Dans une entrevue qu’il a publiée en octobre 1978, soit le mois qui a suivi la parution de La Vie mode d’emploi1, Georges Perec affirme : « Démonter un livre n’apporte rien. J’ai expliqué une fois, dans une conférence, la façon dont j’avais fait un de mes livres ; je l’ai regretté, je ne le ferai plus. J’ai même failli détruire les brouillons de La Vie mode d’emploi, mais mon éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens m’en a dissuadé ; il veut que je les donne plus tard à la Bibliothèque nationale »2. Ceci dit, Perec a néanmoins accepté par la suite, et même à maintes reprises, de discuter publiquement certains aspects du système de contraintes ayant régi l’écriture de La Vie mode d’emploi. Il n’a pas, non plus, détruit les manuscrits du roman, ce qui a permis leur dépôt avec l’ensemble de ses papiers à la Bibliothèque nationale de France3.

Les propos et les actions de l’écrivain suggèrent toutefois une position ambiguë face au dévoilement de ses méthodes de travail et à la conservation des traces pouvant en attester ; une telle position n’est pas sans rappeler celle bien connue de l’enfant Perec qui, lorsqu’il jouait à cache-cache, ne savait pas ce qu’il craignait ou désirait le plus : « rester caché, être découvert »4. Et cette ambivalence n’est pas non plus spécifique à Georges Perec. Ainsi, confronté à la demande d’un collectionneur qui voulait lui acheter les manuscrits de Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust avait répondu : « Ce qui me fait hésiter c’est que les bibliothèques de ce monsieur [Jacques Doucet] doivent à sa mort aller à l’État. Or, la pensée ne m’est pas agréable que n’importe qui (si on se soucie encore de mes livres) sera admis à compulser mes manuscrits, à les comparer au texte définitif, à en induire des suppositions toujours fausses sur ma manière de travailler, sur l’évolution de ma pensée, etc. »5. Que Perec — tout comme Proust — ait conservé le dossier des manuscrits de son roman suggère tout de même que l’écrivain était conscient de l’originalité et de l’importance de ces documents et ce, au delà des risques de démontages obsessionnels et de conclusions erronées qui pourraient résulter de leur étude ultérieure. Dans une entrevue parue dans l’Express le 23 août 1980, il confiait son intention de lire, Flaubert à l’œuvre, un ouvrage collectif consacré à l’étude des manuscrits de Flaubert6. Perec manifestait donc un certain intérêt pour ce que nous appelons maintenant la génétique littéraire, un domaine dont participe le présent article. En effet, je présenterai ici une description analytique du dossier des brouillons rédactionnels de La Vie mode d’emploi de même que quelques bribes du grand récit de la genèse du texte afin de mettre au jour certaines méthodes de travail du romancier. Je prends ainsi le risque dénoncé par Proust de tenter d’élucider quelques-uns des processus d’écriture qui ont sous-tendu la composition du texte, composition entendue dans son double sens de rédaction et de structuration.

Précisons tout d’abord que le dossier manuscrit de La Vie mode d’emploi a l’avantage d’être assez complet lorsqu’il s’agit de rendre compte des différentes phases du chantier romanesque ayant conduit l’écrivain de ses toutes premières réflexions jusqu’à la version imprimée de l’œuvre, un travail qui s’est échelonné sur près de dix ans comme l’indiquent les deux millésimes ajoutés à la suite du mot FIN dès la première édition : « Paris, 1969-1978 ».

En effet, nous sont parvenus :

  • - les documents de la phase de gestation du projet et d’élaboration des préprogrammes formels;

  • - les documents relatifs à la phase rédactionnelle comprenant l’ensemble des brouillons pour le roman et ses annexes ;

  • - un premier dactylogramme de mise au net partielle pour les vingt-trois premiers chapitres ;

  • - une mise au net manuscrite d’un premier état complet du texte dans deux grands registres de toile noire ;

  • - et enfin, récupérés auprès de la maison d’édition Hachette, les documents de la phase de mise au point ayant précédé l’édition, soit une version dactylographiée et révisée par Perec et les épreuves corrigées.

