Sommaire
- Considérations chronologiques : la préhistoire des Annales
- Une anthropo-sociologie historique du temps présent
- De la connaissance historique
- Le regard d’un historien-sociologue sur l’homme quotidien
- Les trois temps de l’histoire
- De nouvelles lois pour comprendre l’histoire du temps présent
- Notes de bas de page
Si l’influence du roman historique sur l’historiographie romantique a été largement soulignée par la critique1, le dialogisme2 entre les romans de la première moitié du xxe siècle et l’École des Annales semble moins étudié, et reste presque absent des études proustiennes. Certes, les liens entre l’œuvre de Proust et l’Histoire ont été largement mis au jour : des ouvrages anciens et plus récents se sont intéressés aux contextes de l’œuvre, qu’il s’agisse de l’Affaire Dreyfus ou de la Première Guerre Mondiale, et à des formes d’intertextualité culturelle avec des périodes plus éloignées telles que le Moyen Âge3. La convergence épistémologique entre À la recherche du temps perdu et le renouvellement historiographique de son temps n’a toutefois pas été abordée, si ce n’est de manière anecdotique4. Nous voudrions ainsi présenter quelques aspects qui semblent autoriser un tel rapprochement. La fondation officielle de l’École des Annales par Marc Bloch et Lucien Febvre est postérieure à la rédaction et à la publication d’À la recherche du temps perdu, puisqu’elle date de 1929, mais la préhistoire de cette école peut être située dès la fin du xixe siècle, comme le montrent François Dosse dans L’Histoire en miettes5ou André Burguière dans son article de référence « Histoire d’une histoire : la naissance des Annales6 ». Que Proust se soit intéressé ou non à cette mutation des paradigmes de l’historiographie7, son œuvre n’en propose pas moins une anthropologie historique étonnamment proche de celle des Annales.
Afin d’éclairer cette convergence entre une œuvre romanesque et un courant historiographique, nous nous permettrons d’emprunter une expression utilisée par Pierre Nora dans un article intitulé « Histoire et roman : où passent les frontières » qui ouvre un numéro du Débat consacré à « L’Histoire saisie par la fiction ». Pierre Nora s’y intéresse à la porosité des frontières qui séparent l’histoire et la littérature, et à la « fécondation réciproque » par laquelle ces deux genres se sont toujours enrichis depuis Hérodote. Le point de départ de sa réflexion est « l’effet atomique8 » que créent Les Bienveillantes publiées par Jonathan Littell en 20069 : Pierre Nora évoque « une offensive majeure de la littérature qui vient camper en plein sanctuaire historien10 » en proposant « l’évocation sensible d’une vérité de l’histoire que les historiens n’avaient pas les moyens d’atteindre11 ». Selon lui, Les Bienveillantes répondraient à une attente sociale, en exprimant l’« appel à un renouvellement dans l’approche et l’appréhension du passé12 ». Et il conclut en suggérant que le roman de Jonathan Littell pourrait déclencher « une manière d’effet Walter Scott13 » en contraignant les historiens du xxie siècle à renouveler leurs pratiques d’écriture de l’histoire, de même que les romans historiques de Walter Scott avaient inauguré une rupture épistémologique que les historiens romantiques du xixe reprirent à leur compte. Pour éclairer la convergence dans l’écriture de l’histoire proposée par Proust et par l’École des Annales, nous voudrions ainsi avancer l’hypothèse d’un « effet Walter Scott » d’À la recherche du temps perdu sur les Annales.
Considérations chronologiques : la préhistoire des Annales
La fondation officielle de l’École des Annales date de 1929, avec la création par Marc Bloch et Lucien Febvre d’une nouvelle revue, les Annales d’histoire économique et sociale. Comme le rappelle François Dosse, le renouvellement des paradigmes de l’histoire est alors d’autant plus nécessaire que la définition de l’histoire n’a presque pas changé depuis Hérodote. Le dictionnaire de l’Académie française en donne par exemple la même définition en 169414 et en 193515 : « Le récit d’actions, d’événements, de choses dignes de mémoire. » C’est une histoire-récit qui règne encore, centrée sur les événements politiques et diplomatiques d’époques souvent éloignées dans le temps.
