Sommaire
La présente réflexion se propose de tracer un portrait de Charlus1 qui privilégie la dimension de la parole, sans toutefois négliger son entrelacs avec deux autres types de description : le portrait proprement dit (portrait physique) et l’« éthopée » (ou portrait psychologique2). Ceux-ci apparaissent chacun dans des types de discours différents : alors que le portrait physique se développe dans un type de discours descriptif (du reste assez contenu, dans le cas de Charlus), le portrait psychologique s’argumente et s’explique3, et le portrait oral se présente en grande partie sous forme d’un dialogue et de ses commentaires linguistico-pragmatiques. L’objectif est ici de décrire le faire discursif de Charlus dans la grande syntagmatique du récit, à l’aguet d’une évolution cohérente avec les actions et les descriptions du personnage.
Un tel projet s’inspire – en partie – du concept d’« histoire conversationnelle » lancé par Sanda Golopentja4 dans le champ de la pragmatique et de la poétique romanesque. D’une part j’adopte son principe de rassembler tous les échanges discursifs de la personne choisie (des premiers aux derniers mots prononcés sur la scène du roman), d’en respecter l’ordre diégétique et le caractère séquentiel, d’en interroger les lieux de calcul sémantique, d’estomper les frontières entre chaque échange au profit d’une perspective unifiée. En revanche, l’intérêt concentré sur un seul locuteur, la primauté oratoire que lui accorde le romancier et le piètre sort que du reste le baron réserve d’ordinaire à ses partenaires m’ont encouragée à embrasser ces derniers – pour l’instant – dans une classe indistincte d’interlocuteurs, de sorte qu’apparaîtront ici, envisagées de son seul point de vue, toutes les histoires conversationnelles auxquelles participe le baron, qu’il converse avec le héros, avec ses pairs du faubourg, avec ceux de l’autre rive ... ou de l’autre bord5.
Et puisque Charlus apparaît, à l’œil nu, comme un personnage dont le comportement conversationnel est pour le moins spécial, hors-norme, un peu puis tout à fait « fou », « dingo », « toqué », « piqué », « hystérique », il s’agira de faire apparaître l’originalité de ces conversations, leur combinaison avec le portrait, leur évolution dans le temps, leur effet « boule de neige », leur relation avec la nature particulière du baron. Le conflit intérieur du personnage (cette homosexualité longtemps camouflée derrière le masque du mariage, de l’amitié pure et du donjuanisme) se traduit d’abord, du point de vue langagier, d’une part par l’exaltation d’une virilité exacerbée qui va de pair avec une allure vestimentaire et posturale extrêmement sévère et virile elle aussi, et d’autre part par une farouche dénégation freudienne du discours homosexuel : on n’aime pas les « gigolos ». Il s’agira de voir ce que deviennent ces deux lignes du paraître (affirmer le faux, nier le vrai) dans l’histoire de son comportement et de son discours.
Certes, la plupart des portraits pragmatiques de la Recherche contiennent un principe d’évolution, sur fond de grand particularisme (voir le parler de Françoise ou celui d’Albertine). Mais aucun ne subit une métamorphose aussi radicale que celui du baron de Charlus, qui passe du déchaînement à l’enchaînement, du bavardage impénitent à la pénitence du mutisme, de l’impertinence la plus flagellante à la flagellation consentie, à l’abstinence la plus radicale, au silence.
Écrire l’histoire conversationnelle de Charlus est avant tout une manière d’écrémer ses discours tout au long de la Recherche : sans même passer par de minutieux décomptes (qui viendront plus tard), on se rend à l’évidence que Charlus, personnage important de plusieurs plages du roman, est aussi un de ceux qui parlent le plus, le plus longtemps, et que ses propos sont rapportés, plus souvent que ceux de Swann ou d’Albertine, au discours direct (les raisons en apparaîtront plus loin). La longueur et la durée syntaxiques de son rôle confirment son titre de protagoniste.
