèques d’auteurs sont un objet intellectuel qui attire de plus en plus l’attention des chercheurs. Plusieurs initiatives sont en cours, en Europe, qui visent à exploiter tout le potentiel de ces collections. Toutefois, afin que ces collections deviennent vraiment utilisables, il faut pouvoir les mettre à la disposition des chercheurs, c’est-à-dire pouvoir reconstruire et publier une bibliothèque d’auteur dans son intégralité. Naturellement cette édition ne peut se faire que sur support numérique, ce qui donne en outre la possibilité de faire interagir la bibliothèque avec l’édition des manuscrits et des œuvres de l’auteur, avec la littérature critique ainsi que, idéalement, avec les bibliothèques d’autres auteurs. Grâce à un financement du Labex TransferS en 2015 Paolo D’Iorio a pu conduire une recherche exploratoire visant à développer un modèle conceptuel et des outils informatiques nécessaires à l’édition d’une bibliothèque d’auteur.
Édition et commentaire. Un financement franco-allemand pour la période 2016-2019 permettra d’appliquer ce modèle à un cas concret, celui de la bibliothèque personnelle de Nietzsche. Le projet ANR-DFG “La bibliothèque de Nietzsche. Édition numérique et commentaire philosophique”, dirigé par P. D’Iorio et A. U. Sommer, vise à publier en ligne une édition numérique complète de la bibliothèque personnelle de Nietzsche, à rédiger un commentaire philosophique des livres les plus importants pour la genèse de sa philosophie et à relier avec des critères scientifiques l’ensemble de ces matériaux.