Dès lors le renouvellement de l’historiographie – amorcé, il est vrai, par de grands précurseurs comme Michelet – s’impose sous une double pression : d’une part un contexte historique ponctué de crises internationales, politiques et économiques et d’autre part la menace d’une sociologie en plein essor qui prétend devenir la discipline reine des sciences humaines en proposant une théorie d’ensemble de la société16. En réponse à cette jeune discipline en expansion, les historiens ressentent la nécessité de dépasser la superficialité d’une histoire trop strictement politique et diplomatique pour proposer un type d’intelligibilité plus large, celui d’une histoire totale qui embrasserait toutes les composantes de l’homme et de la société, une véritable anthropo-sociologie qui puisse appréhender l’architecture des mœurs, des habitudes, des croyances et des gestes qui caractérisent une société17.
Les Annales dénoncent en effet l’étroitesse des interrogations d’une histoire positiviste, celle de l’École Méthodique de Monod, Langlois et Seignobos qui dominait le champ universitaire depuis les années 187018. Cette histoire méthodique avait subi l’influence très directe de l’historiographie allemande qui critiquait l’amateurisme jugé littéraire des historiens français : tout au long du xixe siècle, l’histoire avait en effet hésité entre le camp de la littérature et celui de la science qui la mettaient doublement en péril19. La littérature était venue la menacer sur son propre terrain par la grande popularité du roman historique de Walter Scott, qui contraignit les historiens à actualiser leurs objets d’étude et leurs méthodes. Et par ailleurs, la science tendit alors à affirmer son monopole dans l’accès à la vérité, ce qui amène l’histoire à se professionnaliser en s’appropriant des exigences scientifiques de rigueur, de vérifiabilité, de réfutabilité. L’École Méthodique consomme finalement cet arrachement de l’histoire à la littérature : alors qu’elle était un art littéraire, l’histoire change de camp en choisissant celui de la science et d’une objectivité fièrement affirmée mais illusoire puisque les historiens de la iiie République, notamment Lavisse, resteront les artisans d’une histoire nationaliste et idéologique.
Si Marcel Proust est le contemporain de cette histoire positiviste, des germes de critique et de renouvellement commencent à apparaître dès la fin du xixe siècle. L’école des Annales en présentera notamment trois comme des références fondatrices : la sociologie durkheimienne, la géographie de Vidal de la Blache, et La Revue de synthèse historique d’Henri Berr. Sur la géographie de Vidal de la Blache, F. Dosse écrit qu’ :
[…] elle entend évacuer l’événement, le politique, s’ancrer dans l’actuel et s’intéresse à ce qui demeure dans le présent, aux permanences qui forment la trame de nos paysages, des terroirs de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Cette orientation valorise un certain nombre de notions qui caractérisent la géographie vidalienne, celles de « milieu », de « genre de vie », de « quotidienneté »20.
Sur les bancs de l’école et de l’université ou dans la presse, Proust fut certainement imprégné par la géographie triomphante de Vidal de la Blache. Et en ce qui concerne La Revue de synthèse historique, un article de François Simiand, que les historiens de l’école des Annales présenteront comme « une sorte de matrice théorique21 », eut un profond retentissement dès 1903. Dans cet article intitulé « Méthode historique et science sociale », Simiand (qui est sociologue et économiste) prend pour cible l’histoire traditionnelle, dont Seignobos venait de livrer un manifeste avec La méthode historique appliquée aux sciences sociales paru en 1901. Simiand y dénonce les trois « idoles de la tribu des historiens22 » : l’idole politique, l’idole individuelle et l’idole chronologique.La première est l’illusion que les faits politiques, tels que les guerres ou les relations diplomatiques, occuperaient une place déterminante dans la compréhension de l’histoire. La seconde désigne cette vieille habitude de concevoir l’histoire comme une histoire menée par des individus, infléchie par les libertés et les mobiles d’individualités exceptionnelles, les « grands hommes » dont fourmille la littérature du xixe siècle. À l’inverse, Simiand invite à écrire une histoire des phénomènes ou des groupes sociaux, comme le fera plus tard Jacques Le Goff qui prône de :
s’intéresser moins aux individualités de premier plan qu’aux hommes, et aux groupes sociaux qui constituent la grande majorité des acteurs moins plastronnants, mais plus effectifs de l’histoire, [et à] préférer l’histoire des réalités concrètes – matérielles et mentales – de la vie quotidienne aux faits divers qui accaparent la « une » éphémère des journaux […]23.
