Sommaire
Nota bene : Les présentes réflexions s’appuient sur une recherche entreprise à Moscou à partir de 1989 (voir bibliographie), ayant permis de répertorier quelque deux cents journaux personnels tenus par des citoyens soviétiques « ordinaires » au cours de cette période délimitée par les Grands Procès (1936-1938). Depuis, d’autres Journaux ont été inventoriés par Natalia Korenevskaïa, responsable, à l’Institut indépendant des problèmes sociaux et de nationalités (Moscou), d’un projet de recherche — « Le XXe siècle russe à la première personne. Au jour le jour… » — couvrant cette fois l’ensemblede la période soviétique. Outre la constitution d’une banque de données sur les journaux personnels et la publication d’un certain nombre d’entre eux dans la collection « La Russie du XXe siècle sous la plume de ses diaristes », le projet se propose, entre autres, de mener une réflexion sur la polysémie des temps mis en œuvre dans le Journal, compris comme expérience, et, partant, sur les temporalités concurrentes qui ont été à l’œuvre dans l’expérience soviétique, et que les Journaux révèlent.
«Intimité » — ou plutôt for intérieur : si preuve était faite de l’existence manifeste d’un « Moi autonome » en une période (1936-1938) perçue par la vulgate comme moment paroxystique du totalitarisme, cela n’en finirait pas de déconstruire des présupposés. Comment, en effet, rêver côtoiement plus iconoclaste ?
Preuve en serait faite avec la déclassification des archives soviétiques : celle-ci a mis à découvert un nombre incalculable de journaux « intimes », témoignant qu’il s’agissait là d’une pratique massive au point que l’on soit en droit de parler d’une véritable « culture graphique »1. Ces Journaux seraient donc là comme autant de traces écrites d’une intériorité préservée en dépit, et au dépit, d’un Etat/Parti rêvant d’une transparence des âmes, d’une abolition totale de la séparation entre sphères privée et publique.
Les schémas interprétatifs traditionnels ont tant habitué à cette opposition irréductible, à l’impossible coexistence des deux phénomènes, que la découverte de cette culture graphique pose problème. A commencer par celui-ci : si, auparavant, il était possible de statuer qu’après 1917 « le ‘journal’, en tant que genre intimiste, disparaît. Ni la Révolution, ni la terreur n’y sont favorables. [...] L’homme nouveau n’a plus d’intériorité. Le journal intime? il ne comprend même pas ce que cela veut dire... »2, doit-on, dès lors, assimiler l’acte même de tenir un Journal à un acte de résistance au pouvoir? Et, au vu de l’étendue de la pratique, conforter de la sorte une nouvelle vulgate qui, pour approcher le phénomène soviétique, privilégie désormais le contre-Ordre, le désordre, la désobéissance et non plus l’Ordre, l’omnipotence d’un Etat/Parti à l’assaut (victorieux) de l’individu et de son for intérieur, de son secret?
Mais avant de voir comment cette découverte de « l’intime » bouleverse le territoire d’une soviétologie traditionnelle, sans doute faut-il évoquer ce contexte, contraignant s’il en est, de terreur. Les études récentes portant sur cette période pourraient, grossièrement, être regroupées ici en fonction de l’échelle d’observation adoptée. Chiffrer la violence, comptabiliser les victimes (démarche souvent accompagnée d’une problématique comparatiste — explicite ou non — avec le nazisme) a été, dans une version médiatique tout au moins, l’objet d’une approche panoramique où l’on ne trouve guère trace non seulement de l’idée d’interactions sociales mais même de social tout court. Aussi cette approche a-t-elle prouvé, en quelque sorte à son corps défendant, que ce sinistre déchiffrage (dont on ne saurait contester l’absolue nécessité) ne peut l’être qu’à condition de considérer le Chiffre, non seulement dans son acception mathématique, comptable mais surtout étymologique : demandant précisément à être déchiffré, décodé. Car si désormais « l’addition est faite », le mystère n’en reste pas moins entier : même à supposer une efficacité globale de la volonté du grand Léviathan, le comment de cette efficacité demeure incompréhensible dès lors que n’est pas entamée, interrogée, dans le domaine extra-ordinaire de la terreur aussi, l’idée d’une norme totalement exogène, qui ne serait pas construite socialement. En ce sens, les études ayant privilégié un point de vue plus local et surtout plus circonstanciel ont, elles, réussi à mettre en lumière l’interaction (et donc l’inévitable subversion de l’ordre ou de la norme) entre pouvoir et acteurs sociaux, rendant bien compte, entre autres, de ce phénomène de spirale ou d’engrenage propre à toute terreur3.
