1. INTRODUCTION

Cette recherche vise à établir les relations entre l’écolier et le texte qu’il produit. Elle repose sur quelques questions précises :

1- Comment se constitue le processus de création des “histoires inventées” chez les écoliers de première année d’école primaire?

2- Pourquoi un écolier “décide-t-il” d’utiliser un mot plutôt qu’un autre?

3- Pourquoi rature-t-il les textes, en ajoutant, substituant, déplaçant ou annulant ce qui est écrit?

Pour pouvoir répondre à ces questions, au lieu de prendre le texte final comme objet d’étude, j’ai choisi de fonder mes investigations sur le processus d’écriture en acte, c’est-à-dire que je porte toute mon attention sur des moments précis d’écriture. Pour tenter d’accéder au mode de pensée des écoliers au moment même où ils écrivent, j’ai élaboré un processus méthodologique spécifique. Avec la collaboration de l’école où les données ont été collectées, j’ai tourné un film sur les situations de production de textes au cours desquelles des écolières, de première année d’école élémentaire, combinent une “histoire inventée”. J’ai choisi d’analyser ici les “ratures orales1” qui surgissent lorsque les deux écolières élaborent puis écrivent ensemble cette histoire. Sur la base de ces ratures, j’analyse comment se constituent des tensions entre sujet, langue et sens et comment s’établissent les processus de création chez les deux écolières qui commencent à produire des textes.

Au préalable, il est indispensable que je m’arrête sur quelques études relatives à la rature afin de présenter ensuite le cadre théorique dont je suis parti.

2. LE MANUSCRIT : RATURE, INTENTION ET OPÉRATION

C’est depuis peu seulement qu’on recourt à la critique génétique dans l’étude des manuscrits littéraires. Les chercheurs de l’Institut de Textes et Manuscrits Modernes (ITEM/CNRS) ont produit d’importants travaux montrant l’intérêt des ratures en tant qu’indices du processus de création dans la littérature (Hay 1979; Grésillon & Lebrave 1983; Grésillon 1994; Fenoglio 2002).

La valorisation des manuscrits a permis une approche sous un angle linguistique, tant en ce qui concerne le discours littéraire qu’en ce qui concerne le discours ordinaire. Ci-après, nous exposons brièvement quelques études linguistiques qui centrent leurs réflexions sur le rôle du scripteur et sur sa prise de conscience à propos de la rature.

2.1. La rature comme intention

J. Rey-Debove (1982) montre les possibilités d’études d’un texte litté-raire en analysant les manuscrits de La terrasse de Saint Cloud de Marcel Proust. Selon elle, le manuscrit « est un texte qui saisit l'insaisissable : le passage de la pensée au langage » (106), dans la mesure où les ratures effectuées entre une version et une autre, ou bien entre une épreuve typographique et une autre, révèlent ce qui serait inaccessible dans le texte achevé, ou encore, ce que l’auteur « a pensé » avant d’écrire ce qu’il a écrit.

En proposant, du point de vue de la linguistique, une possibilité de “lire” la rature, J. Rey-Debove différencie les « corrections orales » des « corrections écrites ». Pour elle, les corrections écrites donnent la possibilité de « supprimer, ajouter, déplacer, remplacer » (109); ensuite seulement apparaîtra le résultat de ce procédé. Selon elle, ce mouvement est rendu possible par la « linéarité spatiale » propre à l’écriture, tandis que, dans les corrections orales, l’écoute est simultanée, produisant ses propres effets indépendamment des éventuelles modifications ultérieures du locuteur. En outre, les corrections orales interfèrent directement dans la chaîne syntagmatique, car, à la différence de la « linéarité spatiale » rendue possible par la feuille de papier, dans l’oralité, il existe une « linéarité temporelle » empêchant d’ « effacer » ce qui a été dit.

J. Rey-Debove interprète la rature comme une activité métalinguistique, dans la mesure où l’auteur travaille sur un discours déjà-là (destruction du discours) et où cette destruction « naît de la prise de conscience du langage pour lui-même [l’auteur] » (111).

C’est dans le même sens que va le travail de C. Fuchs (1982) qui cherche, dans le passage d’un manuscrit de Proust, des éléments permettant d’aborder la paraphrase de façon énonciative. Selon l’auteur, l’existence d’un ensemble de manuscrits raturés d’un même passage permet de mettre en relief le processus de production de texte et, principalement, l’activité de reformulation dont l’objet est le langage lui-même. Cette activité métalinguistique réalisée dans les manuscrits « manifeste les efforts d'un auteur pour parvenir à la formulation d'une certaine intention de signification qu’il juge la plus adéquate, et, corrélativement, à la conceptualisation la plus satisfaisante de cette intention » (75).

L’idée de “linéarité” (temporelle et spatiale), de même que la notion d’“activité métalinguistique” suppose un mouvement du sujet-écrivain en direction du texte, comme si l’écrivain était placé au cœur du texte (pour reprendre une métaphore de C. Fuchs). Ce mouvement restreint la possibilité de percevoir le mouvement inverse, c’est-à-dire ne nous permet pas de voir comment le langage peut affecter le sujet, en montrant sa division et son hétérogénéité par rapport à la langue et au sens.

2.2. La rature comme opération

Plusieurs chercheurs ont consacré des études aux réécritures et ratures de textes écrits à l’école. On peut mentionner entre autres les recherches réalisées par J. David (1994), C. Fabre (1990, 2002), M. Fayol & B. Schneuwly (1987), A. Matsushashi & E. Gordon (1985).

