Sommaire
1. De la matérialité graphique des ratures
La rature efface du déjà-écrit. Jusqu’ en plein Moyen-Age, cette opération ne laissait guère de traces; le grattoir servait à éliminer du précieux parchemin les tracés jugés obsolètes; la table de cire pouvait redevenir lisse après usage. Ce n’est qu’avec l’instauration du papier que l’on commence à trouver des traces visibles de l’opération par laquelle un segment déjà écrit se trouve rejeté: le trait qui biffe un mot (Fig. 1, Heine), la croix qui rend caduc un paragraphe, voire une page (Fig. 2, Flaubert), les hachures et quadrillages qui recouvrent l’écrit comme les barreaux d’une prison (Fig. 3, Leiris), les tracés curvilignes qui masquent l’écriture tout en imitant la forme de celle-ci (Fig. 4, Leonetti)1, le pâté d’encre qui rend la trace à jamais opaque et lui confère la couleur du deuil (Fig. 5, Arno Schmidt), mais aussi ces formes immatérielles par lesquelles un paragraphe se trouve sans cesse réécrit, sans que les versions dépassées soient marquées comme caduques (Fig. 6, Proust). Ajoutons que dans d’autres domaines de la création, on rencontre des formes de rature tout à fait comparables ( Fig. 7 et 8, Stravinsky et Léonard de Vinci). De nos jours, la trace de la rature est menacée: par la gomme qui efface, le Tipp-Ex qui recouvre d’une tache blanche, et surtout, par l’impulsion électronique qui opère un deleatur définitif. Entre ces deux bornes historiques, le Moyen-Age et le XXe siècle, la rature est un effacement visible, un silence audible, et donc, une trace lisible.
2. Histoires de signifiants et d’étymologies2
Il existe en français de nombreux termes pour désigner le geste par lequel on supprime une trace écrite: barrer, biffer, effacer, gommer, gratter, raturer, rayer. Le geste ainsi désigné a pour fonction soit de supprimer une trace, soit de la différer, donc de la déplacer ailleurs dans l’espace graphique, soit de la remplacer3.
Le titre de cet exposé privilégie volontairement une série de termes liés par des homophonies partielles. A ces liens phoniques entre signifiants viendront s’ajouter des liens étymologiques remarquables, qui me fourniront la matière langagière pour poser le paradoxe suivant: la rature a une existence double, elle est tout à la fois perte et gain, manque et excès, vide et plein, oubli et mémoire4.
Je voudrais d’abord m’arrêter un instant sur cette duplicité foncière des biffures qu’évoque Michel Leiris à la fin de l’ouvrage du même nom. Il y explique que tout son travail poétique part en fait de l’homophonie entre le bifur – sorte d’abréviation de bifurcation – et la biffure. Je ne résiste pas au plaisir d’en citer un passage:
[...] j’eus recours, en n’y voyant tout d’abord qu’un terme séduisant, à l’expression de bifurs pour désigner, dans mon jargon personnel, les matériaux si peu commodes à étiqueter que je voulais amasser et brasser: soubresauts, trébuchements ou glissements de pensée se produisant à l’occasion d’une fêlure, d’un miroitement [...] ou d’une quelconque singularité, rocailleuse ou fuyante, se manifestant dans le discours, – pertes de pied ou sautes de niveau à la faveur desquelles l’individu qui les subit se sent jeté dans un état de particulière acuité et qui [...] lui débouchent l’horizon, – remous, rides, écumes ou autres altérations de la surface (à l’ordinaire tranquille) de la langue, qui sont les générateurs d’une poésie très spéciale [...] (M. Leiris, Biffures, (1948), 2e éd. 1975, Gallimard, p. 278)
Ce dont parle Leiris désigne bien un lieu où le pied fourche, mais aussi la langue, un lieu de soubresauts, de remous et de fêlure, “endroit où une chose se divise en deux”, comme le dit le même texte un peu plus loin. Du bifur, comme croisée de chemins, à la biffure, comme mouvement d’effacement et de jaillissement, il n’y a, à proprement parler, qu’un pas:
Me référant au terme de bifur – qui autrefois m’en imposait beaucoup lorsque je le lisais, marqué en grosses capitales, sur un écriteau en bordure d’un ballast – j’entendais mettre plutôt l’accent sur l’acte même de bifurquer, de dévier, comme fait le train qui modifie sa direction selon ce que lui commande l’aiguille et comme fait la pensée, engagée quelquefois, par les rails du langage, dans on ne sait trop quoi de vertigineux ou d’aveuglant et entraînée dans un mouvement qui pourrait être baptisé tout aussi bien biffure, car on perçoit ici une équivoque, un loup sur lequel on revient, comme cela se produit dans le cas d’un lapsus (sitôt lâché et sitôt raturé) à l’instant qu’on se dit “c’est ma langue qui a fourché”, ma langue qui s’est fourvoyée, à une fourche de routes ou croisée de chemins. (ibid., p. 279)
Chaque trait de biffure est ainsi le signe d’un rejet, d’un chemin abandonné, mais “la pensée”, dit Emmanuel Levinas dans un commentaire de ce texte de Leiris, “à l’instant de sa biffure compte encore par son sens biffé”5.