Enfin la dernière, l’idole chronologique, consiste à « se perdre dans des études d’origine24 » et à considérer toutes les époques comme également importantes au lieu de s’intéresser à la singularité d’une relation profondément subjective entre le passé et le présent. À partir de 1929, l’École des Annales mène donc à bien ce renouvellement de l’histoire par la géographie, par la sociologie et par l’ethnologie pour proposer une anthropologie historique inédite.
Une anthropo-sociologie historique du temps présent
À la recherche du temps perdu semble annoncer la rupture épistémologique des Annales à plusieurs égards. Tout d’abord, le héros est figuré en historien ou en chercheur qui n’obtient du passé qu’une connaissance subjective et « mutilée », pour reprendre la célèbre expression de Paul Veyne25. Ensuite, le roman, notamment le premier volume, propose une histoire presque immobile, celle des structures et du quotidien qui assurent la permanence d’une civilisation. Dès lors l’événement, notamment dans sa dimension politique, est ramené à sa juste place, celle d’une écume superficielle qui révèle un mouvement de fond bien plus déterminant, comme le théorisera Fernand Braudel dans ses différents textes sur « les trois temps de l’histoire ». Enfin À la recherche du temps perdu met au jour des lois de l’histoire qui répondent parfaitement à celles que Lucien Febvre lui assignait en 1919, dans un texte intitulé « L’Histoire dans un monde en ruines » prononcé à l’occasion de sa leçon inaugurale à l’Université de Strasbourg.
De la connaissance historique
Au début de « Combray », le narrateur semble multiplier les métaphores d’une connaissance historique qui annonce celle des Annales car elle est présentée comme subjective et biaisée par les projections du présent. Dès la première page en effet, l’enfant a l’impression d’être lui-même ce dont parle l’ouvrage, « une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint » et il présente cette illusion comme une « croyance » qui « pesait comme des écailles sur [ses] yeux » (RTP, I, 3) avant de lui devenir progressivement intelligible au fur et à mesure qu’il s’éveille. Cette illusion évoque une identification romanesque dans la lignée de Mme Bovary, mais il n’est certainement pas anodin que les objets évoqués soient un bâtiment historique et deux grands hommes d’État, et non de simples personnages de roman. Ce type de projection annonce la rupture par laquelle les historiens des Annales affirmeront que, contrairement aux prétentions d’objectivité revendiquées par l’École Méthodique, la connaissance historique est toujours le fruit d’une relation intersubjective. C’est par exemple ce que défend Henri Iréné Marrou :
[…] de même qu’en mathématiques la grandeur du rapport est autre chose que chacun des termes mis en relation, de même l’histoire est la relation, la conjonction, établie, par l’initiative de l’historien, entre deux plans d’humanité, le passé vécu par les hommes d’autrefois, le présent où se développe l’effort de récupération de ce passé au profit de l’homme et des hommes d’après26.
Au point de vue de la théorie de la connaissance, l’histoire, cette rencontre de l’autre, apparaît étroitement apparentée à la compréhension d’Autrui dans l’expérience du présent et rentre avec elle dans la catégorie plus générale (où elles sont rejointes par la connaissance du Moi) de la connaissance de l’homme par l’homme27.
La valeur de la connaissance historique est directement fonction de la richesse intérieure, de l’ouverture d’esprit, de la qualité d’âme de l’historien qui l’a élaborée28.
