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« Zola aurait pu en faire un livre : la ‘faute’ de l’abbé Pierre. » C’est ainsi que le magazine L’Express, daté du 27 octobre 2005, ouvre l’un des chapitres de son dossier « L’Église et le sexe », inspiré par la parution du livre d’entretiens Mon Dieu, pourquoi ? dans lequel l’abbé Pierre confesse avoir eu de la femme une connaissance biblique. On mesure le chemin parcouru depuis 1875, date de parution de La Faute de l’abbé Mouret : la quasi totalité des catholiques accueille avec bienveillance les aveux du religieux français, ce qui n’aurait certes pas été le cas si Serge Mouret, ayant vécu, avait éprouvé au soir de sa vie le besoin de confesser son union avec Albine. Mais on remarque, en même temps, que la question soulevée par Zola, celle de la possibilité du mariage des prêtres, n’est pas pour autant résolue, cent trente ans après la publication de son roman, et continue d’être au centre d’un débat qui oppose au Vatican non plus quelques esprits éclairés mais la majeure partie de la société, favorable à une telle mesure, et de nombreux prêtres eux-mêmes, qui souhaiteraient au moins qu’on leur laisse le choix. On sait que le dernier synode, en octobre 2005, s’est achevé sur un refus réitéré de modifier la situation.
Vingt ans après La Faute de l’abbé Mouret, Zola a conduit un nouveau personnage de prêtre, Pierre Froment, jusque dans les appartements de Léon XIII, pour y défendre un livre qui demandait, soixante-deux ans avant Vatican II, un véritable aggiornamento1. Il n’y était plus, cette fois-ci, question de morale personnelle (Pierre allait lui-même trouver la solution, par une apostasie suivie d’un mariage), mais de l’engagement vis-à-vis du prochain, du rappel à l’ordre de la charité : l’Église ne pouvait rester plus longtemps sourde aux revendications de ceux qui, parmi ses ministres, demandaient la prise en compte efficace des mutations sociales, et la prise en charge non moins efficace de la misère. Partout le jeune prêtre s’était heurté à l’inertie : les membres de la Curie, tout comme son hôte le cardinal Boccanera, camerlingue, soutenaient que la vérité était dans le passé, que le dogme était immuable, et que toute tentative de changement devait être condamnée. Pierre, en larmes, avait fini par se soumettre, comprenant que le pape, en dépit de son intérêt pour les temps modernes (dont témoignent de nombreuses encycliques, dont Rerum novarum), partageait cette conception de l’Église. Et en effet, Léon XIII, jugé opportuniste par Zola2, ne pensa pas nécessaire d’élargir les objectifs du concile Vatican I (convoqué par Pie IX en 1869), qui s’était résumé, dans un contexte de déchristianisation et de contestation du pouvoir temporel de l’Église (en 1870, le dernier bastion empêchant l’unité italienne, Rome, allait tomber, et le pape perdre ses États), à une réaffirmation de la puissance du successeur de saint Pierre par le vote de la constitution Pastor aeternus, qui proclamait l’infaillibilité pontificale. Ce que le héros de Rome demandait en vain, ce fut un autre pape, au milieu du XXe siècle, qui tenta d’y répondre : Jean XXIII s’était fixé pour objectif, en 1958, de « jeter un pont entre l’Église et le monde contemporain ». L’ouverture sur l’extérieur (souci d’affirmer l’unité des chrétiens, accueil d’observateurs non catholiques, volonté d’associer davantage les laïcs à la vie ecclésiale), et l’opposition au repli traditionnaliste, apparaissent comme les éléments constitutifs de cet aggiornamento. Mais pour beaucoup, en 2005, les orientations du concile Vatican II n’ont pas débouché sur des résultats suffisamment féconds, et la question se pose, de façon insistante, d’un nouvel aggiornamento. Or, si l’Église, immobile pendant des siècles, par instinct de conservation, a amorcé un réel mouvement à la fin des années 50, elle reste tout de même, dans ses grandes orientations, très fidèle à celles de Léon XIII, le pape (réellement curieux de comprendre le monde moderne, mais craignant les changements) que Zola n’avait pas rencontré, mais fait dialoguer avec son personnage fictif. Les reproches que le romancier adressait à Léon XIII, d’autres les ont adressés à Jean-Paul II (rappelons au passage qu’une encyclique, Centesimo anno, a célébré en 1992 le centenaire de Rerum novarum, et que