Dans les recherches de C. Fabre (1986, 1987, 1992) sur les textes des écoliers, les ratures apparaissent au travers des quatre « méta-opérations linguistiques », c’est-à-dire la suppression, l'ajout, la substitution et le déplacement. Je présente brièvement les recherches sur l’ajout dans des textes réécrits par des écoliers âgés de 7 à 10 ans.

Dans une importante analyse descriptive, l’auteur souligne la diversité des types et des fonctions caractérisant les opérations d'ajout. Dans la catégorie des ajouts de mots (substantifs, adjectifs, pronoms et connecteurs) qui visent à la correction quatre fonctionnements dominants peuvent être établis :

a- le traitement de la référence : à travers les ajouts de déterminants, depronoms substituts et de certains noms;

b- l’organisation de la cohésion : par les ajouts des unités les plus fortementcodées dans cet usage : anaphoriques et connecteurs. Particulièrement éclairantes à cet égard sont les séquences où la convergence des modifications fait apparaître comme équivalents ou concurrents ces opérateurs de connexité spécialisés;

c- l’expression du point de vue de l’énonciateur : à travers les ajouts renvoyantà l'ancrage énonciatif ou au commentaire (noms, apposés, adjectifs “facultatifs”);

d- la textualisation : à travers l'ensemble de ces ajouts. (Fabre, 1987 : 27)

C. Fabre mentionne également d’autres types d'ajouts, comme, par exemple, l'ajout de syntagmes, de phrases et de titres. Elle défend aussi l’idée d'une évolution dans ces types d'ajouts qu’elle corrèle au niveau scolaire. De manière générale, se comportant comme des activités métalinguistiques et métadiscursives opérées par le sujet producteur du texte, les ajouts influent sur le contenu et indiquent une « émergence progressive de la conscience linguistique » (Fabre, 1986 : 78).

3. SUR LE CADRE THÉORIQUE

3.1. La rature et le processus de création

Philippe Willemart, dans son livre Univers de la création littéraire (1993), propose une théorie de la genèse de l’écriture, en prenant appui sur des manuscrits du premier chapitre de Herodias de Flaubert. Utilisant pour son analyse des concepts élaborés par Lacan, ce chercheur montre comment l’auteur d’une œuvre littéraire est pris par l’écriture : la relation entre l’écrivain et la genèse de son œuvre ne suppose pas qu’il contrôle cette œuvre, dans la mesure où, au cours du processus de création, il perd une certaine autonomie sur sa propre écriture, et dépend peu à peu de cette dernière.

En conséquence aucun démiurge ne préside à la naissance du texte, aucun “sens principal” ne sous-tend l’écriture. Le langage et la culture s’imposent et co-dirigent l’organisation du texte (18).

Sans m’arrêter aux détails de la perspective théorique qui fonde les études génétiques, je prendrai cependant comme référence d’analyse et de réflexions ce que de telles recherches ont apporté sur les ratures présentes dans les manuscrits des grands auteurs. Si d’un point de vue esthétique la distinction entre discours ordinaire et discours littéraire est légitime, dans le présent travail elle ne se justifie pas. Une telle distinction risquerait, au contraire, d’obscurcir le fonctionnement de la langue commun à tout discours.

Comme le dit J.-Cl. Milner, « rien de la poésie n’est étranger à la langue » (2002 : 137). Le fonctionnement linguistique suppose que “l’équivoque de la langue” produit une fissure, une cassure, un événement qui relance le sens ailleurs. L’équivoque pourrait produire un effet d’“événement 2” présent tant dans le discours ordinaire que dans le discours poétique :

quand on observe qu’il est toujours possible aussi – sans s’écarter de l’expérience immédiate – de faire valoir en toute locution une dimension du non-identique : c’est l’équivoque et tout ce qui en relève, homophonie, homosémie, homographie, tout ce qui supporte la double entente et le dire à demi-mot, incessant tissu de nos entretiens. (Milner, 1978 : 18).

La perspective proposée par Ph. Willemart permet de lier la rature et l’inattendu, l’imprévisible. D’où l’importance de l’étude des manuscrits, car ceux-ci confirment :

l’impossibilité de l’auteur à prévoir ce qu’il fera, en dépit de ses annotations, prévisions et plans. Que ce soit avant ou après un tel moment d’écriture, l’écrivain se sent dépassé, pour ne pas dire désemparé, et il ne peut maintenir une attitude définie à l’avance. L’inattendu le surprend à chaque rature (Willemart 1993 : 69).

C’est dans ce sens que la théorisation élaborée par Ph. Willemart peut fonder l’idée de mouvement du retour au texte, même si, parfois, la rature coïncide de façon quasiment simultanée avec le moment exact où elle s’écrit3. Les relations de celui qui écrit avec son propre texte paraissent fondées sur “l’éternel” mouvement de va-et-vient entre l’écriture et la lecture.

Interférant dans le processus d’écriture, la rature disparaît pourtant de la version finale du texte. Pour le lecteur, aucune trace ne subsiste des entrechoquements nés de la rencontre de celui qui élabore le texte et de ce qu’il voulait dire, ni des effets du dit sur lui-même. L’édition crée une illusion de propreté et de contrôle sur l’écrit… comme si se produisait un déplacement entre le texte final et le langage qui l'engendre, ou bien encore une dissonance entre la main qui écrit et l’œil qui lit – comme préfère le dire Ph. Willemart. La rature, bien qu’indiquant en apparence le contrôle de l’auteur sur le texte, en réalité le dépasse.

