Sommaire
"Tu as donc entendu ce que je crois qu'est la rhétorique; elle correspond pour l'âme à ce qu'est la cuisine pour le corps."
Platon, Gorgias
On a souvent remarqué l'importance de la table, de la bonne chère chez Flauberti. Mais cette table ne va pas sans ses propos, et en une étroite liaison assez inédite si l'on considère cette scène de genre qu'est le repas. Pour Flaubert, il faut parler de structure imbriquée: parole et nourriture sont inséparables. Ce n'est pas le cas chez Pétrone où la structure est alternée: la conversation des convives se situe après le premier service, pause digestiveii! Pendant le repas, seule retentit la voix de Trimalcion et son monologue est un récit descriptif: il commente le festin, parle des mets et de la vaisselle. Dans le roman latin chaque chose a son temps. On a beau être décadent, on ne parle pas la bouche pleine: que le porc arrive, et la conversation entre Trimalcion et Agamemnon s'interrompt. Voltaire procède tout autrement, par une structure elliptique: la table y est une commodité du récit, rassemblant les personnages et suscitant les conversations. Du menu il n'est nullement question, ainsi pour ce repas de Candide qui est un simple dialogue à la suite de quoi le héros se trouve enrôlé dans l'armée des Bulgares. Ou cet autre qui aboutit à mettre Candide et Pangloss aux prises avec l'Inquisition: il faut s'y contenter de Porto, et encore n'est-ce guère qu'une larme de couleur locale dans une scène se passant à Lisbonneiii. Si on ne parle pas, alors Voltaire supprime complètement la scène: "Les voilà qui se mettent tous deux à table; et, après le souper, ils se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé (...)"; ou encore, dans la demeure de Pococurante, trop blasé pour faire attention à ce qu'il mange: "On se mit à table et, après un excellent dîner, on entra dans la bibliothèque"iv. On peut bien sûr concevoir l'ellipse inverse, la nourriture sans les conversations: c'est le portrait de Gnathon, le glouton asocial des Caractères v. Quel sens donc attribuer à la structure imbriquée?
On trouvera une réponse dans les premiers textes de Flaubert. La nourriture avant d'être un motif à part entière y aura été un trope: une métaphore de la parole. Sans doute la langue française y invitait-elle, avec les clichés "dévorer un livre", "une lecture indigeste" qui paraissent sous-tendre ces lignes de Par les champs et par les grèves :
"C'est plaisir de le [le public] voir à sa table comme il s'empiffre des plus lourdes marchandises et se grise des plus frelatées. Les mets communs lui vont vite, et demain, encore du Scribe, du Vernet, de l'Eugène Sue,
quelque chose de digestion facile et qui ne tienne pas de place au ventre pour qu'on en puisse manger davantage."vi
Mais très tôt Flaubert préférera à cette métaphore en charge un dédoublement de l'image et de l'imagé, par simple juxtaposition. Évitant ainsi l'intrusion et laissant au lecteur le soin de conclure de la contiguïté à l'analogie (chez le Flaubert de la maturité, le discours d'auteur n'est pas inexistant mais il est larvé, chrysalide de laquelle le lecteur doit faire sortir la pensée). Déjà dans une lettre de 1847, à propos d'un "banquet réformiste" qui par sa nature même est évidemment un parangon de la rencontre entre la parole politique et le culinaire:
"- J'ai assisté à un banquet réformiste! Quel goût! quelle cuisine! quels vins! et quels discours! (...) Et après cette séance de neuf heures passées devant du dindon froid et du cochon de lait et dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l'épaule aux beaux endroits, je m'en suis revenu gelé jusque dans les entrailles."vii
Le couplage des deux thèmes aboutit invinciblement à faire de l'un la métaphore de l'autre: le petit-bourgeois repu d'idées reçues les éructe comme sa mangeaille. D'ailleurs, plus bas, le motif redevient métaphore comme dans Par les champs : "Le bouilli est désagréable surtout parce que c'est la base des petits ménages, Béranger est le bouilli de la poésie moderne, tout le monde peut en manger et trouve ça bon." Maxime Du Camp racontant la même scène dans ses Souvenirs de l'année 1848 orchestre semblablement les deux thèmes en son style un peu pisse-froid: "Une tribune s'élevait où les orateurs parurent l'un après l'autre, lorsqu'on eut mangé une portion suffisante de veau et de cochon de lait. La chère n'avait point été succulente; l'éloquence ne le fut pas davantageviii." Cette ressemblance ne tient pas seulement à une communauté d'esprit entre les deux amis: il faut faire la part entre l'imagination de Flaubert et l'imaginaire collectif.
