Sommaire
Il est, dans la genèse du personnage de Charlus, une scène capitale qui a fait l’objet de plusieurs brouillons mais apparemment d’aucune étude d’ensemble : c’est celle d’une conversation, située dans le texte définitif à la fin de la matinée Villeparisis1, où M. de Guercy2 propose au héros de diriger sa vie et sa carrière.
On en trouve différentes ébauches dans les cahiers 7, 24, 43 et 493, les plus étoffées se trouvant dans les cahiers 43 et 49.
Le premier de ces cahiers, le cahier 7, daté de 1909, fait partie des cahiers « Sainte-Beuve » qui témoignent, comme on sait, du plus ancien état de La Recherche. Contenant les premières notes sur M. de Guercy, il signe en quelque sorte l’acte de naissance du personnage. Ces notes se répartissent en deux sections : l’une sur M. de Guercy dans une station balnéaire anonyme, l’autre sur M. de Guercy à Paris dans le milieu Guermantes, lors de ses visites à Mme de Villeparisis ainsi qu’à l’occasion d’une soirée chez la princesse de Guermantes. La rencontre parisienne entre le héros et Gurcy est donc un morceau très ancien, contemporain de la célèbre esquisse sur l’inconnu du casino du même cahier. De plus, ce morceau est immédiatement suivi d’un développement où le héros, observant Guercy endormi, a soudain la révélation de sa vraie nature, ce qui donne lieu à la première version de la race des tantes. Ces deux morceaux, juxtaposés dans le cahier 7, feront l’objet d’un premier montage dans le cahier 49.
Le cahier 24, beaucoup plus tardif que le cahier 7, est à part. En effet, il contient essentiellement le manuscrit de « Autour de Madame Swann » qui n’est pas antérieur à 1911. Toutefois, les premiers folios du cahier présentent quelques ébauches de date plus ancienne écrites pour la suite du roman, dont une version de la proposition de Gurcy au héros qui pourrait dater de 1909 ou de 1910. En tous les cas, ces pages du cahier 24 sont antérieures à celles des cahiers 43 et 49.
Ces deux derniers cahiers – surtout le cahier 49 - soulèvent de sérieuses difficultés qui nous sont apparues dans toute leur ampleur au cours même de la rédaction de cet article, alors que nous prenions connaissance de l’ouvrage posthume en deux volumes d’Anthony Pugh, The Growth of A la recherche du temps perdu, A Chronological Examination of Proust’s Manuscripts from 1909 to 1914. Or, leur résolution revêt une importance cruciale pour l’analyse génétique de la scène qui nous intéresse.
Jusqu’à présent, on avait l’habitude, confortée par la remarquable notice de Sodome et Gomorrhe établie par Antoine Compagnon pour la nouvelle édition de La Pléiade, de voir dans les deux morceaux des cahiers 43 et 49 consacrés aux offres de Gurcy au héros deux versions indépendantes et successives d’une même scène, celle du cahier 43 présentant d’après Compagnon, un plus haut degré d’élaboration que celle du cahier 49, de rédaction plus ancienne, comme l’ensemble du cahier 49 d’ailleurs. Dans cette hypothèse, le corpus que nous nous proposons d’examiner serait composé de quatre ébauches dont l’ordre de succession chronologique serait donc 7, 24, 49 et 43.
Au rebours, Anthony Pugh, s’appuyant sur un examen minutieux et, il faut le dire, fort convaincant, des deux manuscrits, soutient que la conversation entre Gurcy et le héros qui occupe le début du cahier 49 et commence in medias res (folios 1r°-8r°) est, au sens le plus littéral, la suite de celle qui se trouve à la fin du cahier 43 (folios 64r°-72r° et versos) et qui, par une curieuse coïncidence, s’interrompt brutalement au folio 71v° sur une phrase inachevée. L’enjeu porte donc sur le statut de ces deux morceaux : a-t-on affaire à une unique version dont la première partie se situerait à la fin du cahier 43 et la seconde au début du cahier 49 ou bien à deux états successifs d’une même scène ? Mais se trouve du même coup remis en cause l’ordre chronologique des deux cahiers : en effet, selon Pugh, la succession narrative des cahiers 43 et 49 - qui est reconnue par Compagnon et par la majorité des chercheurs - implique la postériorité du cahier 49 par rapport au cahier 43. Or, si le cahier 43, dernier de la série des cahiers 39 à 43 dits « cahiers Guermantes », est daté de 1910 (les cinq cahiers Guermantes ont été rédigés les uns à la suite des autres entre avril-mai 1910 et septembre de la même année), en revanche, la datation du cahier 49 demeure problématique et la question de la succession chronologique des deux cahiers est toujours débattue.
