Les cahiers de Proust contiennent non seulement des brouillons de la Recherche mais aussi ce que l’on a coutume d’appeler des « notes de régie » de divers types. Dans le Cahier 41 on trouve une note de régie particulièrement énigmatique. En effet, sur un verso, espace généralement réservé aux ajouts et aux notes de régie, Proust se donne des indications pour caractériser un personnage et propose alors, entre parenthèses, comme exemple pour s’aider dans cette description, des noms de personnes réelles, trois femmes « du monde », dont celui de « Saint-Marceaux ». Notre explication de cette allusion elliptique passera par l’étude génétique d’un autre texte de Proust contenant aussi un renvoi mystérieux à une personne presque inconnue de nos jours, ainsi que par la lecture d’un texte d’exogenèse, le Journal de Marguerite de Saint-Marceaux. Nous suivrons ainsi à rebours la logique à l’œuvre derrière la note de Proust.

La note de régie

Les catégories des notes de régie ont déjà été analysées, en particulier par Eugène Nicole1, Anne Herschberg Pierrot2 et Julie André3. Dans une étude plus récente, Herschberg Pierrot définit les particularités de ces notes de régie :

Les notes de régies ne sont pas spécifiques de la genèse proustienne […]. Mais chez Proust, les notes de régie sont remarquables par leur nombre et leur densité. […] Jusque sur les cahiers de mise au net, elles nourrissent des parenthèses destinées à gouverner la place des fragments auxquelles elles sont attachées, en une continuité du textuel et du métatextuel qui est une signature du style proustien, en tout cas de son style en genèse. […] Un autre trait remarquable, dans l’univers éclaté des cahiers proustiens, est la continuité graphique, syntaxique, et énonciative qui s’établit entre les notes de régie et le texte qu’elles accompagnent. Cette continuité est une caractéristique du style de la genèse proustienne, en relation précisément avec l’ajout et des parenthèses, avec la présence du métadiscursif, dans un renversement des hiérarchies et des distinctions du texte et du hors texte4.

Eugène Nicole de son côté avait aussi précisé que la notation est marginale dans un sens non topique, c’est ce qui n’appartient pas à la rédaction du texte et qui est destiné à disparaître, comme une sorte d’échafaudage, et :

Contrairement au Cahiers de brouillon où domine toujours le travail du texte caractérisé par d’inlassables reprises puis des mises au net, nous sommes bien ici, en présence d’un ensemble de notations discontinues, souvent très elliptiques, en style télégraphique5.

La note qui nous intéresse ici correspond précisément à cette définition. Si elle est marginale, elle n’est cependant pas « en marge » et par ailleurs elle est extrêmement elliptique. La partie la plus obscure de la note est la liste mise entre parenthèses, composée de trois couples de mots, chaque binôme renvoyant à des personnes réelles. S’il est vrai que généralement « ce qui signale avant tout la note plus encore que sa position dans la page, c’est son vocabulaire et son style »6, ici la note que nous allons examiner ne présente pas les particularités linguistiques habituelles des notes de Proust. Cette note de régie s’insère dans un passage sur la duchesse de Guermantes, lors d’un dîner où le héros est désillusionné par rapport à la mystique qu’il s’était faite autour du nom de la duchesse :

Ces connaissances étaient précises, pouvaient ajouter à ce que je savais (phrase de Shuman [sic] Béarn, Figuier Chevigné, nymphéa St Marceaux etc etc etc plus chercher) mais pas de sentiment intéressant. (Cahier 41, fo 53 vo)

On remarque ici qu’il n’y a que l’expression « plus chercher » qui corresponde au langage oral et très bref de la plupart des notes de régie de Proust. Mais il semble que le type particulièrement elliptique de cette note composée majoritairement de noms ait été peu étudié jusqu’à présent. C’est peut-être le type de note la plus hermétique. Tout d’abord parce que le déchiffrement des noms propres est plus difficile (d’autant que Proust ne respecte pas toujours l’orthographe des noms propres), ensuite parce que l’allusion est souvent très personnelle, car c’est une notation mnémotechnique que l’auteur s’adresse à lui-même. C’est donc à une réalité d’ordre privé, parfois une simple anecdote, qu’il se réfère. Or, comme le remarque Stéphanie Guez, l’anecdote est justement une pratique centrale de la Recherche :

Proust en effet fait de l’anecdote, ou plus exactement de l’anecdotisation du matériau biographique une véritable technique narrative, un outil grâce auquel il construit l’ensemble du personnel romanesque et fait se mouvoir ses personnages7.

Si dans le cas de la note de régie le « matériau biographique » de l’anecdote est autobiographique, celle-ci sert cependant aussi à la composition d’un personnage fictif. L’étude des manuscrits révèle que Proust met souvent entre parenthèses des noms de personnes réelles pour se rappeler un trait particulier qu’il veut attribuer à un personnage, modèles qui l’inspirent pour un détail8, ces noms réels juxtaposés aux noms fictifs sont des « repères mnémoniques »9. Ainsi par exemple, dans une note de régie du Cahier 53, il hésite entre deux personnes de sa connaissance pour illustrer une vérité psychologique :

C’est peut-être la vérité humaine, de ce double aspect […] des hommes les plus froids […] cela cache une sensibilité extraordinaire (Clermont Tonnerre ou R. de Montesquiou)10

Mais les noms ne sont pas toujours mis entre parenthèses. Dans un autre cahier Proust propose une véritable liste de noms de personnes qu’il a longtemps fréquentées, pour un détail à appliquer à un personnage :

Goût réel chez M. de Guermantes : Marquis de Castellane parlant de Balleroy, du village, etc./, […] Me Arthur Baignères et son salon d/le dimanche après-midi, Me Lemaire en visite (peut’être Me de Guermantes, et moi)11

Si les références de cette note restent à élucider, le rapport que Proust souhaitait faire entre une personne et une chose ou un lieu est assez évident. Par contre, les allusions de la note du Cahier 41 que nous allons examiner, écrite pour Le Côté de Guermantes II, sont plus difficiles à percevoir. D’ailleurs la publication de cette note, dans les Esquisses de l’édition « La Pléiade » de la Recherche, a attiré l’attention de Jean-Michel Nectoux qui la signalait brièvement en s’interrogeant sur la source de l’allusion :

Il s’agit d’une note de Proust écrite en style télégraphique avec l’intention de saisir des idées et citations à développer ultérieurement ; il cite ainsi mystérieusement un « nymphéa Saint-Marceaux »12.

