Sommaire
“mon passé se découvre à mesure que je tape”
(TI-10, p. 21)
Une affaire de famille
Claude Mauriac a probablement été, dès l’enfance, bercé par le cliquetis de la machine à écrire, déjà présente dans la constellation familiale. François possède une “Dactyle”1, qu’il offrira par la suite à Claude — objet transmis du père au fils, déjà largement chargé d’affects. Ainsi le manuscrit des Américains dans ma ville (publié en septembre 1918 dans la Revue hebdomadaire, et offert en 1986 par Claude Mauriac à la Bibliothèque municipale de Bordeaux) est-il composé de “ huit pages soigneusement recopiées par lui [F.M.] et la dactylographie sans doute tapée par lui sur sa Dactyle d’alors ” (TI-10, p. 462).
Le “ sans doute ” est prudent ; s’il est probable que François Mauriac ait lui-même dactylographié ces quelques pages, de très nombreuses notations indiquent que la personne qui tape le plus souvent, c’est plutôt “ maman ”.
Ainsi dès les premiers carnets du journal de Claude Mauriac, en 1927 : “ après le dîner, maman tape à la machine ” (17.5.1927 ; TI-2, p. 432), “ Papa et maman tapent après le dîner ” (20.5.1927 ; TI-2, p. 433) ; “ Maman tape Ce qui était perdu, roman de papa ” (9.2.1930 ; TI-7, p. 19).
Bientôt maman ne tape plus seulement pour papa, mais également pour le jeune Claude : “ Après dîner, maman tape mes Souvenirs ” (20.6.1930 ; TI-6, p. 534) ; “ Maman tape la suite de mes Souvenirs ” (17.3.1930 ; TI-6, p. 305) ; “ Je termine ces remarques sur le temps et l’amour et en dicte la moitié à maman ” (29.9.1936 ; TI-4, p. 72) ; “ Maman me tape, après le dîner, mon article sur Danielle [Darrieux] ” (5.3.1937 ; TI-9, p. 62). Car “ Maman tape sans arrêt. Papa, à la vitesse où il travaille, a sans cesse besoin d’elle. et elle a la gentillesse, de surcroît, de travailler aussi pour moi ” (29.9.1936 ; TI-4, p. 72).
Très vite, Claude Mauriac tapera non seulement articles et ouvrages pour son propre compte, mais prendra également, parfois, le relais de “ maman ” : “ Je tapais ces pages [sous la dictée de F. Mauriac], toutes chaudes encore d’avoir été écrites, à peine venues au jour. Je tapais longtemps : de quatre à sept heures […] ” (5.10.1936 ; TI-4, p. 72) ; “ Papa m’appelle pour que je tape l’article qu’il vient de faire sur l’Italie ” (27.1.1939 ; TI-3, p. 537).
Si “ maman ” tape encore à cette époque “ Nous attendons, dans la cour, maman qui doit descendre taper le Bloc-Notes ” (Malagar, 15.9.1958 ; TI-3, p. 37),
le duo père/fils auprès de la machine à écrire semble s’intensifier au cours des années cinquante. En 1956, par exemple, Claude se rend chez son père pour lui taper ses articles, au moyen cette fois de sa propre machine portable, également offerte par son père :
“ Il dicte. Je tape sur ma machine Hermès que j’ai apportée — celle que mon père lui-même m’offrit en 1938 ou 39 et dont il se souvient, comme moi, qu’elle coûta 1000 fr. ” (10.1.1956 ; TI-7, p. 213-214).
Puis, pendant l’été 1959 : “ Je tape le Bloc-Notes à la fin de la matinée. Pour la première fois, il [F. M.] ne me dicte pas mais me donne un texte recopié, habitude qu’il a prise avec une secrétaire insuffisante. ” (14.8.59 ; TI-3, p. 67) ; “ Je tape, sous la dictée de mon père, son prochain article du Figaro littéraire sur les romans policiers. ” (20.8.1959 ; TI-4, p. 442) ; “ Il [F. M.] m’a dicté cette après-midi un Bloc-Notes désenchanté […] ” (21.8.1959 ; TI-4, p. 443).