Loin de prétendre apporter une solution définitive à ces difficiles questions, notre contribution se limite à ajouter au dossier quelques éléments qui nous semblent de nature à renforcer l’hypothèse à première vue aussi dérangeante que troublante de Pugh.
Si on se place au niveau de la genèse de l’œuvre dans son ensemble en prenant pour point de repère le plan en trois volumes annoncé en novembre 1913 dans l’édition Grasset de Du Côté de chez Swann, on constate que le cahier 49 correspond approximativement au troisième volume prévu, c’est-à-dire à une partie du roman qui ne fait pas encore l’objet à cette date d’une rédaction suivie mais existe seulement sous forme de morceaux que Proust s’efforce de monter en un scénario cohérent. Au contraire, les cahiers 39 à 43 contiennent une rédaction continue du Côté de Guermantes et se rattachent - à l’exception notable pour ce qui nous concerne de la réception chez la princesse de Guermantes qui occupe les folios 27r°-64r° du cahier 43 - au deuxième volume du plan Grasset dont on sait qu’il ne verra jamais le jour sous cette forme. Toute fondée qu’elle soit, cette manière de présenter les choses risque néanmoins de faire perdre de vue l’étroite parenté génétique qui unit les cahiers 43 et 49, en donnant l’impression qu’ils appartiennent à deux assises génétiques bien distinctes, le premier (le cahier 43) correspondant à un état beaucoup plus achevé que le second (le cahier 49).
Or, s’il est incontestable que le cahier 49 fait partie des brouillons dont Proust dispose pour la fin du roman - laquelle est loin d’être écrite à cette époque - il n’en est pas moins vrai qu’il entretient avec le cahier 43 des relations beaucoup plus étroites que ne pourrait le laisser croire une approche strictement macrogénétique. En effet il contient, comme le cahier 43, des unités de rédaction suivies assemblées en un montage cohérent, du moins pour les quarante premiers folios du cahier qui en compte soixante-huit, les vingt-cinq derniers étant consacrés à des ébauches aussi travaillées que discontinues sur la race des tantes. Toutes les autres séquences rédactionnelles du cahier – une suite de conversation entre le héros et M. de Gurcy (folios 1r°-8r°), la soirée chez la duchesse de Marengo (folios 12r°-32r°), un thé chez Mme de Villeparisis (folios 32r°-41r°) et une soirée à l’Opéra où le héros aperçoit M. de Gurcy endormi et comprend sa véritable nature4- sont donc reliées entre elles par le fil conducteur de la quête d’une mystérieuse jeune fille aux roses rouges aperçue par le héros lors de la soirée chez la princesse de Guermantes à la fin du cahier 43.
D’un autre côté, s’il est exact de dire que le cahier 43 présente une version suivie du Côté de Guermantes, il faut préciser qu’elle est fort éloignée de la version définitive de Le Côté de Guermantes que nous lisons aujourd’hui : l’épisode des souliers de la duchesse et la réception chez la princesse de Guermantes appartiennent alors sans solution de continuité à une même séquence narrative d’où est absente la scène de la rencontre entre Guercy (Charlus) et le concierge. La coupure entre Guermantes et Sodome et Gomorrhe n’existe pas, pour la bonne raison que le projet d’un volume correspondant à ce dernier titre n’apparaît pas avant 1916. Il convient donc de relativiser l’écart entre les deux brouillons puisqu’en tout état de cause, la version du Côté de Guermantes des cahiers 39-43 est destinée à subir, entre 1913 et 1921, date de la parution du volume, des remaniements au moins aussi considérables que les brouillons de la suite du roman, comme l’illustre la tentative de montage provisoire dont témoigne le cahier 49.
La proximité entre les cahiers Guermantes 39 à 43 et le cahier 49 est en outre confirmée par leur examen matériel : ils appartiennent à la même série des cahiers Sévigné à couverture de moleskine noire à coins ronds. Mais s’il ne fait pas de doute que les cahiers 39 à 43, numérotés de 1 à 5 par Proust, ont été rédigés les uns à la suite des autres, on ne saurait être aussi affirmatif pour le cahier 49, comme le regrette Anthony Pugh dans le huitième chapitre de son livre, puisque ce cahier ne porte pas en couverture le numéro 6 mais le numéro 7. Même si cette anomalie s’explique selon toute vraisemblancepar une interversion de couverture avec le cahier 21 lors de la restauration, il n’en reste pas moins que la preuve irréfutable de la postériorité du cahier 49 sur le cahier 43 manque. Tout ce que l’on peut affirmeravec quelque certitude, c’est que les deux cahiers ont été rédigés vers la même époque - entre le milieu de 1910 et le début de 1911- et que l’écart chronologique entre les deux est réduit : l’écriture des deux cahiers et en particulier des deux morceaux qui nous intéressent sur l’offre de Guercy au héros, rigoureusement identique, en donne un indice supplémentaire.