Mais revenons à notre série quasi homophonique raturer / rater / rayer / radier / irradier, et regardons d’abord quelques étymologies. Celle de rature, raturer pour commencer. Issus du latin médiéval rasitoria ou d’un latin populaire rasitura ou raditura, ces mots proviennent en tout cas du latin radere, rasum, racine qui pose d’emblée un rapport étroit avec racler, raser, faire table rase, et même avec le râle ultime qui met fin à l’existence. D’où, assez clairement, le sens de “supprimer”, “abolir”, avec, comme effet, le manque, la disparition et la perte.
Cette évaluation négative se retrouve dans le verbe rater. L’assonance entre raturer et rater, loin de n’être qu’un jeu de mot, va de pair avec une parenté étymologique ancestrale certes un peu tordue, mais non moins pertinente pour mon propos. Le verbe rater est en effet un dérivé de rat, notamment dans la locution ancienne prendre un rat, qui signifiait, en parlant d’une arme à feu, “ne pas partir”, d’où le sens “manquer son coup”, “échouer”. Quant à l’origine du mot rat lui-même,la plupart du temps décrite comme “obscure”, elle est à son tour rapprochée par Pierre Guiraud du latin radere, au sens de “ronger”. On peut donc avec quelque raison considérer la rature comme un raté, comme un acte manqué. C’est bien ce sens que visait Freud quand il parlait de cet acte manqué dans l’écriture que l’allemand appelle, sous une forme admirablement condensée, “sich verschreiben”.
Mais qu’en est-il de rayer et radier? En dépit des homophonies et synonymies entre raturer, radier et rayer, l’étymologie n’est pas la même pour les trois, puisque radier et rayer n’ont rien à voir avec le latin radere. Rayer est un dérivé du gaulois riga ou rica, qui signifie “ligne, sillon” et qui est attesté également dans la rayure et la raie. Or, au Moyen-Age, la raie, signifiant “la ligne” a été souvent confondu avec le rai, signifiant “le rayon” et issu du latin radius. Cette confusion a pu s’instaurer d’autant plus facilement que dans les deux cas se trouvait désignée une ligne droite. Chez Proust encore, on trouve sur une même page attestés à la fois “le rais [sic] du jour” et “la raie de lumière”6. Les deux radicaux, rica et radius, ont par ailleurs donné lieu à un même verbe radier, dont l’ambivalence ancienne nous intéresse justement dans le contexte de la rature. En effet, à côté de la signification actuelle du verbe radier, “rayer”, “annuler”, que l’on retrouve dans des expressions comme “radier quelqu’un des listes électorales”, il existe un sens ancien, qui signifie “briller d’un vif éclat” et que l’on retrouve dans rayon, rayonner, irradier, rayonnement et radieux. La même ambivalence est attestée pour radiation, qui signifie à la fois “annulation” et “énergie émise par des rayons”.