Le terme d’histoire suppose avant tout deux choses : un cumul de savoir et une évolution. Dans l’esprit de Sanda Golopentja, parler d’« histoire conversationnelle » invite à considérer un échantillon quelconque d’échange verbal moins dans l’enclos de ses propres frontières que dans l’amont des interactions précédentes. Ces dernières, par leurs points communs et leurs récurrences, permettent de définir un idiolecte, un mode choisi de présupposition, des tendances particulières à l’implicitation, des préférences thématiques, et pourquoi pas, un déjà-dit thésaurisé dans la mémoire de l’interlocuteur : Charlus est celui qui d’ordinaire parle-de-ceci, ou parle-comme-cela… Au cumul de savoir qui vient d’être mentionné peut s’ajouter aussi (selon que le personnage se pose comme statique ou dynamique) une évolution de nature et de qualité dans ses propos : on se souviendra combien le narrateur aime à souligner les progrès du langage d’Albertine, signe d’une intelligence en métamorphose, la coloration « syndicaliste » des ambitions du liftier ou la pollution du parler médiéval de Françoise par l’argot parisien de sa fille. Le mode de parole de Charlus se transforme de façon plus radicale que tout autre : plus tragique même, puisque une dépression et une apoplexie le jettent du plus grand bavardage dans l’aphasie la plus inattendue, la plus pitoyable.
Mais ce qui peut évoluer aussi, c’est la perspicacité du narrateur lui-même, principal réservoir des précédents conversationnels, et qui, dans la Recherche, sert aussi de filtre à toute représentation. Or l’histoire de Charlus est marquée, à la frontière entre son premier et son second « mouvement », d’un événement qui scinde le témoignage du héros en deux compétences d’écoute différentes : la première, naïve et non informée, rend compte des faits, des gestes, des postures et des propos du personnage au premier degré, soulignant l’incapacité dans laquelle se trouve le témoin d’en décoder le sens profond ; la seconde s’ouvre sur Sodome et Gomorrhe I (la scène de l’orchidée et du bourdon), dont la position stratégique rendra le narrateur désormais capable d’« interpréter » Charlus dans les nombreuses conversations mondaines où il s’exécutera. Le contraste entre une première série de tirades (à la fin de Guermantes), incomprise du héros, et toutes celles qui suivent, interprétées « en clé d’orchidée », vise à mettre en lumière ce seuil de « déniaisement sémiotique » qui fait désormais du héros une oreille sensible et un œil averti. La lecture diachronique des dires de Charlus éclaire de la meilleure façon cette accumulation d’un savoir du narrateur (et du lecteur dans sa mouvance) à son propos. Le calcul sémantique qui s’effectue peu à peu sur les dires du baron se définit clairement, non du lieu neutre occupé par quelque linguiste en blouse blanche, mais du lieu engagé et frémissant qu’habite le héros narrateur.
Mais pour être plus fidèle à la totalité du rôle, il faudra remarquer combien cette « histoire » prend l’allure asymptotique d’une escalade suivie d’une chute, car Charlus se donne à voir bien plus tôt qu’il ne se donne à entendre (surtout avec son propre son de voix) : les apparitions silencieuses dans le parc de Swann et sur la digue de Balbec, ou bien les propos transportés en son absence, et métabolisés (narrativisés) dans la bouche d’autres personnages, ses rapporteurs, précèdent de loin ses glorieuses péroraisons dans les salons. Cette entrée d’abord discrètement « figurante » sur les planches pragmatiques du roman, en l’attente des scènes magistrales qui le pousseront sous les feux de la rampe, puis ce retrait blessé et maladif que j’évoquais à l’instant, exécutent comme les trois mouvements d’un concerto.
Charlus n’aurait-il pas goûté cette métaphore musicale, lui qui caresse volontiers cet art en virtuose6, lui emprunte des images expressives7 et des messages implicites8, lui appartient par les nombreux registres et l’ample tessiture de sa propre voix9 ? Apprécier dans la voix de Charlus des effets de musique tantôt vocale, tantôt instrumentale, proposer son « commerce » mondain comme le dialogue inégal entre un brillant solo et un tutti, y percevoir à l’occasion, non seulement une « passation » ornementale ou ponctuante, une « doublure » ou un « soutien » mais aussi, souvent, cette « odeur de poudre et de bataille » qui traîne encore dans l’étymologie du mot italien « concertare », amène Proust à réveiller, sous prétexte de métaphore, les vraies racines du concerto instrumental : s’il est vrai que « la voix accompagnée est la situation concertante primitive », alors comparer un dialogue à un concerto ne fait jamais que voter pour la réversibilité de l’image, pour un retour de balançoire de l’analogie : « tout ce qui définit le concerto (mise en vedette d’un personnage ; jeu de répliques, d’échos, d’imitation, d’alternance avec l’ensemble ; latitude d’improvisation et d’ornementation laissée au soliste), tout cela se trouve déjà présent dans la musique vocale. De plus, les mouvements lents du concerto sont souvent, bien plus nettement que dans les symphonies, sonates ou quatuors, de grandes cantilènes qui se réfèrent au modèle vocal, au phrasé vocal, voire au souffle humain, même quand il s’agit du piano ou du violon »10.