Car l'entrecroisement du manger et de la parole est un thème d'époque. La structure imbriquée paraît naître au XIXe siècle. On la rencontre même en poésie, ainsi dans un poème de Hugo, "Écrit en 1846":
"Vous me preniez, et puis entre deux dithyrambes
En l'honneur de Coblentz et des rois, vous contiez
Quelque histoire de loups, de peuples châtiés,
D'ogres, de jacobins, authentique et formelle,
Que j'avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,
Et que je dévorais de fort bon appétit
Quand j'étais royaliste et quand j'étais petit."ix
On voit comment Hugo, par jeu de mots, exploite les clichés de la langue ("une histoire difficile à avaler", "dévorer un livre") pour suggérer que la gourmandise de l'enfant servait d'appât à son endoctrinement. Le thème revient également dans Les Châtiments sur fond d'"orgie impériale". Le roman réaliste, pour sa part, va rapprocher les deux thèmes afin de faire éclater une antithèse: les propos ne seront pas à l'image de la nourriture, ils apparaîtront incongrus, trop graves ou faussement moralistes, au milieu des plaisirs de la table. Balzac, par exemple, fait se juxtaposer les asperges et la liberté dans le banquet de La Peau de chagrin :
"- Vous avez bien raison! passez-moi les asperges. Car, après tout, la liberté enfante l'anarchie, l'anarchie conduit au despotisme, et le despotisme ramène à la liberté."x
Les discours de l'ordre moral dans un décor de bas empire! L'exemple montre assez qu'il y a dans l'interprétation d'un voisinage de la parole et de la nourriture quelque chose d'inhérent à notre imaginaire: le lecteur juge ridicule la juxtaposition des asperges et de la liberté parce qu'il l'interprète comme une métaphore déçue. Rien de commun entre ces asperges et cette liberté -et donc une incompatibilité: les asperges démentent les discours. Zola dans Germinal utilise pour décrire le repas des Hennebeau un même rapport de contraste entre la nourriture et les propos (qui sera renforcé au chapitre suivant par une autre antithèse, le frugal repas des ouvriers: "Il y avait des pommes de terre"):
"Après les oeufs brouillés aux truffes, parurent des truites de rivière.
La conversation était tombée sur la crise industrielle qui s'aggravait depuis dix-huit mois."
"Quand je songe, cria-t-il [Hennebeau], que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu'à six francs par jour, le double de ce qu'ils gagnent à présent! Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goûts de luxe... Aujourd'hui naturellement, ça leur semble dur de revenir à leur frugalité ancienne.
- M. Grégoire, interrompit Mme Hennebeau, je vous en prie, encore un peu de ces truites... Elles sont délicates, n'est-ce pas?"xi
De même ensuite, les perdreaux rôtis et les chambertins alternent avec les lamentations sur la crise économique. Zola, en adepte du "c'est moi qui souligne", structure toute la scène sur ce modèle.
Une variante intéressante de l'exploitation du contraste nourriture/parole dans le roman réaliste est l'utilisation qui en est faite pour critiquer l'idéologie religieuse, son idéal ascétique. Là encore la langue se sera prêtée aux rêveries de l'écriture: homonymie en français de la chère et de la chair , polysémie en allemand du mot Fleisch qui désigne aussi bien la viande que le charnel au sens théologique: "...das Fleisch ist schwach", comme dit Saint Matthieu (26, 41). En voici deux illustrations empruntées à Zola et à Fontane, ironisant sur le texte de l'Évangile:
"- Une damnée, une fille de perdition! gronda sourdement Frère Archangias, en se remettant à table.
Il mangea gloutonnement son lard, avalant des pommes de terre entières en guise de pain."xii
"- De l'énergie, cher pasteur, de la discipline. La chair est faible, c'est vrai, mais...
