Sommaire
L’incipit d’un roman est un lieu stratégique primordial1 – lieu où s’ouvre l’univers diégétique, où se marquent les codes d’écriture et le pacte de lecture. C’est le lieu d’une prise de position à l’égard des modèles possibles, d’un dialogue intertextuel avec d’autres débuts de romans avec lesquels et contre lesquels s’écrit le nouvel incipit.
L’incipit ne se réduit pas toujours à la première phrase, il peut s’étendre à une séquence textuelle plus longue2. Mais dans Bouvard et Pécuchet, la première phrase, comme une série d’autres incipits flaubertiens avec lesquels elle fait système, est détachée par le blanc de l’alinéa3. Elle forme une unité sémantique et rythmique, bouclée sur elle‑même, délimitée par la pause après le point et l’alinéa. Elle marque aussi le premier temps de l’ouverture du roman, qui se prolonge avec la description du paysage et la rencontre de Bouvard et de Pécuchet.
Barthes disait que la phrase pour Flaubert était une unité de travail et de vie. La première phrase de Bouvard n’est pas génétiquement première, mais sa mise au point laborieuse enclenche la rédaction du roman. Sur ce travail, la correspondance de Flaubert offre un témoignage précis. Flaubert annonce à son neveu le 1er août 1874 qu’il a trouvé la première phrase de son roman4, et qu’il l’envoie comme promis à Caroline :
« Hier soir, j’ai rangé toutes mes “ petites ” affaires, ce matin j’ai rangé mes plumes, et tout à l’heure, à 4 heures, après tout un après‑midi de torture, j’ai enfin trouvé la première phrase de B. et P., que j’envoie à Caro, selon ma promesse » (À Ernest Commanville, 1er août 1874).
Mais cette phrase, énigmatique, n’est pas la bonne ou la « vraie », qui figure dans une lettre à Caroline écrite cinq jours plus tard :
« C’est pour t’obéir, mon loulou, que je t’ai envoyé la première phrase de Bouvard et Pécuchet. Mais comme tu la qualifies, ou plutôt décores du nom de reliques et qu’il ne faut point adorer les fausses, sache que tu ne possèdes pas la vraie phrase. La voici : “Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.” Maintenant, tu ne sauras rien de plus, d’ici à longtemps. Je patauge, je rature, je me désespère. J’en ai eu hier au soir un violent mal d’estomac. Mais ça ira, il faut que ça aille. N’importe ! les difficultés de ce livre‑là sont effroyables. »
L’incipit que nous connaissons est donc trouvé dans les premiers jours d’août, entre le 2 et le 6 août 1874, après un travail dont les brouillons portent la trace. S’il est problématique de reconstituer l’état de la phrase envoyé pour la première fois à Caroline, il est possible et intéressant de suivre le parcours d’une genèse qui transforme les modèles reçus, à travers les scénarios, les brouillons, jusqu’au manuscrit autographe.
Le dossier dont on dispose comprend de fait trois strates rédactionnelles, de statut génétique différent. La première strate est composée de quatre scénarios d’ensemble de Bouvard et Pécuchet où figure une phrase initiale rédigée à l’imparfait, contrastant avec la rédaction scénarique nominale.
La seconde strate est constituée d’un seul feuillet. Il s’agit d’un scénario détaillé du début du roman où s’inscrit un essai de rédaction de la première phrase. Enfin, la troisième strate correspond aux essais rédactionnels dont le travail stylistique aboutit à l’actuelle première phrase du roman, des brouillons, à la mise au net et au manuscrit autographe.
Les scénarios d’ensemble : « Ils s’appelaient… »
La première strate correspond aux scénarios d’ensemble, qui comprennent le premier chapitre. Ils se composent du premier scénario connu du roman, celui du Carnet 19, daté de 1863, et de trois scénarios dits « de Rouen »5, repris ou rédigés au moment de la préparation de Bouvard et Pécuchet.