À l’exception des deux grands registres de mise au net, la majorité des documents du dossier ne sont pas datés. Par conséquent, pour les organiser et afin de comprendre un peu mieux le rôle qu’ils ont pu jouer dans la genèse du texte, s’impose une méthode hybride qui tient compte autant de leur séquence probable que de leur typologie fonctionnelle. Pierre-Marc de Biasi suggère le terme de « chrono-typologie » pour désigner ce genre d’analyses suite auxquelles les moments de la rédaction du texte prennent sens dans une relation de contiguïté où ils se définissent comme autant de maillons intermédiaires d’une chaîne de transformations se déployant sur l’axe d’une temporalité et d’une logique. Les analyses typologiques, chronologiques et logiques peuvent être étayées par la consultation de documents externes tels les agendas personnels, les entrevues accordées par l’écrivain et certains écrits dans lesquels il parle de la genèse du roman. Le recours à ces sources permet, entre autres, de recueillir des informations précieuses sur les habitudes et les méthodes d’écriture de Georges Perec et des précisions sur la datation et la chronologie de son travail. Il semble opportun de reconnaître les avantages offerts par ce type de documents à la suite de la publication en 2003 du corpus complet des entretiens public et des conférences sous la direction de Dominique Bertelli et de Mireille Ribière. Mais il faut aussi reconnaître que l’une des limites que présente l’utilisation des révélations publiques dans le contexte d’une étude de genèse consiste en ce que ces révélations ont, le plus souvent, été faites ultérieurement au travail de composition ou de rédaction et que la mémoire des détails et des micro-évènements y est parfois imprécise, soit parce qu’elle fait défaut, ou tout simplement parce qu’elle n’est pas sollicitée par l’interlocuteur.

Dans les entretiens et écrits de Perec évoquant la genèse de La Vie mode d’emploi, je n’ai toutefois pas identifié le dessein retors de troubler sciemment le jeu en fournissant des informations faussées en rapport avec la composition de son texte : la plupart du temps, ces informations concordent avec ce que révèle l’analyse des documents de genèse, même si Perec — on s’en doute — a plutôt tendance à n’offrir que des confidences partielles : il se garde bien de tout dévoiler et, par moments, il dévoile même très peu. Il a lui-même admis : « Finalement, je ne sais pas si je sais parler de ce que je fais [...] »7 ; et ailleurs « Le « comment j’ai écrit certains de mes livres » ne peut être qu’un mensonge »8. Le dossier génétique de La Vie mode d’emploi est d’ailleurs remarquable par l’absence presque totale de commentaires : il est rare, en effet, que Perec prenne du recul face au travail en cours pour expliquer ou commenter explicitement ce qu’il est en train de faire. Mais étant donné la frontière très poreuse existant entre le textuel et le métatextuel dans le roman, l’absence apparente de « métatexte génétique », pour reprendre l’expression d’Henri Mitterand, n’est en fait qu’illusoire puisque les retours réflexifs et explicatifs sur le travail en cours sont incorporés par connotation au texte encore en développement9.

Les grandes lignes du récit de la genèse de La Vie mode d’emploi ont, au fil des années, été dévoilées. Ainsi selon l’article « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi »10, c’est en 1972 que ce seraient cristallisés différents éléments épars afin de former le projet du roman : trois ébauches indépendantes et floues (les carrés latins, l’histoire de Bartlebooth et de la description d’un immeuble parisien) ont alors été réunies ; à ce noyau originel se sont greffées la polygraphie du cavalier et la pseudo quenine. Perec, selon son propre aveu, aurait travaillé près de deux ans pour mettre au point le complexe système de préprogrammes qui allait lui servir de tremplin et de support pour la rédaction de son texte. Cet échafaudage rédactionnel est évidemment bien connu depuis la publication en 1993 du Cahier des charges11. Ce qui est peut-être moins connu est le fait que déjà, au cours du travail préparatoire, Perec démarre la rédaction à partir de listes en copiant sur des feuilles volantes et sur un petit cahier Rhodia les consignes pour des chapitres donnés et en rédigeant dans leurs marges des morceaux de textes descriptifs et narratifs12. Les tout premiers essais rédactionnels côtoient donc déjà les listes de contraintes formelles, une pratique qu’il n’abandonnera jamais par la suite comme on peut très bien le constater en feuilletant le cahier des charges.