Dans les deux cas cependant, il est un aspect qui a été largement occulté : celui d’une terreur-sans-nom, au sens premier du terme, au sens où elle refusait de se dire, de s’affirmer comme telle. Contrairement à la Terreur (française) ou à la Terreur rouge, celle-ci « jouait » sur le registre de la nuit, du silence, de la disparition, du secret : pas d’exécution publique, pas de corps suppliciés ou exposés, de sang qui coule ; tout se passait officiellement comme si les voies de fait ne prenaient corps que dans la langue, comme si la violence n’était que pure discursivité. D’où la nécessité (à laquelle, on le verra, engagent les journaux personnels), de revenir sur le discours de la terreur, de s’intéresser de près à la parole officielle autrement qu’en termes de langue de bois, de mensonge — à décrypter ou démasquer. Reste que ne pas déclarer une violence, ou faire semblant de ne pas en tenir compte, c’est en changer la nature — et modifier le comportement social, individuel en conséquence. A cet égard, les journaux personnels sont les témoins inestimables de cette « innommable terreur » : ils font valoir cette violence supplémentaire qu’a constitué le non-dit et la difficile, voire impossible, intelligibilité de la réalité environnante, dès lors qu’elle ne peut être nommée, désignée.
Sans doute est-ce parce que, à l’inverse des sources utilisées par des approches moins singulières, les Journaux sont dans le domaine non de la re-construction rétrospective (propice à une unité de sens souvent factice), mais de l’histoire-en-travail (où le discontinu, l’erratique, le contradictoire, l’hétérogène en constituent la matière première et donnent à voir les incertitudes et les potentialités du passé) ; dans le domaine non de l’écrit suscité (svodki, autobiographies partisanes, par exemple) mais d’une écriture à la spontanéité et la liberté absolues. Les diaristes ne sont tenus à rien, pas même à dire la vérité : la liberté prise par un Eugène Ionesco de raconter dans son Journal « non pas chaque jour ce qui arrive, mais chaque jour ce qui n’arrive pas » est donnée à chacun, y compris à l’homo sovieticus d’alors. Cette liberté, au demeurant, met à mal bien des présupposés naïfs (re)surgis avec la déclassification des archives soviétiques, à commencer par l’idée que la valeur d’une source serait directement proportionnelle au degré de secret dont elle a été entourée. Et qu’il suffirait de lui faire voir le jour pour que « le réel » se découvre. Au cœur de tout acte d’écriture gît une recréation du réel, et les journaux personnels ne font pas exception à la règle. A l’instar des autres sources désormais accessibles, ils confirment eux aussi que « nulle implosion des grands systèmes interprétatifs ne donne à voir un objet en attente de paroles pour peu qu’on en autorise l’énonciation »4.
Il est une naïveté inverse, formulée cette fois comme une objection, qui remet en selle la nécessaire critique des sources : le diariste de ces années de terreur ne pourrait dire la vérité tant l’élément de la peur devait être constitutif de son écriture. S’il est des Journaux exemplaires — dans tous les sens du terme — qui témoignent d’une volupté d’écriture totalement affranchie de la peur, ils ne sauraient servir, précisément parce qu’ils sont exemplaires, à évacuer le problème délicat, car multiforme, de l’autocensure. Notons en passant que celle-ci sembles’appliquer avant tout au domaine de la sexualité : la quasi totalité des Journaux consultés donne à voir des individus « soigneusement amputés à partir de la ceinture » selon l’expression de Havelock Hellis. Mais mettons de côté ce fait (en aucun cas mineur) pour revenir à cette contrainte d’écriture imposée par la peur, s’exprimant parfois par le recours au code dès que le domaine « politique » est en cause. « X. est tombé malade » — tel est le code, aisément déchiffrable, d’une diariste pour ne pas écrire que « X. a été arrêté ». Tous les codes, cependant, ne sont pas déchiffrables par le chercheur et sans doute doit-il en prendre son parti, un parti : considérer, et donc « travailler », cette contrainte d’écriture sous un aspect plus complexe — comme une sorte d’idiome intermédiaire face à une réalité indicible (innommable précisément), où s’exaspère la formule « il n’y a pas de mots pour dire ça ». Recours au code donc, pour dire quand même, malgré tout, pour pallier l’impuissance du vocabulaire, l’impuissance des procédés narratifs traditionnels.