Scénario du Carnet 19, f° 41 (1863, premier scénario connu)6
Premier scénario de Rouen, ms gg 10, f° 2 (1863 ? revu en 1872)7
Troisième scénario de Rouen, ms gg 10, f° 33 (entre le 1er juillet 1872 et le 1er août 1874)9
Quatrième scénario de Rouen, ms gg 10, f° 6 (même datation)10
Du premier scénario de 1863 – écrit au moment où Flaubert hésite entre deux projets, celui de L’Éducation sentimentale et celui de Bouvard et Pécuchet – aux trois autres scénarios de Rouen, ce qui ne varie pas c’est le schème duel des deux noms de personnage thématisés dans une phrase rédigée à l’imparfait. Ce qui revient d’une version à l’autre c’est bien le schème duel dans un cadre syllabique d’abord à deux temps égaux (– – – & – – –), puis jouant en cadence majeure sur le deux et le trois (– – & – – –), avec les variations du « b » dans les deux noms, jusqu’à la complémentaire « b »/ »p » et les finales en balancement : « – ard » / « – chet ». Cette dualité est un noyau fondamental du roman, matrice onomastique et phonétique, thématique et narrative, qui inscrit la désignation première des personnages au début des scénarios. À ce stade, le roman commence par répondre à la question « qui? », commençant par le nom des personnages principaux et par leur portrait.
Ce qui varie sur les premiers scénarios, c’est d’abord le nom de ces personnages11 : Dumolard (puis Dubolard) & Pécuchet, Dubolard et Bécuchet, Bolard et Manichet, puis Bouvard et Pécuchet, trouvé sur le premier scénario de Rouen, au moment de sa relecture en 187212. Parallèlement, c’est aussi le titre de l’œuvre qui se transforme : « Histoire de Deux Cloportes. Les deux commis » (Carnet 19), devient « Bolard et Manichet » puis « Histoire des deux bonshommes Bouvard et Pécuchet » sur le premier scénario de Rouen, inscrivant pour titre le nom des personnages éponymes. Enfin, le même scénario modifie l’ordre des informations prévues à la suite de la première phrase : une grande accolade fait passer la rencontre des deux bonshommes avant leur portrait. Autre petit détail : dans ce scénario, ils ont un métier différent («L’un employé à la douane. L’autre dans une maison de roulage »), ce qui, comme on le sait, va changer.
Le troisième scénario de Rouen (le premier chapitre ne figure pas dans le second scénario de Rouen) ajoute deux précisions fondamentales, la simultanéité de la rencontre et l’association essentielle du dimanche d’été, de la chaleur et de la solitude : « < ils s’avancent l’un vers l’autre en même temps p. se reposer sur le même banc. se sourient & s’asseoient > <– un dimanche d’été – chaleur . solitude>».
Enfin, le quatrième scénario, après la première phrase, met au premier plan et souligne le lieu de la rencontre, boulevard Bourdon, et l’associe à l’atmosphère d’un dimanche d’été et à la chaleur accablante – qui motivent l’effet de solitude et de désœuvrement :
« Leur rencontre a lieu sur le bd Bourdon un dimanche d’été. chaleur accablante . ils s’avancent en même temps p. se reposer sur le même banc . sourient & s’asseoient. »
Tous les éléments d’invention du nouvel incipit sont présents, dans le désordre. La disposition définitive du début se lit dans le résumé rétrospectif de 1880 (ms gg 10, f° 63)13, qui nomme en premier le lieu, avant la rencontre :
« I Le boulevard Bourdon. Leur rencontre. Ont le même métier. Se plaisent tout de suite. […] »14.