Deux écrivains dans une même maison, c’est une chose, mais deux machines à écrire, c’en est une autre, et l’une doit parfois se taire :
“ J’écris à la main parce que, à côté, mon père dicte son article de télévision à maman et que j’ai peur de le déranger avec le bruit de ma propre machine. ” (Malagar, 16.4.1960 ; TI-2 p. 340). Car, pour François Mauriac déjà, la machine à écrire constitue un outil indispensable au processus d’écriture : “ Cela lui est très utile de dicter. Il n’a vraiment l’impression d’avoir travaillé qu’en présence de feuilles dactylographiées. Surtout, elles lui permettent de voir clair, de se juger. Il travaille beaucoup son texte en le dictant. ” (5.10.1936 ; TI-4, p. 72).
Que François Mauriac dactylographie lui-même ses textes ou qu’il les dicte à autrui, il s’agit là d’un usage tout à fait “ classique ” de la machine à écrire, intermédiaire entre le manuscrit et le livre imprimé : outil de reformulation, de mise au net du texte, de contrôle de la phase finale, pré-éditoriale. Nombre d’écrivains soulignent le fait que la frappe à la machine, mieux que l’écriture manuscrite, permet à l’auteur de prendre ses distances vis-à-vis de son texte, de le rendre “ objectif ”2.
Ma petite machine à écrire de toujours
Héritage direct d’une pratique paternelle — et tout autant maternelle, d’ailleurs, même si “ maman ” ne tape que pour autrui —, la machine à écrire fait donc, depuis toujours, partie du décor. Dans l’activité scripturale du jeune Claude Mauriac, elle entre en jeu vers 1928. Il a treize ans : c’est l’époque de la fabrication maison, avec son cousin Bertrand Gay-Lussac, du journal L’Aviateur, “ qu’avait tant bien que mal frappé la vieille machine à écrire Dactyle sur laquelle François Mauriac avait tapé lui-même tous ses romans ” (13.8.1989 ; TA-1, p. 318).
La formulation, insistante et répétitive3, mérite qu’on s’y arrête. D’abord pour la charge affective et symbolique qu’elle contient : c’est “ la ” machine qui a vu naître toute l’œuvre du père — qu’il l’ait tapée lui-même, ou, plus probablement, avec l’aide de Mme Mauriac —, qu’offre ce dernier à son fils Claude, après avoir reçu de sa femme une Remington4. Une machine qui de plus — grâce à ses lettres de noblesse ? — est dotée du pouvoir de “ frapper ” par elle-même, curieusement personnifiée (c’est elle qui “ frappe ” L’Aviateur, aucun dactylographe n’étant mentionné), et tend ainsi à devenir un personnage autonome.
Ce n’est que dix ans plus tard, en 1938, que réapparaît la machine, brièvement sous forme de “ machine louée ” qui servira (déjà ?) pour une courte période à taper le Journal :
“ Il s’agit d’un journal qui va plus loin que le “journal intime”, dans la mesure où il rejoint, par-delà les aventures individuelles, la commune aventure de la Vie. J’y travaille toute la journée avec une machine louée ” (27.5.1938 ; TA-2, p. 139),
puis sous la forme d’une “ Hermès Baby ”, également offerte à Claude par son père (TI-7, p. 213-214, déjà cité). Elle sert notamment pour l’essai sur Pascal, d’abord comme outil de mise au net du manuscrit (“ je tape à la machine ce qui est écrit dans mon essai ”, 24.8.1938 ; TA-2, p. 194), puis pour la composition directe : “je tape directement à la machine cette étude élémentaire. […] Découverte de ce mode facile de production : le travail direct à la machine. ” (11 et 12.10.1938 ; TA-2, p. 247-248). Avec, pour corollaire immédiat, les techniques de montage associées à la frappe : “ Toute la journée, je découpe et je colle… ” (15.10.1938 ; TA-2, p. 248).
Cette Hermès est encore en fonction en 1956, c’est celle-là même que Claude apporte chez son père le 10.1.1956 pour taper sous sa dictée ; elle sera ensuite remplacée par plusieurs autres, strictement identiques.