l’année suivante, le pape a rendu un autre hommage à son prédécesseur dans l’encyclique Veritatis splendor). Et, encore une fois, à l’orée du pontificat de Benoît XVI, les conclusions du dernier synode, en octobre dernier, ne sont pas près de satisfaire les nouveaux Pierre Froment. Il est, en tout cas, très improbable qu’une mise à jour actualisée concerne la clef de voûte du dogme lui-même ; faute de quoi, et les plus progressistes des cardinaux le savent bien, la barque de saint Pierre prendrait l’eau : le véritable aggiornamento impliquerait en effet que ses artisans partent des conduites et des pratiques, au sens le plus général du terme (ce que souhaitait Pierre Froment), pour élaborer la théorie – celle-ci ne pouvant être qu’une nouvelle théorie. Cela supposerait une prise en compte de la méthodologie constitutive des sciences humaines, et son application à la refonte du dogme, qui, précisément, n’est pas une science, et dont l’objet dépasse l’humain. Il y a là une contradiction interne qui ne pourra être levée, sauf à tout changer – ce à quoi le Vatican se refuse : le catholicisme, perdant sa spécificité, se noierait - car les revendications actuelles, en matière de morale notamment, sont, au sens premier du terme, exorbitantes : elles sortent du cercle que constitue le dogme. Zola, déjà, terminait ainsi son article intitulé L’Opportunisme de Léon XIII : jugeant un schisme inévitable, après avoir rendu hommage à Mgr Ireland, il écrivait : « Cette chose arrivera, le jour où, de concession en concession, le pape régnant se trouvera acculé au dogme même. Ce jour-là, il ne pourra aller plus loin, ce sera Rome, l’éternelle, avec sa masse énorme de traditions, ses siècles, ses ruines, qui deviendra l’obstacle infranchissable. Incapable de se transformer davantage, elle s’effondrera. (…) »3 Nul doute qu’au moment du conclave, le Déluge de Michel-Ange, que les cardinaux ont sous les yeux en votant, ne fasse office d’efficace memento…
Mais quittons les revendications toujours actuelles de Pierre Froment pour revenir à Serge Mouret. Zola avait imaginé entre Serge et Albine une union exemplaire : deux êtres vierges qui s’attirent, et finissent par concrétiser cet amour dans une double communion spirituelle et physique – du moins Albine s’engage-t-elle tout entière, et pour toujours : « Je suis ta femme », dit-elle au prêtre. « C’est toi qui m’as faite. »4. Le don mutuel d’eux-mêmes aboutit, de surcroît, à la conception d’un enfant. Le problème, c’est que Serge a un autre amour dans sa vie : Marie. Le culte marial, qui prépare son union avec Albine, l’emporte finalement sur la connaissance de la femme. À notre époque, Albine aurait peut-être rejoint l’une des associations qui regroupent les compagnes de prêtres, celles-ci sortant d’une ombre où ne subsistent plus, désormais, que les modernes Jeanne Rozerot, le double foyer heurtant toujours des mentalités pourtant ouvertes à des comportements plus surprenants. Mais Albine, dans sa soif d’absolu, meurt d’être abandonnée. Ainsi, l’abbé Mouret a fait exactement le même choix que l’abbé Pierre : il n’a pas voulu « laisser le désir sexuel prendre racine »5.
Dans de telles conditions, la femme est reléguée au rôle de tentatrice, et ce qui ressort du renoncement des deux abbés, c’est, à l’évidence, la rencontre manquée avec l’amour. La confrontation du roman de 1875 et de l’entretien de 2005 ne pose pas seulement la question non encore résolue de la chasteté et du célibat des prêtres ; elle pose également celle de la femme, lorsque celle-ci est considérée sous un aspect purement sexuel. Zola voulait écrire le roman du « prêtre amoureux » ; il n’aura finalement pas écrit celui du prêtre aimant. Lorsque la femme ne sera plus considérée comme une tentation, elle obtiendra son plein statut dans l’œuvre du romancier : ce sera Marie, qui épouse Pierre, prêtre apostat, à la fin de Paris, troisième et dernier volume des Trois Villes. C’est qu’entre-temps, Zola, qui avait vécu chastement, respectueux d’un mariage qui pourtant n’était pas pour lui un sacrement, avait rencontré la femme de sa vie, jeune, belle, respectable - le don de la virginité avait même eu pour conséquence immédiate la maternité - , et qui (Le Docteur Pascal « réparant » ainsi La Faute de l’abbé Mouret) avait d’emblée guidé l’amant au-delà de la tentation.