Les présomptions fournies par le descriptif matériel des cahiers ne permettant donc pas de trancher définitivement en faveur de la postériorité du cahier 49 par rapport au cahier 43, il ne reste plus qu’à se livrer à un examen attentif du contenu des deux morceaux pour tenter de repérer de nouveaux indices susceptibles de corroborer ou non l’hypothèse de A. Pugh.
Son argumentation est simple : le tout début du cahier 49 - la première phrase du folio 1r° - serait la suite narrative et rédactionnelle c’est-à-dire chronologique, de la dernière phrase du cahier 43 qui se trouve dans une addition de verso du folio 71v°.
Les folios 27r°-64r° du cahier 43 sont consacrés au récit continu d’une réception chez la princesse de Guermantes qui reprend et développe la première version de l’épisode dans le cahier 7 de 1909 et trouvera sa place définitive dans le deuxième chapitre de Sodome et Gomorrhe. À la fin de la soirée, le héros qui s’apprête à quitter l’hôtel de Guermantes, retraverse les salons quand soudain ses regards sont attirés par une jeune fille aux yeux bleu sombre dont la chevelure et le corsage sont ornés de roses rouges. Après avoir cherché en vain à se renseigner auprès du prince et de la princesse de Guermantes sur l’identité de la belle inconnue, le héros se résout à partir. C’est au moment où il descend l’escalier qu’il est rattrapé par M. de Gurcy qui lui propose, une fois dans la cour de l’hôtel, de rentrer à pied. Vient ensuite, interrompue à deux reprises, d’abord par un comique échange de salut entre Gurcy et Mme d’Arbance (ou d’Arbace) au bas de l’escalier, ensuite par le surgissement, au coin d’une rue de traverse, du marquis de Mortagne, la longue conversation au cours de laquelle M. de Gurcy s’offre à diriger la vie du héros. Loin de séduire le jeune homme, cette proposition suscite en lui une vive angoisse dont témoigne la dernière phrase du cahier, en 71v° :
« Je n’osais lui dire à quel point de cauchemar sa proposition pesait sur moi. Cette perspective d’avoir ma vie absorbée, mes sorties <camarader[ies]* > surveillées, < mes amitiés choisies >, mes [illis.] < sorties surveillées >, mes journées prises, ma vie dirigée, absorbée par quelqu’un < à > qui ne m’unissait aucun lien de tendresse familiale ou de camaraderie, me causait une de ces épouvantes qui sont capables de < presque irraisonnées > comme [interrompu] ». (cahier 43, 71v°)
Or les premières lignes du cahier 49 semblent bien, comme Pugh est le premier à le signaler, être la suite du cahier 43 : non seulement cette suite n’a pas de début mais elle commence précisément là où s’arrête la fin du cahier 43. Qu’on en juge plutôt :
« comme celles qu’ont certaines personnes à être dans une chambre fermée à clef, à dormir sans lumière, à penser à la mort, à partir pour un rég[iment] quitter leur maison pour le collège, pour le couvent, pour le régiment, à apprendre qu’il règne une épidémie [,] qu’on est menacé d’un tremblement de terre, et qui les pousse quelquefois à des révélations désespérées beaucoup plus graves que le mal qu’elle leur fait éviter pour éviter non ce mal beaucoup moindre mais l’angoisse spéciale de et injustifiée qu’il leur causait.5 < Il Rien que quand mon père me parlait de mon avenir, de décision à prendre [,] de carrière à choisir [,] la maison devenait plus étrangère pour moi que si nous avions déménagé, l’avenir < le lendemain > plus triste que s’il m’avait annoncé qu’on allait être obligé de pratiquer sur moi une opération mortelle.Qu’était-ce quand toutes les [illis.] habitudes c’est-à-dire toutes les douceurs de ma vie, il allait falloir les sacrifier à un inconnu [?] > (cahier 49, 1r°)
Le constat est simple à dresser : la fin du cahier 43 se raccorde parfaitement au début du cahier 49 et la première phrase du cahier 49 reprend et termine la dernière phrase inachevée du cahier 43 en développant et en menant à son terme la comparaison sur l’angoisse. Selon Pugh, cette évidence serait jusqu’ici passée inaperçue parce qu’on aurait pris à tort le folio 72r° pour le dernier du cahier 43 sans tenir compte de l’addition du folio 71v° qui donne la clef de l’énigme. En tous les cas, la démonstration de Pugh nous semble extrêmement convaincante. Malgré tout, nous avons voulu mettre à l’épreuve d’une rapide analyse de contenu ce qu’il nous paraît bien tentant d’appeler dès à présent les deux moitiés d’une seule et unique version accidentellement et arbitrairement divisée en deux par le changement de cahier.