Identiques les machines, identiques les pages qu’elles produisent : ce concept de l’identique, du repère fixe face au flux temporel est un des leitmotive du Temps immobile. D’après l’étude de Nathalie Mauriac5, le Journal est dactylographié dès 1939 ; puis, après un retour à la rédaction manuscrite pendant une dizaine d’années, suivi d’une interruption d’environ deux ans, le choix de la machine à écrire devient systématique (sauf pour les carnets de voyage) à partir de la reprise “ définitive ” du Journal, en 1951. Le Journal — fait remarquable — est alors directement dactylographié, sur des feuillets de format lui aussi identique (15 x 21 cm), et provenant toujours du même fournisseur.
La machine devient alors talisman contre l’irréversible, ancre du temps qui passe, garante de la permanence de l’“ improbable moi ” :
“ Malagar, lundi 12.6.1977, lapsus, non : 1978
Trouvé, il y a quelques minutes, dans mon pigeonnier, cette feuille, avec mention du jeudi 14 octobre 1976, dernière date […] du dernier séjour ici […]. Même papier, même machine, même chambre (même Claude ?) ” (TI-6, p. 446).
L’extrême importance qu’accorde Claude Mauriac à l’aspect matériel du Journal (dactylographie, format du papier), toujours identique à lui-même à travers les années, constitue un motif omniprésent, voire obsessionnel :
— “ Rien ne distingue ces pages, tapées il y a dix ans […] de celles que, sur la même machine, je compose aujourd’hui. […] c’est le même papier, la même disposition, les mêmes écrits et les mêmes cris, avec cette seule et considérable différence : dix ans ont passé ” (23.1.72 ; TI-1, p. 141-142).
— “ […] me saisit l’angoisse de ces pages que dix ans séparent et qui, physiquement, sont pareilles au point qu’on pourrait les changer de cahier ” (12.11.72 ; TI-1, p. 147).
Au-delà du contenu, des innombrables événements de la vie vécue, en- deçà et au-delà du passage des jours et des années, la recherche de l’identique sert, avant tout, à capter le temps, à le “ piéger ” :
— “ Ces pages, interchangeables, n’ont d’autre intérêt que d’être des pièges éventuels à prendre le Temps. ” (25.9.72 ; TI-1, p. 338)
…ou peut-être à le conjurer en le rendant invisible, impossible à repérer à travers ses marques, rendant tout aussi interchangeables ces jours et ces années :
— “ … le temps est immobile dans la mesure où il ne change pas par rapport à un certain nombre de repères, points fixes. […] Même frappe, si ce n’est même machine ; même papier, aussi blanc après 15 ans : je suis impressionné par ces pages du journal anciennes si pareilles à celles d’aujourd’hui — et pas seulement quant à la forme. ” (13.7.79 ; TI-9, p. 439-440)
La page de journal dactylographiée non seulement “ échappe aux vieillissements du papier jauni ”, mais se prête aussi beaucoup plus aisément à la relecture en vue du montage du Temps immobile que les carnets manuscrits, “ à l’écriture minuscule, serrée, que je n’ai pas le courage de déchiffer ” (5.12.85; TI-10, p. 70-71).
Un avantage secondaire de la dactylographie tient au fait qu’elle permet de pallier les déficiences visuelles, lorsque devient impraticable l’écriture manuscrite :
“ […] j’écris de plus en plus difficilement. Touches de ma machine brouillées mais lisibles. J’aurai du mal sinon à relire (et encore !) ces pages, du moins à les corriger. ” (21.12.92 ; TA-4, p. 134). Et, deux ans plus tard : “ Malgré ce handicap impressionnant, j’arrive encore à la machine (ces pages en témoignent) à écrire mon journal. ” (16.8.94 ; TA-4, p. 215).
Sans doute grâce à un relatif automatisme de la frappe, où la mémoire kinesthésique peut se substituer à la vision, lorsque les doigts “connaissent” le clavier comme les touches d’un piano.
Une vitesse déraisonnable
Mais l’atout principal de la machine à écrire, la véritable raison de ce choix inconditionnel de l’écriture mécanique pour la rédaction du Journal, c’est la vitesse.