Résumons. Il y a, d’une part, synonymie entre raturer, rayer et radier, qui signifient tous trois “annuler”. Il y a, d’autre part, le double sens de radier, qui signifie à la fois “annuler” et “briller d’un vif éclat”. N’est-ce pas alors la langue elle-même qui suggère le paradoxe selon lequel la rature sert à la fois à “annuler” et à “irradier”?7
3. Brève digression spatiale
Si on attache quelque importance à cette position paradoxale de la rature, prise entre la pure négativité et le rayonnement de l’excès, on peut la mettre en rapport avec certains préfixes spatiaux dans des expressions qui parlent de l’inscription de la rature dans l’espace graphique: substitution ou suppression, la rature est dans l’interligne, ou dans l’interstice, elle est en surcharge, fixée sur un support; elle est comme le sous-entendu du texte, elle transporte du sens en sous-main; partie de l’avant-texte, elle est, par rapport au texte, une sorte de contre-texte, comme la contre-marque d’un filigrane répond à sa marque, ou, en musique, le contre-chant, au chant. Les mots sous les mots, le palimpseste, et tous ces préfixes, sous-, sur-, inter-, contre-, semblent être là pour donner nom à ce qui, après tout, n’est qu’un mi-dire. Etre entre les deux, entre rien et quelque chose, entre perdre et perdurer: l’espace ambivalent, c’est peut-être cela, le vrai sens de la rature. Et de songer à ces vers de Michel Leiris:
Foulées creusant le sable / empreintes digitales, / cœurs gravés dans la peau des arbres, / filets de graffiti sur les murs d’un cachot, / rides et cicatrices / en quoi une vie se résume, / encoches de bâton, / nœuds au mouchoir, / tatouages / à la teneur d’archives ou de pedigree, / signes de quelque chose qui s’est passé / ou allait se passer,
même à jamais perdues / ces traces / persistent peut-être à peser / de toute leur minceur / sur l’inanité du rien. (in Fissures)
Traces perdues qui néanmoins persistent, surcharges qui ne sauront éliminer ce qui gît en-dessous, survivance en sous-main, co-présence de l’avant et de l’après, voilà le statut paradoxal de la rature. “L’originalité de la biffure revient, selon E. Levinas, à poser le multiple comme simultané, l’état de conscience comme irréductiblement ambigu”.
Mais comment consolider par les faits ces spéculations sur les signifiants, les étymologies, et sur ces préfixes qui désignent un espace ambivalent? Je présenterai deux exemples volontairement extrêmes, l’un du poète allemand Heinrich Heine, qui a connu la rature la plus radicale, l’auto-censure et l’autodafé par lequel l’écrivain même finit par être radié du registre des écrivains, et l’autre de Proust, où la rature ne cesse d’irradier sur l’ensemble de l’œuvre.
4. De la rature - éradication
Heine rature beaucoup, mais comme il fait partie des scripteurs qui préparent tout dans la tête, la rature intervient d’une part moins au fil de la plume qu’au moment de la relecture globale, et, d’autre part, moins pour provoquer des réorientations substantielles que pour opérer des modifications locales. Mais cette pratique individuelle rencontre une rature d’un autre ordre, celle de la censure, à laquelle Heine a été soumis sa vie durant. En 1835, quand le poète vit déjà à Paris, l’ensemble de ses œuvres existantes et à venir tombe sous le coup de la censure officielle de la Diète allemande, cette “horrible torture”, ce “lit de Procuste” qui l’oblige à “censurer immédiatement chaque idée dès lors qu’elle [lui] traverse l’esprit, d’écrire avec l’épée de la censure suspendue au-dessus de [sa] tête”. Cette loi-là est celle de l’éradication, la rature radicale, celle qui arrache jusqu’à la racine, sans reste, celle dont Bernard Noël, à propos de l’interdiction du Château de Cène pour “outrage aux bonnes mœurs”, a dit ceci:
La censure efficace ne rature pas, elle annule, et il n’y a pas de trace. Dès lors, ce qui a disparu n’a jamais existé8.
Mais parfois la disparition reste néanmoins visible, car l’auteur a parfaitement intégré la loi de la censure dans sa propre production. Par exemple grâce à une admirable ruse graphique de l’imprimé (Fig. 9, Heine): un chapitre se compose de onze lignes de tirets; dans la première on lit un premier syntagme nominal, “les censeurs allemands”, dans la septième suit le second, “des imbéciles”; aucun prédicat pour lier les deux, mais un sens manifeste qui proclame que de tout ce chapitre ne subsiste que le silence des tirets, silence octroyé par ces imbéciles de censeurs. Dans d’autres cas, on peut lire dans la marge du manuscrit envoyé pour impression: “De toute manière, ils ne le laisseront pas imprimer”. Dernier exemple: dans une préface à valeur testamentaire, où Heine fait part de son engagement personnel pour une politique de progrès, il écrit d’abord que son message est “utile pour l’intérêt de la vérité en général, mais aussi et surtout pour l’intérêt de la bonne cause”. Le manuscrit enchaîne par l’explication suivante:
Cette bonne cause, je ne le cacherai pas, est celle de la révolution à laquelle j’ai, depuis l’enfance, consacré vie, santé et renommée. Peu importe l’opinion qu’on aura de moi, pour peu que puisse progresser cette précieuse cause9.