En conséquence, la connaissance historique est toujours construite par un sujet sur lequel elle en apprend presque autant que sur l’époque étudiée. L’historien doit ainsi rester conscient du lieu d’où il parle pour rendre intelligible la relation entre son présent et le passé. Au début de « Combray », le dormeur « tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes », et il suffit d’un changement de position, par exemple s’il s’endort dans un fauteuil et non dans son lit, pour que « le bouleversement [soit] complet dans les mondes désorbités » (RTP, I, 5). Le changement de lieu modifie donc, comme par un tour du kaléidoscope, le regard porté sur les mondes passés, de même que les historiens des Annales prendront conscience que l’évolution du présent infléchit inéluctablement les projections par lesquelles le passé se voit successivement éclairé et interprété. Les projections de la lanterne magique dans la chambre familière de l’enfant illustrent aussi parfaitement cet échange entre les valeurs du passé et celles du présent :
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. […] Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules. (RTP, I, 10)
Le « charme » peut être ici compris au sens fort de sorcellerie et évoquer la « résurrection de la vie intégrale » du passé que prônait Michelet – qui fut un précurseur revendiqué par les Annales – dans sa préface de 1869 à l’Histoire de France. Les reflets d’histoire si anciens, évoqués en une véritable hypotypose, une page auparavant, acquièrent une force performative puisqu’ils amènent le héros à examiner sa conscience avec plus de scrupules. Le passé fournit donc des grilles d’analyse pour comprendre le présent, notamment pour appréhender la permanence des caractères et des mobiles humains qui traversent les âges. Tout au long du roman, le héros retrouve d’ailleurs dans les traits et les comportements de ses contemporains des types ancestraux : Françoise ou Théodore lui rappellent par exemple les figures sculptées sur le porche de Saint-André-des-Champs (RTP, I, 149), ce qui revient à postuler une continuité de l’homme à travers les siècles, malgré des singularités géographiques et temporelles.
Par ailleurs lors de ses promenades du côté de Guermantes, la rêverie d’un héros déjà féru d’archéologie restaure quelques images d’Épinal d’un passé féodal très vivant :
[Les prés] étaient semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens comtes de Combray qui au Moyen Âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’où jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt, toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants de l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations – passé presque descendu dans la terre, couché au bord de l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les boutons d’or. (RTP, I, 165)
Le passé est ainsi personnifié en un promeneur au visage incompréhensible que le héros rencontre au hasard d’une promenade dont il n’atteint jamais le terme, ce qui pourrait être une magnifique image de la recherche historique telle que la définiront les historiens des Annales : l’historien s’appuie sur des indices en partie détruits par le temps et souvent découverts au hasard d’une recherche pour reconstituer un passé auquel se mêlent les valeurs du présent, comme ici les enfants de l’école des frères. La connaissance historique découle donc à la fois d’une rencontre intersubjective et d’une reconstruction, ce que suggère aussi la référence aux élèves de Viollet-le-Duc qui se perdent souvent en restaurations fautives (RTP, I, 163).
En somme, la connaissance historique, même si elle s’appuie sur des traces concrètes qui autorisent des reconstructions pittoresques et en partie fantasmatiques, est lacunaire et biaisée chez Proust comme pour l’École des Annales, ce que l’on retrouvera dans les romans consacrés à Albertine. Le narrateur écrit que « toujours rétrospective, [notre jalousie] est comme un historien qui aurait à faire une histoire pour laquelle il n’est aucun document » (RTP,III, 653) et il se livre à de véritables enquêtes auprès de témoins qui le plongent dans les mêmes affres qu’un historien qui, depuis l’École Méthodique, sait qu’il doit constamment vérifier et confronter ses sources. Pour Proust comme pour H.-I. Marrou, la connaissance historique « repose en définitive sur un acte de foi : nous connaissons du passé ce que nous croyons vrai de ce que nous avons compris de ce que les documents en ont conservé29 ». Qu’elle concerne une histoire individuelle ou collective, la connaissance historique est donc une reconstruction plus ou moins fautive, souvent intéressée et toujours subjective.
Le regard d’un historien-sociologue sur l’homme quotidien
Dès « Combray », Proust propose par ailleurs comme la monographie d’un village de Province dont les structures seraient saisies par un historien-sociologue. Dans la lignée de Vidal de la Blache, Jacques Le Goff assigne clairement cette mission au nouvel historien des Annales dans un article intitulé « L’historien et l’homme quotidien » qui évoque les apports de l’ethnologie :
L’ethnologie […] conduit à une évacuation radicale de l’événement réalisant ainsi l’idéal d’une histoire non événementielle. Ou plutôt elle propose une histoire faite d’événements répétés ou attendus, fêtes du calendrier religieux, événements et cérémonies liés à l’histoire biologique et familiale : naissance, mariage, mort30.