Ce double mouvement propre à la rature qui révèle et voile à la fois le retour à ce qui a déjà été écrit, ouvre un espace vers ce quelque chose qui dépasse celui qui a écrit. Pour Ph. Willemart, à travers cette béance, à chaque relecture, à chaque modification faite sur le texte, on insinue le Tiers ou l’Autre lacanien, provoquant « une nouvelle consistance » (op. cit. : 68). S’instaure alors une lutte voilée entre la consistance recherchée par l’écrivain et l’insistance du Tiers.

Cette conception du fonctionnement de la rature dans l’œuvre littéraire est peut-être liée à la notion d’équivoque4 , dans la mesure où elle suppose la persistance d’un non-savoir dans la relation de l’écrivain avec le texte. Les ratures n’apportent-elles pas des indices de l’émergence de ruptures, de discontinuités qui rompent avec une certaine prévisibilité ?

3.2. Le sujet et le processus d’acquisition du langage

Dans les travaux sur les processus d’acquisition du langage, M.T. Lemos (1992, 1995) affirme que la relation entre enfant et langage ne peut être définie comme savoir constitué des structures de la langue.

Cherchant à définir ses perspectives théoriques, cet auteur affirme que, dans l’acquisition initiale du langage, ce qu’énonce l’enfant est écouté et resignifié par ce qu’énonce l’adulte, du fait que les signifiants se présentent sous des formes isolées, indépendantes, dont la signification n’est pas donnée par la position au sein d’une structure orationnelle ou textuelle. C’est seulement dans la mesure où les processus métaphorique et métonymique se cristallisent en réseaux de relations que l’enfant parvient à écouter/resignifier peu à peu ses propres énoncés et, au-delà de la position d’interprété, peut assumer celle d’interprète de lui-même et de l’autre (1992 : 132).

M.T. Lemos fait une relecture de Saussure en utilisant en particulier la notion de “valeur”. Elle met en avant un “principe paradoxal” pouvant être tenu comme point de départ de la compréhension de ce qu’elle-même élabore sur les processus métaphorique et métonymique. La valeur est toujours constituée, d’un côté, « par une chose dissemblable susceptible d’être échangée contre celle dont la valeur està déterminer »; de l’autre, « par des choses similaires qu’on peut comparer avec celle dont la valeur est en cause » (Saussure, 1916 : 159).

L’importance de cette thèse réside dans le fait que ses prémisses sont des relations, des différences et non pas des unités linguistiques considérées préalablement en elles-mêmes. Pour cette raison, selon l’auteur :

une telle notion de la valeur rend impossible l’accès aux choses en elles-mêmes, en d’autres mots, empêche de pouvoir les traiter comme étant identiques à elles-mêmes. Différence et ressemblance se maintiennent entre entités qui sont hétérogènes vis à vis des entités affectées et déterminées par celles-ci. (Lemos, 1992 : 125).

Ceci amène deux questions. La première met en cause l’existence d’unités, de classes et de catégories préétablies. La seconde mérite que l’on reconsidère la théorie de la valeur. Le fait que les relations paradigmatiques et syntagmatiques aient servi à décrire les paradigmes phonologiques et morphologiques des langues n’empêche pas la notion de valeur d’éclairer la compréhension du mouvement constituant des unités – et des sens qu’il implique – dans sa relation avec un sujet.

Il faut donc tenter de mieux comprendre le fonctionnement du langage et de ce qui produit des effets de sens. Autrement dit, le fonctionnement de la langue s’effectue au travers des relations entre des unités d’extension et de statut variés qui « sont toujours en elles-mêmes un produit d’une telle relation » (126). Ceci empêche qu’on limite l’idée de relations aux mots ou aux termes, et exige qu’on approfondisse ce que peuvent être les relations et leurs articulations au sein des unités linguistiques.

Selon M.T. Lemos, la langue – non pas en tant que système, comme l’affirmait Saussure, mais en tant que systématicité – fonctionnerait au travers de plusieurs domaines ou discours différents. Le processus de signification serait lié à un double mouvement de restriction et d’ampliation à partir de ce qui se constitue sous la forme d’unités d’ordre divers (Lemos 1992). Chaque unité, d’une part ouvre des possibilités de dérive (Pêcheux, 1983), d’autre part produit comme effet la “re-signification” dans la mesure où elle implique des relations avec d’autres unités.

Ainsi, les processus métaphorique et métonymique invoqués par M.T. Lemos pour décrire ce mouvement et ses effets ont pour origine le travail de Jakobson (1963) et sa relecture par Lacan (1966). Pour M.T. Lemos, la compréhension de ces processus passe obligatoirement par la relation que Jakobson établit entre processus métaphorique et processus métonymique et, métaphore et métonymie qui en sont les produits cruciaux. Cette affirmation permet d’évaluer combien et comment il dépasse les notions saussuriennes de paradigme et de syntagme, en transitant de l’aphasie vers le langage poétique et vers d’autres domaines.

En outre, selon J.-Cl. Milner, métaphore et métonymie sont les seules lois de composition interne qui soient possibles là où seules les relations syntagmatiques sont possibles. [...] Il s’agit bien de composition interne : tout le point des figures étant, chez Jakobson, qu’en composant deux éléments de langue – par similarité ou par contiguïté – on en produit un troisième. (Milner, 1989 : 390)

Commentant ces relations, M.T. Lemos affirme que le concept de métaphore « se fonde dans la relation entre le terme manifesté et le terme latent (ou substitut) en produisant un sens qui ne coïncide avec aucun des deux et les dépasse » (Lemos, 1992 : 127). L’utilisation des termes comme “latent” et “manifeste” indique que le texte final, dans sa linéarité visible, fait disparaître les mouvements générant les substitutions produites en tant que relations entre chaînes, ou bien entre fragments textuels et non pas entre termes isolés.