Un scénario‑brouillon détaillé de la rencontre (ms g 2251, f° 1)
« Rencontre » est précisément le titre d’un scénario détaillé du début de Bouvard et Pécuchet, qui figure parmi les brouillons du roman. Il commence par des points de suspension, qui semblent indiquer que l’incipit est encore à trouver. Il met en place les éléments d’un dialogue entre les personnages, dans une rédaction à mi-chemin du scénarique et du brouillon, qui fait appel à du discours direct, à du résumé d’auteur, parfois indistinct d’une rédaction à l’indirect libre :
On reconnaît des thèmes de la conversation de Bouvard et Pécuchet dans le dernier état du roman, en particulier la discussion sur la campagne et la chaleur. Ajoutée sur les troisième et quatrième scénarios de Rouen, la chaleur est bien le thème principal de ce début de roman, qui aurait pu commencer directement par ce dialogue de lieux communs sur l’atmosphère étouffante15. Mais dans la marge supérieure gauche de sa feuille, Flaubert rédige un début étonnamment romanesque, de type ponctuel, qui fait penser à Balzac16 :
On peut remarquer que Flaubert détache par un alinéa sa phrase d’ouverture, qui apparaît bien comme l’attaque du roman travaillée comme une unité singulière. Notons que dans cette version de l’incipit, la chaleur est bien présente. Elle est thématisée dans la conversation, elle est impliquée dans la notation du « dimanche d’été » qui va faire retour, nous allons le voir, mais la température ne figure pas dans l’essai d’incipit. En revanche, apparaît une indication temporelle indéfinie (« Par un dimanche d’été ») puis une indication de lieu, « boulevard Bourdon, à Paris ». qui, dans la version définitive de l’incipit, laissera implicite la référence à Paris : le boulevard Bourdon imposera d’autant mieux sa redondance sonore et sa notoriété présupposée du lecteur. Dans la phrase travaillée en marge du scénario partiel, ce qui est posé comme l’information principale de la phrase (son rhème), ce n’est cependant ni le temps ni le lieu mais la rencontre des personnages. À ce stade de la genèse, le roman pouvait commencer par le topos romanesque de la rencontre17, évoqué de façon parodique au début de Jacques le Fataliste : « Comment s’étaient‑ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient‑ils ? Que vous importe ? D’où venaient‑ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient‑ils ? Est‑ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient‑ils ? Le maître ne disait rien ; Et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici‑bas était écrit là-haut ». C’est bien le hasard (ou la faveur de la météorologie) qui fera se rencontrer Bouvard et Pécuchet au même instant sur le même banc.
Le topos se redouble avec celui du« coup de foudre »18, marqué par la simultanéité des regards dont il est dit, étrangement, qu’ils « se heurtèrent » (comme une version abrupte de l’expression « Leurs yeux se rencontrèrent19 », dans L’Éducation sentimentale, à propos de Frédéric et Mme Arnoux). Le scénario détaillé comprend toutefois un petit détail dissymétrique : Bouvard occupe déjà le banc du boulevard Bourdon, alors que dans le troisième et le quatrième scénarios et dans la version définitive les personnages s’asseyent au même moment, sur le même banc20.
Ce feuillet scénarique est apparemment sans suite. En revanche, dans le volume où il figure, se trouvent des brouillons contenant une nouvelle série d’essais d’une première phrase, qui correspond à l’incipit que nous connaissons.
Six états de l’incipit
Les dossiers de Rouen comprennent six états de l’incipit, quatre brouillons, une mise au net corrigée et la version du manuscrit autographe.
Brouillon 1,ms g 2251,f° 4 v°
Brouillon 2, ms ms g 2251,f° 3 v°
Brouillon 4, ms g 2251, f° 7 v°
Mise au net corrigée, ms g 2251, f°135 v° (numéroté 1 par Flaubert)
Manuscrit autographe, ms g 224,f° 1
Une causalité parodique
Rappelons le texte du brouillon 1:
Ce premier brouillon substitue à l’incipit événementiel de la rencontre une ouverture météorologique, à la causalité parodique21. Flaubert commence par écrire « Il faisait une chaleur de trente‑trois degrés », puis explicite la motivation du dimanche (« –& comme c’était un dimanche en plein après-midi »). Ensuite, il revient sur son début et il fait porter la causalité sur la température (le « comme » en début de phrase est ajouté, rayé et repris, alors que la motivation du dimanche est barrée). L’attaque de la phrase est formée et la précision numérique paraît trouvée d’emblée – celle d’une forte chaleur du mois d’août à Paris.