La fin du cahier 43 laissait en suspens deux thèmes : celui de la quête de la jeune fille aux roses rouges et celui de la proposition de Gurcy au héros. Le cahier 49 les développe à l’intérieur de la scène mais également à travers tout le cahier.
Au niveau de la scène d’abord, par une coïncidence qui serait tout de même bien extraordinaire si la fin du cahier 43 et le début du cahier 49 étaient deux versions distinctes, des allusions à la jeune fille aux roses rouges encadrent le commencement et la fin de la conversation. Les premiers mots du héros interpellé par Gurcy dans l’escalier (cahier 43, folio 64r°) sont pour la belle inconnue qui occupe sa pensée :
« Voilà Monsieur, comme vous m’attendiez dit une voix derrière moi ». C’était M. de Gurcy. Je lui dis que je le croyais parti et profitai pour lui faire la description de mon inconnue. « Ah ! l’amour, ah ! les enfants [,] dit-il < ironique et aigu. >6 < Je7 vous dis assure bien sincèrement que je vous croyais parti [,] lui dis-je [,] < sans cela j’aurais >8 car sans cela je vous [j’]aurais eu recours < [je] me serais adressé > à vous pour un renseignement qui m’importe beaucoup. Je lui fis la description de mon inconnue. « Ah ! l’amour, mais vous êtes encore un enfant [,] dit-il > en me serrant vivement l’épaule avec cette familiarité qui m’avait une fois tant étonné à Combray ». (cahier 43, 64r°)
Et c’est de nouveau la pensée de la jeune fille aux roses rouges (devenues noires dans l’intervalle) qui, après le départ de M. de Gurcy en fiacre, au folio 7v° du cahier 49, vient réconforter le héros quelque peu oppressé par une offre dont les implications l’effraient et embarrassé par la perspective d’avoir à donner une réponse :
« Ma pensée occupée depuis une heure à la tâche de causer avec M. de Gurcy, d’envisager les perspectives qu’il m’ouvrait, venait de enfin d’avoir une trêve. Et tout d’un coup elle venait d’apercevoir devant elle le souvenir de la jeune fille aux yeux bleus qui avait pressé contre moi les roses noires de son corsage » (cahier 49, addition de 7v°pour 8r°).
Autre indice de la parfaite continuité narrative, jusque dans le détail, entre les folios 64r°-72r° du cahier 43 et les folios 1r°-8r° du cahier 49 : dans le cahier 43, la conversation est centrée sur l’offre proprement dite de Gurcy au héros. Il le fera bénéficier, lui dit-il, du trésor inestimable de son expérience et de ses relations et lui ouvrira les portes d’une carrière exceptionnelle dans les sphères de la diplomatie et de la politique. Devant le silence du héros - silence qui tient peut-être moins à une timidité et à une réticence pourtant bien réelles qu’à l’impossibilité matérielle de glisser une seule parole au milieu du flux verbal ininterrompu de son interlocuteur - Gurcy se fait plus pressant :
« Mais enfin revenons à ma proposition, qu’en dites-vous ; du reste ajouta-t-il d’un ton assez dur je vous donne quelques jours pour réfléchir. Ecrivez-moi. » Le* « Je vous écrirai Merci [,] Monsieur lui dis-je [,] je vous écrirai et < surtout > je < ne > vous dirai jamais comment vous remercier. » « Mais n’entrevoyez-vous pas votre décision [?] » (cahier 43, 71v°)
La question de Gurcy, suivie par le commentaire cité plus haut sur la peur panique que son discours inspire au héros, est laissée sans réponse au niveau du cahier 43 : les remerciements du héros en tiennent lieu. Or, la réponse existe : elle figure au début du cahier 49, au folio 1r°, d’abord dans un premier jet partiellement biffé, puis dans une réécriture de ce premier jet : l’un et l’autre font écho à la question de Gurcy à la fin du cahier 43, et à l’exigence qu’il a formulée, un peu avant de demander au jeune homme s’il n’entrevoyait pas sa décision, que ce dernier renonçât au monde. La mise en regard des deux passages est éclairante. Nous donnons d’abord la réponse du héros :
« Monsieur [,] lui dis-je [,] je ne peux pas vous parler répondre aussi vite [,] mais il y a bien certaines choses que je peux vous dire. Tenez par exemple ne pas aller dans le monde cela m’est tout à fait égal / pas aller dans le monde cela m’est tout fait égal. Ce n’était pas vrai [un blanc] «9 Monsieur lui dis-je, je ne peux pas vous répondre aussi vite. Votre proposition me remplit de joie. Les conditions que vous me don[nez] posez comme de ne pas aller dans le monde par exemple, ne ce n’est nullement un sacrifice. Mais il y a certaines choses que je voudrais pouvoir vous dire [»] (cahier 49, 1r°).