C'est à ce moment-là que fut servi un roast-beef anglais, dont Sidonie s'octroya une portion assez généreuse, sans remarquer, ce faisant, le sourire de Lindequist."xiii
C'est sur ce fond d'historicité qu'il faut apprécier le traitement flaubertien. Chez lui aussi le thème déploie tout son potentiel ironique -et tire parti des ambiguïtés de la langue comme Hugo, Zola ou Fontane:
"Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son assiette, en débitant toutes sortes de chatteries."xiv
Dans le contexte, on attendrait "débiter de la viande"... La parole apparaît comme un savoir-faire, une recette. Platon dans le Gorgias ne comparait-il pas la rhétorique et la cuisine? Les paroles d'amour débitées à Léon (mot tout à fait péjoratif, comme on dit qu'un enfant débite par cœur sa récitation) s'assimilent dès lors à une technique, une activité dans laquelle le moi profond s'investit aussi peu que dans le geste tout machinal de couper la viande. Mais l'ironie flaubertienne a, me semble-t-il, quelque chose qui la distingue dans son utilisation du topos : un certain rythme, une manière de ne pas insister. Que l'on compare en particulier la scène du repas des Hennebeau, où Zola souligne lourdement les antithèses et les multiplie, répétant mécaniquement le même effet, ou encore la scène d'Effi Briest dans laquelle le sourire du pasteur est là pour commenter le thème, et ces exemples de L'Éducation sentimentale (l'un chez Rosanette, le second chez les Dambreuse) où le narrateur s'absente par le biais d'asyndètes:
"Toutes sortes de propos s'ensuivirent: calembours, anecdotes, vantardises, gageures, mensonges tenus pour vrais, assertions improbables, un tumulte de paroles, qui bientôt s'éparpilla en conversations particulières. Les vins circulaient, les plats se succédaient, le docteur découpait."
"La conversation avait recommencé. Les grands vins circulaient, on s'animait (...)."xv
Les volutes de la séquence produisent à eux seuls un amalgame sémantique entre les deux séries thématiques en laissant l'interprétation au lecteur: l'asyndète est une figure de l'impersonnalité, elle tient de la devinette: "Cherchez le lien logique!" Elle engloutit même cette logique et, émergence de l'irrationnel, devient dans l'écriture l'analogon d'une incohérence ou d'une inconsistance des propos tenus dans l'histoire. Je ne vois guère de zolien, par son parti pris insistant, que ce passage d'Hérodias :
"On servit des rognons de taureau, des loirs, des rossignols, des hachis dans des feuilles de pampre; et les prêtres discutaient sur la résurrection. Ammonius, élève de Philon le Platonicien, les jugeait stupides, et le disait à des Grecs qui se moquaient des oracles. Marcellus et Jacob s'étaient joints. Le premier narrait au second le bonheur qu'il avait ressenti sous le baptême de Mithra et Jacob l'engageait à suivre Jésus. Les vins de palme et de tamaris, ceux de Safet et de Byblos, coulaient des amphores dans les cratères, des cratères dans les coupes, des coupes dans les gosiers; on bavardait, les cœurs s'épanchaient."xvi
Mastication et digestion des idées reçues sont à la semblance de l'ingestion de la nourriturexvii, ou de l'absorption des vins (jeu sur "boire des paroles"? Les coeurs s'épanchent comme la soif et on boit des vins de Byblos comme on commente la Bible ). Mais même ici le plaisir de l'énumération laisse au second plan toute interprétation "moraliste" du topos . L'ivresse de l'écriture est au diapason de celle des personnages. Et c'est à partir de là que l'on peut saisir la spécificité de Flaubert dans son traitement du motif: la valeur ironique y est au fond secondaire, effet de structure plus que sens de la structure imbriquée. L'espace commenté est relégué au profit de l'espace vécu. L'enjeu du thème est en réalité interne à la fiction: il manifeste que le repas est un élément de concorde parmi les personnages, leur faisant oublier au moins un temps leurs différends.
Le lien de la nourriture à la parole ne sera donc pas celui d'une antithèse comme chez Balzac ou Zola. L'écriture flaubertienne répugne au demeurant à cette figure trop didactique. Flaubert importe dans la scène de genre une idée inouïe: la table n'y est pas un simple cadre de la parole, ni davantage un espace qui en rendrait visibles les contradictions, elle supplée aux discours. Le repas réalise l'unanimité que ne pourraient créer les répliques: les personnages, êtres socio-historiques aux intérêts divers, sont au moins identiques dans leur être biologique. On n'en saurait trouver meilleure preuve que la réconciliation de M. Homais et de l'abbé Bournisien devant la "dive bouteille". Version miniaturisée de la scène de repas, écrite sur le mode comique: l'opposition de la Science et de la Religion, symbolisée par le chlore et l'eau bénite, est subsumée en un miracle alchimique par l'eau-de-vie:
"Alors M. Bournisien aspergeait la chambre d'eau bénite et Homais jetait un peu de chlore par terre.
Félicité avait eu soin de mettre pour eux, sur la commode, une bouteille d'eau-de-vie, un fromage et une grosse brioche. Aussi l'apothicaire, qui n'en pouvait plus, soupira, vers quatre heures du matin:
- Ma foi, je me sustenterais avec plaisir!