C’est en avril 1975 que Perec entreprendra sérieusement la rédaction du roman. Dans son agenda, plus précisément à la date du 18 avril, il inscrit : « écriture premiers brouillons VME / 1 » ; le 8 mai : « VME 9 et 10 » ; et le 25 octobre : « bien avancé VME chap 22 et 23 »13. Ceci est confirmé dans le dossier puisque cette première  campagne de rédaction a résulté en une mise au net dactylographiée des vingt-trois premiers chapitres, un document de quarante feuillets, daté des 23 et 25 octobre 197514. Ce dactylogramme, démantelé par la suite pour être incorporé aux brouillons des différents chapitres, ne constitue nullement un « faux départ », mais bien une première tentative d’assemblage d’un état encore partiel du texte : il s’agit en fait d’une suite de tableaux figés dans un présent descriptif, mettant en scène un locuteur discret (désigné par un « nous » indéterminé ) qui semble se déplacer arbitrairement dans l’espace diégétique de l’immeuble et dont le point de vue est encore incertain. Même si ce premier état dactylographié du texte présente une scénographie narrative encore insuffisamment élaborée et que ce sont surtout les passages descriptifs qui prévalent, c’est incontestablement La Vie mode d’emploi qui se profile. De plus, cette première production a permis à Perec de mettre réellement à l’épreuve les possibilités génératives de son système de contraintes puisque, sur les vingt-trois chapitres du dactylogramme, deux ont déjà résolu l’ensemble de leurs consignes15.

L’écrivain interrompt cependant son travail. En effet, dans l’année qui suit, la rédaction semble n’avoir été que très intermittente et c’est dans les jours qui ont suivi la mort de Raymond Queneau (survenue le 25 octobre 1976) que Perec se serait remis activement à la tâche. À ce propos, il a confié : « À la fin de 1976, j’avais écrit une centaine de pages éparses. J’avais très peur de faire quelque chose qui n’aboutisse pas. À ce moment-là, dans la semaine qui suivit la mort de Queneau (qui avait connu et aimé le projet, le livre lui est dédié), j’ai commencé la véritable rédaction. J’ai fini au mois de mai 1978 »16. Encore une fois, le dossier qui nous est parvenu corrobore les dires de l’écrivain puisqu’il existe à peu près une centaine de pages récupérées des premiers essais rédactionnels. La séquence calendaire des deux cahiers noirs débute par une entrée le 29 octobre 1976, soit cinq jours après la mort de Queneau, et se conclut le 5 avril 1978 à 19h 25. En allouant quelques semaines supplémentaires pour la mise au point du dactylogramme, mai 1978 correspondrait bien à la phase de parachèvement du texte à remettre à l’éditeur.

La reprise de la rédaction à la fin de 1976 a été des plus productives : malgré quelques brèves interruptions, Perec rédige la première version complète du roman sur une période de dix-huit mois ; et s’il continue à s’adonner à plusieurs autres activités professionnelles et littéraires, la rédaction de La Vie mode d’emploi  est ce qui l’absorbe le plus durant cette période. Quoique non orthodoxe, sa méthode de rédaction est efficace. Indubitablement, les contraintes de départ fonctionnent merveilleusement pour propulser la rédaction du texte, la preuve en est que Perec n’hésite pas à multiplier les contraintes : par exemple, il intègre à chacun des chapitres les coordonnées de ce chapitre sur la grille-maison, une allusion à l’un de ses livres précédents et une allusion à son quotidien, de même qu’il crée en cours de route une contrainte ayant rapport aux chats de l’immeuble. Tout ne peut cependant être expliqué par une méthode d’écriture préprogrammée puisque le romancier doit constamment faire face à des problèmes textuels qui dépassent une simple résolution d’algorithmes. La contrainte n’aurait en fait fonctionné que comme un générateur primaire et il est évident qu’un travail de structuration romanesque prend le relais. D’ailleurs, les documents rédactionnels sont parsemés de traces d’activités qui, sans être oulipiennes, contribuent intrinsèquement à la planification et à la réalisation du texte : parmi les brouillons, on retrouve des scénarios, des plans partiels, des schémas programmatiques, des calculs en rapport avec la chronologie, des notes de régie, des notes documentaires, des notes sur les personnages, de même que des indications pour le montage et l’assemblage des chapitres. Concrètement, à l’étape de l’écriture, Perec rédige des fragments plus ou moins longs, sur des feuilles volantes, ou à même les feuillets des quatre-vingt-dix-neuf listes du cahier des charges. Toutes les opérations scripturales sont manifestes (les ajouts, les déplacements, les substitutions ou les retranchements) bien que la rédaction procède surtout par addition et accumulation en démontrant une fécondité assez exceptionnelle. Quand Perec considère qu’un chapitre est achevé, c’est-à-dire quand il a résolu les problèmes oulipiens et romanesques à sa satisfaction, il réécrit le résultat de son travail dans le grand registre de toile noire, chapitre après chapitre, suivant la séquence de la lecture linéaire du texte. Perec raconte : « [...] enfin j’ai recopié dans un registre. À ce niveau-là, normalement, ça devait aller, néanmoins, j’ai fait quelques corrections à ce moment-là »17. Lorsqu’un premier registre de cent feuillets est rempli, il en commence un autre de deux cents feuillets qu’il remplira à son tour18. Ici encore, Perec est très méthodique : dans les deux registres, il rédige sur le recto des feuillets et utilise les versos en regard pour :