La relation métaphorique implique que soit absent l’élément substitué dont la présence est assurée par la chaîne. Cette nature de métaphore, montre qu’elle est indissociable de la métonymie.

Comme figure de langage, la métonymie est tenue comme représentation de la partie pour le tout et du tout pour la partie. M.T. Lemos considère cette définition comme essentielle pour comprendre le processus métonymique :

Dans la mesure où la chaîne/structure représente un élément qui est absent d’elle comme position dans laquelle il est inscrit, on peut dire qu’il agit comme le tout représentant la partie. L’inverse est également vrai : dans chaque élément est inscrite sa position au sein de la chaîne/structure et c’est dans cette mesure que l’élément peut représenter toute la chaîne, en tant que partie représentant le tout. (op. cit. : 127).

C’est pourquoi on peut dire, comme Lacan, que dans la chaîne syntagmatique, la relation se trouve entre un terme latent et un terme manifeste.

4. SUR LA MÉTHODOLOGIE

Dans la mesure du possible, nous avons cherché à maintenir intactes les caractéristiques contextuelles de la classe en interférant le moins possible avec la méthode d’enseignement de l’instituteur.

En général, celui-ci groupait les écoliers deux par deux et leur demandait simplement de discuter puis d’écrire, ensemble, une “histoire inventée”. Pendant que les écoliers réalisaient cette activité, Isabel, six ans et cinq mois, et Nara, cinq ans et neuf mois, ont été filmées, une fois par mois tout au long de l’année 1995.

Le père d'Isabel est professeur d’Université. Sa mère est professeur et coordinatrice pédagogique des activités artistiques, dans l’école où l'enfant étudiait. Quant à Nara, son père est médecin psychiatre et sa mère, artiste peintre, travaille dans le graphisme publicitaire.

Le fait d’assister à une conversation des deux écolières, décidant de ce qu’elles vont écrire, constitue une différence significative par rapport à la majorité des travaux effectués sur le processus de textualisation qui analysent seulement le texte achevé, déjà écrit.

Dans cette enquête, l’enregistrement vidéo de la conversation entre les deux fillettes permet de capter à la fois ce qu’elles disent et ce qu’elles écrivent, au fur et à mesure que l’histoire se crée. Aussi, pour donner un exemple, à partir du moment où est choisi le titre, ou bien le nom d’un personnage, que l’on va écrire sur le papier, toutes les autres possibilités de titrage ou de nomination présentes pendant la phase d’élaboration de l’histoire disparaissent et, avec elles, la tension opposant ce qui peut et ce qui ne peut pas s’écrire. L’analyse effectuée seulement sur le texte final, bien qu’il soit un indice important, permettant d’inférer quelques mouvements enregistrés sur le papier, fait disparaître le processus de tension né de la présence de celui qui écrit avec la feuille blanche. Pour être plus explicite, notre procédé méthodologique devrait permettre de mettre partiellement en lumière les tensions surgissant entre le sujet, la langue et le sens.

Les aspects méthodologiques de cette recherche déterminent, en partie, son objet théorique. En effet, la présence de deux écolières en train de converser sur ce qu’elles écrivent est un facteur déterminant et constitutif entraînant de sérieuses répercussions sur l’élaboration des questions théoriques. La conversation entre les deux fillettes ouvre une brèche permettant d’observer le processus d’écriture. Cette méthodologie cumule la perspective génétique (l’examen des traces du processus d’écriture) et, ce que nous pouvons appeler une ethnométhodologie du métaénonciatif : l’analyse de la réalisation de l’acte d’écriture.

La singularité de ce mode d’observation découle d’une perspective linguistique et discursive qui doit être rapprochée des réflexions que M.T. Lemos élabore petit à petit sur l’acquisition du langage (Lemos, 1982, 1986, 1992).

5. ANALYSE DES DONNÉES

Après ces considérations méthodologiques et théoriques, il est possible de montrer avec plus de clarté comment les ratures peuvent indiquer les relations existant entre le sujet, la langue et le texte en voie d’écriture. Je présente ici le processus de création d’une « histoire inventée » par Isabel et Nara à travers l’analyse d’un petit fragment du début de la création de l’histoire J’examinerai particulièrement les “ratures orales” se rapportant aux noms des personnages et au titre de l’histoire inventée5 , « La famille F maladroite6 ».

FRAGMENT 1 :

(LES FILLETTES COMMENCENT À INVENTER L’HISTOIRE)

ISABEL : – Bon… c’est… est… une histoire inventée, ou une histoire… alors… où, où on…

NARA : –… Écris…

ISABEL : (disant comme quelqu’un qui se rappelle soudain qu’il faut écrire letitre de l’histoire) – Titre!

NARA : – Le titre, moi je sais ce qu’on va écrire!

ISABEL : – C’est… est…, le titre, on l’écrit après…

NARA : – Et “fin”[fim7]!…“Fin”[Fim]

ISABEL : (À VOIX TRES BASSE)– “fin” [fim]… on écrit… un petit garçon appelé“fin” [fim]… sa mère l’appelait…

NARA :(PARLANT À VOIX HAUTE)– Attends… tu m’as donné une bonne idée.

ISABEL : – Du calme! C’était…

NARA : – C’était un petit garçon, il s’appelait “fin”[fim]

ISABEL : – et la maman s’appelait“fima8” et le papa s’appelait“fimo9(ELLES RIENT)

NARA  : – Ah! Non,“fumo10le papa s’appelait… et la maman s’appelait“fina11”…(ELLES RIENT)

ISABEL : –Fina…et “Fin”[“fim”]s’appelait… et le… et le fils s’appelaitFim.