La machine est l’outil par excellence qui permet à Claude Mauriac de capturer l’instant, et de le “ capturer vif ”. Pour cela, il faut taper le plus vite possible, “ enregistrer à la vitesse de la machine ”, d’un seul jet, “ à toute allure ” — même si ce n’est qu’avec deux doigts (ainsi que le précise Claude Mauriac lors de l’entretien avec Philippe Lejeune). Le rythme de la machine doit impérativement suivre au plus près celui de la pensée, s’adapter à son élan, être en accord avec le souffle. Car il s’agit bel et bien de courir après le temps, de “ tenir à temps le registre de ce qui risque de s’effacer, de ce qui déjà s’efface ” (10.4.1971 ; TI-2, p. 485).
De rattraper, de retenir l’instant fugitif, car “ la vie va plus vite que le récit de la vie ”.
Seule garante du résultat espéré, la vitesse rend possible “ une plus sûre récupération du temps ” (19.6.1988 ; TA-1, p. 162).
Toute retenue, toute suspension est perçue comme dangereuse, ouvrant la porte au doute, à la tentation d’abandonner le journal, de renoncer une fois pour toutes à cette course avec et contre le temps :
“ J’écris, je tape, très vite […], car je sais qu’un rien m’arrêterait, que je renoncerais pour un rien à ce Journal que j’ai abandonné depuis si longtemps, que je me suis forcé à reprendre, et dont le grand dégoût que j’ai de moi-même m’a détaché à jamais sans doute. ” (23.5.1968 ; TI-3, p. 76).
Toute rupture de tempo risque en effet de briser l’élan qui permet à l’écrivain de “ surfer ” en équilibre instable sur la crête de l’instant comme de survoler le gouffre des années :
“ Mais si je n’allais pas très vite, trop vite, je m’arrêterais, écœuré. Je ne puis éviter le vertige qu’en allant ainsi, sur le vide, le plus rapidement possible. ” (19.6.1976 ; TI-4, p. 61).
La vélocité du geste d’écriture dans le Journal aide donc à faire face au découragement.
Même fonction cruciale de la rapidité pour l’activité de montage hypertextuel des volumes du “ temps recomposé ” (Temps immobile et Temps accompli), où “ vitesse et intensité sont garantes du résultat espéré ” (30.5.1975 ; TI-3, p. 225),
et aident à garder la maîtrise, à maintenir la vue d’ensemble,
“ l’orchestration comme le détail ” du temps recomposé. “ Tenir à temps le registre de ce qui risque de s’effacer, de ce qui déjà s’efface ” (10.4.1971,TI-2, p. 485) : fragile échafaudage contre l’inexorable, barrière érigée contre l’oubli, la vitesse “ évite le vertige ” autant qu’elle “ diminue la longueur du chemin parcouru ”.
Or la vitesse est plus qu’un garde-fou, qu’un simple gage d’efficacité : elle relève avant tout d’un choix stylistique, d’une décision esthétique. Du côté de l’alittérature, de cette littérature “ autre ”, en tout cas un refus du “ littéraire ”. Car “ un journal est un journal et non pas un devoir de style ” (1.1.1941, TI-5, p. 243).
La rédaction “ d’un seul jet ”, cette “ hâte exténuante ”6, cette “ folle allure ” plus heurtée que fluide, si souvent comparée au torrent jaillissant, est la condition même du respect d’un engagement éthique : celui de l’authenticité, du “ cela ou rien ”. C’est une autre manière d’“ exprimer l’inexprimable ” :
“ J’essaie, dans chacun de mes journaux, d’être le plus exact possible en m’en tenant au plus près de ce que j’ai vu, entendu, compris, et que j’enregistre avec le plus de précision, eh oui ! d’honnêteté, d’authenticité que je le peux. ” (26.5.1990 ; TA-3, p. 114).