C’est donc à partir d’une situation condamnée par l’Église que Zola va proposer, dans ses Évangiles, une véritable éthique de la sexualité. S’il s’est prononcé en faveur du mariage des prêtres (en attendant leur disparition), il a défendu, dans ses derniers livres, ceux qui retracent précisément la vie des descendants du prêtre apostat, une exigence dans l’amour qui, tout en ne correspondant pas aux situations décrites ou analysées par ses contemporains, ne soulevait aucune polémique en 1900, mais qui n’a pas cessé de faire débat depuis les années 1960, et qui est même redevenue d’une brûlante actualité au cours de l’année 2005. Le paradoxe est là : Zola, si constamment vilipendé pour l’immoralité de ses romans, si constamment traité d’obscène ; Zola, d’autre part, mis à l’Index pour avoir dénoncé les intrigues au sein de l’Église et exigé, par le biais du personnage de Pierre, que celle-ci réponde à sa mission évangélique ; Zola a été le précurseur des textes apostoliques considérés en ce début de XXIe siècle comme les plus répressifs en matière de morale. Tous ceux qui auraient la curiosité de comparer la thèse de Fécondité à l’encyclique de 1968 Humanae vitae, qui posa tant de cas de conscience aux catholiques pratiquants, en arriveront à cette conclusion : le romancier s’est montré encore plus exigeant que Paul VI et le cardinal Wojtyla, qui assista le pape dans la rédaction du texte et l’incita à ne pas céder aux demandes d’assouplissement espérées à l’issue du Concile6. Dans Fécondité, en effet, l’amour humain, même s’il ne procède pas de l’amour divin, est un sentiment qui engage tout l’être. L’homme et la femme (déjà Pierre et Marie, à la fin de Paris ; puis, également, Luc et Josine dans Travail) ne séparent pas le corporel du spirituel. Dans Fécondité, chaque union du couple (en moyenne une fois tous les deux ans, ce qui, répétons-le, va bien au-delà de ce qui sera demandé par Paul VI soixante-cinq ans plus tard) aboutit à la conception. Lorsque Mathieu hésite à engendrer un cinquième rejeton, Marianne s’assombrit : « … ce n’était déjà plus elle, l’amante, l’épouse, qu’il tenait dans son étreinte ; c’était une autre, la femme passive, résignée à n’être que du plaisir. »7. Dans Vérité également le mariage est respecté au point que lorsque Geneviève, en proie à un accès de folie pieuse, quitte son mari pour retourner vivre chez sa grand-mère, Marc (pourtant agnostique) ne commet pas l’adultère avec Melle Mazeline, en dépit de l’estime qu’il éprouve pour elle. 8
Ainsi, Zola, qui combattit toute sa vie l’hypocrisie et l’emprise du clergé, a non seulement pris des positions qui sont actuellement celles de la plupart des catholiques (il était favorable au mariage des prêtres ; il a fermement condamné le silence de la hiérarchie vis-à-vis des religieux pédophiles, dans Vérité ; il a souhaité que le pape fasse l’effort de s’adapter aux changements de la société. Il ne s’est pas contenté de cela : en défendant Dreyfus, il a prouvé que l’on pouvait fort bien être athée sans pour autant évincer le Christ de l’histoire de l’homme. Il n’a pas eu peur d’aimer son prochain au point de risquer sa vie pour lui – et finalement de la perdre), mais il a également proposé un modèle social complet, dans lequel le couple tient une place centrale, et qui est aujourd’hui jugé trop contraignant par ces mêmes catholiques. Cette conception du couple, et plus généralement de l’amour, s’est retrouvée, mutatis mutandis, au cœur d’une polémique très médiatisée, cent cinq ans après la parution du roman, et cent-soixante cinq ans jour pour jour après la naissance de l’écrivain. Si l’on dresse un bilan comparatif de la société représentée dans les romans de Zola et de la nôtre, on s’aperçoit que la misère existe encore, même si les acquis sociaux ont permis une amélioration considérable du niveau de vie des travailleurs les moins qualifiés, et des classes les plus défavorisées de la population ; que les hommes politiques ont toujours des clients ; que les scandales financiers et la spéculation, tout comme la prostitution, se pratiquent maintenant à l’échelle planétaire ; que la lutte des « gras » contre les « maigres »9 se poursuit ; que l’antisémitisme est loin d’être éradiqué. Mais parmi les questions soulevées par Zola, celle qui a trouvé un regain d’actualité brûlant concerne ce que l’on a désormais coutume d’appeler la « morale sexuelle », et qui a constitué (surprenante rencontre entre deux pensées a priori antithétiques) une pierre d’achoppement, du jour, le 2 avril 2005, où l’on a commencé à faire la synthèse du dernier pontificat.