NARA : – Fin[fim].

Immédiatement après, Isabel et Nara écrivent ce qu’elles viennent de décider conjointement, et établissent le début du manuscrit « La famille F maladroite12 ».

Comme nous allons le montrer, l’émergence du mot “fim” a donné une orientation plutôt inattendue au texte et à toute la pratique de textualisation.

Image1

Era uma VESZ um MININO
que chamava fim que
e amãe dele chamava fina
e o pai fumo.

Le terme “titre” produit des effets différents sur les enfants. Dans un premier temps, Isabel dit « titre! », suggérant qu’elles pourraient commencer par le titre. Elle rappelle ainsi une pratique discursive pédagogique selon laquelle, soit on demande d’écrire à partir d’un titre donné, soit on rédige une histoire, puis on l’intitule. Un fait inté-ressant à souligner est que l’énoncé d’Isabel n’est pas précédé d’un déterminant. Elle ne dit pas : « – commençons à écrire le titre! »; l’énoncé prend alors une valeur d’ordre, de consigne didactique.

Ce mot et sa relation avec la formation discursive dominante dans laquelle il est producteur de sens convoque un autre mot : “fim”. La formation discursive dominante semble être liée à un certain univers discursif dans lequel des énoncés déterminés s’avèrent “nécessaires” à l’existence d’une “histoire inventée”. C’est comme si nous étions en présence d’un mouvement de dérive au sein d’une mer de possibilités : des termes, à l’état latent, circulent et entraînent constamment avec eux la possibilité d’être autre chose13, bien que, dans ce cas, ils restent circonscrits aux limites des zones de sens. En d’autres mots, l’apparition de “fim” après “titre” produit un déplacement de sens, mais ne paraît pas rompre totalement avec une certaine « formation discursive » (Pêcheux, 1983 : 323) dans laquelle ce mot prend sens.

Une fois énoncé et par conséquent producteur d’effets, un élément est saisi, emprisonné, pris dans un filet d’interprétations qui déclenchera et régira l’apparition progressive d’une configuration de sens. Paraissent être en jeu dans ce processus, non seulement les unités de sens qui sont cristallisées en certains lieux, mais aussi la possibilité de leurs déplacements. Ce processus permet peut-être de soutenir l’idée que les formations discursives sont liées aux articulations d’éléments de statut et d’extension variés.

Il convient de mieux expliciter la notion de dérive. Quand un terme semble se déplacer dans une certaine formation discursive mobilisant ainsi d’autres sens et d’autres formations, apparaît alors une surdétermination14 limitant les possibilités de sens. Ainsi, le pro-cessus associatif désigné ci-dessus se trouverait lié à la surdétermination, laquelle, du point de vue du discours ou du sujet du discours, peut être entendue comme surdétermination historique.

Même si nous ne prétendons pas dans ce travail approfondir la notion de surdétermination sous son aspect psychanalytique, il convient de dire qu’elle est liée à la notion d’équivoque, dans la mesure où, selon M.T. Lemos (1994 : 37), « elle empêche que la langue soit un code ou plutôt un système [fermé], elle empêche que la langue soit Une. Par conséquent, elle désigne un réel de la langue, sous la forme d’une révélation imprévisible de ses combinaisons ».

Après que Nara a prononcé le mot “fim” de nouveau sans déterminant, une autre possibilité d’interprétation et de sens, rompant avec le prévisible, surgit immédiatement. L’imprévisibilité réside dans le fait que ce terme devient le nom d’un personnage. Sans provoquer une rupture complète de la formation discursive prédominante à laquelle sont liés, aussi bien le discours pédagogique que ce qui convient d’écrire pour qu’apparaisse une histoire, il y a subversion, délocalisation de sens produisant un “événement d’énonciation”.

Comme dirait M. Pêcheux, la matérialité discursive de cet énon-cé mobilise une actualité et une mémoire, quelque chose qui simultanément reproduit et transforme, préserve et rompt.

Comme si elle était un des effets produits par la rature, la formulation énonciative nie un premier sens pour qu’un autre se fasse jour. Un autre sens efface le premier, mais en même temps préserve, comme dans un palimpseste, les mots sous les mots. Ainsi, le mot “fin”/[fim] préserve, dans un certain sens, le terme “titre”. Ce qui est dit par les enfants agit alors comme une espèce de matérialisation graphique, c’est-à-dire comme un registre des chocs du parcours ayant laissé des marques en constituant et en traversant le processus discursif qui fonctionne dans cette pratique de textualisation.

Ce mouvement peut être interprété comme une tension entre le prévisible et l’imprévisible : deux forces antagonistes s’articulent, entre la dépendance et l’autonomie, dans la relation sujet/sens. On constate la prédominance d’une formation discursive en rapport avec la production d’histoires. Ceci équivaut à une dépendance envers la culture et envers des énoncés très stabilisés, cristallisés au travers du processus historique, circulant invariablement dans ces pratiques de textualisation comme, « il était une fois », « princesse/prince », « un X (fillette) qui s’appelait Y (le Chaperon Rouge) », « soudain », « un jour », « mère/marâtre/sorcière », « fétiche/ enchantement », « et ils vécurent heureux pour toujours », « fin », « titre », etc., générant le prévisible par rapport à un ensemble d’énoncés logiquement stabilisés.

Quand un sens non stabilisé paraît surgir, on peut – ou non – rompre avec la prévisibilité. Dans ce cas, transformer “fin”/[fim] en personnage prend l’effet d’un événement discursif provoquant une réorientation, une cassure dans le « fonctionnement logique » de la formation discursive prédominante.