En revanche, dans la rédaction de sa phrase, Flaubert hésite sur le choix de l’adverbe. Il raye ce qui est, vraisemblablement, le début de « complètement » et lui substitue « absolument ». « Absolument » est sans doute préféré pour des raisons rythmiques et prosodiques (au sens de la reprise de phonèmes vocaliques ou consonantiques). Le mot comprend quatre syllabes prononcées (et non trois dans la diction de prose pour « complètement »), et reprend des phonèmes de la phrase (a, b, o, l, m)22. D’autre part, dans « absolument », on trouve « absolu » (« d’une manière absolue »), qui désigne étymologiquement ce qui est détaché23. L’interprétation de l’adverbe, au sens d’un détachement de toutes choses, renforce le sémantisme du vide. Cette seconde partie de la phrase ne changera plus.
Le texte du brouillon continue par la description très travaillée du paysage avec en marge : « qqchose de métallique et d’endormi » et en fin de description, avant l’apparition des deux bonshommes, cette note scénarique importante : « le soleil … – la lumière . – silence. effet moral », qui porte sur l’ensemble de la description topographique.
Le dimanche
Après le brouillon 1, le brouillon 2 marque un travail stylistique important. Alors que la deuxième partie de la phrase est désormais stable, la première partie est fortement travaillée, comme on le voit sur la transcription :
En marge, Flaubert essaie et rature :
C’est d’abord la question du dimanche, qui fait retour de diverses manières, avant d’être supprimée de la phrase. Flaubert avait essayé d’évoquer le dimanche sur le brouillon 1 :
Sur le brouillon 2, il réessaie une subordonnée de cause, qui met sur le même plan la motivation de la chaleur et celle du dimanche en commençant par l’une puis par l’autre : « comme il faisait une chaleur… & que ce jour‑là », « comme ce jour-là était un dimanche et qu’il », « et comme c’était un dimanche au milieu de l’après-midi »24. Le plein après‑midi ou le milieu de l’après‑midi apporte un degré supplémentaire de motivation, comme un motif hyperbolique de vacuité s’ajoutant à l’excessive chaleur. Le tout est cependant raturé.
Toujours sur le brouillon 2, Flaubert travaille une autre solution. Il déplace l’argument du dimanche en tête du second paragraphe en le reliant à ce qui précède par l’adverbe « d’ailleurs » :
« D’ailleurs » possède une spécificité argumentative, mise en valeur par O. Ducrot. À un premier argument P ( ici la chaleur) conduisant vers une conclusion r (la solitude du boulevard Bourdon) « d’ailleurs » ajoute, « dans un second mouvement discursif , […] un argument Q, allant dans le même sens que P »25 . Relevant d’un second mouvement énonciatif, il est présenté comme non nécessaire à l’argumentation. Ceci ne signifie pas que l’information introduite par « d’ailleurs » soit secondaire ou accessoire. C’est, c’est son emploi dans l’argumentation qui apparaît non nécessaire. Ducrot y voit une forme de « prétérition argumentative »26, qui permet toutes sortes de manœuvres énonciatives. Elle évite notamment au locuteur de se justifier à propos de cet argument Q, et elle peut renforcer la valeur argumentative de P. Il me semble que c’est l’effet recherché par Flaubert dans l’essai de formulation avec « d’ailleurs », qui introduit une motivation vraisemblable de façon implicite. « D’ailleurs » renforce l’argument de la chaleur, tout en annonçant un second argument qui n’a pas besoin de justification, qui se fonde sur un second lieu commun : un dimanche après‑midi de plein été, il n’y a personne dans les rues. Mais cette formulation est de nouveau rayée.