Synthèse délicate, tout comme celle de l’œuvre de Zola. La diversité des expériences vécues par Karol Wojtyla lui avait gagné, dès son élection, la sympathie des foules. On l’a jugé « humain », sur tous les plans, excepté un. Comment réconcilier les peuples en contribuant à faire tomber un mur, demander pardon aux juifs devant le mur des Lamentations, et se métamorphoser soi-même en mur, dès qu’il s’agissait de sexualité ? En fait, cette barricade conservatrice tombe d’elle-même, quand on la replace dans la conception que le pape défunt se faisait d’un être humain. Son idée de « l’homme » impliquait une prise en compte de l’intégralité du sujet : il s’agissait de reconnaître, et de faire reconnaître l’autre dans sa totalité, quand trop souvent on le réduisait à un seul aspect. Au cours des années où le processus de mécanisation et de consommation s’est accéléré et mondialisé, ce pape n’a cessé de rappeler qu’un être humain n’était pas un distributeur automatique de services. Il s’est employé, au cours de sa longue réflexion sur le couple, à ne pas isoler la sexualité (isolement que le langage actuel reproduit, par l’expression métonymique « le sexe »), mais à replacer celle-ci dans la totalité de l’amour. C’est exactement ce qu’a fait Zola dans ses derniers romans : chaque fois que les relations entre les hommes et les femmes sont abordées, le romancier reprend la distinction augustinienne entre « frui » et « uti »10. L’amour est la clef de voûte de la construction de la nouvelle société11 ; lui seul permet aux êtres de réaliser pleinement leurs potentialités et de participer à l’œuvre commune. Cet amour, qui, soulignons-le, se distingue nettement du puritanisme, est caractérisé par le refus de voir dans l’autre un objet (« uti ») de jouissance. La jouissance (« frui ») est indispensable au couple, mais elle ne saurait se limiter au seul domaine sexuel : elle est aussi joie d’exister et d’agir ensemble.
Mais le romancier comme le pape ont omis, dans leur belle analyse de l’amour, d’exposer ce qui se trouve, ou ne se trouve pas, au principe même de sa réalisation : d’où le mur des malentendus qui s’est dressé sur ce point entre la société moderne et le chef de l’Église catholique, mais aussi l’abandon de Fécondité par les lecteurs. Fixant, en leur âme et conscience, ce qui leur paraissait la seule bonne et juste voie, le romancier comme le religieux ont oublié qu’ils n’étaient pas garants de l’événement. Et c’est la raison pour laquelle le constat énoncé il y a plus de vingt ans par Michel de Certeau, « rien n’assure plus qu’une éthique chrétienne soit possible »12, prend aujourd’hui toute sa résonance, au moment où le modèle amoureux développé par Zola dans ses Évangiles est âprement (à la foi près, bien sûr) défendu par une Église de plus en plus désertée, et contestée. Les foules qui réclament plus de compassion, plus de souplesse, sont des foules en souffrance, au même titre que celles de Lourdes. Mais si le catholicisme a un modèle de douleur à diffuser à tous les malades, en la personne du Christ, le Christ ne saurait fournir de réponse à ceux qui cherchent l’épanouissement, le plaisir, et désespèrent de pouvoir le trouver ; Marie non plus, et pas même Marie-Madeleine. À l’heure actuelle, si l’explication chrétienne du don (l’accomplissement) est toujours bienvenue, il n’en va plus de même pour celle de l’épreuve (l’événement qui n’arrive pas, ou qui déçoit), refusée, bien qu’elle corresponde aussi au message christique. Nombre de catholiques, pratiquant un « tri sélectif », attendent de leur père spirituel l’autorisation d’exercer librement leur droit à ce qu’ils pensent être le bonheur, et entrent en dissidence devant son refus. Quant aux Évangiles zoliens, qui promeuvent le travail et la fidélité dans une quasi abstinence comme seul horizon, ils ne fournissent pas un modèle plus attractif. Zola, en célébrant le progrès technique, a voulu croire que celui-ci n’aurait pas de répercussions négatives sur les mœurs, et n’entraînerait pas de modification radicale du rapport au monde et au temps : « (…) il n’est de bonheur que dans l’éternel », écrivait-il à la fin de Fécondité13. Il n’a pas jugé