“Fin”/[Fim] dans son statut d’unité de sens, (qui se reproduit ou préserve l’univocité du sens) surgit à la fin de la majorité des histoires écrites par les petites filles. Peut-être, ce mot fonctionne-t-il ici comme une espèce de “garantie” de fermeture, d’unité. Cet effet paraît pou-voir être rapproché d’autres “textes”, comme, par exemple, de bandes dessinées et de certains films. À cet endroit, le sens de “fin”/[fim] se trouve figé, cristallisé, et fonctionne comme s’il était unique.

Le mot “fin” [fim] n’est ni nouveau, ni différent, mais en se défigeant, il change de place rompant ainsi avec la sémantique discursive. Dans ce sens, la tension, si elle n’a pas encore été bien explicitée, peut être constatée dans ce qui subsiste dans le texte, « il était une fois un petit garçon qui s’appelait “fin”/[fim] ».

La rature sur le titre, effectuée au travers de la reformulation énonciative et du déplacement du mot “fin”/[fim], rend possible la filiation à un autre dire, s’affilie à une autre formation discursive, mobilisant ainsi tout un effet comique. Ceci est rendu possible par la suspension d’un sens et l’apparition d’un autre – inattendu et surprenant. Un processus de dérive d’unités ouvertes à une resignification; un effet produit par l’équivocité qui exige une interprétation.

La polysémie peut être liée tant à la filiation historique des sens qu’à la non-coïncidence de ce qui est affilié discursivement avec le sujet. Dans ce sens, le processus d’articulation postulé par Pêcheux (1975) laisse toujours supposer, dans l’enchaînement des termes, la possibilité virtuelle d’une rupture de ce qui doit être dit dans les formations discursives données. Ces ruptures produisent une nécessaire réarticulation dans les formations en jeu.

La pratique de textualisation et le processus de rature qu’il implique paraissent ouvrir un espace disponible à l’imprévisible, à l’équivoque. C’est dans ce sens que la notion de dérive et celle d’articulation devraient supposer une surdétermination historique qui, d’une certaine façon, se trouverait liée au processus de qualité d’auteur.

La transformation promue par l’émergence de “fin”/[fim] produit d’autres effets faisant penser à des échos altérés de ce premier déplacement. Le personnage fin”/[fim], le nom du fils, doit également être rapproché des personnages que sont les parents. Peut-être existe-t-il, ici un lieu d’ancrage du sens, récupérant de nouveau une supposée unité.

Une première tentative de stabilisation se trouve dans l’attribution au père et à la mère des genres correspondants : [Fimo]15  et [Fima]. Transformation qui ne permet pas de maintenir l’ “effet comique” contenu déjà dans le personnage Fin”/[fim] apparaissant tout au long de cette histoire. Mais, considérant qu’il existe une relation nécessaire entre sujet et sens, qu’est-ce qui empêche cet effet, ou ce qu’il produit, de se faire jour?

L’historicité du nom propre semble se concrétiser dans la mesure où celui-ci se refait, se singularise dans le nom de quelqu’un. On peut dire de cette façon que le nom propre n’a pas de sens, n’a pas de signification, est pur signifiant. Pourtant, pour les enfants, il existe d’autres effets qui vont se croiser avec le processus de nomination des personnages père et mère.

L’effet de sens en jeu produit un rire (indice d’effet de comique et de surgissement d’inattendu). Cependant, au moment même où les noms de “Fimo” et “Fima” (noms tout à fait possibles puisque, comme il a été dit, le nom propre lui-même n’a pas de sens) sont attri-bués aux personnages, on ne parvient pas à les insérer dans le processus de l’histoire, dans le déjà-dit.

Que produisent “Fimo” et “Fima”? À quoi ces mots sont-ils affiliés? Quels sont les sens de “fimo” et de “fima”? Analyser le processus de formation de ces mots permet de dériver sans difficulté “fimo” et “fima” d’un processus morphologique de formation des genres en portugais, de quelque chose en rapport avec l’ordre de la langue. En conservant le signifiant “fim” en tant que radical de ce processus, à “fimo” on ajoute la lettre “o”, tandis que pour “fima” on ajoute un “a”16.

Cependant, l’ajout de la marque du genre, en l’occurrence les lettres “o” et “a”, altère la prononciation du mot “fim”, car, en défaisant la diphtongue, le phonème du masculin et du féminin escamote la marque de nasalité, tandis qu’apparaît le phonème/m/.

Cette rupture, produite par le processus morphologique, paraît également désigner autre chose. La reformulation (rature orale) sur “Fimo” et “Fima” et l’écriture de “Fumo” et de “Fina17” pourraient indiquer un mouvement en direction de ce qui a déjà été attesté. De même que dans le déplacement du mot “fim”, la perte du sens le fait “devenir” nom propre, il faut que le même effet soit produit dans la tentative de dériver le nom des parents.

Le processus de transformation de “fin”/[fim] en “Fimo” et “Fima” produit quelque chose d’autre, rendant impossible la tension provoquée par le fait d’être le nom de quelqu’un et simultanément d’être affilié historiquement à un sens déjà donné – comme c’est le cas dans le « petit garçon appelé “Fim” ». “Fimo” et “Fima” ne sont pas assimilables, ne “s’emboîtent” pas dans le texte, d’une part en raison du fait que l’ajout de “o” et de “a” n’apporte pas un résultat phonétiquement comparable à “fim”, d’autre part parce qu’il n’existe historiquement aucun lien de filiation entre eux. Ici, entre également en jeu la cohérence du texte.