Mais, alors que le concerto (dans ses formes baroque et classique) enclôt d’ordinaire le mouvement lent dans l’embrasse de deux mouvements plus rapides (allegro – andante – allegro), le contraste rythmique d’un mouvement à l’autre s’inverse – s’invertit ! – ici pour une succession que j’aimerais qualifier librement (hors de toute tradition musicale) : d’un andante mezzo voce (où la parole est mise en sourdine), suivi d’un allegro mordace (rapide, exubérant, tourbillonnant, haut en sons et couleurs), puis d’un andante decadente final(où s’effrite une parole maladive).
Le concerto dé-concerté
Andante mezzo voce
L’andante mezzo voce – premier mouvement du concerto de Palamède – va de Swann à la fin de Guermantes (non comprise). Mouvement modéré, de parole différée, racontée plus que rapportée, chez un Charlus en présence mineure, épisodique et surtout peu sonore.
Les principales caractéristiques formelles et thématiques de cette phase du rôle sont les suivantes. Les interventions de Charlus s’insèrent dans un contexte essentiellement familial ou amical, raconté après coup, en analepse : tantôt Oriane, tantôt Robert, tantôt Swann rapportent les propos d’un Mémé éternel absent. Virilité à toute épreuve (chez Robert), tyrannie mondaine (chez Oriane), amitié serviable (chez Swann) ébauchent un portrait de personnage confié à la réverbération sonore. Car la parole de ce Charlus qui attend dans les coulisses nous parvient en écho, transmise en différé par les procédés du discours indirect ou même plus souvent du discours narrativisé. Rapportée au titre de potin mondain, elle s’accorde bien, il faut le dire, avec un portrait physique lui aussi réverbéré, tant Charlus ne se dessine d’abord qu’en réfraction multiple : soit il est croqué pour lui-même dans le regard d’un des siens, soit il sert de parangon pour tel ou tel autre personnage qui, lui, est présent sur scène, soit encore est crédité à son compte un « on-dit » non démenti, telle doxa combraisienne qui par exemple voit en lui un faux baron pique-assiette, amant de la femme de Swann. Charlus est donc « parlé » avant d’être « parlant ».
Le second degré de réfraction que subit son portrait tient à l’ignorance initiale dont pâtit le narrateur ingénu : les évocations de Charlus dans les deux premiers romans (où le narrateur ne sait pas, ne voit pas, ne comprend pas) s’opposent nettement aux portraits des troisième et quatrième (où le narrateur sait et voit) : la scène capitale de Sodome et Gomorrhe I, évoquée plus haut, coupe le portrait de Charlus en deux volets, du point de vue de la réfraction seconde qu’en donne à son tour le narrateur, d’ingénue à lucide, de perplexe à compatissante. L’évolution des présupposés et des implicites vers une lucidité psychologique du Narrateur tient souvent d’une forme d’omniscience, là où elle ne s’exprime pas tardivement par analepse, comme dans cette page de l’extrême fin du Temps retrouvé où, reliant bout à bout la première et la dernière apparition de Charlus devant lui, le narrateur de la Recherche superpose les deux portraits du baron dans un mouvement de stupeur :« L’amant de Mme Swann, selon la chronique de Combray, me regardait derrière cette même haie d’un air dur qui n’avait pas non plus le sens que je lui avais donné alors, et ayant, d’ailleurs, tellement changé depuis que je ne l’avais nullement reconnu à Balbec, dans le monsieur qui regardait une affiche près du casino, et dont il m’arrivait une fois tous les dix ans de me souvenir en me disant : “Mais c’était M. de Charlus, déjà, comme c’est curieux !” » (IV, 549). La mise au point de l’objectif et du micro n’est décidément pas gagnée d’avance11.