Le renoncement au monde fait allusion aux paroles de Gurcy, au folio 72r° du cahier 43 :
« Et < à ce propos > c’est une des premières choses que je voulais dire à ce propos. Le premier sacrifice qu’il faut me faire, pas à moi, mais à ce que je veux faire < de grand > pour vous, c’est le monde, < vous n’irez plus >. J’ai souffert pour vous < pour vous > de vous voir ce soir chez dans ce bal < raout >, c’était ridicule » (cahier 43, début du folio 72r°).
Ces exemples nous semblent confirmer avec éclat le caractère suivi et construit du dialogue qui commence à la fin du cahier 43 et se poursuit au début du cahier 49 et rendre du même coup improbable l’hypothèse selon laquelle les folios 1r°-8r° du cahier 49 auraient été rédigés avant ceux du cahier 43 tant la chronologie de la narration et la chronologie de la rédactionse confondent dans ces deux brouillons.
Avant de voir si la thèse de Pugh se vérifie aussi, au-delà de la scène stricto sensu, à l’échelle du contenu global des deux cahiers, il nous faut mentionner un dernier détail qui, quoique de façon plus discutable, pourrait constituer un nouvel indice à l’appui de notre argumentation : on se rappelle qu’au folio 65r° du cahier 43, M. de Gurcy qui vient de rattraper le héros dans l’escalier de l’hôtel de Guermantes, lui propose de rentrer à pied. Plusieurs allusions à ce trajet à pied émaillent le récit : ainsi, au moment où le héros et Gurcy s’engagent dans la rue de Varenne, ce dernier prend le héros par le bras (folio 66r°). Mais c’est l’incident de la rencontre inopinée avec M. de Mortagne – prototype, si l’on ose dire, de M. d’Argencourt dans Le côté de Guermantes - qui donne a posteriori tout son prix à ce détail car sans lui, la rencontre n’aurait pu avoir lieu, pas plus que le camouflet dont elle est cause pour le héros : surpris par la brusque apparition d’un homme de son monde, Gurcy lâche le bras du jeune homme avec une violence qui manque de le faire tomber. Proust tenait manifestement à ce fragment puisqu’il l’a ébauché une première fois dans le cahier 7, avant de l’intégrer, dans le cahier 43, à la conversation entre Gurcy et le héros. Or on lit souvent, à propos de la suite de cette conversation au début du cahier 49, qu’elle se tient « dans une voiture » au retour de la soirée chez la princesse de Guermantes. Nous avouons notre perplexité devant cette précision : rien dans les huit premiers folios du cahier 49 ne permet de conclure que le héros et Gurcy sont en voiture. Le morceau du cahier 49 est muet sur ce détail. Au lieu d’introduire de façon injustifiée une donnée qui ne figure pas dans le passage, il nous paraît plus pertinent de supposer que Gurcy et le héros, poursuivant leur conversation, sont toujours à pied et que ce détail, mentionné avec une certaine insistance dans le cahier 43, ayant rempli son office qui était de permettre la rencontre avec M. de Mortagne, Proust n’éprouve plus le besoin d’y revenir par la suite. À tout prendre, les rares indications du cahier 49 inclinent à croire qu’ils sont à pied plutôt qu’en voiture. En effet, au folio 2r°, Proust écrit : « Ah ! mon pauvre Monsieur, s’écria d’une voix sifflante, ironique et sur un ton méprisant M. de Gurcy devant ma porte où nous étions arrivés… ». « Nous » étions arrivés, et non pas « la voiture » était arrivée. Or Proust prend habituellement la peine de préciser ce genre de détail, par exemple dans le cahier 47 de 1911 (folio 32r°) : on y apprend que Gurcy a l’habitude de conduire Crochard (le futur Brichot) en voiture gare Saint-Lazare ; de là, ils prennent le train pour aller dans la maison de campagne des Verdurin. De même, dans le cahier 