Or, Proust expose précisément une histoire répétitive, ponctuée par les rituels biologiques, familiaux et religieux. Les seuls événements marquants sont les accouchements comme celui de la fille de cuisine, les messes, le cycle des saisons et les mariages qui viennent ponctuer l’uniformité d’habitudes ancrées depuis des siècles :
Quand je dis qu’en-dehors d’événements très rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. (RTP, I, 108-109)
Proust annonce ainsi l’une des méthodes que Febvre et Bloch préconisaient dans le premier numéro des Annales, qui consiste à partir d’une situation présente (par exemple un paysage ou un village) et à « remonter le temps pour reconstituer la genèse de cette situation, ou plutôt pour distinguer les permanences et les innovations, les différents niveaux de temporalité, les combinaisons du temps court et de la longue durée qui ont fabriqué notre présent31. » La description des structures est donc indissociable de la sociologie telle que l’étudie par exemple J. Dubois dans les actes du colloque Swann le centenaire32. Le roman resitue toutefois ces structures au sein d’une temporalité étagée qui me semble présenter des similarités frappantes avec « les trois temps de l’histoire » de Braudel.
Les trois temps de l’histoire
D’un bout à l’autre d’À la recherche du temps perdu, Proust montre les limites d’une histoire politique, diplomatique ou événementielle qui correspond à un type d’intelligibilité très faible, celui proposé par la presse ou par les conversations de salon. Dès « Combray », Swann oppose la superficialité des journaux à un type d’intelligibilité bien plus puissant, celui des livres qu’on n’ouvre qu’une fois tous les dix ans :
« Ce que je reproche aux journaux c’est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. […] Et c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix ans », ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu’affectent certains hommes du monde, « que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. » (RTP, I, 25-26.)
Les journaux correspondent donc à une histoire myope, comme la diplomatie dont M. de Norpois illustre les partis-pris nationalistes et la mauvaise foi à peine masqués par une rhétorique habile. Le diplomate réussit ainsi à discuter longuement de l’Affaire Dreyfus avec Bloch sans rien laisser percer de sa position (RTP, II, 530, 537, 541) et le narrateur conclut de ce dialogue de sourds que si M. de Norpois en reste à des considérations superficielles, c’est « parce que les maximes de sa sagesse politique ne s’appliquant qu’à des questions de forme, de procédé, d’opportunité, elles étaient aussi impuissantes à résoudre les questions de fond qu’en philosophie la pure logique l’est à trancher les questions d’existence » (RTP, Ibid., 538). De même, il dénonce l’erreur de Bloch qui croit, comme le grand public, que la vérité « habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du président de la République et du président du Conseil, lesquels en donnent connaissance aux ministres » (Ibid.) alors que « la vérité politique, quand on se rapproche des hommes renseignés et qu’on croit l’atteindre, se dérobe » (Ibid.). Dans La Prisonnière, le narrateur propose une explication plus subversive encore de la superficialité des pronostics émis par les hommes politiques :
En disant cela, M. de Norpois ne mentait pas, il avait simplement oublié. On oublie du reste assez vite ce qu’on n’a pas pensé avec profondeur, ce qui vous a été dicté par l’imitation, par les passions environnantes. Elles changent et avec elles se modifie notre souvenir. Encore plus que les diplomates les hommes politiques ne se souviennent pas du point de vue auquel ils se sont placés à un certain moment, et quelques-unes de leurs palinodies tiennent moins à un excès d’ambition qu’à un manque de mémoire. Quant aux gens du monde, ils se souviennent de peu de chose. (RTP, III, 548)
Chez Proust comme pour l’école des Annales, la mémoire et à plus forte raison la vérité de l’histoire ne sont donc pas détenues par les milieux politiques ou diplomatiques. Dès lors, l’événement politique présente en lui-même une valeur épistémologique faible, comme le suggère le narrateur :