La parole différée fait de Charlus un être évoqué dans son absence, qui n’est présent que dans le discours de l’autre : ce côté indirect, oblique, tangentiel de son entrée en scène le pose d’abord en qualité d’interlocuteur absent, déphasé dans le tour de parole, qui parle à contre-temps par rapport à l’écoute du lecteur, tout comme il apparaît en contre-jour dans les tableaux de famille. Quelques exemples suffiront à le montrer, que notre homme soit indexé comme auditeur, comme rapporteur ou comme mouchard.
Charlus auditeur : dans Du côté de chez Swann, l’optique de l’interlocution du discours12, logée dans Swann – qu’on entend parfois parler au discours direct – assimile le rôle muet de Charlus en position de confident discret ; les rares paroles de notre bonhomme sont rendues sur le mode différé du discours indirect, ou mieux du discours narré, couvert par la voix de Swann13. Mais le plus souvent, Swann, lieu d’ancrage de l’optique, rapporte ses propres paroles et se contente, dans l’écho de sa conversation intérieure, de camper Palamède en posture d’écoute : « Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la douceur de pouvoir parler d’elle ouvertement, il lui dit […] » (I, 315).
Charlus rapporteur : Pourtant, des coulisses où il séjourne encore, nous parviennent çà et là quelques miettes d’échanges, quand Charlus se fait rapporteur, par exemple auprès de la princesse des Laumes : « Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé ! Pensez que je ne vous vois plus jamais ! » reproche-t-elle à Swann. Toujours absent, Charlus s’éveille ensuite au discours en qualité d’inquisiteur, car il s’applique à chaperonner Odette à la demande de Swann. Ses rapports (il s’agit bien ici de « rapports », au sens policier du terme), toujours régis au discours indirect ou au discours narrativisé, incluent maintenant à l’occasion une « parole isolée »14 directe (authentique) signalée en tant que telle par l’usage des guillemets, mais désactivée, débranchée (I, 337-348) de son contexte, donc dépragmatisée, isolée de toute logique interactionnelle. Charlus ne converse pas encore avec quelqu’un devant nous, et ces lambeaux de paroles valent plutôt comme autant de traits descriptifs de sa personnalité. Jugeons-en à partir de cet exemple quasi sarrautien, qui fait résonner des bribes de propos désancrées dans le for intérieur de Swann : « “…vous êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime bien” Swann se sentait soulagé. Pour lui à qui il était arrivé, en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine, d’entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple : “J’ai vu hier Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connaissais pas”), phrases qui aussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état solide, s’y durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, n’en bougeaient plus, qu’ils étaient doux au contraire ces mots : “Elle ne connaissait personne, elle n’a parlé à personne”, comme ils circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles, respirables ! » (I, 311).
Charlus mouchard : il est enfin supposé (sans preuve à ce jour) l’auteur d’une lettre qui dénoncerait l’homosexualité d’Odette : suspecte et anonyme, la lettre circule entre témoins, douée d’une invérifiable fidélité, puisque le texte ne nous en sera jamais donné à lire. L’absence de M. de Charlus se traduit encore par un discours narrativisé, réduit à sa « sulfurique » moelle. Le baron ne parle d’abord que des coulisses, la bande-sons n’enregistre pas le timbre de sa voix, mais collectionne les rapports d’autres personnages qui s’en font les porte-paroles. Ces exemples illustrent bien l’obliquité du baron, qui hante les lieux (« mondains, mondains ! ») sans d’abord y comparaître.
2. Allegro mordace (Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière)
Le second mouvement du concerto de Palamède, qui va de la fin du Côté Guermantes, et longe tout Sodome et Gomorrhe jusqu’à La Prisonnière, développe et amplifie aux limites de l’agression sonore une parole protagoniste, envahissante comme un vent de tourmente. La présence majeure de Charlus, au volume dominant, donne le ton aux réceptions mondaines de Paris et de Balbec, où il sera question, successivement, de généalogie, de virtuosité artistique et d’homosexualité. Cette parole au discours direct débute par une agression (« on s’en fiche bien de sa petite grand-mère », sur la digue de Balbec), mais culmine – on s’en doutait – dans les nombreuses réceptions mondaines du Côté Guermantes, de Sodome et Gomorrhe et de La Prisonnière : dans le salon de Mme de Villeparisis, à la soirée de la princesse de Guermantes, et chez les Verdurin à La Raspelière. Elle y gagne par ailleurs en transparence interprétative (pour le lecteur) du fait de la clé de lecture récemment acquise par le narrateur lors de Sodome I, qui lui permet de décoder les comportements gestuels, expressifs, proxémiques et pragmatiques du personnage.