Le manuscrit révèle que dans la note du folio 53 vo Proust a, comme souvent, des difficultés à orthographier un nom étranger, dans ce cas le nom de Schumann13. Mais, ce qui me semble plus crucial pour la transcription – et donc la compréhension – de ce passage, c’est de respecter sa ponctuation14. La particularité de la ponctuation de Proust et les problèmes qu’elle pose pour l’édition de son œuvre est un débat toujours en cours15. Un des premiers éditeurs à avoir étudié la question, André Ferré, définit ainsi le caractère original de cette ponctuation, qui expliquerait les anomalies et les entorses à la règle : « c’est la ponctuation d’un style oral »16. Ferré pense même que cette ponctuation originale, visible seulement dans les manuscrits, « est propre ainsi à nous indiquer comment il convient de le lire »17. Par ailleurs il remarque que Proust « ne fait un emploi régulier de la virgule que dans l’énumération »18. La parenthèse dans la note de régie du Cahier 41 présente justement une telle énumération et les virgules indiquent donc clairement que Proust sépare trois couples de noms. Mon hypothèse est qu’il s’agit d’une œuvre d’art jointe à une personne. Signalons une autre particularité importante dans les manuscrits de Proust : dans sa correspondance comme dans les brouillons de son roman, cet écrivain marque rarement les titres d’œuvres, que ce soit par un soulignement ou des guillemets ou même une majuscule19. Ainsi, je pense que le mot « nymphéa », au singulier, accolé à celui de « Saint-Marceaux », renvoie d’abord à la série de tableaux de Claude Monet connus sous le titre de Nymphéas mais aussi, nous le verrons, aux nymphéas de son jardin à Giverny. J’étudierai donc en particulier l’allusion à Saint-Marceaux, ne présentant que brièvement les deux premières références, à « Béarn » et « Chevigné ».

Ce premier nom renvoie à Madame de Béarn qui tenait un salon musical. Elle fit même édifier en 1898 une salle de concert dans son hôtel particulier avenue Bosquet, le plus grand théâtre privé de Paris, où fut joué en 1903 une scène de Manfred de Byron, sur une musique de Schumann. Proust pense donc peut-être à ce concert. Quant à l’allusion au « Figuier » de la comtesse Adhéaume de Chevigné, née Laure de Sade, un des modèles de la duchesse de Guermantes, elle reste encore irrésolue. Il s’agirait peut-être non d’une œuvre mais du scientifique Louis Figuier (1819-1894) qui écrivit de nombreux ouvrages de vulgarisation et fut l’inventeur du « théâtre scientifique ». Ou ce pourrait être une référence à une œuvre d’Émile Gallé, qui avait créé plusieurs vases célèbres intitulés « Figuier », dont Mme de Chevigné aurait acheté un exemplaire. La question reste ouverte.

Pour comprendre le fonctionnement de ce type de note de régie, il n’est pas inutile de la comparer avec celle, très similaire et très proche dans le cahier, du fo 51 vo :

À ajouter <très important> à ce qui est en face et à quelque jugement fin sur la musique (Chevigné Louvre début de l’article de La Sizeranne sur Isabelle d’Este, jeu de la Legrand) : […]20.

Ici aussi Proust adjoint une personne à quelque chose du domaine de l’art de façon très elliptique. Les éditeurs de « La Pléiade » expliquent les allusions à Isabelle d’Este et à « la Legrand », mais restent silencieux sur le lien entre Madame de Chevigné et le Louvre21.

La note du fo 53 vo présente un mystère supplémentaire. En effet, le nom de Saint-Marceaux évoque plutôt une allusion à la musique, puisque cette mondaine était musicienne et célèbre surtout pour son salon musical et ses amitiés avec de nombreux compositeurs.

La famille Saint-Marceaux

La référence à Marguerite de Saint-Marceaux oblige donc à examiner sa biographie. Ce sont d’ailleurs des recherches sur sa famille qui m’ont menée à la note de régie la concernant. En effet, ayant découvert une courte lettre et une note de félicitations inédites de Proust à un certain Georges Baugnies22, dont il n’existe aucune échange épistolaire dans l’édition Kolb de la Correspondance, j’ai cherché des informations dans les divers index des écrits de Proust : sa correspondance, l’œuvre publiée, et ses cahiers de brouillons. C’est ainsi que je suis arrivée à cette note de régie « nymphéa Saint-Marceaux ». Quelques précisions biographiques indispensables sur la famille Saint-Marceaux s’imposent donc. Marguerite Jourdain (1850-1930), dite « Meg », est la fille issue du deuxième mariage de Frédéric-Joseph Jourdain. Elle épouse en 1871 le peintre Eugène Baugnies23 (1841-1891). De cette union naissent trois fils : Georges (1871-1954), industriel et inspecteur des Finances ; Jacques (1874-1925), peintre ; et Jean (1878-1934), militaire. Après la mort d’Eugène Baugnies, en juin 1892, Meg se remarie avec le sculpteur René de Paul de Saint-Marceaux (1845-1915), d’une riche famille de Reims. Celui-ci adoptera les trois fils de Meg en 1913, qui s’appelleront alors « Baugnies de Paul de Saint-Marceaux ». Comme je l’ai déjà noté dans ma présentation de la très brève correspondance retrouvée de Proust avec Georges Baugnies, la question de l’intimité de Proust avec la famille Saint-Marceaux-Baugnies reste encore peu documentée24. On relève cependant plusieurs indices que Proust les a fréquentés au moins pendant un certain temps. Tout d’abord nous avonsla preuve d’au moins une visite au fameux « vendredi » de Meg, attestée par le Journal de Jean de Tinan (22 janvier 1894, avant que Proust ne rencontre Reynaldo Hahn), comme le révèle Myriam Chimènes dans son édition du Journal de Marguerite de Saint-Marceaux25. Par ailleurs, dans sa correspondance Proust la qualifie même de « très amie et voisine »26. Les deux missives de Proust à son fils Georges Baugnies, où il le tutoie, témoignent de plus d’une assez grande familiarité. Cette découverte laisse penser que la correspondance entre Proust et les Baugnies-Saint-Marceaux était plus considérable, bien qu’une seule lettre à Marguerite de Saint-Marceaux ait été retrouvée à ce jour. Cependant le fait que celle-ci date de 1922, la dernière année de la vie de Proust, indique une persistance de leur relation, d’autant plus que dans cette lettre il se remémore avec affection un voyage datant de 1895 qu’il fit en train avec René de St-Marceaux27. D’autre part il est indéniable que Proust et Madame de Saint-Marceaux avaient en commun de nombreuses connaissances : Madeleine Lemaire, Jean-Louis Vaudoyer, Coco de Madrazo, les Polignac, les Straus, etc., et surtout son ami le plus proche, Reynaldo Hahn28. Il est donc certain que Proust et les Saint-Marceaux se sont croisés lors de diverses mondanités. Enfin, Proust a fait un dessin pastiche intitulé « Me René de St-Marceaux en chapeau de jardin va cueillir avant le dîner ses prunes à Cuy-St-Fiacre » qu’il envoya à Reynaldo29. Or, à Cuy-Saint-Fiacre les Saint-Marceaux avaient une maison où ils recevaient leurs amis, il semblerait donc que Proust y soit allé.