Mais, au-delà, quelle lecture suscitent ces écritures singulières, susceptibles de consacrer le retour du sujet dans une historiographie qui l’a, plus que toute autre, banni? En premier lieu, elle engage au respect de la singularité : la palette oh combien baroque de ces écrits — tant dans la forme que dans le contenu — rend illusoire toute quête de normalité, de sérialité, toute idée de citoyen, de comportement, de mentalité types. On trouvera un pâle reflet de cette palette baroque dans l’ouvrage que nous leur avons consacré. Ouvrant la voie à une écriture plurielle de l’époque, où coexistent par le seul fait de notre imagination des êtres qui ne se sont jamais rencontrés, le voisinage semble dire « l’impossible rencontre et que cette impossible jonction est le lieu de l’histoire »5. Se côtoient ainsi dans un même espace graphique (celui de Intimacy and Terror. Soviet Diaries of the 1930s) neuf Journaux :
— le « Journal de route » de Fiodor Chirnov. Ce fils de paysan, dont la scriptio continua dit bien le passage d’une culture orale à une culture écrite, peut être représentatif de cette « Russie en marche » qui, de force ou de gré, abandonne les campagnes pour aller « ruraliser » les villes. L’écrit n’en est pas moins énigmatique : ce Journal est-il recopié et/ou témoin d’une réécriture autobiographique ? S’y déploie, entre autres, une difficile appropriation du temps historique que manifeste une résurgence de moins en moins contrôlée du temps épique (pour dire l’Epoque) : aussi faits et événements peuvent-ils disparaître au profit de « contes véridiques ».
— le « Journal akhmatovien » de Lev Gornung. En quelques jours, ce photographe (énamouré ?) d’Anna Akhmatova propose un « hors-du-temps » estival où pique-niques, baignades et siestes — qui ne font qu’entrecouper une préoccupation essentielle (comment bien traduire Faust ?) —éclipsent ce qui a retenu l’attention des historiens : le premier grand procès de Moscou. Deux temps, deux cultures paraissents’ignorer.
— le « Journal bicolore » d’Andreï Arjilovsky. Bicolore car, saisi par la police politique d’alors, il sera l’objet d’une relecture. Crayon rouge qui souligne contre les pleins et les déliés à l’encre violette. L’auteur des lignes soulignées, ex-paysan déjà passé par les camps, signe ainsi ses dernières phrases : « Ce Journal m’a été confisqué lors d’une perquisition effectuée à mon domicile. Il contient quarante pages. Le 29 août 1937 ». Sept jours plus tard, il est fusillé. Enigme : les motivations qui ont poussé la main policière à retenir certains passages plutôt que d’autres et l’extra-ordinaire liberté de la main qui a calligraphié ces passages… non retenus.
— le « Journal-herbier » de Galina Chtangue qui colle (cartons d’invitation au Kremlin, lettres de proches, articles de presse…), mais aussi essaie de « faire coller » : son désir de militer dans le mouvement associatif féminin et le quotidien harassant d’une mère-grand-mère de famille, son admiration fervente pour les dirigeants et une réalité « difficile », le statut distingué de son mari et le souvenir vivace de son séjour en prison (dix ans plus tôt, il n’était qu’un « spécialiste bourgeois »).