La motivation du dimanche, éliminée de la première phrase et de son enchaînement avec le second paragraphe, conclut la description du paysage : « et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été » (version définitive). La nouvelle formulation permet d’intégrer à la description « l’effet moral » recherché sur le brouillon 1. Elle associe au dimanche et aux jours d’été des qualités préconstruites (le désœuvrement et la tristesse), en les présentant comme une partie de l’expérience commune, en faisant appel à la remémoration fictive du lecteur. D’autre part, avec l’effacement du dimanche, la première phrase gagne un dessin rythmique binaire, et une simplicité d’énonciation qui convient bien à la reprise d’une idée reçue. Le « comme » d’attaque de la phrase est mis en valeur comme la condensation de la causalité pure. On retrouve ce « comme » par deux fois (dont une fois rayé) dans la marge de la mise au net.
Trente-trois degrés
Un autre point extrêmement travaillé dans les brouillons jusqu’à la mise au net est le chiffre de la température, qui semblait pourtant trouvé d’emblée.
L’hésitation se manifeste sur la version du brouillon 2 par les crochets carrés qui indiquent une première mise en suspens avant la rature, l’ajout raturé, puis l’addition finalement maintenue de « trois ». La version suivante du brouillon 3 rature puis reprend le « trois », rayé sur le brouillon 4 et rétabli sur la mise au net.
Le trois renforce assurément la causalité parodique, en ajoutant une précision hyperbolique. Trente‑trois, comme le souligne Bernard Magné27, c’est deux fois le chiffre trois, qui introduit ainsi l’isotopie de la binarité, reprise par le « boulevard Bourdon ».
Mais ce sont aussi certainement des raisons prosodiques et rythmiques qui ont joué dans le maintien du trois28. « Trente-trois » est particulièrement sonore29 et il forme avec « degrés » un groupe contre‑accentuel de deux fois deux syllabes accentuées comme le groupe contre‑accentuel suivant : « boul(e)vard Bourdon ». Cette suraccentuation, qui se généralise dans la seconde partie de la phrase, insiste sur la vocalité de la phrase, sur la présence d’une voix, et met en relation des zones d’intensité sémantique. Le groupe, placé à la fin de la protase, a pour écho la clausule suraccentuée de la phrase : « absolument désert »30 et la phrase entière constitue un groupe binaire en cadence majeure 12 / 14, avec des chaînes prosodiques en écho : finales suspensives de« chaleur » et « désert », relayées par « trente-trois degrés », « trouvait »et les variations vocaliques sur chaleur, degrés, désert (avec le chiasme vocalique e/é é/er). Mais elle n’est pas isolée. Sa clausule enchaîne sur le contre‑accent qui ouvre sur le second paragraphe (« Plus bas »), établissant une tension entre la rupture de l’alinéa et la continuité rythmique‑prosodique.
À cela s’ajoute la constitution de séries consonantiques et vocaliques dans toute la phrase, qui se disséminent dans les paragraphes suivants. Jean‑Pierre Richard a commenté admirablement « l’espace superlatif d’un rien » qui s’ouvre dans cette première phrase, insistant sur « vacuité écrite en fin de phrase, comme pour en indexer formellement, après le long et lourd adverbe, l’aspect définitif, la chute sans remède »31. Et il souligne lui aussi la présence de la forme duelle, qui prolonge la structure binaire du titre («le boulevard Bourdon » appelle d’ailleurs le nom de « Bouvard »32), et dont on a vu qu’elle constitue un noyau primitif du roman : « Cela peut se lire figuralement (trente‑trois redouble le chiffre 3) mais s’entendre aussi, à travers certaines répétitions à l’initiale (Boulevard Bourdon, trente‑trois), ou certaines assonances terminales à valeur de rime (degrés, désert). Sans compter, hors de ce système du deux, une propagation générale des vibrantes (trente‑trois, degrés, boulevard, Bourdon, se trouvait, désert33) qui permet d’écouter toute cette première phrase comme une expansion littérale du mot chaleur. Si bien qu’à un signifié d’une sécheresse caricaturale, la simple indication d’un thermomètre, correspond une littéralité porteuse déjà d’intensité, peut-être de passion, ou de fertilité»34. Jean‑Pierre Richard interprète la répétition du deux (reprise dans le couple de Bouvard et Pécuchet) comme la préservation d’un espace protégé contre l’instinct de mort, « cette grande loi suggérée du recommencement entropique et désastreux » qui se propage à travers les échecs du roman35.