Un article de 1907

Nous pouvons ajouter un autre indice important, mais négligé jusqu’à présent, qui permettra d’éclairer justement le lien dans l’esprit de Proust entre Madame de Saint-Marceaux et les nymphéas de Monet, tel qu’il est exprimé par la note de régie du Cahier 41 : la mention de « Jean Baugnies » dans l’article de Proust sur Les Éblouissements d’Anna de Noailles, paru le 15 juin 1907 dans Le Figaro30. Dans la lettre à Georges Baugnies (vers 1900 ?) Proust le prie de le « rappeler au souvenir de ton charmant frère », et dans la lettre de 1922 à Meg, il demande également : « Veuillez dire tous mes souvenirs à vos fils ». Or Proust cite justement le fils cadet, Jean Baugnies, dans son compte rendu du recueil d’Anna de Noailles, dans un passage à propos du jardin de Monet, où nous retrouvons la mention du fils de St-Marceaux et des nymphéas :

Enfin, si grâce à la protection de M. Jean Baugnies je puis voir un jour le jardin de Claude Monet, je sens bien que j’y verrai, dans un jardin de tons et de couleurs plus encore que de fleurs, un jardin qui doit être moins l’ancien jardin-fleuriste qu’un jardin-coloriste, si l’on peut dire, des fleurs disposées en un ensemble qui n’est pas tout à fait celui de la nature […] ces tendres nymphéas que le maître a dépeints dans des toiles sublimes dont ce jardin (vraie transposition d’art plus encore que modèle de tableaux […] est comme une première et vivante esquisse, tout au moins la palette est déjà faite et délicieuse, où les tons harmonieux sont préparés31.

Que vient faire le nom de Jean Baugnies ici ? Pourquoi Proust aurait-il besoin de sa « protection » pour visiter Giverny ? Ce passage dérange. En effet, les divers ouvrages sur Monet et son jardin ou ses nymphéas citent régulièrement cet extrait de Proust. Mais ils préfèrent souvent éviter l’allusion obscure à Jean Baugnies, et signalent alors le passage omis par des points de suspension entre crochets droits. Mais parfois les éditeurs ne prennent même plus la peine de signaler ce fragment omis, et font comme si Proust avait commencé son paragraphe par : « Si je puis voir un jour… »32 ! En effet, le lecteur se demande pourquoi Proust cite le nom d’un parfait inconnu, dont il existe très peu de traces, contrairement à sa mère ou même ses deux frères, dont la vie est plus documentée. Il aurait paru plus logique que Proust mentionne les collectionneurs chez qui il a vu des tableaux de Monet. Pensons d’abord à une amie proche telle que Geneviève Straus, dont le tableau de Monet est justement cité dans une lettre où Proust se désole de n’avoir pu aller voir Giverny, lors d’un voyage au château de Glisolles :

Me et Mr de Clermont-Tonnerre […] devaient me faire voir des choses très belles aux environs, mais je me suis senti si dégoûté d’Evreux que je suis parti le lendemain matin de sorte que je n’ai fait aucune de ces excursions ni la visite au jardin de Claude Monet, à Giverny, près du beau coude de rivière qui a la chance de vous voir, à travers la brume dans votre salon33.

Proust connaissait aussi d’autres collectionneurs qui possédaient des tableaux de Monet : Georges Charpentier, Charles Ephrussi, Isaac de Camondo. Il aurait pu aussi citer la galerie Durand-Ruel, où justement il était allé avec les Straus voir « les admirables Nymphéas »34. La correspondance nous renseigne sur les Monet qu’il a pu voir chez les uns et les autres, et la présence des tableaux de Monet dans la vie et l’œuvre de Proust a déjà été amplement étudiée35. Dans une lettre à Gabriel Astruc de 1913 Proust lui-même reconnaît Monet comme source, quand il avoue avoir pensé aux nymphéas de Monet pour sa description des nénuphars de la Vivonne. Il félicite d’ailleurs Astruc pour son intuition à ce sujet : « Pour Claude Monet c’est de la divination. C’est à lui que j’avais pensé »36. De son côté, en 1967, Hélène Beauregard discernera dans les pages sur la Vivonne un « souvenir sinon de Giverny, du moins des toiles et des descriptions que ce parc a inspirées […]. »37. Proust mentionne souvent Monet dans ses écrits (quinze fois dans ses 75 cahiers, vingt-quatre fois dans JS, une douzaine de fois dans le volume CSB – contenant Pastiches et Mélanges, Essais et articles – et de nombreuses fois dans la Correspondance). Emily Eells remarque cependant que la présence de Monet « est plus prononcée dans les textes annonciateurs du roman que dans le roman lui-même », où il apparaît de façon cryptique38. Proust mentionne en effet Monet de façon explicite dans sa préface à la traduction de La Bible d’Amiens où il parle de ses « toiles sublimes », expression qu’il reprend dans son article de 1907. L’intertexte proustien, nous signale Eugène Nicole, est un vaste système de connaissances, en particulier en esthétique. La Recherche est ainsi une résurgence des textes antérieurs, tels que : Pastiches et Mélanges, Essais et articles, Jean Santeuil et Les Plaisirs et les Jours.

Les avant-textes de l’article

Il est donc intéressant de consulter le manuscrit de l’article de 1907 pour voir comment Proust introduit le nom de Jean Baugnies. Ce manuscrit, conservé à la BnF, est composé de feuilles volantes, et présente plusieurs campagnes de réécriture. Le passage sur le jardin de Monet est un ajout inséré dès le deuxième folio, en bas de page. C’est sur ce même folio qu’apparaît le nom de Baugnies. Mais, détail révélateur et d’importance, Proust avait d’abord écrit le nom du fils de Meg qui était peintre, « Jacques ». Il biffe alors ce prénom, et ajoute, dans l’espace interlinéaire supérieur, le prénom du fils militaire, « Jean » :

J’y ajouterai un sixième celui de Claude de Monet39 [sic] si par la faveur de M. Jacques <Jean> Baugnies j’en peux voir les semis variés de nymphéas semés40[.]