utile de prendre en compte la part d’inconnu qui préside à la formation, ou à la non-formation d’un couple. Un individu choisit une profession, et n’attend pas qu’en retour une profession le choisisse. Pour exercer celle-ci, il lui faut juste acquérir au préalable un certain nombre de savoirs et de techniques. Rien n’est aussi prévisible, rien n’assure la réciprocité dans la rencontre amoureuse, qui relève de l’irrationnel, ou au contraire, mais personne ne saurait trancher cette question, d’une surdétermination (éducation, modèles familiaux, et jusqu’aux phéromones récemment évoqués par des neurobiologistes), en tout cas d’éléments beaucoup moins certains et maîtrisables. Que nous disait Zola à ce sujet ? Rien, justement. Nous ne savons rien de la naissance de l’amour entre Mathieu et Marianne, rien de ce qui concerne les circonstances des unions entre leurs enfants et les conjoints de ceux-ci. Dieu n’y pourvoit pas, mais tout arrive, sans l’intervention du surnaturel, comme si un principe supérieur guidait les êtres : on en arrive à planifier, à la fin de Fécondité, les mariages des nouveaux-nés… Toutefois, en dépit de ce problème majeur, sur lequel vient buter le système (celui-ci se développant sur des bases absentes, c’est-à-dire ni envisagées, ni conceptualisées), la doctrine de l’amour qui fait la matière des Évangiles zoliens offre, à travers la surprise de sa résurgence actuelle, un véritable objet de méditation sur ce que pourrait être, et n’est pas, l’amour dans la société contemporaine, société contradictoire, caractérisée par l’individualisme et la recherche du plaisir à tout prix, mais qui n’en a pas moins fait du « respect » un de ses maîtres-mots, et rêve plus que jamais, dans sa désorientation, de guides spirituels.
De tous les romanciers français de sa génération, Zola reste le seul à être lu et diffusé partout, mais ses derniers livres sont considérés (ils l’étaient encore il n’y a pas si longtemps par nombre de spécialistes de son œuvre14) comme non seulement médiocres à tous points de vue, mais en contradiction avec son grand cycle. Certains universitaires ne le croient toujours pas sincère lorsqu’il écrivait en commençant ses Évangiles : « Ceci est la conclusion logique de toute mon œuvre », et concluent à du trompe-l’œil, à une cohérence de façade. C’est pourtant le même souci de porter sur l’autre un regard attentif et global qui lui a fait prendre la défense des ouvriers, réduits à leurs seuls bras, des pauvres, de tous les dominés, mais aussi, comme le prouve son engagement dans l’affaire Dreyfus, des êtres victimes d’injustice. Et ce souci, il l’a étendu au domaine de la « morale sexuelle ». Qu’un écrivain ait lutté, avec une obstination jamais démentie, contre l’exploitation des êtres, l’éviction de la totalité au profit d’une perspective partielle, la réduction de l’individu à un objet de consommation courante, illustre la cohérence de sa vision de la personne humaine15. Tel est l’un des aspects doublement inattendus de la présence de Zola au XXIe siècle : ce sont les romans aujourd’hui les moins lus (La Faute de l’abbé Mouret pour Les Rougon-Macquart ; et les cycles des Trois villes et des Évangiles) qui soulèvent le plus de questions nourrissant le débat dans la société moderne ; c’est sur une éthique de la personne semblable à celle défendue par le Vatican depuis une trentaine d’années que l’opposant à Rome a conclu son œuvre, et dont il a fait la clef du seul bonheur possible. Fécondité aurait aussi bien pu s’appeler Amour et responsabilité16, et Travail17 et Vérité, Personne et acte18.
1 « Une prophétie de l’an 2000 », note Zola dans l’Ébauche de Rome (Ms 1464, f° 27, Bibliothèque Méjanes).
2 Voir l’article L’Opportunisme de Léon XIII, paru dans Le Figaro du 1er décembre 1895, repris dans Nouvelle campagne, in Œuvres complètes, sous la dir. d’Henri Mitterand, Tchou, Cercle du Livre précieux, t. 14, pp. 705-710. Zola prenait appui sur des questions internes à l’Église : il ne revenait pas sur les arguments concernant la doctrine sociale de l’Église, qu’il traitait dans son roman en cours, et qu’il allait développer en présentant le livre de Pierre La Rome nouvelle.