L'ecclésiastique ne se fit point prier (...) et, au dernier petit verre, le prêtre dit au pharmacien, tout en lui frappant sur l'épaule:
- Nous finirons par nous entendre!"xviii
"Ma foi", "ne se fit point prier": il n'y a qu'un pas du spirituel au spiritueux, les deux personnages se retrouvent tout à coup à l'unisson d'un même langage. C'est aussi un repas, un banquet qui exemplairement tente de suspendre le désaccord entre les Mercenaires et Carthage, dans le premier chapitre de Salammbô auquel il fournit un titre: "Le festin". Pendant un moment la parole se vide de son sens, de ses antagonismes pour n'être plus qu'un bruit semblable à celui des mâchoires broyant la nourriture:
"On entendit à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s'écroulaient en mille morceaux, ou le son limpide d'un grand plat d'argent."xix
Le repas fait diversion. Hébétude de la conscience, béatitude du corps. Les opinions de Frédéric s'infléchissent à la table des Dambreuse:
"Le verbiage politique et la bonne chère engourdissaient sa moralité."xx
La scène de la Vaubyessard en est une autre illustration éloquente: les fastes du repas opèrent à eux seuls la persuasion. En effet dans cette réunion à fins électoralistes nous n'aurons entendu avec Emma que quelques mots de la marquise, des bribes de conversations surprises, les bégaiements du vieux duc... Pas de discours argumenté ou de propagande: et pourtant le marquis séduit lors même qu'il n'a rien à dire. Il n'a pas besoin de programme électoral, le menu de sa table est sa profession de foi:
"Les pattes rouges des homards dépassaient les plats; de gros fruits dans des corbeilles à jour s'étageaient sur la mousse; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient (...)."
"Elle [Emma] n'avait jamais vu de grenades ni mangé d'ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu'ailleurs."xxi
Contrairement à Salammbô et à Hérodias , aucune parole n'est retranscrite dans cette scène de repas "à la La Bruyère". Flaubert n'aura jamais poussé aussi loin la mise en valeur de l'efficacité rhétorique de la nourriture: jusqu'à éclipser complètement le langage. Muet (et presque invisible), le marquis était plus loquace dans les brouillons: en retranchant ses propos et ceux de notables, Gustave, au lieu d'écrire une scène dans le goût d'Henri Monnier, devient Flaubert. Par la suppression des répliques, Flaubert manifeste l'existence d'un autre langage -de l'espace, des objets, des mets- ayant sa propre force persuasive. Une nouvelle rhétorique, insidieuse, à l'insu de la conscience vigile, relaie la rhétorique fleurie des tropes. Le marquis ne séduit pas les oreilles, mais les yeux, avec cette nourriture contemplée plus qu'engloutie (c'est la différence avec Gnathon...). On est loin des lourdes nourritures raillées naguère dans la Correspondance.
Suivons dans son détail l'autre repas électoraliste composé par Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet . On va y retrouver rassemblées toutes les variantes du modèle flaubertien, et leur point commun. La table réconcilie les locuteurs, dissipe les divergences verbales. Le comte de Faverges a été élu député de l'Eure en 1848, mais les velléités démocratiques de Bouvard et Pécuchet ne résistent pas au "spectacle de la table". Le regard des commensaux ressemble à celui d'Emma. C'est le premier temps, le temps Bovary de cette scène:
"(...) -et en entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de viandes sur les plats d'argent, avec la rangée des verres devant chaque assiette, les hors-d'œuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous les visages s'épanouirent."xxii
Les deux héros se confondent avec les autres personnages dans l'anonymat des visages. Cette unanimité, créée avant même la prise de parole, se trouve appuyée par des récurrences insistantes du motif du repas lors de la conversation des notables, ce qui souligne assez à quel point le repas n'est pas un expédient narratif permettant à l'auteur de réunir ses personnages (le modèle voltairien), ou même un pittoresque décor donnant à la fiction réaliste la consistance de la chose vue. Le thème révèle une stratégie de communication: la nourriture fonde une communauté, empêche toute contestation en imposant le silence, signe même d'approbation. C'est le deuxième temps, le "claquement des mâchoires" de Salammbô :
"Un roastbeef parut -et durant quelques minutes on n'entendit que le bruit des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le parquet et ces deux mots répétés: 'Madère! Sauterne!' "(p.249)
Seuls les serviteurs parlent... Plus loin, discours et mastication se confondent en un même bruit insignifiant pour le lecteur mais qui, à l'intérieur de l'histoire, révèle l'entente des convives, au point que toute instance d'énonciation disparaît dans un tour passif: "bien des sujets furent traités". Les voix des locuteurs, tout comme les visages s'épanouissant ou les mâchoires se frottant, s'accordent parfaitement. C'est le troisième temps, le temps Hérodias ou Éducation sentimentale , de la scène:
"Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses, champignons, légumes en salade, rôtis d'alouettes, bien des sujets furent traités: le meilleur système d'impôts, les avantages de la grande culture, l'abolition de la peine de mort (...)."(p.250)
Peut-être encore quelque secret jeu de mots travaille-t-il le verbe "traiter" et le nom "sujet": "bien des sujets furent traités" = les sujets furent bien traités par leur amphitryon suzerain. Bien parler, bien manger, c'est tout un.