73 de 1915 qui présente la première version suivie de la soirée musicale organisée par M. de Charlus chez les Verdurin, toutes précisions sont données sur les différents moyens de locomotion empruntés par les personnages : le héros se rend à la soirée Verdurin en voiture, puis se fait arrêter au coin de la rue Bonaparte et finit à pied ; ce faisant, il croise Brichot qui, lui, a effectué le trajet à pied ; enfin, au moment d’arriver chez les Verdurin, les deux promeneurs aperçoivent, « énorme, fardé, s’avançant en naviguant avec un dandinement de sa croupe, M. de Charlus ». (cahier 73, folio 28r°) Pour en revenir au cahier 49, on sait que M. de Gurcy, lorsqu’il prend congé du héros, hèle un fiacre qui passe : aurait-il eu besoin de le faire s’il avait déjà été en voiture ? Cette remarque ne constitue certes pas une preuve mais elle a le mérite du bon sens et ne fait pas dire à ce brouillon ce qu’il ne dit pas. Le silence de Proust dans le cahier 49 trouve son explication la plus simple et la plus économique dans l’hypothèse que nous soutenons à la suite de Pugh : à partir du moment où on admet avoir affaire à une séquence narrative unique répartie entre deux cahiers, il n’y a plus lieu de s’étonner que les précisions du cahier 43 ne soient pas répétées dans le cahier 49. En revanche, il serait plus surprenant que, revenant explicitement à pied dans le cahier 43, le héros et Gurcy se retrouvent sans crier gare en voiture dans le cahier 49.
Si, au niveau microgénétique de la scène qui nous occupe, la mise en perspective de la fin du cahier 43 et du début du cahier 49 a conforté l’hypothèse de Pugh, qu’en est-il quand on s’attache au contenu d’ensemble du cahier 49 ? À vrai dire, il semble bien que la continuité narrative serrée dans laquelle s’inscrit le cahier 49 par rapport au cahier 43 soit difficilement compatible avec la thèse de son antériorité chronologique avancée dans l’édition de La Pléiade. Au contraire, le montage élaboré dans le cahier 49 nous paraît présupposer le cahier 43.
En effet, le cahier 49 s’emploie à assembler en un scénario cohérent des épisodes de rédaction plus ancienne repris essentiellement aux cahiers 7 et 6 pour la soirée chez la princesse de Guermantes, la révélation de l’homosexualité de Gurcy et l’exposé sur la race des tantes ; aux cahiers 7 et 24 pour la scène des offres de Gurcy au héros ; au cahier 28 pour la soirée Marengo qui lui fait suite ; au cahier 36 pour l’épisode de la jeune fille aux roses rouges.
Ce scénario se construit et se développe principalement à partir de deux pistes qui font leur apparition à la fin de la soirée chez la princesse de Guermantes, dans les derniers folios du cahier 43 donc : celle de la jeune fille aux roses rouges et celle des offres de Gurcy au héros. D’un côté, le thème de la quête amoureuse, de l’autre, celui de l’inversion. Que cette ambitieuse tentative de tisser et d’articuler l’un à l’autre deux thèmes d’une telle importance ait finalement échoué importe moins à notre propos que le travail de montage en lui-même. Notons que les deux thèmes ne font pas l’objet d’un traitement symétrique : l’intrigue de la jeune fille aux roses rouges occupe le devant de la scène et constitue un premier niveau du récit, le plus visible et le plus linéaire. Le second avance masqué : les offres de Gurcy vont finir par déboucher sur la révélation inattendue pour le héros de son homosexualité lors d’une soirée à l’Opéra. Cependant, les deux thèmes reviennent dans le cahier comme des leitmotive, tantôt s’entrelaçant, tantôt se séparant, tantôt se rejoignant, et contribuent de la sorte à donner un rythme au récit et à le structurer.