3 Op. cit., p. 710.
4 La Faute de l’abbé Mouret, in Les Rougon-Macquart, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 1474.
5 Abbé Pierre, Mon Dieu, pourquoi ?, Plon, 2005, p. 26.
6 Voir sur ce point Bernard Lecomte, Jean-Paul II, Gallimard, N.R.F Biographies, 2003, pp. 228-230.
7 Fécondité, in Œuvres complètes, sous la dir. d’Henri Mitterand, Tchou, Cercle du Livre précieux, t. 8, p. 89. Cette expression sous-entend : du plaisir pour l’homme. Zola laisse donc complètement de côté la question du plaisir que pourrait ressentir la femme – question que souleva Karol Wojtyla à la fin d’Amour et responsabilité, en écrivant notamment: « Du point de vue de l’amour de la personne et de l’altruisme, il faut exiger que, dans l’acte sexuel, l’homme ne soit pas le seul à atteindre le point culminant de l’excitation sexuelle et que cela se produise avec la participation de la femme, et non à ses dépens. » (Stock, 1998, p. 251. Le texte avait été publié en Pologne en 1960, dans le cadre de l’université catholique de Lublin – KUL – où l’auteur occupait la chaire d’éthique).
8 Il est vrai qu’elle a le malheur de ne pas être jolie : preuve que les goûts et les aspirations communs ne sont pas suffisants pour faire un couple. Il faut aussi qu’il y ait attirance physique partagée. Chez Zola, l’esprit ne va pas sans le corps, et vice-versa.
9 On aura reconnu le thème principal du Ventre de Paris. À noter que cette opposition, exprimée dans les mêmes termes, se trouve déjà à plusieurs reprises sous la plume d’Edgar Quinet, notamment dans Révolutions d’Italie (1848), t. 1 (Œuvres complètes, 6e édition, Hachette, 1904), p. 239 (il cite une phrase tirée d’annales de 1257 : « Fuit praelium inter populum macrum et grossum. »), 241 et 343.
10 Sur ce point, voir notamment Jacques Le Brun, Le Pur amour de Platon à Lacan, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2002, pp. 65 à 88.
11 Voir Fécondité et Travail, in Œuvres complètes, t. 8, op. cit., p. 237 et p. 757. Travail pousse à son acmé une éthique de l’amour déjà incarnée par Pauline, dans La Joie de vivre : « Et il faut aimer, sans vouloir qu’on vous aime, car l’œuvre ne peut commencer à être que pour l’amour des autres. » (ib. )
12 Article « Catholicisme. – C. Période post-conciliaire », Encyclopedia universalis.
13 Op. cit., p. 489.
14 Voir notamment Armand Lanoux, in Europe, avril-mai 1968, p. 158.
15 On en retrouve trace dans le personnalisme, auquel les Évangiles zoliens ouvrent la voie : « Je traite autrui comme un objet quand je le traite comme un absent, comme un répertoire de renseignements à mon usage (G. Marcel) ou comme un instrument à ma merci ; quand je le catalogue sans appel, ce qui est à proprement désespérer de lui. » (Emmanuel Mounier, Le Personnalisme (1949), PUF, « Que sais-je ? » n° 395, 13 éd., 1978, pp. 35-36).
16 Dans ce livre, la « norme personnaliste » est présentée de la façon la plus indépendante possible, dans une parenthèse objective : « (Le commandement de l’amour, tel qu’il est formulé dans l’Évangile, est plus que la norme personnaliste : il comprend également le principe fondamental de l’ordre surnaturel, du rapport surnaturel entre Dieu et les hommes. Néanmoins, la norme personnaliste en fait certainement partie, elle constitue le contenu naturel du commandement de l’amour, que nous sommes à même d’appréhender par notre seule raison, sans le secours de la foi. ) » Op. cit., pp. 193-194. C’est nous qui soulignons.
17 Après avoir comparé Fécondité et Humanae vitae, on pourrait aussi examiner en parallèle la thèse de Travail et les quatre premières parties d’une autre encyclique, Laborem exercens (14. 9. 1981). L’antagonisme de départ (Zola nie la présence du travail dans les Evangiles synoptiques, alors que Jean-Paul II en relève de nombreuses mentions) s’abolit dans une commune vision du travail, même si la source spirituelle de celui-ci, évoquée dans la cinquième partie de l’encyclique, n’a évidemment pas de réalité pour le romancier, qui a dénoncé jusqu’à la fin de son œuvre toute croyance au surnaturel, auquel il a opposé le naturalisme.
18 C’est l’autre ouvrage philosophique important de K. Wojtyla, publié en Pologne en 1969, traduit en France en 1983 (éd. Le Centurion).