La ponctuation
La première phrase est donc acquise sur la mise au net. « Trente‑trois degrés » s’est définitivement imposé. On peut rêver sur la version envoyée à Caroline. Figure‑t‑elle parmi les états dont nous disposons ? Est-ce la version du brouillon 4 où figure « trente degrés » ? Ce n’est pas vraiment une question génétique, mais cela ne peut qu’aviver notre imagination. Toujours est‑il qu’un petit détail distingue la mise au net du manuscrit autographe : c’est l’absence de toute ponctuation dans la phrase. Le manuscrit autographe rétablit la virgule (qui figure sur d’autres versions antérieures) comme la matérialisation graphique d’une pause entre les deux parties de la phrase, comme le soulignement aussi d’un mouvement argumentatif imparable, séparant la cause et la conséquence. Ceci, comme le travail des « trente‑trois degrés », montre une fois de plus que le travail d’écriture n’est pas une progression linéaire.
Quel est donc l’intérêt, en conclusion, de l’approche génétique de cet incipit ?
D’abord, la lecture des scénarios d’ensemble du roman dévoile l’importance de la première phrase, qui n’est pas génétiquement première comme chez Aragon, mais qui ouvre les scénarios du premier chapitre. Cette phrase à l’imparfait, en contraste avec la rédaction scénarique nominale ou au présent, est un déclencheur imaginaire de l’invention.
En second lieu, les scénarios confirment ce que le texte publié nous apprend : l’importance du schème duel des noms et des personnages qui apparaît comme un élément matriciel du roman, thématisé dans la première phrase des scénarios.
Ensuite, la variation des trois formes d’incipit que nous avons découvertes inscrit trois modèles d’ouverture qui sont des possibles avec lesquels travaille le texte flaubertien. Un renversement s’effectue par rapport aux scénarios premiers : ce qui est posé d’abord ce ne sont pas les personnages éponymes du roman, ni leur rencontre, mais la chaleur et la solitude du boulevard Bourdon, et, implicitement, la dualité. Le texte crée une attente par l’énonciation du vide, qui appelle l’événement d’une rencontre, imprégnée de l’atmosphère de l’ouverture. L’approche génétique explicite ainsi les virtualités du texte en train de s’écrire. Elle souligne le dialogue intertextuel qui s’établit entre le seuil du roman et les modèles possibles d’incipit, un dialogue avec le roman antérieur : celui de Balzac, de Stendhal, mais aussi les incipits flaubertiens avec lesquels il est en relation mémorielle. L’étude génétique de l’incipit appelle ainsi une approche poéticienne, qui se pose la question du « comment », mais elle ne peut éviter l’interprétation sociocritique qui se pose la question du « pour qui » et du « pour quoi »36, des modèles de lecture proposés, du savoir implicite du lecteur qui est associé à la lecture de l’incipit. L’inscription de la causalité parodique en attaque du roman pose d’entrée le jeu du roman avec les idées reçues, elle indique un horizon de lecture qui joue avec le modèle du roman réaliste et le démonte. Elle inscrit d’emblée la réénonciation des lieux communs comme un des modèles d’engendrement de Bouvard et Pécuchet.