Mais, quel est donc l’effet qui, à la fois, opère une rupture sémantique dans le discours tout en préservant le sens?

C’est l’homonymie, terme pouvant ouvrir, dans le jeu instauré par cette pratique de textualisation, la possibilité constante d`équivoque. Cette équivoque est instaurée par la relation entre des noms propres (Fim, Fumo et Fina) et des noms communs, comme par exemple “fim” d’un travail exténuant, “fumo”, lié à l’acte de fumer. Ce sont des mots qui, mis en relation, produisent en fait l’équivoque, car ils font penser qu’ils se réfèrent à une chose alors, qu’au même moment, ils se réfèrent à une autre. À quelque chose qui paraît se présenter comme effet de l’équivoque. Ceci ne peut être entendu simplement comme étant un mot à double sens.

La transformation de “Fimo” (père) en “fumo”, et de “Fima” (mère) en “fina”, maintient le genre18. Autrement dit, au travers des mots attestés déjà terminés par “o”, ou bien “a”, on maintient le processus morphologique. En outre “m” et “n” font partie de la même famille de nasales et “fumo” et “fina” conservent la lettre “f”.

Cette transformation marque une espèce de “résistance imaginai-re” du type de fonctionnement que possède le nom propre. Ce fai-sant, ce qui semble être en jeu, c’est l’effet d’homonymie débouchant sur des processus historiques différents. Ceci est clair depuis le début de l’histoire.

Ainsi, l’effet de déjà-dit se trouve dans les termesfumo” et “fina” et non pas dans “fimo” et “fima”. “Fumo” et “Fina” seraient reliés à un processus interdiscursif (pré-construit) et traverseraient le flux de l’intradiscours pleins de (d’autres) sens. Il semble que c’est cette rela-tion qui permet la production de l’équivoque, c’est-à-dire que le dédoublement du sens s’opère à partir d’un déjà-dit.

Résumons. Tout d’abord, il est nécessaire que les noms des parents soient liés à ceux des enfants. C’est de cette façon que les noms des personnages “père” et “mère” furent attribués à partir d’une « déri-vation » du terme “fim” : pour le “père”, “fim + o”; pour la “mère”, “fim + a”. En accord avec les règles de la langue portugaise, une telle transformation serait suffisante et correcte; une des règles de forma-tion du genre étant précisément celle-ci. Ensuite, le mode de fonctionnement du nom propre admet le non-sens.

Mais ceci ne suffit pas, car, comme il a été dit, “fimo” et “fima” sont “vidés” de sens, bien qu’ils puissent être des noms propres. C’est dans la confrontation entre le sens et le non-sens que s’opère le changement de noms des personnages. Dans le déplacement d’un nom commun (d’un terme déjà attesté) vers un nom propre, il y a une espèce “d’évacuation” de sens. Il y a simultanément une négation et une présence. C’est ici qu’entrerait en fonctionnement quelque chose d’ordre discursif.

Traversant ce processus de nomination des personnages, une sur-détermination du réel de la langue apparaît en tant qu’effet d’homonymie.

Bien que “fim” rompe une certaine prévisibilité, donnée par les conditions de production, dans lesquelles s’inscrit une formation discursive – liée à ce qui doit être dit quand on écrit une “histoire inventée” à l’école – la relation entre le fils, le père et la mère stabilise un autre mouvement de formation discursive. Il s’agit du processus par lequel on essaie de préserver une certaine unité à travers la formation de noms (création d’origine culturelle).

C’est ce fonctionnement, traversé par le processus historique et ses multiples filiations, qui détermine tout un processus d’identification dans la relation sujet/sens. C’est de cette manière qu’on peut comprendre l’analyse effectuée et ce que Pêcheux dit sur le discours :

Tout discours est l’indice potentiel d’un bougé dans les filiations socio-historiques d’identification, dans la mesure où il constitue à la fois un effet de ces filiations et un travail (plus ou moins conscient, délibéré, construit ou non, mais de toute manière traversé par les déterminations inconscientes) de déplacement dans leur espace : il n’y a pas d’identification pleinement « réussie ». (Pêcheux, 1983 : 323).

Pour revenir au sujet de la rature, de telles traces pourraient alors fonctionner comme résidu, comme des “pistes” d’un dire qui ne peut être dit, laissant sa marque et explicitant le mouvement du non-un, de la dispersion, de la non-coïncidence du sujet par rapport à lui-même et de la tension entre la reproduction et la transformation.

Des lieux sont mobilisés au sein des pratiques de textualisation. Celles-ci sont traversées par le processus discursif les constituant. Le sujet du discours, ses positions discursives sont ainsi enrégimentés par les réseaux d’interprétation actionnés à partir de l'articulation des éléments.

La rature peut être un phénomène associable à un lieu de visibilité convoquant, à partir de ces pratiques de textualisation, une réflexion sur la notion d’auteur.

On peut identifier dans la relation sujet/sens discutée ici, une certaine ressemblance, comme dit Ph. Willemart, entre le processus de la rature et l’écriture :

Nous voyons l’auteur-scripteur se dédoubler à chaque relecture où, sous l’action d’un Tiers, il rature et ajoute pour reprendre de suite sa position de lecteur. Le passage continu d’une position à une autre produit l’écriture. L’intervention du Tiers provoque la rature, détruit un sens donné, perturbe ou encore suspend et oblige le scripteur à créer un nouveau sens ou un nouvel imaginaire, en fonctiond’un temps logique non réductible à une simple substitution. (1993 : 71-72).