— le « Journal politico-mondain » de Vladimir Stavsky qui pourrait n’avoir d’intérêt que pour la seule personnalité de ce chef des « ingénieurs des âmes » (secrétaire général de l’Union des Ecrivains, dont l’ouverture des archives témoigne qu’il « livra » l’un des plus grands poètes des Temps à la mort). Mais ce serait faire fi de ses Carnets montrant combien « l’ennemi du peuple » pouvait être une véritable explication des ratés du Monde nouveau, faire fi de son alcoolisme et de son écriture torturée : les innombrables [illis.] qui émaillent son Journal décrypté avec peine ne sont-ils pas aussi des “illisibles” historiques ?
— le « Journal prométhéen » de Leonid Potemkine témoignant de ce que « 1937 » a pu être une revanche sur le malheur du passé. Cet étudiant, qui il y a peu encore mendiait son pain dans la rue, deviendra un jour ministre. On voit au prix de quel travail sur soi : le caractère, la psychologie, le corps même devant être à l’aune de la marche triomphante de l’Histoire. Par l’écriture aussi se forge l’Homme nouveau.
— le « Journal-repentir » de Stepan Podlioubny, puisque telle est a été la manière de qualifier son acte de remettre aux archives ses cahiers. Fils de paysan dékoulakisé, ayant caché cette identité « honteuse » pour gagner la ville et faire des études, l’auteur avoue sans ambages avoir été un informateur de la police politique. Qualité qui ne l’aura pas empêché d’être le fils éploré d’une mère happée par le « hachoir à viande ».
— le « Journal-requiem » de Lioubov Chaporina, implicitement dédié à l’enfant adorée morte quelques années plus tôt, et qui eut la chance, selon les mots de l’auteur, de ne pas connaître cette guerre civile inavouée que fût « 1937 ». « Journal-résistant » donc, non dans le fil de la tradition politique de Leningrad, mais dans celui de sa tradition culturelle et intellectuelle, dont les rapports avec les autorités communistes sont lestés d’ambiguïté. Car le monde dans lequel évolue Lioubov Chaporina, fondatrice du Théâtre de marionnettes et ex-épouse du très célèbre compositeur Iouri Chaporine, est celui d’une intelligentsia aux racines pré-révolutionnaires, en retour d’émigration souvent, qui n’en a pas moins pignon sur rue soviétique… Pour résister à l’air du temps, cette chronique de la terreur quitte volontiers le présent pour se faire Mémoires, pour faire revenir — au moins sur le papier — un passé idéal(isé).
— le « Journal nocturne » d’Oleg Frelikh, pendant de son Journal diurne qu’il tenait d’une écriture égale. « Deux hommes vivent en moi et chacun réagit à sa manière au monde qui l’environne » notait cet acteur de théâtre moscovite. Si la paraphrase faustienne dit bien une duplicité existentielle inhérente à l’Homme, elle signale aussi qu’en ce nouveau Temps des troubles, c’est parfois le rêve qui dit « vrai » et la réalité qui « ment ».
Respecter ces singularités, ces personnalités disions-nous. La volonté a ses limites cependant, tant il est vrai, comme le souligne par exemple Jack Goody, que l’imprimé ‘dépersonnalise’ l’énoncé écrit. Nous écrivions à ce sujet pour le lecteur russe : « Affronter l’Autre, le territoire de l’Autre. Et rendre compte de cette audace d’avoir exposé sur la place publique son Secret, son firmament intérieur. L’audace est inquiétude car elle sait la trahison commise : celle d’avoir transcrit en caractères d’imprimerie leurs pleins et leurs déliés. Le visage de ces hommes et de ces femmes, si discrets que nous ne les verrons jamais, c’est leur écriture et, comme un visage, leur écriture se ferme ou s’ouvre parfois. Le texte inscrit physiquement la douleur, le désarroi, l’exaspération, la sérénité ou le manque de sommeil – par un brusque grimacement de calligraphie, une ponctuation écarquillée, un froncement de voyelles, des lignes pincées, une moue de consonnes, un tremblement de plume… Crime de dactylographie donc : qui a fait disparaître ce que nous appelions justement les frémissements d’âme et de plume. Nous nous reconnaissons d’autant plus coupables que, pour une part, c’est à la main que nous avons pris copie de ces écrits intimes. C’est long de copier un livre. Mais il n’aura pas été question de patience et de poignet engourdi : en dé-chiffrant l’Autre, en reparcourant à la main son destin, sa vie, cet Autre nous a pris au piège de l’empathie. Même celui qui a livré le Poète à la mort.