Ensuite Proust maintiendra ce nom dans tout le reste du manuscrit. Ainsi, dans une deuxième campagne d’écriture, il écrit, quelques folios plus loin :

Et si grâce à la protection de M. Jean Baugnies je peux voir le jardin de Claude Monet, je sais bien que ce ne sont n’est plus tout à fait un jardin naturel que je verrai, moins un jardin-fleuriste qu’un jardin-coloriste. Il n’en est pas ainsi chez Madame de Noailles. (fo 136 vo)

Dans ces deux passages Proust ne décrit pas le jardin de Monet. C’est ce qu’il entreprend dans des ajouts écrits dans plusieurs sens de la page, très raturés et retravaillés, au folio suivant. C’est sur cette page qu’il cite d’ailleurs le nom du galeriste Durand-Ruel (qu’il ne gardera pas dans la version publiée), ce qui confirme que Proust est bien allé voir des tableaux de Monet dans des expositions de cette galerie : « Je sais ce jardin dont nous avons vu chez Durand Ruel des portraits subli » (137 vo). Puis, lors d’une entière refonte de son article, il reprend la phrase avec le nom de Baugnies et le passage retravaillé décrivant le jardin de Monet :

Enfin si grâce à la protection de M. Jean Baugnies je peux <puis> voir un jour le jardin de Claude Monet, je sais bien que j’y verrai dans un jardin de tons et de couleurs plus encore que de fleurs, un un jardin qui doit être moins l’ancien jard jardin-fleuriste qu’un jardin-coloriste si l’on peut dire, […]. (fo 150 ro)

Le Journal de Marguerite de Saint-Marceaux.

Or un texte intermédiaire d’exogenèse éclaire cette allusion. Il s’agit du Journal de Marguerite de St-Marceaux où elle note deux visites qu’elle fait au jardin de Monet, en 1903 :

24 juin. Jean me mène chez Monet près de Vernon. C’est le pays du rêve, la réalisation d’une féerie. Des fleurs de toutes les nuances étagées avec art devant une maison claire. Je fais passer ma carte, une vieille dame agréable apparaît, femme ou maîtresse : elle va chercher le maître qui arrive un instant après vêtu de gris, d’un joli ton. La figure est charmante, douce et régulière de ligne, avec une jolie expression. Nous visitons un premier atelier avec de bonnes études au mur et bientôt un autre atelier plus grand, rempli celui-là de choses merveilleuses. Mon œil est attiré par une série d’études de nénuphars sur l’eau, études faites à toutes les heures avec des effets différents. C’est un enchantement. Mais la réalité l’emporte encore sur l’art, car les modèles existent tous, ils vivent sur un étang fait par le maître, étang vivant couvert de ces fleurs superbes posées là comme des oiseaux aux nuances inattendues. Autour, des iris jaune et lilas. L’admirable spectacle. J’en suis encore sous le charme, j’y pense comme à une œuvre d’art révélée. Monet passe pour un ours. Il fut charmant pour moi et je dois y retourner41. »

Marguerite de Saint-Marceaux ira en effet de nouveau à Giverny deux semaines plus tard :

5 juillet. Nous partons à Vernon pour trouver Beaunier. […] puis visite chez Monet. Je revois l’étang, les délicieuses fleurs nymphéa errantes sur l’eau stagnante, et l’atmosphère de rêve qui demeure en ce lieu, […]. Un thé aimablement servi par une vieille dame à cheveux blancs qui est Mme Monet et une grosse blonde atroce, commune qui est sa fille et la belle-fille de Monet. Tout ce monde fort aimable et simple. Mais combien ordinaire. Cela n’empêche pas Monet d’être un maître. Retour à Vernon en auto pour quitter Beaunier et Jean et pour dîner nous arrivons à Cuy42.

Jean-Michel Nectoux résume sans concession cette expérience artistique de Marguerite de Saint-Marceaux :

Les nymphéas et les vues de Londres dans le brouillard l’enchantent ; en bonne bourgeoise qu’elle est, elle trouve l’entourage du peintre bien ordinaire, mais conclut résolument que Monet est un maître. Meg atteignait là, sans doute, le point extrême de sa compréhension esthétique […]43.

Le détail révélateur pour notre étude, c’est que ces deux visites se font avec son fils Jean Baugnies. À la deuxième, ils sont accompagnés d’un homme qui deviendra aussi un ami de Proust, André Beaunier (1869-1925). Celui-ci, écrivain, critique dramatique très érudit, est connu des proustiens pour ses trois articles élogieux des traductions que fit Proust de Ruskin (dans Le Figaro, entre 1903 et 1906). Or il fut aussi le précepteur de Jean Baugnies et devint un ami proche de la famille. On peut se demander si c’est alors Beaunier, auteur de L’Art de regarder les tableaux44 qui introduisit Jean Baugnies à Monet, et, par ricochet, à Marguerite de Saint-Marceaux. Dans cet ouvrage il décrit justement le jardin de Giverny :

Les « séries » de Claude Monet caractérisent à merveille la pensée impressionniste. […] Son étang, qu’un pont de bois traverse, est jonché de fleurs d’eau. […] Nymphéas roses, rouges, blancs, jaunes […].

L’anecdote

Si Proust a d’abord écrit le nom de « Jacques », qui était peintre (et il semblait plus logique que ce soit celui-ci qui puisse amener un jour Proust chez Monet), ce fut en réalité le privilège improbable de Jean, le militaire de la famille, qui fit découvrir à sa mère les nymphéas de Monet, à la fois de son jardin et de ses toiles45. Il semble donc que ce rôle d’intermédiaire essentiel sera noté par Proust. Mais s’il existe des traces et témoignages de la vie et des œuvres du reste de la famille, il y a en revanche peu d’informations sur Jean Baugnies. Celles-ci n’ont trait qu’à sa vie de militaire, bien qu’on trouve cependant cette mention révélatrice sur son érudition, et donc son intérêt pour l’art : « M. le capitaine Baugnies ; connaisseur éclairé en matière d’art et surtout vaillant soldat […]46. » Quoi qu’il en soit, le nom de Jean Baugnies et celui du jardin de Monet restèrent associés dans l’esprit de Proust. Il est évident que Proust n’a pas lu le journal intime de Marguerite de Saint-Marceaux qui n’a été publié qu’en 2007. Mais il me semble plus que probable que Proust a dû entendre Marguerite de Saint-Marceaux relater son voyage à Giverny avec son fils Jean47. On sait que Proust, paradoxalement à sa doctrine contre la méthode de Sainte-Beuve, était friand d’anecdotes et de « potins ». Il s’agit en effet chez Proust d’un paradoxe. Ainsi, dans une lettre à Charles du Bos, à propos de son ouvrage sur Mérimée, il le loue de ne pas avoir mis une seule anecdote, mais aussitôt il lui demande, dans une parenthèse : « (et moi, si jamais vous m’écrivez j’aimerais bien savoir qui était l’Inconnue – pas Me de Montijo je suppose – et qui M. Panizzi). »48. Il semblerait même que « Proust se soit constitué un carnet d’anecdotes, une sorte de répertoire où il note des mots et des historiettes qu’il distribuera plus tard à l’ensemble de ses personnages, conférant à chacun d’eux son propre ana »49. L’exemple le plus connu d’une anecdote dont la source est autobiographique, et que Proust réutilise dans son roman, est la phrase du Cynghalais entendue à Cabourg50 : « Moi négro, dit-il avec colère à Mme Blatin, mais toi, chameau ! »51.