  • - refaire, à chacun des chapitres, sur une grille de dix par dix, le trajet parcouru jusqu’alors par la polygraphie du cavalier ;

  • - faire soigneusement quelques ajouts et modifications ;

  • - noter les dates de ses sessions de travail.

Ainsi, les deux registres permettent de suivre précisément l’évolution de la rédaction aussi bien dans le temps que dans les espaces formels de l’immeuble et du texte. Sans contredit, les deux cahiers manuscrits de mise au net sont spectaculaires, mais ils ne peuvent être envisagés isolément hors de la relation intime qu’ils entretiennent avec les brouillons rédactionnels qui les ont précédés. Dans Georges Perec : Une vie dans les mots, un ouvrage, il faut le préciser, biographique et non génétique, David Bellos a présenté les deux cahiers noirs comme s’ils avaient été écrits « d’une seule traite puissante et souveraine » et comme s’ils constituaient « “un premier jet” du chef d’œuvre »19. Pourtant c’est bel et bien sur les pages des brouillons, et non dans les deux cahiers, qu’est d’abord advenu le texte puisque c’est là que  Perec s’est adonné au premier travail de « textualisation », c’est-à-dire à la « mise en phrases» proprement dite. L’écrivain souligne l’importance de cet événement quand il affirme : « Tant que ça n’est pas écrit, ça n’existe pas. »20 ; « [...] ça n’existera que lorsqu’il y aura les phrases, les mots. »21.

Perec a réuni la grande majorité des brouillons dans un dossier à sangles portant le titre « VME déjà utilisé » — c’est le dossier 11122. Les brouillons pour le corps du texte et pour ses annexes totalisent un peu moins de mille feuillets et cela sans compter tout le travail rédactionnel qui côtoie les listes du cahier des charges, lequel — je l’ai déjà dit — relève pleinement des processus de textualisation. Il existe des brouillons pour tous les chapitres du roman même si ceux-ci varient quantitativement et formellement d’un chapitre à l’autre : il y a des chapitres pour lesquels il n’y a qu’un seul feuillet, d’autres pour lesquels il y en a jusqu’à vingt-cinq. La plupart de ces brouillons ne sont pas datés et il est difficile de déterminer pour chacun d’eux quelle est la distance temporelle qui les sépare de la mise au net dans les cahiers noirs : on peut cependant supposer que certains — la plupart sans doute — la précèdent immédiatement et que d’autres lui sont plus antérieurs, comme par exemple les brouillons récupérés de la première tentative de rédaction de la fin de 1975, ou tous les morceaux que Perec avait préalablement rédigés. Le manque d’informations d’ordre chronologique est pallié par la forte logique qui régit la rédaction de ces brouillons : le plus souvent, on peut établir pour chacun des chapitres un ordre permettant de percevoir la cohérence de sa production. Ce qui ne veut absolument pas dire que tout est simple et évident dans ce dossier. Les brouillons sont en effet constitués d’éléments linguistiques, graphiques et mathématiques des plus hétéroclites et chaque page offre au regard une mise en scène renouvelée de ces éléments à l’intérieur d’un espace sémiotique souvent complexe.