Taper vite et “ mal ”, sans s’arrêter aux fautes de frappe7 ou à la ponctuation déficiente, sans réfléchir, sans composer une entrée ni polir ses phrases, sans se relire ni corriger, c’est être plus fidèle à la vraie vie “ dans son désordre et ses imperfections ”. Voilà, sans doute, la vertu essentielle de la vitesse. “ Tout dire à la fois, très vite ”, rester au plus près de l’enchaînement des pensées implique de renoncer à la perfection du style : “ La recherche de l’expression tue l’expression. Tandis que je pèse mes mots, tandis que je cherche l’équilibre de ma phrase et que je m’astreins à éviter les répétitions, la pensée se fige en moi, s’amenuise, disparaît. ” (10.10.1942 ; TI-8, p. 168-169).
Selon bon nombre d’écrivains, la “ mécanisation ” de l’écriture n’est pas sans exercer d’influence sur le texte même, et l’utilisation de la machine correspond souvent à des stratégies rédactionnelles. Chez Claude Mauriac, les fonctions de la machine comme outil d’appropriation/négation du temps (grâce, avant tout, à la vitesse de frappe) et comme garantie de spontanéité et d’authenticité (refus de contrôle stylistique et de réécriture) deviennent constitutives de la qualité textuelle. Ainsi, lorsqu’il lui arrive de déroger à la règle, le rapport de l’auteur au texte s’en trouve nécessairement modifié :
“ Ayant formé le projet de communiquer à Michelle Maurois mon journal, je mis une feuille de papier carbone — ce qui ne m’arrive jamais […]. Est-ce l’arrière-pensée de cette lectrice que j’allais avoir dans l’immédiat? Mais ce journal, à le relire, me paraît moins spontané que d’habitude, un peu redondant — et, par instants, inexact. ” (17.4.1964 ; TI-2, p. 45-46).
Par son aspect mécanique justement, par sa dynamique gestuelle et son rythme sonore, il arrive que la frappe, ce “ torrent ”, entraîne l’auteur vers un état second proche de l’hypnose, bien connu des dactylos :
“ Et soudain, alors que je recopie machinalement cet Agenda [1927], je me revois, avec Bertrand, en un endroit précis du chemin […] ” (23.4.1982 ; TI-8, p. 112) ; “ Tapant ici ces pages d’Agenda de 1930 et 1931, je revis, je vis ces étés lointains aussi intensément sinon plus que cet été présent ” (13.8.1976 ; TI-4, p. 26).
Lors de la rédaction d’un article sur François Mauriac, la vitesse de frappe est comparée à l’écriture automatique expérimentée (de façon manuscrite) par Breton et Soupault :
“ Bref, j’en ai beaucoup plus dit dans ce papier que si j’avais médité, travaillé, il m’a échappé — et ce qui s’échappait de moi c’était des secrets à moi-même inconnus ” (14.9.1980 ; TI-7, p. 368).
Ce mode d’écriture mène parfois au fil de la rédaction vers des déviations, des glissements, comme le passage non conscient de la troisième à la première personne :
“ Voilà que je parle à la première personne sans m’être aperçu du passage [dans une entrée à la troisième personne]. Ne m’étant pas relu, continuant à taper dans le même élan, je ne sais à quel moment j’ai glissé de ce il, qui dans sa pseudo objectivité rendait possible un semblant de distance, à ce je obsédant et fugitif […] ” (26.2.1982 ; TI-7, p. 459).
Machines à re-composer
La machine à écrire n’est pas, pour Claude Mauriac, un simple instrument : elle participe de la manière de concevoir une œuvre dont les “ échafaudages ” non seulement font partie de sa construction, mais constituent sans doute sa véritable raison d’être. La machine à écrire est partie prenante du processus d’écriture à plus d’un titre : machine à capter le rythme de la pensée, ses enchaînements, ses dérives ; machine à nier les variations et le flux inexorable du temps par la fabrication d’un “ produit ” matériellement toujours identique à lui-même, échappant ainsi à ses intermittences dans le voyage du Temps immobile ; enfin machine à revivre le temps, à travers les opérations de recopiage de carnets manuscrits anciens.