Autour de la table bruit l'opinion publique, qui est l'autre nom de la bêtise pour Flaubert: une parole dogmatique de l'impensé. Mais autour de la table il apparaît aussi qu'il y a parfois avantage à se taire pour faire passer ses idées, pour se concilier cette opinion. La scène de repas chez Flaubert montre alors l'opinion manipulée par d'étranges sophistes: ils ne cultivent plus l'art de bien dire, mais l'art de la table, fidèles cependant à leurs devanciers en ce qu'ils savent substituer à la raison le principe de plaisir. L'École va bientôt ranger aux archives les manuels de Fontanier, on dirait l'éloquence à bout de souffle. Le regard de Flaubert, autrement perspicace, discerne les à côtés du langage; il révèle une rhétorique élargie habile à parler aux passions en dehors des mots, au-delà de l'action (l'ancienne rhétorique désignait ainsi les vertus persuasives de la voix et du geste). Flaubert découvre cette pragmatique muette qui plutôt que de cuisiner l'âme trouve plus court de flatter le corps. Aussi n'écrit-il pas des dialogues à la façon de ses prédécesseurs. Il ne lui suffit pas de reproduire des échanges de répliques (il les escamote même volontiers): il saisit le langage dans un espace, avec ses circonstances, manifestant dans toute sa complexité, avant E.T. Hall, avant Erving Goffman, l'acte de communication. Les romans de Flaubert ouvrent sur l'arrière-cuisine de la rhétorique.
i C'est l'incipit le plus célèbre de la critique moderne: "On mange beaucoup dans les romans de Flaubert" (Jean-Pierre Richard, Stendhal, Flaubert , Seuil, "Points", 1970, p.137).
ii Voir Le Satiricon , Gallimard, "Folio", 1985, p.57 sq.
iii Voltaire, Romans et contes , Gallimard, "Folio", 1972, p.140-141 pour la première scène et p.149-150 pour l'épisode portugais.
iv Respectivement p.156 et p.215.
v La Bruyère, Les Caractères , Gallimard, "Folio", 1979, p.259-260.
vi Par les champs et par les grèves , dans Œuvres complètes , Club de l'Honnête Homme, t.10, 1973, p.242.
vii À Louise Colet, fin décembre 1847.
viii Cité en note par Jean Bruneau, dans son édition de la Correspondance de Flaubert, Gallimard, "La Pléiade", t.1, 1973, p.1042.
ix Les Contemplations , dans Œuvres poétiques , Gallimard, "La Pléiade", t.2, 1967, p.672.
x La Peau de chagrin , Garnier-Flammarion, 1971, p.105.
xi Germinal , "Le Livre de Poche", 1983, p.199 pour les deux citations.
xii La Faute de l'abbé Mouret , dans Les Rougon-Macquart , Gallimard, "La Pléiade", t.1, 1960, p.1275.
xiii Theodor Fontane, Effi Briest , Laffont, "Bouquins", 1981, p.699. Sidonie, qui parle ici, est une vieille bigote aristocrate.
xiv Madame Bovary , Classiques Garnier, 1980, p.270.
xv L'Éducation sentimentale , Garnier-Flammarion, 1985, p.179 et 419.
xvi "Hérodias", Trois contes , Garnier-Flammarion, 1986, p.135.
xvii Le Voyage aux Pyrénées et en Corse esquisse l'idée: "(...) nous avons dîné comme des affamés, en compagnie d'un sergent voltigeur qui a gardé le silence tout le repas et qui, la bouche béante, à chaque mot que nous disions avait l'air d'attendre les suivants comme de bons morceaux." (Œuvres complètes , Club de l'Honnête Homme, t.11, 1973, p.337). La parole, la nourriture: un même "stade oral" -ce que dit la bouche bée...
xviii Madame Bovary , p.341.
xix Salammbô , Œuvres , Gallimard, "La Pléiade", t.1, 1977, p.712.
xx L'Éducation sentimentale , p.440.
xxi Madame Bovary , respectivement p.50 et 50-51.
xxii Bouvard et Pécuchet , Gallimard, "Folio", 1979, p.248.