S’il est vrai que la visite au Maître de Giverny était déjà une mode52, plusieurs connaissances de Proust firent ce pèlerinage53, il se peut que « Meg » ait été particulièrement loquace et « poétique » dans sa relation de cette visite et que ce soit son récit qui soit resté dans la mémoire de Proust. Pendant l’écriture de la Recherche Proust serait ainsi passé du souvenir du fils, Jean Baugnies, l’incitateur au voyage à Giverny, à celui des paroles de la mère, Marguerite de Saint-Marceaux. Remarquons d’ailleurs que celle-ci utilise l’expression « fleurs nymphéa », ce dernier mot au singulier, tel qu’il paraît dans la note de régie de Proust. Il faut préciser une particularité de ce mot : « le terme de "nymphéa", employé pour toutes ces œuvres et désormais évocateur du nom de Monet, correspond en fait à l’appellation scientifique de la variété particulière du nénuphar blanc, auquel Mallarmé consacra un poème en prose (écrit en 1885) »54. Le « nymphéa » de la note du Cahier 41 de Proust renvoie donc nécessairement à Monet, que ce soit aux fleurs aquatiques de son jardin ou celles de ses tableaux.

Dernière piste : Marguerite de Saint-Marceaux et Mme de Cambremer

Depuis Lucien Daudet55 on a coutume de dire que Marguerite de Saint-Marceaux est le modèle de Mme Verdurin56. Mais, comme le souligne Marie Miguet-Ollagnier57, cette diariste semble avoir aussi inspiré Proust pour d’autres personnages, en particulier Mme de Guermantes. Or, dans notre note de régie, il s’agit justement d’une précision sur Mme de Guermantes. Mais Proust ne gardera pas finalement cette allusion aux nymphéas de Monet pour le personnage de la duchesse. Il semble que certains aspects de Marguerite de Saint-Marceaux aient plutôt étaient attribués à Mme de Cambremer. S’il est vrai que les brouillons révèlent « l’arbitraire de la distribution des anecdotes »58 qui peuvent s’appliquer à tel ou tel personnage, l’anecdote réelle peut aussi changer d’attribution. Dans Sodome et Gomorrhe II, est mis en scène un dialogue entre le héros et la jeune marquise de Cambremer :

À cause du niveau de simple « médium » où nous abaisse la conversation mondaine, et aussi notre désir de plaire, […] je me mis instinctivement à parler à Mme de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu’eût pu faire son frère. « Elles ont, dis-je, en parlant des mouettes, une immobilité et une blancheur de nymphéas » (RTP, III, p. 203)

Mme de Cambremer reprend elle-même le sujet un peu plus loin. L’avant-texte en est encore plus révélateur :

« Vous aimez les nymphéas ? […] Vous connaissez ceux de Claude de Monet. Voilà des chefs d’œuvre c’est peut’être ce qu’on a fait de plus beau en peinture. » Justement le soleil s’abaissant, les nymphéas ailés <mouettes> étaient maintenant jaunes comme s’ils <elles> imitaient un autre tableau de la même série du pei du peintre59. (Cahier 46, fo 72 vo)

Les mouettes-nymphéas du Cahier 46 sont donc introduites pour le deuxième séjour du héros à Balbec. Yasué Kato remarque à ce sujet que dans la version définitive « Proust révèle ainsi au lecteur que le paysage monétien offre deux volets : la version combraysienne et la version marine à Balbec »60. En effet, Mme de Cambremer ajoute :

Pour revenir à des sujets plus intéressants […] vous parliez de nymphéas : je pense que vous connaissez ceux que Claude Monet a peints. Quel génie ! Cela m’intéresse d’autant plus qu’auprès de Combray, cet endroit où je vous ai dit que j’avais des terres… » (RTP, t. III, p. 205).

À son tour le narrateur reprendra : « Justement, le soleil s’abaissant, les mouettes étaient maintenant jaunes, comme les nymphéas dans une autre toile de cette même série de Monet »61. Dans d’autres avant-textes Proust associe aussi les nymphéas à des oiseaux. Julie André signale que la comparaison mouettes/nymphéas figure dans le Cahier 3862 : « des mouettes immobiles et jaunes comme de longues fleurs des eaux. […] sur la mer rose, des mouettes […] flottaient comme des nymphéas » (fo 6 ro). Et en marge de ce passage Proust se pose la question du nom exact de la fleur : « nom du nymphea jaune » et plus bas « nom du nymphea rose »63. Puis, dans un nouveau paragraphe sur cette même page, le paysage marin est « comme dans les <les effets des> tableaux impressionnistes » et plus loin : « comme dans ces effets impressionnistes ». Au folio suivant il reprend :

La mer était rose <quelques mouettes flottaient sur elle comme des nymphéas> et comme dans ces effets <tableaux> impressionnistes où tout participe à un même « effet » de couleur, […]64. (fo 7 ro)

Mais Yasué Kato nous apprend que cette métaphore est présente aussi dans le Cahier 70 :

La mer était calme comme un lac où parfois des mouettes éparpillées y flottaient comme des nymphéas que selon l’heure je voyais blancs, jaunes, ou quand le soleil était couché roses. […] Puis tout d’un coup, s’échappant comme d’un déguisement de leur incognito de fleurs, elles montaient toutes ensemble vers le soleil […]65. (fos 142 ro-143 ro)

Elle remarque alors un aspect important de la genèse du roman : « Ce paysage ne se trouve pas aujourd’hui dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, mais dans Sodome et Gomorrhe. Ce transfert est exécuté en 1914 ».

Il est vrai que dans « Combray » les nymphéas ne sont pas des mouettes mais des « pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes »66. Cependant le vocabulaire dans tous ces passages est similaire à celui utilisé par Marguerite de Saint-Marceaux. Si elle ne propose pas l’image des mouettes, cependant les nymphéas sont pour elle : « ces fleurs superbes posées là comme des oiseaux ». Elle note aussi dans l’atelier du « maître » (terme utilisé aussi par Proust) qu’il s’agit « d’une série d’études de nénuphars sur l’eau, études faites à toutes les heures avec des effets différents »67.

Mais il me semble qu’il existe d’autre détails concordants, des particularités de la personnalité et même du physique de Marguerite de Saint-Marceaux qui auraient inspiré Proust pour le personnage de la jeune Cambremer. Ainsi son snobisme et son pédantisme, qui révèle finalement qu’elle ne fait que suivre la mode. Or, Myriam Chimènes conclut de la lecture du Journal de Meg :

Il ressort de cette lecture qu’elle véhicule ainsi typiquement les goûts de la classe sociale à laquelle elle appartient et semble ne retenir que ce que les artistes contemporains et bien des conservateurs de musées regardaient, remarquant les Primitifs et les artistes de la Renaissance, mais ignorant ceux de la période baroque auxquels elle ne prête guère attention. […] Réactionnaire, elle semble farouchement opposée à tout ce qui est nouveau et étranger […]68.