La “ mécanique ” de l’écriture du temps recomposé se complique lorsque Claude Mauriac décide d’employer parallèlement deux machines, chacune d’elles correspondant à un “ temps ” différent, à une époque différente du substrat autobiographique qui composera le texte final. Machines jumelles pour matérialiser cette “ double expérience simultanée ” du temps qui consiste à recopier d’anciens agendas ou carnets en les intégrant à l’écriture du jour, à inscrire en parallèle temps vécu et temps de l’écriture :
“ J’ai pris une seconde machine à écrire. Ainsi, en passant de l’une à l’autre, je passe d’un temps à l’autre. Procédé que je pourrai réemployer et qui rendra moins ennuyeuses et moins vaines les inévitables transcriptions dactylographiques des parties non tapées de mon Journal [de 1931]. ” (24.5.1975 ; TI-4, p. 300).
La technique des deux machines, “ comme deux montres à des heures (des années) différentes ”, sur lesquels l’écrivain tape à tour de rôle, semble être particulièrement efficace et satisfaisante, ouvrant “ de nouvelles perspectives dans les lointains du Temps ” : double machine, vie redoublée.
Mécanique de l’écriture, écriture mécanique — les métaphores et les comparaisons abondent. Le Journal est “ une machine ” qui sert non pas “ à remonter le temps, mais à le nier ” (30.9.1982 ; TI-9, p. 460). Machine à écrire et “ machinerie intellectuelle ” vont de pair :
“ Ma technique, pour cette sorte de journal, n’est au point que depuis peu d’années. En forme, grâce à ces exercices quotidiens d’écriture poursuivis depuis plus de 40 ans, et tel qu’aucun athlète ne peut l’être, la machinerie intellectuelle n’étant pas, comme celle du corps, atteinte si rapidement dans ses possibilités d’effort maximum, de progrès, de records. ” (12.4.1975 ; TI-3, p. 130).
L'outil aide parfois à remettre en marche une autre mécanique subtile, celle de la “ machine à écrire intérieure ” et les montages textuels relèvent de la même analogie, de la même métaphore : “ Ne retrouvant plus le secret de certains montages, j’essaye de corriger la mécanique, pour découvrir soudain que je l’ai déréglée […] ” (9.9.1976 ; TI-4, p. 77).
Si la machine à écrire est l'instrument consacré à la rédaction du Journal, il est un autre outil qui se révèlera, quant à lui, indispensable à la confection de l'œuvre, Temps immobile et Temps accompli confondus : le photocopieur. L'acquisition, plusieurs fois renouvelée pour cause d'épuisement du matériel, date du début des années 70 (cf. entretien avec Ph. Lejeune, 1994). C'est, sans aucun doute, la combinaison de ces deux outils qui donne corps au monumental enchevêtrement des temps, la phase de photocopie précédant et rendant possible les opérations de montage.
Et si le gain de temps constitue la principale raison de l'emploi de cette autre machine, il ne s'agit pas simplement, là encore, d'une pure commodité ; l'acte de photocopier est, par lui-même, porteur de sens : “ Photocopiant, comme d'autres photographient, tout un été, l'été 1932, que je traverse, en une seule journée, hier. ” (19.6.1976 ; TI-4, p. 61).
L'appareil à reproduire présente d'ailleurs bien des caractéristiques qui le rapprochent de la machine à écrire : lui non plus n'est pas tout à fait à la hauteur face à la “ hâte exténuante ” de la composition, “ dans ce montage tellement rapide que mon appareil de photocopie, si vite qu'il travaille, est encore trop lent à mon gré ” (28.1.1974 ; TI-2, p. 63).
Comme la photographie, il est cependant garant de l'authenticité (c'est-à-dire, dans cette phase du travail, de la non-retouche des textes originaux, quelques suppressions mises à part), puisqu'il “ copie ”, précisément à l'identique. Ce qui n'empêche qu'il participe parfois, à sa façon toute mécanique, du processus de création :
“ Ayant mal placé sur mon appareil de photocopie mon cahier noir, le bas de la page précédente s'est trouvé coupé. J'ai donc recopié : “ Ne pas me fier à mes réactions, elles changent… ” Pour découvrir exactement superposable l'écriture de ces neuf mots à trente-sept ans de distance ” (7.5.1974 ; TI-2).