Or, Heine, appliquant la règle de l’auto-censure, supprime lui-même cette explication. Il y a donc rature; l’essentiel est tu. Subsiste cependant le syntagme “la bonne cause” et, probablement, l’espoir que les bons lecteurs sauront déchiffrer de quelle cause il s’agit.
Heine a intégré le poids de la censure à un point tel qu’en 1848, lorsque celle-ci a été officiellement levée, il est désemparé, il ne sait plus comment écrire:
Hélas, je ne peux plus écrire, je ne peux plus, puisque nous sommes privés de la censure. Comment quelqu’un qui a toujours écrit sous cette loi pourra-t-il encore écrire? C’est la fin de la grammaire, du bon style, des bonnes mœurs10.
Le poète savait pertinemment qu’il n’en avait pas fini d’être censuré. En mai 1933, le régime nazi jettera son œuvre aux flammes. Pendant la guerre, les plus célèbres de ses Lieder seront publiés avec la mention “Dichter unbekannt” (“poète inconnu”). Œuvre réduite au silence, le nom de l’auteur radié de la scène culturelle, voilà jusqu’où peut aller la loi de la rature-éradication. Pourtant, par-delà ces silences, et peut-être même à cause d’eux, l’œuvre de Heine continue à irradier.
5. De la rature - irradiation
Proust rature énormément, ses Cahiers de brouillons en portent la trace. En plus des biffures ponctuelles, qui servent ici moins à supprimer qu’à remplacer au fil de la plume telle unité par une autre, on sait que chez lui le texte s’écrit par ces infinis gonflements qu’il a appelés lui-même “paperoles”. Mais les ratures les plus spectaculaires sont d’ordre macrostructurel. Proust, on l’a souvent dit, ne supprime jamais rien définitivement. La preuve la plus massive en a été fournie récemment, quand on a découvert l’ultime version, revue par l’auteur, d’Albertine disparue : par rapport à la version connue, publiée après la mort de Proust, la moitié du texte avait disparu. Rature immense, certes, mais sur laquelle tous les proustiens s’accordent pour dire qu’elle ne pouvait s’expliquer que par un projet non réalisé de réagencement global du roman, dans lequel la moitié raturée d’Albertine disparue aurait à coup sûr retrouvé place; seule la mort a pu en quelque sorte imprimer sur cette version ultime d’Albertine disparue le sceau de la disparition.
Pendant plus de vingt ans, Proust a écrit et réécrit une seule et même œuvre, qu’il métamorphose maintes fois et dont le flux scriptural ne peut se comprendre que comme un mécanisme où rature et réécriture se tiennent en équilibre. Quand il procède à une rature d’ordre textuel, il y a fort à parier que l’unité biffée se retrouve ailleurs, et parfois même démultipliée, en divers endroits. La rature, loin d’annuler, permet de différer, déplacer, disséminer.
Je résume brièvement un exemple, en l’occurrence l’écriture du motif de la matinée dans la Recherche. En 1908, Proust commence à remplir des cahiers, ceux du Contre Sainte-Beuve, qu’il prévoyait de publier avec le sous-titre “Souvenirs d’une matinée”. En effet, toute la critique de la méthode Sainte-Beuve devait culminer dans une matinée de conversation entre le narrateur et sa mère. La description de la matinée va de rature en rature (Fig. 6 et 10), l’œuvre ne voit jamais le jour, mais elle se transforme progressivement en un roman sur le temps et la mémoire. En témoigne en particulier un feuillet dactylographié, où toute la scène de la matinée est gommée et remplacée par le fameux incipit du roman “Longtemps, je me suis couché de bonne heure” (Fig. 11); autrement dit, la fin matinale du Contre Sainte Beuve se métamorphose en début nocturne de la Recherche. Or, le motif de la matinée n’est pas perdu pour autant. Bien au contraire. Il va vagabonder, se multiplier indéfiniment jusqu’à fournir une sorte de germe narratif récurrent du roman. Tout se passe comme si la rature initiale du motif l’avait fait croître souterrainement, à la manière d’un rhizome, comme si la rature même produisait une irradiation spectaculaire sur l’ensemble de l’œuvre. En effet, plusieurs nœuds stratégiques du roman ont pour cadre l’aube ou la matinée: Combray se termine sur des souvenirs matinaux, Guermantes s’ouvre à l’aube, La Prisonnière est entièrement construite sur sept scènes matinales (Fig. 12), et le roman s’achève, dans Le temps retrouvé, sur la “Matinée chez la princesse de Guermantes”, qui est une sorte de lointain souvenir de la “matinée avec maman” du Contre Sainte-Beuve. En réalité, cette ultime matinée, celle vers qui, depuis la rature première, convergent toutes les autres, est une “matinée de l’œuvre à faire”, celle qui conduira à l’écriture:
Alors, je pensai tout d’un coup que si j’avais encore la force d’accomplir mon œuvre, cette matinée – comme autrefois à Combray certains jours qui avaient influé sur moi – qui m’avait, aujourd’hui même, donné à la fois l’idée de mon œuvre et la crainte de ne pouvoir la réaliser, marquerait certainement avant tout, dans celle-ci, la forme que j’avais pressentie autrefois dans l’église de Combray, et qui nous reste habituellement invisible, celle du Temps. (Proust, Nouvelle Pléiade, t. IV, p. 621-622)
Cette matinée de l’écriture est en même temps une réflexion sur “le Temps”, mot par lequel prend “Fin” le roman (Figure 13).