Ne pas tenir compte de cet important, quoique difficile, ensemble de traces rédactionnelles ne peut que conduire à une compréhension erronée des processus de textualisation. C’est ainsi que les deux cahiers noirs ont pu apparaître comme des documents aberrants. Étant donné le nombre relativement peu important de corrections et d’ajouts qu’ils présentent, David Bellos rapporte que les deux registres auraient semblé une « réussite tellement singulière que, pendant un temps, des personnes proches de Perec lui-même ont pu croire que l’auteur avait recopié à la main un pseudo-manuscrit après avoir écrit le texte directement à la machine [...] »23. Ceci tend à suggérer qu’il manquerait au dossier rédactionnel une pièce importante, à savoir un dactylogramme de rédaction. L’examen minutieux des deux registres permet toutefois de contredire cette hypothèse assez facilement, car bien qu’ils comportent peu de modifications, ces modifications — notamment celles qui concernent les déictiques pronominaux de la première partie du roman — s’articulent avec le travail des brouillons sans donner l’impression d’une étape manquante24. D’ailleurs, à propos de ses habitudes de scription Perec a confié : « Je n’écris pour ainsi dire jamais directement à la machine, mais, selon les cas, sur des feuilles volantes, copies quadrillées, carnets, cahiers, et registres »25. Il n’y aurait donc jamais eu de dactylogramme intermédiaire et les grands cahiers noirs feraient indéniablement partie des documents de la phase rédactionnelle. La question cruciale de la complétude du dossier rédactionnel de La Vie mode d’emploi reste néanmoins posée. Il est en effet difficile d’affirmer de manière absolue que toutes les pièces nous sont parvenues. Même si on sait que l’écrivain documentaliste avait la fureur de conserver et de classer, rien ne nous assure que certains feuillets de brouillon n’ont pas été jetés ou tout simplement égarés ou dispersés. Mais il importe surtout de noter tous les hiatus résultant, non pas de la perte possible de documents, mais plutôt d’une pratique scripturale, souvent rapide, qui ne textualise pas toujours exhaustivement une idée, mais la laisse en plan, partiellement inscrite, pour la reprendre dans les états ultérieurs du texte, une pratique qui introduit des manques, des brèches, des blancs dans la séquence rédactionnelle. La rédaction ne se serait donc pas épuisée sur le papier à tous les moments comme elle tend à le faire, par exemple, pour un écrivain comme Flaubert à qui il est arrivé de réécrire une même page entre cinq et dix fois et chez qui, dans certains cas difficiles, on peut trouver quinze, vingt ou même cinquante versions successives.

Si l’hypothèse de l’absence d’un document de l’importance d’un dactylogramme de rédaction me semble peu recevable, on gagnerait, me semble-t-il, à aborder les blancs rédactionnels en s’appuyant sur la spécialisation des différents espaces rédactionnels propre à Perec. Voici l’essentiel de ma proposition. Le commentaire scriptural le plus explicite que nous a laissé Georges Perec est sans doute le chapitre « la page » d’Espèces d’espaces dont la rédaction est contemporaine du travail préparatoire sur La Vie mode d’emploi. Perec y présente sa relation avec l’espace paginal en ces termes : « J’écris : j’habite ma feuille de papier, je l’investis, je la parcours »26. Face à la diversité formelle des brouillons du roman, on ne peut guère en douter. Ceux-ci se présentent sur des supports papier de types et de formats divers, et exhibent l’utilisation de différents instruments d’écriture de même que des transformations fréquentes du ductus de la graphie. De plus, les feuillets, couverts d’une quantité variable de tracés, blocs d’écriture, signes graphiques et mathématiques, ont souvent été utilisés au recto et au verso selon une orientation et une organisation changeantes. Or les mouvements polymorphes de la phase de rédaction ne sont pas pour autant incontrôlés, illimités et sans fin : à un moment donné, ils doivent s’immobiliser afin de devenir le texte, le livre. Toujours dans Espèces d’espace, Perec écrit : « Lettre à lettre, un texte se forme, s’affirme, s’affermit, se fixe, se fige »27.Dans le cas particulier de La Vie mode d’emploi, le passage d’un moment de la rédaction où tout est encore en devenir, où tout est encore possible, à un autre où le texte est posé, où des choix ont déjà été faits, implique le passage d’un type d’espace paginal à un autre. L’examen attentif du dossier avant-textuel dévoile des espaces d’écriture particuliers, aménagés et dédiés à des usages précis. Ainsi, les chapitres naissent très souvent en des bribes disposées librement sur la page : cette fragmentation et cet éclatement initial de l’écriture est une conséquence d’un système de contraintes lui-même particulièrement morcelé. Ces esquisses et ces ébauches sont ensuite reprises et développées dans des rédactions tabulaires plus régulières, plus concertées, qui laissent encore sur la page un espace d’invention important. Finalement, le texte se sature en des pages remplies soigneusement, comme dans les pages recto des grands cahiers noirs ou comme dans plusieurs pages du dossier des brouillons leur ressemblant déjà étrangement. Ce passage d’un espace à un autre vers la saturation n’est toutefois pas continu, mais s’accomplit par sauts, d’où la perception de manques, de blancs, de trous dans la série rédactionnelle. Evidemment, cette séquence ne se repère pas nécessairement dans toutes ses phases à chacun des chapitres, mais constitue plutôt une tendance de la rédaction que révèle le parcours attentif de tout le dossier de rédaction.