Ainsi elle tient en peu d’estime Poussin quand elle remarque qu’un de ses tableaux nouvellement acquis par le Louvre est « bien surfait »69. Proust fera dire à Mme de Cambremer que « les Poussin du Louvre » sont « des horreurs »70. Il est significatif que toutes deux ont une formation musicale. Par ailleurs il est aussi révélateur que dans le dialogue avec Mme de Cambremer Proust fasse aussi référence à la musique et en particulier à Debussy71. Il me semble que c’est une autre allusion, plus voilée encore, à Mme de Saint-Marceaux. Mme de Cambremer dit de Pelléas et Mélisande : « c’est un petit chef-d’œuvre » et plus loin elle répète : « Quel chef-d’œuvre que Pelléas ! ». Meg est aussi une grande admiratrice de cette œuvre de Debussy qu’elle défend fermement et qualifie de « chef-d’œuvre absolu »72.

On trouve même une certaine ressemblance physique entre les deux femmes. La jeune marquise de Cambremer est décrite comme « droite, sèche et pointue »73, or les photographies de Marguerite et son portrait fait par Emilio Della Sudda74 renvoient une image d’une femme toujours très droite au visage pointu. La sècheresse est un aspect psychologique de la marquise qui transparaît clairement au fil des pages du Journal de Marguerite de Saint-Marceaux.

Un autre rapprochement est à faire entre la simplicité qu’affiche Meg dans sa campagne, avec cette fois non pas la jeune marquise de Cambremer mais sa belle-mère :

Modestement elle parla de son petit jardin de curé qu’elle avait derrière et où le matin en poussant une porte, elle allait en robe de chambre donner à manger à ses paons, chercher les œufs pondus, et cueillir des zinnias ou des roses qui, sur le chemin de table, faisant aux œufs à la crème ou aux fritures une bordure de fleurs, lui rappelaient ses allées. (RTP, t. III, p. 208)

Or cette description est très similaire à celle que donne Proust de Mme Verdurin (qui loue justement la propriété des Cambremer) :

Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du potager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à ses poules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des fleurs pour « faire son chemin de table », chemin qui rappelait en petit celui du parc ; […] autour de ces autres présents du jardin qu’étaient les poires, les œufs battus à la neige, montaient les hautes tiges de vipérines, d’œillets, de roses et de coréopsis […]. (RTP, t. III, p. 390-391)

Les éditeurs de « La Pléiade » signalent que ces deux descriptions proviennent d’un passage sur Mme de Chemisey, ancien nom de Mme de Cambremer. Ainsi les deux scènes tout juste citées prennent leur source dans cet avant-texte :

Quelquefois j’accompagnais Mme de Chemisey <la> douairière qui allait donner à manger à ses paons, voir les œufs pondus, les fruits pour le soir et faire sa récolte de <zinias,> de coreopsis <et de roses> pour mettre dans les vases sur la table. (Cahier 64, fo 62 vo)

Au folio suivant le passage est repris et enrichi :

La Comtesse douairière encore décoiffée par le vent, venait de/u son parc <potager et du jardin> où elle avait été cueillir des zinias, etdes œillets et des roses pour les mettre sur la table où non <autre présents de la campagne,> ravissants et mais non mangeables ils donnèrent <par leur inutilité quelquechose> quelquechose de plus doux à la couleur <comestible> des œufs à la crème et des fritures de goujon […]75. (Cahier 64, fo 63 vo)

Cette image champêtre n’est pas sans rappeler le dessin-pastiche que fit Proust pour Reynaldo Hahn de « Me René de St-Marceaux en chapeau de jardin va cueillir avant le dîner ses prunes à Cuy-St-Fiacre ». On sait aussi que le jardin de cette maison de campagne est « plein de fleurs délicieuses »76. Un autre détail minime mais suggestif est la répétition dans ces brouillons des « fritures ». Remarquons alors que dans le Journal de Meg la notation de chaque séjour à Cuy-Saint-Fiacre est scandée par des « René part à la pêche » ou « Pêche avant le dîner »77, qui laisse penser que le poisson était régulièrement présenté à la table de Cuy. Si Meg ne mentionne pas son potager, elle note qu’elle est enchantée d’une visite au potager de Versailles78. Enfin, je n’ai trouvé qu’une seule mention de Meg avec des œufs : « Nous allons chercher des œufs […] dans d’admirables fermes »79. Mais le leitmotiv des séjours à Cuy c’est : les plaisirs simples de la vie tranquille et studieuse opposés aux souffrances de la vie mondaine et futile à Paris.

Un réseau poétique

Gaston Bachelard nous offre en fin de compte le portrait qui unifie ces personnages réels et fictifs, résolvant ainsi poétiquement le mystère du « nymphéa Saint-Marceaux », lorsqu’il imagine un Claude Monet « parti de bon matin » saisir ses fleurs aquatiques, pensant peut-être au poème de Mallarmé, « Le Nénuphar blanc », surtout au vers où la fleur est « comme un noble œuf de cygne » :

Oui, déjà tout à la joie d’aller fleurir sa toile, le peintre se demande, plaisantant
avec le « modèle » dans les champs comme en son atelier :
Quel œuf le nénuphar a-t-il pondu la nuit ?
Il sourit d’avance de la surprise qui l’attend. Il hâte le pas. Mais :
Déjà la blanche fleur est sur son coquetier80.

Puis, en philosophe « rêvant devant un tableau d’eau de Monet » il se souvient d’un vers de Jules Laforgue qui vient boucler pertinemment toutes les allusions – alluvions ? – traversées avec Proust :

Et des nymphéas blancs des lacs où dort Gomorrhe81.

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1  Eugène Nicole, « L’auteur dans ses brouillons : marginalia des Cahiers de Proust », BMP, no 39, 1989, p. 60-67 ; et « Les notations marginales dans les cahiers de Proust », in Sur la génétique textuelle, études réunies par D. G. Bevan et P. M. Wetherill, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, coll. « Faux titre » no 44, 1990, p. 125-132.

2  Anne Herschberg Pierrot, « Les notes de Proust », Genesis, no 6, 1994, p. 61-72 (en ligne : http://www.item.ens.fr/index.php?id=13999).

3  Julie André, « Le Cahier 46 de Marcel Proust : transcription et interprétation », thèse de doctorat sous la direction de Pierre-Louis Rey, Université Sorbonne-Paris-III, 2009, 2 vol. Voir en particulier le volume I, « Interprétation », p. 60-79.