Le travail génétique de cette première phrase fait en outre apparaître le rôle du détail dans l’écriture flaubertienne. L’hésitation sur le chiffre « trente-trois », a priori une simple variante stylistique, répond à des raisons complexes parmi lesquelles figurent l’importance du rythme chez Flaubert, mais aussi, comme emblèmes du roman, le thème de la dualité et la satire du discours des sciences. L’élaboration du détail fait système avec celui du texte en mouvance, et l’on a vu que le travail génétique de la première phrase est fortement lié à la production du texte qui la suit. La motivation du dimanche, déplacée d’une phrase où elle n’arrivait pas à s’intégrer, vient en conclusion de « l’effet moral » cherché dans l’ouverture.
La lecture génétique de cette première phrase permet enfin de saisir dans le travail de la prose l’importance de la vocalité et du rythme et la façon dont rythme et sémantique vont ensemble. La genèse de cet incipit confirme bien la définition flaubertienne de la prose comme nouveau système de combinaisons prosodiques et rythmiques, la phrase étant l’unité minimale, mais bien évidemment non isolable, du travail de la signifiance.
1 Voir Pierre‑Marc de Biasi, « Les points stratégiques du texte », dans Le Grand atlas des littératures, Encyclopaedia Univerxalis, 1990. Je dois à Pierre‑Marc de Biasi l’idée de cette étude.
2 Sur la question des incipit, on pourra consulter l’ouvrage récent d‘Andrea Del Lungo, Gli inizi difficili. Per une poetica dell’incipit romanzesco, Padoue, Unipress, 1997, qui contient une bibliographie commentée des nombreux travaux sur le sujet et du même auteur « Pour une poétique de l’incipit », Poétique, n° 94, avril 1993. Pour une approche génétique des incipit voir Genèses du roman contemporain. Incipit et entrée en écriture. Textes réunis par Bernhild Boie et Daniel Ferrer, CNRS Éditions, 1993.
3 La première phrase de Salammbô; qui évoque un ailleurs; également, celle de L’Éducation sentimentale, et de deux des Trois contes : Un Cœur simple et Saint‑Julien.
4 Flaubert écrit à Zola le 2 août : « Hier au soir, j’ai enfin commencé mes bons‑hommes ».
5 Les scénarios de Bouvard et Pécuchet sont conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen et ont été transcrits au début de l’édition du roman par Alberto Cento (Nizet, 1964).
6 Folio transcrit dans les Carnets de travail, édition critique et génétique par Pierre‑Marc de Biasi, Balland, 1988, p. 297.
Dans la transcription, les soufflets (<…>) encadrent les ajouts.
7 Datation d’Alberto Cento, dans l’introduction à son édition de Bouvard et Pécuchet. Le scénario est transcrit p. 3.
8 Suit un portrait de Bouvard et de Pécuchet, repris ensuite dans chaque scénario après l’indication de la rencontre.
9 Datation de Cento, éd. Cento, p. 19.
10 Éd. Cento, p. 35.
11 Sur les noms des personnages, voir les analyses d’Yvan Leclerc dans La Spirale et le monument, SEDES, 1988.
12 Sur le f° 29 du Carnet 19, figure le nom de « Bouvard et Pécuchet ». Pierre‑Marc de Biasi pense que Flaubert a dû utiliser plus tard un feuillet laissé blanc du Carnet 19,et que la notation est contemporaine de la rédaction de Bouvard et Pécuchet.
13 Éd. Cento,p. 118.
14 À côté des scénarios d’ensemble, l’édition Cento publie des plans et scénarios partiels figurant dans les dossiers de Bouvard et Pécuchet qui résument le début du premier chapitre par « rencontre » : « rencontre » (ms gg 10, f° 38) et :
« I
1. rencontre sur le banc du bd Bourdon […]» (ms gg 10, f° 45).