Et photocopier, c'est d'abord et avant tout redoubler, répéter, multiplier… Machine à écrire et photocopieur se complètent donc admirablement comme outils techniques destinés à capter et mêler les “ temps ”.
Chez d’autres écrivains, comme chez son contemporain américain William S. Burroughs, lui aussi diariste dactylographe, Claude Mauriac relève ce choix commun de la machine, signe de parenté :
“ Il ajoute qu’il écrit toujours à la machine, jamais à la main, ce qui, avec le fait qu’il est né la même année que moi, rend la ressemblance plus frappante encore. ” (12.4.1975 ; TI-3, p. 137).
L’identification semble poussée à l’extrême lorsque l’écrivain se définit lui-même comme “ machine ”, au même plan que la “ vraie ” :
“ Si je passe outre à cette “ impossibilité ” de travailler et ce n’est pas facile, la machine se remet en marche, et la machine, les deux machines, moi et mon Hermès Baby, lentement, s’échauffent. ” (18.4.1989 ; TA1- p. 232).
Et de la machine à écrire à l’ordinateur, il n’y a qu’un pas… Claude Mauriac ne l’a pas franchi, il y a simplement rêvé. Non seulement comme outil idéal, mais encore comme allégorie, quelque peu paradoxale :
“ La certitude est toujours la même : celle d’une vie non seulement fugitive, mais qui se défait à mesure et n’existe qu’en tant que support de sensations, de sentiments, de pensées, de souvenirs. Comme si j’étais, comme si nous étions des machines, moins bien organisées et à peine plus personnalisées que des ordinateurs. ” (25.1.1971 ; TI-6, p. 331).
La machine à écrire n’est pas seulement, pour Claude Mauriac, un — modeste et banal — instrument d’écriture, ni un simple choix matériel. Auxiliaire de pensée, elle joue un rôle déterminant dans la conception de l’œuvre, dans la mesure où elle permet de poser “ à égalité ” tous les fragments du Journal, maniables, identiques dans leur aspect, et rend possible leur reproduction, à l'aide du photocopieur, en vue du montage textuel. Sans la machine à écrire, Claude Mauriac aurait-il pu mener à bien cet immense travail de sélection et de construction du “ temps recomposé ”, cet impressionnant assemblage de “ briques ” de temps et de textes ? En aurait-il même eu l’idée ?
1 Claude Mauriac la décrit en ces termes : “ Une machine incroyable, d’avant la guerre de 14. Il n’y avait pas de ruban, mais une espèce de cylindre avec des lettres qui tournaient […] ” (Claude Mauriac et son “Hermès Baby”, Entretien avec Philippe Lejeune, La Faute à Rousseau n° 5, 1994, p. 28-29).
2 Cf. Viollet, Catherine : Ecriture mécanique, espaces de frappe. Genesis 10, 1996, p. 193-208.
3 Formulation très exactement reprise par Claude Mauriac lors de l’entretien avec Philippe Lejeune en 1994 : “ En 1928, j’avais treize ans. C’était la vieille machine sur laquelle mon père avait tapé lui-même tous ses romans. ”. La tournure impersonnelle concernant la frappe y est également maintenue : “ On le polycopiait, ça s’appelait L’Aviateur, c’était tapé à la machine avec beaucoup de fautes d’orthographe ” (Entretien avec Philippe Lejeune, ibid.).
4 1928 : “ Ma mère lui a acheté une Remington, alors il m’a donné la vieille ” ; “ En 1938, mon père m’a acheté une “Hermès Baby” ”. Entretien avec Philippe Lejeune, ibid.
5 “ Le temps, le temps, le temps pur…”. Claude Mauriac, du Journal au Temps immobile. Genesis n° 16, 2001, p. 97-118.
6 “ Cette hâte exténuante, dont je parlais dans mon Journal le 25 janvier 1934, comme le 27 janvier 1944, a été, est la mienne, ce matin […] ” (28.1.74 ; TI-2, p. 63).
7 Alors qu’un autre écrivain dactylographe, Serge Doubrovsky, affirme que “ les fautes de frappe offrent comme une pause à la réflexion ”, invitant par exemple à réfléchir à leur effet sémantique.