4  A. Herschberg Pierrot, « Proust et les notes de régie », in Proust aux brouillons, sous la direction de Nathalie Mauriac Dyer et Kazuyoshi Yoshikawa, Brepols Publishers, coll. « Le Champ proustien », sous presse. Je remercie Anne Herschberg Pierrot de m’avoir transmis son texte avant publication.

5  E. Nicole, article cité (1989), p. 62.

6  J. André, thèse citée, vol. I, p. 62.

7  Stéphanie Guez, « Proust en faiseur d’ana. L’anecdote et la construction du personnage proustien », Littérature, no 149, mars 2008, p. 90. Voir aussi sa thèse : « Statut et fonctions de l’anecdote dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust », Université de Tel-Aviv, 2006, 304 p.

8  Voir l’Index général des Cahiers de brouillons de Marcel Proust, d’Akio Wada, qui révèle que les 75 cahiers de Proust sont remplis de noms de personnes réelles.

9  E. Nicole, article cité (1989), p. 67.

10  Cahier 53, fo 30 vo.

11  Cahier 38, fo 18 ro.

12  Jean-Michel Nectoux, « Musique et beaux-arts : le salon de Marguerite de Saint-Marceaux », in Une Famille d’artistes en 1900. Les Saint-Marceaux, Les Dossiers du Musée d’Orsay, no 49, Paris, Réunion des musées nationaux, 1992, (p. 62-90), p. 78.

13  Ainsi écrit-il toujours de façon erronée le nom de Nietzsche : dans sa correspondance (Corr., t. IV, p. 38-39, note 7 ; t. VI, p. 353), ainsi que dans ses brouillons (Cahier 57, fo 15 ro ; et le Carnet 1, fos 38 vo, 39 ro et 40 vo).

14  La transcription proposée par l’édition « La Pléiade » introduit une ponctuation qui change et finalement obscurcit le sens de cette note, car elle sépare chaque nom par une virgule, cachant ainsi qu’il s’agit de trois « couples » de noms (RTP, t. II, Esquisse XXXII, p. 1945, var. c de la p. 1254. la version finale étant à : RTP, II, p. 814-815). Ma transcription diffère aussi de celle de cette édition en ce que je lis « phrase de Shuman » et non « sur ». Notons cependant une pratique fort utile dans les Esquisses de cette édition, qui est d’indiquer la présence de notes de régie en les encadrant d’astérisques, ce qui permet de les repérer rapidement.

15  Voir à ce sujet : André Ferré, « La ponctuation de Marcel Proust », BMP, no 7, 1957, p. 310-329 ; Jean Milly, « Un aspect mal connu du style de Proust : sa ponctuation », Proust dans le texte et l’avant-texte, Paris, Flammarion, 1985, p. 169-184 ; Isabelle Serça, Les Coutures apparentes de la Recherche. Proust et la ponctuation, Paris, Honoré Champion, 2010.

16  A. Ferré, article cité, p. 328.

17  Ibid., p. 310.

18  Ibid., p. 327.

19  Il fait, par exemple, une allusion presque méconnaissable à L’Éducation sentimentale de Flaubert dans une note de régie du Cahier 54, au fo 60 vo : « fondre le tout ensemble avec rythme de la phrase de l’éducation » (Marcel Proust, Cahier 54, éditions BnF-Brepols, collection “Marcel Proust. Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France”, 2008. Vol. 1, fac-similé ; vol. 2, transcription diplomatique, notes et index par Francine Goujon, Nathalie Mauriac Dyer et Chizu Nakano, Introduction, diagramme et analyse par N. Mauriac Dyer).

20  Voir une transcription dans RTP, t. II, p. 1944, var. c de la p. 1254, mais oùles éditeurs ajoutent des virgules.

21  Voir les notes dans RTP, t. II, p. 1944.

22  Pyra Wise, « Lettres et dédicaces inédites de Proust et de quelques correspondants », BIP, no 40, p. 9-28.

23  On trouve parfois l’orthographe erronée « Beaugnies ».

24  Voir mon article cité, BIP, no 40, 2010, en particulier p. 10-12 et 16-17.

25  Marguerite deSaint-Marceaux, Journal 1894-1927, édité sous la direction de Myriam Chimènes, Paris Fayard, 2007.

26  Elle avait un hôtel particulier au 100 boulevard Malesherbes (voir Corr., t. III, p. 75).

27  Corr., t. XXI, p. 200-202.

28  Notons d’ailleurs que Marguerite de Saint-Marceaux figure dans la liste des gens présents aux obsèques Marcel Proust, dans Le Figaro du 22 novembre 1922.

29  Marcel Proust, Lettres à Reynaldo Hahn, Gallimard, 1956, p. 106.

30  EA, p. 533-545.

31  EA, p. 539-540.

32  Voir par exemple L’ABCdaire de Monet, Flammarion, 1999.

33  Corr., t. VII, p. 288. Phillip Kolb explique qu’il s’agit d’une allusion au tableau Bras de Seine, près de Giverny, à l’aurore (1897), présent dans le Catalogue de la collection Émile Straus, Paris, Galerie Georges Petit, 1929.

34  Lettre à Madame Straus, d’avril 1908 (Corr., t. VIII, p. 96).

35  Et voir les travaux de : Hélène Beauregard, « Marcel Proust, Combray et le côté de Giverny », Littératures, Annales publiées par la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Toulouse, XIV, Nouvelle série Tome III, fascicule 5, septembre 1967, p. 77-86 ; Theodore J.Johnson, « Débâcle sur la Seine de Claude Monet : source du Dégel à Briseville d’Elstir », in Cahiers Marcel Proust no 6,Études proustiennes 1, 1973, p. 163-176 ; Kazuyoshi Yoshikawa, « Proust et les Nymphéas de Monet », BMP, no 48, 1998, p. 77-93 (repris en un chapitre intitulé « Monet et les nymphéas de Combray », p. 149-168, dans Proust et l’art pictural, Paris, Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes » No 14, 2010) et « Proust aux expositions », in Proust et les moyens de la connaissance, textes réunis par Annick Bouillaguet, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2008, p. 207-218) ; Luzius Keller, « Proust et Monet », in Marcel Proust,Études proustiennes 2, 2000, Nouvelles directions de la recherche proustienne 1, La Revue des Lettres modernes, textes réunis et présentés par Bernard Brun, Paris-Caen, 2000, p. 126-132, et « Proust et les collectionneurs », Marcel Proust Aujourd’hui, no 1, 2003, p. 35-59.

36  Corr., t. XII, p. 390. Voir aussi la lettre inédite de Gabriel Astruc à Proust, que je présente dans mon article du BIP, no 40, 2010, p. 23-24 et 27.