Enfin, l’effraction historique a conduit à une autre disparition — l’objet-journal, sa couleur, sa texture, son odeur même — faisant de ce nouveau livre en quelque sorte l’inverse d’un palimpseste : rien n’a été effacé, ‘seul’ le support a changé.
A évoquer les disparitions, ajoutons à la liste nos exclus. Parmi ces Journaux dont nous avons violé l’intimité, il y en avait : de plus maussades, de plus violents, de plus tragiques, de plus beaux, de plus légers – et qui pourtant ont disparu dans nos rushes. Un point commun : tous avaient des longueurs — piétinement du quotidien, pensées éternellement ressassées ou interminables sinuosités du destin. Trop de points de suture les auraient défigurés, les privant de ce qui faisait leur esthétique et leur donnait sens : leurs « longueurs » précisément.
Restent donc nos élus. La géographie de leurs destins, le désordre de leur écriture, de leur origine, de leur blessure existentielle, de leur fuseau horaire. Mais pourtant placés « en bon ordre » : question d’acoustique. Le libretto dira seulement ceci : la volonté de faire côtoyer dans l’espace du texte des différences, voire des inconciliables. Sans blesser leur disjointure car « la disjointure, n’est-ce pas la possibilité même de l’Autre ? »6. Et surtout sans hiérarchiser. Chacune de ces paroles est authentique, et il ne saurait être question de les hiérarchiser. C’est pourquoi leur motet historique s’achève sur la réalité onirique, naturellement rebelle aux reproches comme aux louanges.
Mais aussi parce que cette réalité rend inepte la question de savoir si nos diaristes « disent la vérité ». Tenir le Journal de ses rêves n’est-ce pas rendre compte de ce qui n’est pas advenu ? Rien de moins spontané, de moins transparent au fond que cette mise en scène de soi par soi qu’est cette littérature autographe – quand l’acteur-scénariste a tout loisir de masquer ou de se démasquer, d’embelllir-dramatiser son aventure ou, au contraire, de la défigurer-banaliser. « De sceller autant que révéler »7. Ainsi des plages de silence visibles à l’œil nu, de ces blancs aux différentes couleurs : blancs de la pudeur (autocensure de ces êtres qui, pour la plupart, s’écrivent asexués) ; blancs-points-de-suspension (ceux qui s’étalent, parfois sur plusieurs lignes, disent-ils une perte de mémoire, un manque de temps ou sont-ils un cri muet, celui qui, comme dans les rêves, reste en travers de la gorge ?) ; blancs de la peur, du désarroi ou de l’approbation muette (à consistance de glu, tel ce « je n’écrirai rien sur le procès des trotskystes car tout est déjà dit dans l’éditorial de la Pravda que je vais coller aujourd’hui même dans mon Journal »). Et puis, invisibles à l’œil nu, il doit être des non-dits qui relèvent de l’indicible : lorsque le vocabulaire retarde sur les temps, la logique reste à terre, la grammaire se tord d’impuissance8.
Si nos acteurs-scénaristes ne sont donc pas censés « dire la Vérité », leurs présences calligraphiques n’en font pas moins « mentir l’Epoque » : l’impertinence de leurs écritures — qui, par leur simple existence, montrent que même alors « l’intime pouvait se réserver des ‘niches’ dans le social » — découvre, en faisant à nouveau jouer la faille et l’interstice, un décalage. Si « écrire est ne plus savoir se taire et ne plus savoir parler », n’avèrent-elles pas, pour une part, qu’ « imposer le silence n’équivaut pas à faire taire ? »9.