[…] journées pareilles à ces temps d’émeute ou de guerre qui ne semblent pas vides à l’écolier délaissant sa classe, parce qu’aux alentours du Palais de Justice ou en lisant les journaux, il a l’illusion de trouver dans les événements qui se sont produits, à défaut de la besogne qu’il n’a pas accomplie, un profit pour son intelligence et une excuse pour son oisiveté ; journées enfin auxquelles on peut comparer celles où se passe dans notre vie quelque crise exceptionnelle et de laquelle celui qui n’a jamais rien fait croit qu’il va tirer, si elle se dénoue heureusement, des habitudes laborieuses […]. (RTP, III, 590)
L’image de la crise suggère que l’événement n’est qu’un symptôme, un révélateur, ce que Braudel définira comme « une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses33 » qu’il faut resituer dans des dynamiques sociales plus profondes : « les événements retentissants ne sont souvent que des instants, que des manifestations de ces larges destins et ne s’expliquent que par eux34 ». Braudel décompose ainsi l’histoire en trois temps étagés, un temps géographique, un temps social et un temps individuel. Comme Simiand en 1903, il invite les historiens à se détourner du temps des individus et des événements pour s’intéresser au « temps social à mille vitesses, à mille lenteurs qui n’ont presque rien à voir avec le temps journalistique de la chronique et de l’histoire traditionnelle35 », mais qui s’apparente davantage au temps qu’étudient l’ethnologue ou le sociologue. En véritable pionnier des Annales, Proust manifeste donc le caractère décevant et trompeur du temps de l’événement, pour s’intéresser à des phénomènes sociaux plus profonds et pérennes.
De nouvelles lois pour comprendre l’histoire du temps présent
Proust et l’école des Annales s’opposent enfin à toute instrumentalisation nationaliste de l’histoire. À cet égard, plusieurs échos m’ont semblé frappants entre Le temps retrouvé et l’article que Lucien Febvre publie en février 1920 dans la Revue de synthèse historique intitulé « L’Histoire dans le Monde en ruines ». Febvre rappelle que l’histoire romantique et l’histoire positiviste étaient tendues par l’idée de progrès, conformément à une vision évolutionniste et nationaliste de l’histoire, mais une telle instrumentalisation de l’histoire ne lui semble plus possible après la Première Guerre Mondiale :
L’histoire qui sert, c’est une histoire serve. Professeurs de l’Université Française de Strasbourg, nous ne sommes point les missionnaires débottés d’un Évangile national officiel, si beau, si grand, si bien intentionné qu’il puisse paraître. Nous n’apportons à Strasbourg, dans les plis de nos robes doctorales, ni provisions d’antidotes savamment combinés pour détruire les derniers effets de la pharmacopée historico-providentielle de nos prédécesseurs, ni contre-épreuve ingénieusement maquillée et travestie à la française de cette vérité casquée et cuirassée, aux faux airs de Bellone ou de Germania, seule et véritable déesse de ce qui était, hier, un temple officiel — de ce qui est aujourd’hui un centre libre de recherches36.
Dans Le Temps retrouvé, le narrateur condamne tout aussi fermement l’instrumentalisation de la littérature ou de la presse à des fins nationalistes : « l’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique si même elle n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule » (RTP, IV, 466). L’écrivain pour Proust, comme l’historien pour les Annales, doit donc résister aux sirènes nationalistes ou idéologiques pour tenter de dégager des constantes sociales et psychologiques. Comme le rappelle l’ouvrage Proust écrivain de la Première Guerre mondiale37, l’Affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale permettent ainsi à Proust de mettre au jour quelques lois de l’histoire, en proposant par exemple l’image du kaléidoscope dont chaque tour, sous l’impulsion d’un événement, reconfigure les groupes sociaux. L’histoire et la littérature deviennent ainsi des sciences de l’homme à part entière puisqu’elles dégagent des lois, mais des lois d’une autre nature que celles que proposaient une histoire providentielle ou un matérialisme historique dénoncés par L. Febvre :
Elles n’essaient pas de fournir un principe d’explication universelle de tous les faits historiques, de doter les historiens de la clef passe-partout qui leur ouvrira toutes les arcanes du passé. Elles se proposent de déterminer l’ordre régulier et normal dans lequel se succèdent les sociétés, les régimes, les croyances, les économies, les manifestations intellectuelles de tout ordre38.