Ainsi en va-t-il de l’enquête menée par le héros pour découvrir l’identité de la belle inconnue : elle progresse au rythme des scènes mondaines qui se succèdent dans le cahier. Aussitôt après le départ de Gurcy en voiture, le héros est de nouveau envahi par le souvenir de la mystérieuse jeune fille. Sans attendre les renseignements promis par la princesse de Guermantes à la fin du cahier 43, il écrit à Montargis qui ne lui répond pas puis se rend à une soirée chez le duc et la duchesse de Marengo, illustres représentants de la noblesse d’Empire. Cette soirée Marengo qui disparaîtra de la version définitive fournit une preuve de plus de l’interaction entre les cahiers 43 et 49 : en effet, le cahier 43 fait mention d’une soirée à venir chez les Marengo, à laquelle le duc de Guermantes propose de faire inviter le héros qui vient d’exprimer le désir de revoir le capitaine de Borodino. C’est bien cette même soirée qui a lieu dans le cahier 49, où le héros retrouve Swann et le prince de Guermantes sans sa femme. Ce dernier se dit persuadé que la jeune fille est une demoiselle de Vigognac (ou Vicognac) issue de la petite noblesse du Béarn, mais se dérobe quand le héros lui demande de la lui faire rencontrer. Toutefois, il lui suggère d’aller trouver Mme de Villeparisis qui connaît bien la famille de la jeune fille. C’est dans l’unique espoir de lui être présenté que le héros se fait inviter quelques jours plus tard à un thé chez la vieille dame. Cette deuxième étape de l’enquête se solde par un échec : Mlle de Vigognac, une jeune personne « à l’air prétentieux et à la peau couperosée, déjà fort marquée » n’a rien à voir avec son inconnue. La duchesse de Guermantes l’oriente alors vers une autre piste : il s’agirait de Mlle Tronchin (ou Tronquin), une jeune fille de la vieille bourgeoisie parisienne. Du coup, les rêveries du héros prennent un nouveau tour et se reportent sur Paris, loin du Béarn et de Henri IV associés au nom de Vigognac. Pour finir, la poursuite de la jeune fille aux roses rouges conduit le héros à l’Opéra : cette fois, il tient le nom de la jeune fille, Olga Czarski, fille du professeur de violon de la princesse de Guermantes, mais il veut savoir de cette dernière s’il est bien vrai que la jeune musicienne ne reviendra pas en France avant deux ans. Il se rend à l’Opéra dans l’espoir d’apercevoir la princesse dans sa loge : ce n’est pas elle mais M. de Gurcy qu’il aperçoit. Dès lors, le récit bifurque : l’intrigue de la jeune fille aux roses rouges est abandonnée, relayée par la découverte de l’inversion de Gurcy qui s’est endormi, et suivie d’un fort long développement sur la race des tantes. Après cette longue digression, le fil du récit est renoué : Gurcy est maintenant éveillé mais désormais le héros a percé son mystère. Le cahier 49 se termine par une phrase inachevée sur Gurcy : hélas, contrairement à la phrase inachevée de la fin du cahier 43, on ne lui connaît pas de suite. La fin du scénario manque et l’intrigue de la jeune fille aux roses rouges est laissée en suspens. Elle sera abandonnée définitivement au stade du cahier 38 où, dans un complément pour la scène de l’Opéra, le prince de Guermantes apprend au héros qu’Olga Czarski a suivi son père dans une tournée en Amérique : « À moins que vous ne vouliez aller vous faire planteur au Texas je crois qu’il faut vous rabattre sur une autre beauté ».10
Parallèlement à ce fil directeur principal, le second fil – celui des offres de Gurcy – continue à se développer au point de se substituer au premier dans la scène de l’Opéra, comme on vient de le voir. À l’état de fragment isolé dans la version antérieure du cahier 7, il est désormais monté (il prend place à la fin de la soirée chez la princesse de Guermantes) et il devient au niveau du cahier 49 un motif qui scande le cahier et fait l’objet de plusieurs rappels : tout en rêvant de Mlle Tronchin, le héros se reproche de n’avoir pas répondu aux offres que Gurcy lui a faites dix jours plus tôt mais décide finalement de ne pas y donner suite. Quelque temps plus tard, il rencontre Gurcy chez Mme de Guermantes et interprète sa froideur comme l’expression de sa colère de n’avoir pas reçu de réponse. C’est dire que le cahier 49 relie la scène des offres de Gurcy non seulement à l’intrigue de la jeune fille aux roses rouges mais aussi au thème de l’inversion : en effet, le héros justifie devant ses parents son refus de répondre aux offres de Gurcy en laissant entendre, à la faveur d’une intuition qui a valeur d’anticipation, qu’elles pourraient ne pas être honnêtes. Bien que ces paroles lancées au hasard soient inspirées par la seule mauvaise foi, la découverte, un peu plus tard, de la vraie nature de Gurcy, leur donne rétrospectivement toute leur valeur. Proust ne retiendra rien de la longue méditation du héros sur la suite à donner aux offres de Gurcy ni de cette dernière préparation sans doute trop voyante de la révélation finale de l’homosexualité du personnage. La soirée à l’Opéra disparaîtra elle aussi : de toute évidence, elle ne survivra pas à l’échec de l’intrigue de la fille aux roses rouges avec laquelle elle était étroitement imbriquée. Mais cette disparition a encore une autre explication. Le montage du cahier 49 met en relation des éléments qui seront dissociés dans les étapes suivantes de la genèse comme dans le texte définitif : la proposition de Gurcy au héros, le thème de la vocation et le thème de Sodome. L’offre que fait Gurcy au héros de diriger sa vie réveille les interrogations du jeune homme sur sa vocation, comme en témoigne son embarras à répondre et sa décision finale de ne pas le faire. La scène des propositions de Gurcy, par sa proximité avec la scène de l’Opéra, laisse voir ce que le texte définitif prendra soin de dissimuler : le rapport entre l’offre de Gurcy et son homosexualité, qui en est la raison véritable.