Aussi la rature originelle de la matinée conduit-elle, moyennant déconstruction et multiplication, vers une matinée littéralement radieuse, celle de la création, symbolisée par les cantiques que le petit bonhomme barométrique chante à la gloire du soleil:
Le bonheur n’est qu’une certaine sonorité des cordes qui vibrent à la moindre chose et qu’un rayon fait chanter. L’homme heureux est comme la statue de Memnon, un rayon suffit à le faire chanter. (Proust, Carnet 1, f° 27 r°)
La rature de Proust est donc bien à la fois disparition et renaissance, perte et gain, radiation et rayonnement. Elle reproduit à la lettre la confusion étymologique entre raie d’où est issu rayer et rai d’où est issu rayon.
6. Littératurer
Il reste cependant un problème. Si la rature est à la fois disparition et survie, s’il est vrai qu’elle irradie subtilement le texte définitif, alors il pourrait s’ensuivre qu’il suffit de lire le texte imprimé pour deviner et reconstruire toutes les ratures qui ont jalonné sa genèse. On ferait donc l’économie de ces analyses fastidieuses où il faut déchiffrer, lire les mots-sous-les-mots, comparer, collationner, retrouver les pistes perdues, transcrire, réécrire les bifurcations et biffures par lesquelles l’écriture est passée. Illusion, sans doute. La relation rature – texte est une relation transitive. Elle se révèle seulement à qui s’aventure dans l’épaisseur et le multiple des sédiments successifs de l’écriture. Le texte donne à voir son double nocturne, ses faces sous-jacentes, ses virtualités secrètes à condition qu’on accepte d’explorer les ratures qui l’ont précédé. C’est sur cette toile de fond que se déchiffre et se lit progressivement le sens. Le chemin inverse, c’est-à-dire partir du seul texte final et inventer en l’absence de traces les couches raturées de l’avant-texte, ce chemin-là relève soit de la fiction (spéculer à partir des blancs sémantiques du texte et essayer de les remplir pour imaginer artificiellement les ratures absentes), soit de la paresse (écrire une genèse artificielle est moins fastidieux que déchiffrer une liasse de brouillons). La mémoire de l’écriture effacée ne peut irradier le texte que si elle est rendue présente par l’acte du déchiffrement. C’est bien ce que dit Jabès dans un passage de L’ineffaçable. L’inaperçu:
Tu crois effacer le mot en le barrant. Ignores-tu que la barre est transparente? – Ce n’est pas la plume qui barre le mot mais les yeux qui le lisent11.
Sous ce rapport, la rature n’a plus la couleur noire du deuil, de la perte; rendue transparente, on peut, sans jeu de mot, prétendre que “la littérature commence avec la rature”12. Et c’est à partir de cette conception dialectique de la rature – à la fois opaque et transparente – que Queneau a forgé, dans Le chiendent, la condensation d’un vrai jeu de mot:
Eh bien, dit Etienne avec bienveillance, faut supprimer cet épisode, le raturer. – Le littératurer, ajouta Saturnin13.