Les interactions de cette tranche de la Recherche sont proportionnellement plus souvent confiées au procédé du discours direct que dans les autres parties. Ce fait est d’autant plus évident pour Charlus, grand causeur de premier plan. On peut attribuer à une telle modulation poétique plusieurs motivations. D’abord le respect d’une tradition esthétique, bien formulée par Flaubert15, qui consiste à réserver aux seuls protagonistes le privilège de la parole directe, alors que les personnages secondaires et les figurants n’ont droit qu’au DI, au DIL ou au DN16 : dans cette perspective, le DD assurerait donc dans Sodome et Gomorrhe la promotion de Charlus au rang de protagoniste17. De plus, le discours rapporté en style direct (avec guillemets) garantit assez l’authenticité du portrait pragmatique, mais aussi sa complexité, sa vivacité, et surtout toute sa dimension interactive, que nous aide à apprécier la réaction de l’interlocuteur. C’est ici qu’intervient, comme troisième motivation, la nature des prises de parole du baron (en particulier l’insolence, la médisance, l’agression) : celle-ci n’apparaît vraiment, et n’atteint son plein rendement pragmatique, que si elle est récitée en direct par le personnage18. D’une part parce que seule une citation littérale peut témoigner d’une authentique agression, d’autre part parce que la transmission en direct de la scène permet de rapporter le plus fidèlement la réaction de l’interlocuteur (qu’elle soit verbale ou non verbale), par quoi il apparaît si l’agression comme acte illocutoire a atteint ou non sa cible. Enfin, il ne faut pas négliger dans ce compte l’efficacité poétique de ce choix formel : laisser Charlus parler directement décharge d’autant la voix du narrateur, qui du coup conserve toute son autonomie de jugement et de commentaire psychologique, pragmatique, métalinguistique… pour enrober les échanges de contours parenthétiques métadiscursifs.
3. Andante decadente (d’Albertine disparue au Temps retrouvé)
Quant au troisième et dernier mouvement, l’andante decadente, il accuse la « sortie » de Charlus à l’avantage d’Albertine. Ce retrait du personnage se marque par plusieurs contrastes. D’un point de vue formel, par le retour fréquent du portrait réfracté dans le miroir du « parallèle », et du couple DI /DN pour rapporter ses interventions. Le premier et le troisième volets du triptyque profilent le baron à l’arrière-plan d’un autre personnage, auquel il sert de repoussoir ou de caisse de résonance : de même que les portraits du prince de Saxe, de Vaugoubert ou de Saint-Loup confient au procédé du parallèle le soin de croquer Charlus dans leur ombre portée (II, 337), de même devine-t-on la voix de ce dernier dans l’écho de celle d’un autre personnage : c’est tantôt Mme de Cambremer qui se rappelle tel mot Swann, formulé « dans ce jargon ambigu qu’il avait en commun avec M. de Charlus » (II, 356), tantôt le duc de Châtellerault qui s’en prend à Bloch « usant d’ailleurs d’un esprit précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus » (II 544), tantôt encore Robert qui « commençait à dire des phrases qu’il croyait grand siècle et par là imitait les manières des Guermantes. Mais un rien indéfinissable faisait qu’elles devenaient du même coup les manières de M. de Charlus » (IV, 276).
Par contre, le volet médian inverse les positions, puisque c’est ici Charlus qui, au premier plan de l’image (et de la bande sons), sert à portraiturer quelqu’un d’autre, ses aïeules, son frère, son neveu, sa belle-soeur : « La voix de M. de Charlus continuait à s’élever, aussi perçante, voix aussi différente de sa voix habituelle que celle d’un avocat qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomène d’amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse analogue à celle qui, dans les dîners qu’elle donnait, montait à un diapason si élevé la voix comme le regard de Mme de Guermantes » (III, 783).