Ce survol malheureusement incomplet et trop rapide du cahier 49 oriente notre conclusion dans le même sens que les indices relevés précédemment dans l’analyse microgénétique du morceau : il montre ce que le scénario développé dans le cahier 49 doit au cahier 43. Dans ces conditions, on voit mal comment la fin du cahier 43 qui contient à la fois l’amorce de l’intrigue de la fille aux roses rouges et le début de la scène des offres de Gurcy au héros, c’est-à-dire les deux motifs autour desquels s’articule et se développe la construction narrative fort élaborée qu’on trouve dans le cahier 49, pourrait avoir été écrite après un montage qui n’aurait pu exister sans elle. Peut-on raisonnablement envisager que Proust ait écrit l’intrigue de la jeune fille aux roses rouges avant même d’avoir conçu l’amorce de cette intrigue à la fin du cahier 43 ? Si l’on peut nous objecter que le thème de la jeune fille provocante rencontrée au bal remonte au cahier 36 de 1909, il n’en est pas moins certain que ce n’est pas avant le cahier 43 que Proust l’introduit d’abord dans la soirée chez la princesse de Guermantes, ensuite dans le début de l’entretien entre Gurcy et le héros. Il ne fait donc plus guère de doute pour nous aujourd’hui qu’Anthony Pugh a bel et bien résolu une énigme de la genèse de la scène des propositions de Gurcy au héros en rétablissant la continuité entre deux morceaux qui ne se sont trouvés séparés que par la contingence purement matérielle d’un changement de cahier. Du point de vue de la microgénèse, cette découverte permet d’établir l’existence dans les brouillons de trois versions successives de la scène des propositions de Gurcy au héros - au lieu de quatre - : l’ébauche du cahier 7, celle du cahier 24, et la longue version qui se répartit entre les cahiers 43 et 49. Du point de vue de la macrogénèse, elle autorise à proposer une modification de l’ordre chronologique de succession des deux cahiers : le cahier43 précèderait le cahier 49 rédigé à sa suite.
1 Toutes nos références renvoient à la nouvelle édition de la pléiade de 1988, ici, au t. II, CGI, p. 581-592.
2 « Guercy » dans le cahier 7, « Gurcy » dans les cahiers 43 et 49.
3 Cahier 7 : ffos47r°-49r° ; cahier 24 : ffos1r°-2r° ; cahier 49 : ffos1r°-8r° ; cahier 43 : ffos 64r°-72r° et 70v°-71v°.
4 C’est, comme nous l’avons indiqué plus haut, une reprise du cahier 7 de 1909.
5 Nous plaçons ici une addition marginale dont Proust n’indique pas le point d’insertion.
6 Proust n’a pas biffé la phrase qui va de « Je lui dis que je le croyais parti » à « ironique et aigu » et qui est entièrement reprise dans l’addition marginale que nous donnons à la suite.
7 Addition marginale.
8 Proust n’a pas biffé ces mots.
9 Proust rouvre des guillemets qu’il n’avait pas refermés dans le premier jet.
10 Cahier 38 (folios 52v°-51v°), NP III, esquisse IV, p. 959-960 et notice d’A. Compagnon p. 1219.