37  Hélène Beauregard, article cité, p. 80.

38  Emily Eells, « L’envers de quelques tableaux », BIP, no 32, 2001/2002, p. 108.

39  Remarquons que Proust écrit aussi « Claude de Monet » dans le manuscrit du dialogue du héros avec Mme de Cambremer, Cahier 46, fo 72 vo (où il biffe ce « de »). Voir la transcription de ce cahier par Julie André, thèse citée.

40  NAF 16634, fo 121 ro.

41  M. de Saint-Marceaux, op. cit., p. 308.

42  Ibid., p. 310.

43  J.-M. Nectoux, article cité, p. 74.

44  Paris, Librairie centrale des Beaux-arts, Émile Lévy Éditeur, 1906.

45  Mais l’explication est peut-être simplement que Jean Baugnies aurait habité en 1903 Vernon, tout près de Giverny. En effet, le 30 août 1903 Meg note : « Nous partons en auto […] pour Vernon rejoindre Jean. »

46  Bulletin Archéologique, Historique et Artistique de la Société Archéologique de Tarn & Garonne (Tome 44, Année 1916, Procès verbal de la séance du 1er Mars 1916, par Maurice Souleil, Montauban, 1917, p. 221).

47  J’ai fait le même type d’hypothèse à propos d’une boutade de Théophile Gautier, que Proust aurait entendue de la bouche de son professeur, Maxime Gaucher, plutôt que lue (voir mon article « Une Source négligée de la boutade de Gautier sur Racine », BIP, no 32, 2001/2002, p. 9-21. Disponible en ligne, sous un titre modifié : http://www.item.ens.fr/index.php?id=76039).

48  Lettre de Proust publiée dans : Pyra Wise, « Dix lettres inédites de Marcel Proust retrouvées au Kentucky », BIP, no 34, 2004, p. 40.

49  S. Guez, article cité, p. 97.

50  Corr., t. XIV, p. 45 (à Mme Madrazo, [début 1915]).

51  RTP, t. I, p. 526. Cette anecdote est un ajout manuscrit en marge d’un fragment d’épreuves. Celles-ci ont été découpées, recollées et intercalées avec des fragments manuscrits sur une grande feuille de papier fort, constituant la planche No 13, qui fut insérée dans un exemplaire de luxe des Jeunes filles de 1920 (voir mon article « L’édition de luxe et le manuscrit dispersé d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs », BIP, no 33, 2002/2003, p. 75-98). Cette planche figure dans le catalogue de la vente Sotheby’s Paris, 27 juin 2007, « 100 Books, Manuscripts, Documents and Objects from the Pierre Leroy Collection », lot no 85.

52  Comme le fait remarquer Myriam Chimènes dans son « Introduction » à : Marguerite de Saint-Marceaux, op. cit., p. 47.

53  Un extrait de la liste des visiteurs de Giverny indique les premiers passages de : Stéphane Mallarmé en 1890, Jacques-Émile Blanche en 1893, Isaac de Camondo en 1896, Anatole France en 1900, Paul Helleu en 1903 et Paul Valéry en 1908 (Michel Hoog, Les Nymphéas de Claude Monet, Musée de l’Orangerie, Réunion des Musées nationaux, 1984, p. 18).

54  Hommage à Claude Monet (1840-1926), Hélène Adhémar, Anne Distel et Sylvie Gache éds., Ministère de la Culture et de la Communication, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1980, p. 324.

55  Dans une lettre de 1922 Lucien Daudet écrit à Proust : « j’ai vu […] une Verdurin beaucoup plus Verdurin que ma vieille amie, et qui était Mme de Saint-Marceaux » (Corr., t. XXI, p. 334).

56  Cette « clé » est reprise par exemple par J.-M. Nectoux, article cité.

57  Marie Miguet-Ollangier, « Journal de Marguerite de Saint-Marceaux, 1897-1927 : entre Verdurin et Guermantes ? », BMP, no 58, 2008, p. 35-47.

58  S. Guez, article cité, p. 98.

59  Voir le texte définitif : RTP, t. III, p. 205.

60  Y. Kato, article cité, p. 209.

61  RTP, t. III, p. 206.

62  J. André, thèse citée, note à sa transcription du fo 71 vo.

63  Y. Kato déchiffre ici « nom de nymphéa » jaune et rose (« Les deux peintres dans les brouillons de "Combray" de 1909 – Elstir et Monet », Gallia, Bulletin de la Société de langue et littérature françaises de l’université d’Osaka, no 40, 2000, (p. 203-210), p. 209.

64  Voir aussi la transcription : RTP, t. II, Esquisse LIII, p. 961.

65  Transcription de Y. Kato, article cité, p. 209. Voir aussi la version de ce passage dans les épreuves : RTP, t. II, var. b de la page 160.

66  RTP, I, p. 167 (et voir l’avant-texte Cahier 4, fo 33-34 ro).

67  Nous soulignons ainsi les mots que l’on retrouve dans les textes de Proust.

68  M. Chimènes, « Introduction », op. cit., p. 47.

69  M. de Saint-Marceaux, op. cit., « 25 novembre 1911 », p. 678.

70  RTP, t. III, p. 208.

71  Ibid., p. 207-210 (et voir l’avant-texte : Cahier 46, fo 75 vo).

72  M. de Saint-Marceaux, op. cit., « 28 avril 1902 », p. 270.

73  RTP, t. II, p. 354.

74  Portrait reproduit dans M. de Saint-Marceaux, op. cit., p. 466.

75  Voir aussi la transcription de Françoise Leriche, « Inventaire du Cahier 64 », BIP, no 18, 1987, p. 37-59.

76  M. de Saint-Marceaux, op. cit., « 39 juillet 1905 », p. 400.

77  Voir par exemple : 6 avril, 11 septembre 1898 ; 12 septembre 1900 ; 25 mai, 7 juillet, 2 et 26 septembre 1901 ; 19 août, 21 septembre, 13 et 21 octobre 1902 ; 27 et 28 mars, 14, 21 et 29 juin, 31 juillet, 2, 20 et 22 août 1903 ; 3 septembre, 6, 12 et 19 octobre 1904 ; 31 juillet, 1er,15 et 17 août 1905 ; 17 juin, 16 et 29 juillet, 22 et 27 août 1906 ; 28 et 29 avril, 21 et 30 septembre 1907 ; 3 juin 1908 ; etc.

78  M. de Saint-Marceaux, op. cit., « 9 avril 1912 », p. 698.

79  Ibid., « 24 septembre 1903 », p. 316. Elle y plante surtout des roses, ainsi que dans sa deuxième maison à Jouy-en-Josas qu’elle fit construire (voir « 16 juin 1906 », p. 442).

80  Gaston Bachelard, « Les Nymphéas ou les surprises d’une aube d’été », in Hommage à Claude Monet, éd. citée, p. 29.

81  Vers du poème « Un mot au soleil pour commencer », du recueil L’Imitation de Notre-Dame la Lune.