La littérature et l’histoire ne peuvent donc plus assumer une posture providentielle ou nationaliste après la Première Guerre Mondiale. Comme l’écrit P. Nora dans Présent, Nation, Mémoire, l’histoire cesse, au cours des années 1930, de coïncider avec la mémoire de la nation pour se constituer en savoir de la société sur elle-même. C’est la fin de la geste nationale, qui était : « Une histoire sainte, de même nature que le catéchisme religieux qu’elle voulait combattre, une histoire sacrée, celle de la patrie qui méritait le sacrifice de sa vie, un imagier légendaire […]39».Le héros de Combray est encore sensible à cette mémoire nationaliste et syncrétique qui puisait à cet imagier légendaire, souvent moyenâgeux, pour enchanter le temps présent, mais l’évolution du roman semble traduire une forme de désillusion historique. Le héros devance donc bien les historiens de l’École des Annales, qui se convertiront à un regard ethnologique et sociologique en renonçant aux illusions qui avaient traversé le xixe siècle, notamment les trois idoles dénoncées par Simiand, mais aussi le mythe de l’objectivité et la foi en un progrès continu.
Pour conclure, évoquer un « effet Walter Scott » d’À la recherche du temps perdu sur l’École des Annales doit être compris à titre de comparaison. En effet, les Annales ne se réclamèrent pas explicitement de Proust comme l’historiographie romantique de Walter Scott, ou comme P. Nora qui prédit un renouvellement historiographique profond après le succès des Bienveillantes. Mais l’expression de P. Nora a toutefois le mérite de souligner que les renouvellements historiographiques majeurs sont souvent précédés par l’irruption d’un chef d’œuvre dans le champ de la littérature, comme annoncées par une première hirondelle romanesque ou poétique. Une forme de dialogisme, dans la compréhension de l’homme et de la société, nous semble ainsi autoriser un rapprochement entre l’écriture de l’histoire par Proust et par l’École des Annales. Il est vrai que de grands historiens du xixe siècle, comme Michelet, avaient été les précurseurs de ce renouvellement historiographique, mais leur écriture de l’histoire était portée par un souffle nationaliste et un idéal de progrès dont Proust et les Annales semblent avoir fait le deuil.
1 Voir par exemple Louis Maigron dans Le roman historique à l'époque romantique. Essai sur l'influence de Walter Scott, Paris, Honoré Champion, 1912. C'est aussi ce que rappelle Marcel Gauchet dans un article de l’ouvrage Les lieux de mémoire consacré à Augustin Thierry : « L'originalité française restera dans ce parcours fondateur où la science est sortie de la poésie. En 1835 encore, Augustin Thierry salue en Walter Scott, “le plus grand maître qu'il y ait jamais eu en fait de divination historique.” » Marcel Gauchet, « Les Lettres sur l'Histoire de France d'Augustin Thierry. L'alliance austère du patriotisme et de la science », Les lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, vol. 2, p. 257.
2 Au sens où l'utilise Mikhaïl Bakhtine, par exemple dans Esthétique et théorie du roman [1975], Paris, Gallimard, 1978. Voir aussi Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1981.
3 Comme exemples d’ouvrages très récents, on peut citer Philippe Chardin et Nathalie Mauriac Dyer (dir.), Proust écrivain de la Première Guerre mondiale, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2014 ; Sophie Duval et Miren Lacassagne, Proust et les « Moyen Âge », Paris, Éditions Hermann, 2015; et la thèse de Yuji Murakami, L'Affaire Dreyfus dans l'œuvre de Proust, à paraître.
4 Isabelle Serça, « Le passé n'est pas si fugace, il reste sur place », Proust et les « Moyen Âge », op. cit., p. 43-55.
5 François Dosse, L'histoire en miettes [1987], Paris, La découverte, 2010.
6 André Burguière, « Histoire d'une histoire : la naissance des Annales », Annales E.S.C, 34ème année, n° 6, 1979, p. 1347-1359, ici p. 1347.