Pour conclure, j’aimerais rappeler un très bref texte de Freud écrit en 1924 sous le titre de “Notice sur le bloc magique”14. En considérant l’écriture comme substitut ou auxiliaire de la mémoire, Freud reproche à la feuille de papier, bien qu’elle garantisse une survie relativement longue des informations ainsi stockées, de ne pouvoir en recevoir qu’une quantité limitée; quant à l’ardoise, bien que susceptible de recueillir à tout moment des informations nouvelles, elle ne peut le faire qu’après effacement des informations antérieures. Seul un support appelé “Wunderblock”, alors nouvellement lancé dans le commerce, peut assurer à la fois, tout comme la mémoire humaine, les deux fonctions, à savoir recueillir à tout instant de l’information nouvelle et en même temps conserver la trace des informations anciennes15: la trace s’efface au-dessus, tout en se conservant en-dessous. Peu importe ici la conclusion que Freud tire de ce support d’écriture et de son analogie avec l’appareil de la perception humaine. Pour notre propos cependant, le bloc magique est une image parfaite du rapport indissociable entre le texte manifeste et la rature sous-jacente, entre la surface imprimée et la co-présence secrète des biffures antérieures. Par un effet quasiment magique, la rature irradie le texte.
1 Jacques Anis a proposé le terme de “treillis” pour caractériser cette forme de la rature; voir J. Anis, “La rature et l’écriture (l’exemple de Ponge)”, TEM (Textes en main), n° 10/11, Grenoble, 1992, p. 23-31.
2 Nous avons consulté Le Robert, Le Dictionnaire historique de la langue française et le Dictionnaire étymologique de Bloch et von Wartburg.
3 On appelle surcharge une forme spécifique du remplacement: celle où le scripteur inscrit le segment de remplacement en lieu et place, c’est-à-dire sur le tracé même, du segment premier.
4 Je soutiens que cette ambivalence de la rature a une valeur générale et qu’elle se vérifie donc dans toutes sortes de productions intellectuelles et artistiques. Aussi n’est-il pas surprenant que le compositeur et interprète Michaël Levinas, quand il étudie les ratures dans les manuscrits de Beethoven, les considère comme “un moment névralgique”, un “nœud essentiel” dans l’écriture musicale, un “accident” où il y a à la fois impasse et invention. (in “De la rature et de l’accident dans le processus de la composition musicale”, Genesis, n° 1, 1992, p. 113-116)
5 Emmanuel Levinas, “La transcendance des mots. A propos des biffures”, L’Ire des vents, n° 3-4, printemps 1981, p. 57-63.
6 Proust, Cahier 3, f°1.
7 On peut rappeler dans le domaine de la “manuscriptologie” une autre ambivalence étymologique, celle du mot brouillon: elle renvoie aussi bien à la boue, à tout ce qui est malpropre, qu’à l’ébullition féconde des choses en train de naître.
8 Bernard Noël, “L’Outrage aux mots”, cité in Censures. De la Bible aux Larmes d’Eros, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1987, p. 203.
9 Heinrich Heine, manuscrit de la “Préface à Lutèce” (1854), traduit par nous.
10 Heinrich Heine, cité dans Michaël Werner, Begegnungen mit Heine, Hamburg, Hoffmann und Campe, 1973, t. 2, p. 108, traduit par nous.
11 Edmond Jabès, L’Ineffaçable. L’inaperçu, Paris, Gallimard, 1980, p. 18.
12 C’est par cette phrase que commence le livre de Jean Bellemin-Noël, Le texte et l’avant-texte, Paris, Larousse, 1972.
13 Raymond Queneau, Le Chiendent, Paris, Gallimard, 1956, p. 295.
14 Voir Sigmund Freud, “Notiz über den Wunderblock”, in S. Freud, Studienausgabe, t. 3, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer Verlag, 1975, p. 364-369. On renvoie au commentaire éclairant de Jacques Derrida, “Freud et la scène de l’écriture”, L’Ecriture et la différence, Paris, Le Seuil, [1967] 1979, coll. points, p.293-340, en particulier les pages 328 suiv.
15 Ces ardoises magiques, jouet toujours apprécié des enfants qui apprennent à écrire, reposent sur un principe technique simple: le bloc se compose de deux couches superposées; la trace qu’on inscrit à l’aide d’un “stylet” sur la surface transparente se transmet sur un support souple qui la conserve; en séparant les deux couches l’une de l’autre, en général par un système de glissière, la surface redevient “vierge”.