L’hypothèse d’une rédaction par sauts passant, parfois abruptement, d’une fragmentation et d’une dispersion vers une saturation de l’écriture sur la page, implique toutefois la reconnaissance des capacités remarquables de textualisation de Georges Perec. En démontrant une extraordinaire mémoire de l’œuvre virtuelle tout en poursuivant l’invention au sein même d’une rédaction générée par les pré-programmes oulipiens, il en arrive à produire son texte avec une assurance étonnante. En fait, cette aisance scripturale est perceptible non seulement dans les avant-textes de La Vie mode d’emploi, mais dans ceux de bon nombre de ses textes et ce, dès le début de sa carrière d’écrivain publié28.

Nous terminerons donc en reprenant l’hommage qu’a rendu Harry Mathews au talent du « scrivain »29 Georges Perec : « Je me souviens qu’en regardant Georges Perec travailler j’étais frappé par son assurance : il n’hésitait jamais à choisir un mot ou à modeler une phrase »30.

1  Georges Perec, La Vie mode d'emploi (Paris : P.O.L-Hachette, 1978). Ceci est une version légèrement modifiée d’un article paru précédemment : Agora. Revue d’études littéraires n° 4. Perec – Aujourd’hui. Sous la direction de Mireille Ribière (Université Babes-Bolyai, Roumanie, juillet-décembre 2002), p. 131-141. Je remercie Ela Bienenfeld, ayant droit de l’écrivain, qui m'a accordé la permission de consulter les avant-textes de La Vie mode d'emploi.

2  « Georges Perec : J’ai fait imploser le roman », propos recueillis par Gilles Costaz (1978), in Georges Perec, Entretiens et conférences, édition critique établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière (Nantes : Joseph K, 2003), vol. I, p. 247. La conférence à laquelle Perec fait allusion est celle qu’il a donnée au cercle Polivanov, « Comment j’ai écrit un chapitre de La Vie mode d’emploi », le 17 mai 1978.

3  Le « Fonds privé Georges Perec » est déposé à la Bibliothèque de l’Arsenal (1, rue de Sully, 75004 Paris). Il existe un inventaire complet du fonds effectué par Ela Bienenfeld, Bianca Lamblin et Paulette Perec. Pour une description partielle de ce fonds d'archives privé qui contiendrait près de 20 000 feuillets, voir aussi Hans Hartje : « Georges Perec écrivant », thèse de doctorat sous la direction de Jacques Neefs, Paris VIII (1995) et « Les archives Perec », Cahiers de textologie 4 : Configurations d'archives, sous la direction de Jacques Neefs (Paris : Minard, 1993).

4  Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance (Paris : Denoël 1975), p. 18.

5  Lettre à Schiff, 21 juillet 1922, La Correspondance de Marcel Proust, sous la direction de Philip Kolb, volume 21 (Paris : Plon) p. 372-373.

6  Flaubert à l’œuvre, sous la direction de Raymonde Debray-Genette  (Paris : Flammarion 1980). L’inventaire de la bibliothèque personnelle de Georges Perec, établi par Eric Beaumatin et Paulette Perec, confirme que Perec possédait un exemplaire  dédicacé de cet ouvrage.

7  « Entretien Georges Perec / Bernard Noël », Georges Perec (Marseille : André Dimanche éditeur, 1997), p. 33.

8  « Ce qui stimule ma racontouze », propos recueillis par Claudette Oriol-Boyer, (1981), dans Georges Perec, Entretiens et conférences, op. cit., vol. II, p. 172.

9   Sur la question du  métatextuel dans La Vie mode d’emploi, voir l’article  de Bernard Magné : « Le métatextuel perecquien » dans les archives d’Un Cabinet d’amateur (accessible en ligne) : http://www.associationgeorgesperec.fr

10   Georges Perec, « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L’Arc 76 (1980), p. 50-54.

11  Georges Perec, Cahier des charges de « La Vie mode d'emploi », sous la direction de Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs (Paris : CNRS / Zulma, 1993).