Ce procédé relève d’une loi associative beaucoup plus générale chez Proust, qui consiste à n’apprécier une chose que dans ses relations avec une autre, repêchée loin dans le temps ou dans l’espace. Comme ses portraits, les modes de rapport de la parole de Charlus suivent, en gammes montante puis descendante (DN – DI(L) – DD – DI(L) – DN), l’asymptote déconcertante de son histoire conversationnelle (crescendo – vivace – decrescendo) : on le « ragote » au début, il radote à la fin, et pérore au milieu. D’un point de vue thématique, la déjà très relative variété de ses sujets a en outre cédé le pas à l’obsession homosexuelle (III, 791-92, 799-812). D’un point de vue situationnel, les lieux d’où il s’exprime n’ont plus rien de commun avec l’intimité du premier mouvement ni la haute mondanité du second : la maison de passe de Jupien, un trottoir, un porche d’hôtel le montrent entouré, non plus d’une cour de princes de sang, mais d’une « cour des miracles ». D’un point de vue narratif enfin, sa décadence mondaine et amoureuse, sa santé compromise, ses relations avec les « apaches » rabaissent impitoyablement celui qui avait voulu s’élever, dans une sorte de béatitude à l’envers.
Conclusion
Charlus mérite de Proust un portrait en ronde-bosse, où jouent les trois dimensions. Dans une même séquence ordonnée, se succèdent et se complètent une hypotypose assez succincte, suivie d’une éthopée déjà plus fouillée, puis d’un portrait discursif, dans lequel ni Charlus ni Proust ne tarissent, l’un en aveux incontrôlés, l’autre en commentaires impitoyables. Cadence majeure de la description. Le portrait physique, avant-courrier, héraut d’armes, annonce un « type » en le blasonnant : Charlus « mi-partie très blanc et tout noir » (IV, 339). Il éveille une énigme dont il recèle la clé. L’éthopée qui suit ouvre la voie aux paroles du personnage, dont elle endigue le jaillissement sous forme de « parenthèse » narratoriale investiguant sur l’ultime vérité du personnage. Cette succession répétée permet d’approfondir peu à peu la connaissance du personnage. Le portrait physique (premier de la série) est le plus souvent commenté et nuancé par le second (à charge du narrateur psychologue) et attesté par le troisième (à charge du personnage haut-parleur). Sodome I ne s’ouvre-t-il pas sur cette phrase « Charlus avait l’air d’une femme » pour se clore, par-delà la « conjonction » et sa « conversation » de ce dernier avec Jupien, par cette autre phrase : « C’en était bien une » ? Le doute que l’apparence physique laisse encore planer (« avait l’air de ») est sapé par le témoignage illuminant de l’échange. Il semble donc qu’aux yeux de Proust, les paroles que risque un personnage en disent bien plus long sur son être que le physique le plus détaillé19. D’où la longueur inégale qui est réservée au portrait, à l’avantage net de la parole : les descriptions extérieures de Charlus sont rares et courtes, alors qu’il n’en finit pas de parler.
Portrait, éthopée, discours, grâce au principe d’alternance, se succèdent dans un jeu commun d’illustration, de démonstration, d’attestation. Charlus pose en souverain, impose sa suprématie et clame sa généalogie avec la même conviction. Son profil conversationnel, tracé tout au long d’une histoire conversationnelle cohérente, quoique sujette à évoluer, repose périodiquement sur la production de discours en série, sur la prosodie de la majesté, sur la séquence alternée des trois types de portraits. Ayant vu notre compère perché sur son arbre généalogique, le narrateur, comme le renard de la fable, ne cesse de se demander si le « ramage » de l’homme ressemblera à son « plumage » : et il le « croque » sans rémission au moment même où celui-ci finit par « lâcher » sa « fraisette » (son secret). C’était le soir du concert de Charlie, dont Charlus sortit pour jamais déconcerté.
1 Le présent propos fait partie d’un projet plus vaste, qui est déjà bien engagé, et qui vise à rendre compte du traitement du dialogue dans la Recherche. Le chapitre concernant Charlus comprend, dans mon projet, une « histoire conversationnelle » du parler de Charlus (je définirai bientôt ce qu’il faut entendre par là), une analyse de ses déviances (qui a fait l’objet d’un exposé au séminaire de l’Item le 14 mai 2001), ainsi que des réflexions in fieri sur son usage de la négation, du mensonge, du « jeu » et des salutations.
2 Fontanier définit l’éthopée comme la description morale d’un être animé, réel ou fictif (Les Figures du discours, rééd., Paris, Flammarion, 1968, p. 427).
3 Dans l’esprit d’une typologie des discours développée par Jean-Michel Adam, Textes, types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue, Paris Nathan, 1992.
4 Sanda Golopentja-Eretescu, L’Histoire conversationnelle, Working Paper n° 149, Urbino, Centre International de Sémiotique et de Liguistique, 1985, et « Interaction et histoire conversationnelles », in Cosnier et al., (éds), échanges sur la conversation, Paris, CNRS, 1988, pp. 69-81.