Cette écriture, censée mettre « la vie en ordre » produit en vérité du désordre. Dérangeants, nos auteurs ne le sont pas seulement entre eux (et en leur for intérieur), mais aussi du fait d’un paradoxe : l’écriture du for privé n’emprunte-t-elle pas aux mêmes motifs, aux mêmes obsessions que l’Epoque – à moins que ce ne soit l’inverse ? A commencer par le goût du secret, pour enchaîner sur le dédoublement (tragique) et ne pas conclure sur l’immortalité… ».
Pour autant, la volonté de préserver le caractère unique, incomparable de chacune de ces « expériences graphiques » (volonté se manifestant dans la majorité des recherches actuelles par le refus de recourir à une approche statistique) ne signifie pas céder « au vertige de l’individuel » et renoncer à cette autre intelligibilité de l’époque qu’elles nous proposent. Une autre intelligibilité qui est à chercher non pas tant dans des informations sur la « vraie vie » qu’elles recèleraient mais dans la déconstruction de présupposés, de grilles de lecture à laquelle elles invitent.
Les recherches qu’ont suscitées cette « culture graphique » ont en premier lieu mis à découvert une autre image du pouvoir dans son rapport à l’écrit personnel : loin d’être dénigrée et combattue par le régime, l’écriture de soi a été doublement encouragée. Directement (avec une préférence marquée cependant pour l’autobiographie qui, comme procédé narratif de mise en ordre, élimine le hasard, la disparité) et « indirectement » : le fait que cette pratique soit devenue aussi populaire doit sans aucun doute à la lutte (aux résultats incontestables) contre l’analphabétisme. Aussi l’idée selon laquelle cet acte d’écriture doive être systématiquement assimilé à un acte de résistance se trouve-t-elle d’emblée entamée, interrogeant ce faisant la pertinence de la dichotomie usuelle privé/public, individuel/collectif qui la fonde. Les recherches ont effectivement montré que, pour l’essentiel, cette dichotomie n’était pas au fondement de cette forme d’écriture de soi et ont fait, au-delà, la démonstration de la stérilité heuristique de ces antinomies (« occidentales » et historiquement marquées) pour rendre compte du phénomène soviétique10.
Mais sans doute cela est-il vrai d’autres couples dualistes avec lesquelles l’historiographie de l’URSS opère encore souvent : ordre/désordre, victimes/rebelles, assujettissement/résistance. Ici les journaux personnels semblent donner raison à une lecture plus subtile et complexe, mettant en relief le fait — à nos yeux essentiel pour appréhender tant la pérennité que l’effondrement du système soviétique — selon lequel « les fissures qui lézardent la domination [...] ne s’expriment [pas] toujours par l’irruption d’un discours de refus et de rébellion. Elles naissent souvent à l’intérieur du consentement lui-même, réemployant le langage de la domination pour fortifier l’insoumission »11. Pour la faire éclore même, dirions-nous du cas soviétique. Dans le court terme : particulièrement visible dans les Journaux de l’époque, la réappropriation du discours autoritaire et son inévitable dévoiement (susceptible de se retourner contre l’autorité, précisément) apparaît, par exemple, comme un champ de recherche largement inexploité, où l’enchevêtrement de l’adhésion et de la résistance incite à déplacer l’analyse sur les phénomènes de circulation, d’appropriation, de détournement. Dans le long terme : l’acculturation (qui reste, comme l’affirme Sheila Fitzpatrick12, l’incontestable pivot de légitimité du système tout en ayant été, comme l’ont montré les propos précurseurs de Moshe Lewin13, un véritable « contre-poison » que le régime a lui-même secrété) a sans nul doute engendré la possibilité d’une distance et d’un détachement, d’un quant-à-soi porteur d’une pensée/activité critique. Ici les journaux personnels peuvent s’avérer être une source unique pour repérer ces changements, pour examiner les configurations variables dans le temps de la relation entre la référence au « je » et au « nous », essentielle à la construction sociale du moi, à la représentation, mouvante, de l’identité. Un long terme qui, au demeurant, plaide pour une historicisation des régimes soviétiqueset donc contre le nivellement opéré par la formule-cliché des « 70 ans de communisme »...