15 On entend en écho les articles « Chaleur » et « Temps » du Dictionnaire des idées reçues. Voir à ce sujet, et sur l’incipit de Bouvard et Pécuchet, l’article de Bernard Magné ,« Boulevard écrit », Revue romane, XVII/2, 1982. Sur ce début, et sur la présence atmosphérique dans Bouvard et Pécuchet et certaines œuvres du XIXe siècle, voir Claude Mouchard, « le temps qu’il fait », dans Un grand désert d’hommes, 1851‑1885. Les équivoques de la modernité, Hatier, 1991. Le scénario contient aussi en marge cette note de régie : « éviter autant que possible le dialogue dans ce chapitre il y en aura assez dans tout le livre. »
16 Andrea Del Lungo commente ce modèle d’ouverture ponctuelle, que Balzac partage avec d’autres romanciers, comme Stendhal.
17 Sur les topoi des débuts de roman, voir Claude Duchet, « Idéologie de la mise en texte », La Pensée, n° 215, 1980.
18 L’expression est dans la version publiée du premier chapitre, éd. Gothot‑Mersch, « Folio », Gallimard, 1979, p. 59.
19 La phrase figure dans le premier chapitre de L’Éducation sentimentale,
20 De ce point de vue, il est difficile de situer chronologiquement ce scénario‑brouillon par rapport aux troisième et quatrième scénarios d’ensemble du roman. Il reprend la rencontre sur un banc du boulevard Bourdon, et développe le dialogue sur la chaleur mais il essaye ce nouveau début, où la simultanéité porte sur les regards, non sur les gestes des deux personnages.
21 Le début de L’Homme sans qualités amplifiera ce modèle.
22 Dans le même ordre de préoccupations, Flaubert souligne aussi l’assonance de « Bourdon » et de « trouvait », qu’il maintiendra.
23 C’est aussi le sens possible de l’expression employée par Flaubert qui définit le style comme « une manière absolue de voir les choses », déliée des contraintes du référent, et, selon le commentaire de Jacques Rancière, comme ce qui est « délié des modes de liaison propres aux caractères et aux actions qui définissaient les genres de la représentation et commandaient les « styles » appropriés » (La Parole muette, Hachette, 1998, p. 107).
24 Le brouillon 1 donne comme autre version « en plein après-midi »
25 Oswald Ducrot et al., Les Mots du discours, Éd. de Minuit, 1980, p. 195;
26 Ibid., p. 222.
27 Art. cité
28 Le « comme » est lui-même souligné par l’attaque consonantique à l’initiale du groupe rythmique Voir Henri Meschonnic et Gérard Dessons,Traité du rythme, Dunod, 1998, « Noter le rythme ».
29 Cela a été aussi de ce point de vue le chiffre de l’auscultation médicale.
30 Ce groupe contre‑accentuel est fondé sur les reprises consonantiques et l’accent rythmique de fin de groupe.
31 Jean‑Pierre Richard, « Paysages de Bouvard et Pécuchet », dans Gustave Flaubert 1, Minard, 1984, p. 21 (publié dans Microlectures II. Pages paysages. Éd. du Seuil, 1984).
32 Voir à ce sujet les remarques de Bernard Magné, art. cité.
33 En plus de l’isotopie duelle, qui se prolonge dans le second paragraphe, et prépare « Deux hommes parurent », Bernard Magné voit dans ce début de roman l’inscription d’une isotopie de l’écriture avec l’« eau couleur d’encre », le mot « ligne ». Il lit ainsi dans « désert » « des r ».
34 Jean‑Pierre Richard, art. cité.
35 Ibid.
36 Sur la relation entre genèse et sociocritique voir la présentation de Claude Duchet à Genèse des fins, éd. Claude Duchet et Isabelle Tournier, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, et Claude Duchet, « Sociocritique et génétique », entretien avec Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs, Genesis, n° 6, 1994.