7 L'Index général de la correspondance de Marcel Proust dirigé par K. Yoshikawa ne propose par exemple aucune entrée ni à Henri Berr, ni à Vidal de la Blache, ni à Lucien Febvre ou Marc Bloch.
8 Pierre Nora, « Histoire et roman : où passent les frontières ? », Paris, Gallimard, Le Débat, 2011/3, n° 165, p. 6-12, ici p. 10.
9 Jonathan Littell, Les Bienveillantes [2006], Paris, Gallimard, folio n° 4685, 2008.
10 Pierre Nora, « Histoire et roman : où passent les frontières ? », op. cit., p. 11.
11 Ibid., p. 12.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Le Dictionnaire de l'Académie française, Paris, J-B Coignard, 1694.
15 Dictionnaire de l'Académie française, Paris, Librairie Hachette, huitième édition, 1935.
16 Durkheim fonde l'Année sociologique en 1898.
17 Voir André Burguière, « L'anthropologie historique », dans La Nouvelle histoire [1978], Jacques Le Goff (dir.), Paris, Éditions Complexes, 1990 : « nous pourrions définir l'anthropologie historique comme une histoire des habitudes : habitudes physiques, gestuelles, alimentaires, affectives, habitudes mentales. » (p. 145). « Le propre de l'anthropologie serait d'étudier les phénomènes à travers lesquels se désignent une société et une culture ; des phénomènes non pas signifiants – pour utiliser le langage du temps – mais signifiés, c'est-à-dire digérés et intériorisés par la société. » (Ibid.)
18 Monod fonde La Revue historique en 1876.
19 Ivan Jablonka évoque ce long divorce dans L'Histoire est une littérature contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
20 F. Dosse, L'histoire en miettes, op. cit., p. 24.
21 Jacques Revel, « Histoire et sciences sociales : les paradigmes des Annales », Annales E.S.C, 11-12/1979, p. 1362.
22 François Simiand, « Méthode historique et Science sociale » [1903], Annales. E.S.C., 15ème année, N. 1, 1960, p. 117.
23 Jacques Le Goff (dir.), La Nouvelle histoire, op. cit., p. 23, 24.
24 François Simiand, « Méthode historique et Science sociale », art. cité, p. 118.
25 Paul Veyne, Comment on écrit l’Histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 26 : « […] on visite, de cette cité, ce qui est encore visible, les traces qui en subsistent ; l’histoire est connaissance mutilée. Un historien ne dit pas ce qu’a été l’Empire romain ou la Résistance française en 1944, mais ce qu’il est encore possible d’en savoir. »
26 Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Éditions du Seuil, 1954, p. 37.
27 Ibid., p. 85.
28 Ibid., p. 103.
29 Ibid., p. 133-134.
30 Jacques Le Goff, « L'historien et l'homme quotidien », L'historien entre l'ethnologue et le futurologue, Jérôme Dumoulin et Dominique Moïsi (dir.), Paris – La Haye, Mouton Éditeur, 1972, p. 241.
31 A. Burguière, « Histoire d'une histoire : la naissance des Annales », art. cité, p. 1355.
32 Jacques Dubois, « Petite sociologie de Combray », dans Swann le centenaire, A. Compagnon et K. Yoshikawa (dir.), Paris, Hermann, 2013, p. 275-289.
33 Fernand Braudel, Écrits sur l'histoire [1969], Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 2013, p. 12.
34 Ibid., p. 13.
35 Ibid., p. 24.
36 Lucien Febvre, « L'Histoire dans le monde en ruines : Leçon d'ouverture du cours d'histoire moderne, à l'Université de Strasbourg », Revue de synthèse historique, t. XXX – 1, n° 88, février 1920 Nouvelle série IV – 1, p. 4.
37 Philippe Chardin et Nathalie Mauriac Dyer (dir.), Proust écrivain de la Première Guerre mondiale, op. cit..
38 Lucien Febvre, « L'Histoire dans le monde en ruines : Leçon d'ouverture du cours d'histoire moderne, à l'Université de Strasbourg », art. cité, p. 9.
39 Pierre Nora, Présent, Nation, Mémoire, Paris, Gallimard, 2011, p. 20.