5 Au sens strict que lui confie S. Golopentja, l’« histoire conversationnelle » est une macrostructure pragmatique qui englobe l’interaction singulière en tant qu’elle « consiste en l’ensemble des interactions conversationnelles ayant eu lieu, à un moment donné, entre deux (ou plusieurs) sujets parlants » (art. cité, p. 70).
6 Comme lorsqu’il accompagne Morel au piano.
7 Pour décrire l’« harmonie » du jeune couple formé par Morel et la nièce de Jupien (III, 554), ou, au beau milieu de sa dispute avec le héros abassourdi, pour avouer sa crainte d’un adieu discordant : « Je ne peux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance ; avant le silence éternel, accord de dominante ! » (II, 852 ; c’est moi qui souligne).
8 Cette même crainte – et le goût prémédité de la « scène » dans tous les sens du terme – lui font choisir un morceau musical pour emblème discret de réconciliation : « Et en effet on distinguait les premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale, « La Joie après l’orage », exécutés non loin de nous, au premier étage sans doute, par des musiciens » (II, 850).
9 Voir à ce propos l’article de Jean Rousset, « La voix de Charlus », Poétique, n°108, novembre 1996, pp. 387-393.
10 Dictionnaire de la Musique, Paris, Larousse, 1982, sub voce « concerto ».
11 Le caractère flou et morcelé de cette présentation de personnage remplit le programme que Proust s’est fixé très tôt, montrer la nature insaisissable des autres, la marge d’erreur que chacun commet à vouloir interpréter autrui. Ce projet fait l’objet d’une lettre qui prévient l’idée fausse qu’on peut se faire de Charlus à ne lire que Du côté de chez Swann : « Certaines personnes trouvents que j’ai repris une situation bien banale, en montrant Swann confiant naïvement sa maîtresse à M. de Charlus, qui, croient ces lecteurs, trompe Swann. Or ce n’est pas cela du tout. M. de Charlus est un vieil homosexuel qui remplira presque tout le troisième volume et Swann dont il a été amoureux au collège sait qu’il ne risque rien en lui confiant Odette. Mais j’ai mieux aimé passer pour banal dans ce premier volume que d’y « annoncer » une chose que je suis alors censé ne pas savoir. Quand on aura lu le troisième volume si l’on se reporte au premier, au seul passage où M. de Charlus apparaisse un instant, on verra qu’il me regarde fixement et alors on comprendra pourquoi. Evidemment dans le premier volume cela passe inaperçu. Mais cela me semble plus honnête comme art de faire avec probité des choses qui ne seront pas vues » (lettre à Henri Ghéon, Correspondance, t. XIII, p. 25-26).
12 Définition utilisée par Anthony Newman à propos de la technique du discours pratiquée par Nathalie Sarraute, qui consiste à percevoir les discours d’un personnage à travers la sensibilité d’un autre, celui qui régit l’optique et en qui les « appareils enregistreurs » sont logés (Une poésie des discours, Genève, Droz, 1976).
13 « Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il désirait après qu’il l’aurait conduit jusqu’à la porte de l’hôtel Saint-Euverte » (I, 316-7).
14 Voir G. Lane-Mercier, La Parole romanesque, Ottawa/Paris, Presses Universitaires d’Ottawa/Klincskieck, 1989, pp. 228-238.
15 Cité par Sylvie Durrer, Le Dialogue romanesque. Style et structure, Genève, Droz, 1994.
16 Voir aussi à propos de cette tradition poétique Vivienne Mylne, Le Dialogue dans le roman français de Sorel à Sarraute, Paris, Universitas, 1994, p. 128.
17 Comme l’avait d’ailleurs annoncé Proust dans la lettre citée plus haut, note 11.
18 Voir Sylvie Durrer, selon laquelle l’échange polémique ne peut se dérouler par nature qu’en DD (Le Dialogue romanesque, op. cit., pp. 115-158).
19 Si l’on s’en tient au seul « châssis » de la physionomie, Proust semble prendre en cela ses distances d’avec le crédo physiognomonique d’un Balzac, pour approfondir plutôt la vérité pragmatique des interactions verbales : le personnage proustien ne se donne vraiment à connaître qu’à l’heure où il ouvre la bouche.