12  Voir par exemple la page de brouillon datée du 7/8/72 (Fonds privé Georges Perec, 111, 151, 10vod) et un petit carnet Rhodia (Fonds privé Georges Perec, 67,42).

13  Paulette Perec, « Chronique de la vie de Georges Perec », Portrait(s), sous la direction de Paulette Perec (Paris : Bibliothèque nationale de France, 2001), p. 96.

14  Les références des quarante pages numérotées du dactylogramme sont les suivantes : Fonds privé Georges Perec 111, 148, 1 – 111, 148, 2ro – 111, 147, 4 – 111, 147, 5d – 111, 145, 1 – 111, 145, 2 – 111, 145, 3d – 111, 144, 1 – 111, 144, 2 – 111, 144, 3d – 111, 141, 2d – 111, 140, 4ro – 111, 140, 5ro – 111, 139, 2 – 111, 139, 3d – 111, 137, 2 – 111, 137, 3ro – 111, 135, 2 – 111, 135, 3d – 111, 134, 2 – 111, 134, 3 – 111, 134, 4 – 111, 134, 5d – 111, 13ro – 111, 127, 2d – 111, 126, 5 – 111, 126, 2 – 111, 125, 2d – 111, 124, 4ro – 111, 122, 1 – 111, 122, 2ro – 111, 117, 1dro – 111, 115, 3ro – 111, 115, 4d – 111, 114, 4 – 111, 105ro – 111, 97 – 111, 92, 1ro – 111, 92, 2 – 111, 92, 3d.

15  Pour une discussion plus détaillée des premiers temps de la rédaction, voir mon ouvrage Masques et mirages. Genèse du roman chez Cortázar, Perec et Villemaire (New York : Peter Lang, 2008).

16  « J’ai fait imploser le roman », propos recueillis par Gilles Costaz, loc. cit.

17  « Ce qui stimule ma racontouze », propos recueillis par Claudette Oriol-Boyer, loc. cit., p. 175. Chez Perec, le terme « recopier »  désignerait donc parfois une activité de réécriture.

18   Les deux cahiers noirs constituent les dossiers 114 et 115 du Fonds privé Georges Perec.

19  David Bellos, Georges Perec : Une vie dans les mots (Paris : Seuil, 1993), p. 637. À ce sujet, Bernard Magné affirme : « Ou comment la recherche forcenée du sensationnel fait disparaître mille page de brouillons. » dans « Georges Perec : Espèces d’espaces écrits », Brouillons d’écrivains (Paris : Bibliothèque nationale de France, 2001), p. 100.

20  « Entretien avec Gabriel Simony » (1981), dans Georges Perec, Entretiens et conférences, op. cit., vol. II, p. 219.

21  « Entretien Georges Perec / Bernard Pous » (1981), ibid., p. 185.

22  Mais on en retrouve aussi quelques-uns dans d’autres dossiers (notamment, les dossiers 3, 49, 62, 65, 67 et 117).

23  David Bellos, op. cit., p. 637.

24   Sur la question des hésitations sur les déictiques pronominaux dans les premiers temps de la rédaction, voir mon ouvrage déjà cité.

25  « Entretien Perec / Jean-Marie Le Sidaner » (1979), dans Georges Perec, Entretiens et conférences, op. cit., vol. II, p. 96.

26  Georges Perec, Espèces d’espaces (Paris : Galilée, 1974), p. 19.

27   Georges Perec, op. cit., p. 17.

28  Ceci peut être apprécié dans les brouillons d’Un homme qui dort (Paris : Denoël, 1967) lesquels ont été transcrits et reproduits dans le mémoire de Nicolas Neyman : « Un homme qui dort. Analyse des brouillons de Georges Perec »,  mémoire de DEA sous la direction d’Almuth Grésillon, Université Paris VII (1996-1997). De même, une page des brouillons des Choses (Paris : Julliard, 1965) est reproduite à la page 140 de l’ouvrage Portrait (s) de Georges Perec, sous la direction de Paulette Perec (Paris : Bibliothèque nationale de France, 2001) : saturée d’écriture, elle préfigure les grands registres noirs de La Vie mode d’emploi.

29   Perec utilise le terme de « scrivain » dans le post-scriptum de La Disparition (Paris : Denoël, 1969) en parlant de l’ambition « qui guida la main du scrivain s».

30   Harry Mathews, Le Verger (Paris : P.O.L, 1986), p. 35.