Nombre de spécialistes de l’URSS ont affirmé que la déclassification des archives n’avait pas fondamentalement changé le regard porté sur le système soviétique. Voire... : le cas des journaux personnels, et le radical dépaysementque leur lecture suscite, tend à prouver que s’ils ne révèlent pas de faits fondamentalement inconnus, ils n’en sont pas moins susceptibles de participer à un bouleversement des stratégies de connaissance de l’URSS. De l’URSS convient-t-il de souligner. Car si ce dépaysement est neuf pour l’historiographie de cette contrée, il ne l’est pas dans le champ des sciences sociales en général : cela fait au fond belle lurettequ’il y est question de dépassement de l’opposition individu/société ; d’abandon d’une problématique de la conscience de soi et de l’intériorité nécessairement opposées aux autres et à l’extériorité ; d’identité sociale dissociée en son cœur et construite comme un travail, comme une mise en relation de principes hétérogènes ; de notion d’individu non plus duel mais pluriel ; de coexistence (parfois pacifique) de croyances contradictoires au sein d’un soi multiple ; de logiques métisses et last but not least de la fiction que constitue l’idée d’un « Moi autonome »... pour n’évoquer que quelques unes des remises en cause inscrites dans la texture même des journaux personnels soviétiques.
Appliqué à ce territoire communiste cependant, les héritages de Norbert Elias, Marcel Mauss, Michel Foucault, Michel de Certeau (pour ne citer que les auteurs les plus mis à contribution dans les récentes recherches) conduisent à une mue de son historiographie. Une mue qui, au demeurant, était présente dans les propos précurseurs de Marc Ferro, lorsqu’il proposait notamment de « voir comment cohabitent, chez les mêmes citoyens souvent, le consensus et la contestation ». Une mue, enfin, qui incite aussi à réfléchir à un type de narration historique renouvelé.
1 « Incalculable » car elle a révélé aussi une pratique de « diffusion » privée de cette écriture de soi : « X. m’a lu hier les dernières pages de son Journal et j’en ai fait de même ». Aussi peut-on avoir la preuve de l’existence d’un Journal sans pour autant en avoir une trace « physique ».
2 Georges Nivat, Russie-Europe, la fin du schisme : études littéraires et politiques, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993, p. 145-146.
3 Voir, par exemple, “Penser l’Union soviétique : Nouvelles interprétations du ‘stalinisme’”, Revue des études slaves, t. LXIV, 1992, p. 1.
4 Daniel Vidal, « De la fiction : anecdotes et catégories » in Décrire : un impératif ? Description, explication, interprétation en sciences sociales, t. 1, Paris, EHESS, 1985, p. 152-153.
5 Arlette Farge, Le cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIe siècle, Paris, Seuil, 1994, p. 123.
6 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 48.
7 Michèle Perrot, « Introduction », Histoire de la vie privée, Paris, Le Seuil, 1987, t. 4, p. 11.
8 Voir la réflexion de Lydia Tchoukovskaïa : « Les notes que j’ai prises pendant la Terreur ont ceci de remarquable que seuls les rêves y sont reproduits intégralement. La réalité était rebelle à toute description. » (Entretiens avec Anna Akhmatova, Paris, Albin Michel, 1980, p. 13).
9 Eni Orlandi, « Silences et résistance », communication au colloque Pouvoirs du langage et langage du pouvoir, Trakaï, URSS (Lithuanie), 1991.
10 Voir en particulier les interventions de Jochen Hellbeck et Oleg Khakhordine au colloque « Discours de soi et pratiques identitaires dans la culture stalinienne des années 30 » organisé par Brigitte Studer et Berthold Unfried (22-23 octobre 1999, Paris, MSH).
11 Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 101.
12 Voir son ouvrage, Everyday Stalinism. Ordinary Life in Extraordinary Times : Soviet Russia in the 1930s, Oxford University Press, 1999.
13 Voir, entre autres, La formation du système soviétique, Paris, Gallimard, 1985 (Bibliothèque des histoires). Voir, pour résumé, Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies. Construction de la réalité sociale, Paris, Nathan, 1995 (128 p.).