La rupture sur l'énoncé “titre” ne serait-elle pas le reflet d’un mouvement qui défait un sens donné, le suspendant pour donner un autre sens immédiatement après? N’y aurait-il pas ici un déplacement constant des positions discursives?

L’apparition d’un élément, ou l’émergence d’un sens inattendu paraît exiger une re-signification de tout ce qui fut accepté auparavant. Comme on peut l’observer, le glissement du mot “fim” provoque une reformulation de tout le reste du texte, une autre relation étant reconstituée entre les positions discursives et les formations discursives dans lesquelles ces éléments prennent sens.

6. QUELQUES REMARQUES POUR CONCLURE

En énonçant « titre » au troisième tour, Isabel met en scène un terme qui produira des effets divers et inusités dans cette pratique de textualisation. Découlant probablement d’une pratique pédagogique, consistant à écrire tout d’abord le titre de l’histoire qu’on va écrire, l’énoncé « titre » convoque par contiguïté la possibilité d’écrire “fim” (sixième tour de Nara).

Le déplacement de “fin” [fim] – fin de l’histoire – à son utilisation comme nom d’un personnage, ne serait-il pas un glissement méto-nymique se fixant en un certain endroit vide pour, à partir de là, éta-blir des relations métaphoriques comme, par exemple, donner à tous les membres de la famille un nom commençant par la lettre F? Quand “fin” [fim] entre dans la chaîne de l’énoncé « un petit garçon appelé “fin” [fim] » il ne s’agit plus d’un terme signifiant la fin de l’histoire. Son statut est autre : à partir de la relation avec ce qui précède et suit, et à partir du lieu qu’il occupe dans la chaîne, il devient nom propre. Cette identité entre “fim” et la propriété de nom propre se trouve dans une relation qui n’était pas donnée auparavant. Quelles relations pourrait-il y avoir entre Pierre, Rose et Fin [fim]? Pour chaque terme pris isolément, aucune. Une fois de plus mis en relation, “Fim” vient à figurer comme nom propre. Dans l’espace vide, occupé à d’autres moments par des noms comme Clémence, Modeste, Victoire, etc…, on constate la présence d’une infinité d’autres textes concurrents. Au moment précis où “fin” [fim] entre dans cette chaîne, celle-ci vient s’unir à ces noms, mais, dans le même temps quelque chose en reste exclu.

Ce qui se trouve à la base de ces relations, c’est le mouvement entre les processus métaphorique et métonymique qui mobilisent toujours des textes (soit une lettre, soit un mot, ou encore une histoire, etc.). Les sujets sont accrochés à ces textes (Lemos, 1992). Ce mouvement produit, de façon presque immédiate, des effets sur les sujets qui, nécessairement, interprètent, signifient.

Immédiatement après cela, l’imprévisible, dans cette série associative « titre-fin », remet en cause l’ordre établi. C’est une faille, un obstacle, un transfert métonymique du signifiant “fin” [fim] qui, au travers d’un registre symbolique, disloque une voie imaginaire pour se reconstruire de nouveau, ailleurs, et, à partir de là, faire nouvellement signe, constituer de nouveau une unité.

Effet de cette imprévisibilité, ce mouvement, – bien qu’il se trouve dans l’oralité des enfants – produit un effacement ou un “raturage” d’un sentiment stable, précisément du fait que « chaque fois qu’on termine une histoire on écrit le mot “fin” [fim] signifiant “maintenant l’histoire est finie” ».

Quand le mot “fin” [fim] est placé dans la position de nom propre « un petit garçon appelé Fim », il crée une relation métaphorique avec les noms que peuvent prendre les personnages. Les éléments de la chaîne manifeste sont tous re-signifiés à partir de cet imprévisible, et toute possibilité de création de l’histoire des personnages reste affectée par l’homonymie s’instaurant là, et produisant l’effet de comique du texte que les fillettes écrivent.

Les substitutions de “fimo” par “fumo” et de “fima” par “fina” aux tours 11 et 12 font précisément entrevoir les relations des processus fonctionnant ici. Pour pouvoir être admis en tant que nom d’un personnage de l’histoire, père et mère du personnage Fim, il est fondamental que l’élément manifeste conserve une relation d’équivalence avec ce qui fut rédigé auparavant. La règle de la langue se référant à la formation du genre, ne suffit pas à garantir son apparition. Il est indispensable qu’opère, ici, l’imprévisibilité produite par l’homonymie et qu’elle atteste, ainsi, un sens déjà stabilisé, mais aussi que dans la relation avec les autres éléments de la chaîne manifeste on lui attribue un nouveau sens, un sens inattendu que le mouvement imprévisible du signifiant produit dans la chaîne du parler. Dans ce cas, la scission opérée par la rature vient esquisser, en définitive, la création au sein de la textualisation présentée sur le moment, même si elle ne présente aucune valeur esthétique.

La valeur du nom propre est acquise par la collision de Fumo et de Fina avec les autres éléments de la chaîne. C’est ce qui est dit depuisSaussure : le signe linguistique prend valeur dans la relation de différence qu’implique une dispersion entre oppositions et similitudes. À partir de là, on ne peut parler de catégories linguistiques préalablement attribuées (telles que substantifs, verbes et adjectifs) car, si la langue présente un caractère d’imprévisibilité, (instance du réel de la langue – lalangue), comme nous le supposons dans le cadre théo-rique rappelé ci-dessus, ces unités, dans leur caractère éphémère, ne gagnent leur statut qu’une fois prononcées ou bien encore mises en relation avec la chaîne du signifiant (Milner, 1978).

Des ressemblances et des différences découlent des mots Fim, Fumo et Fina. La métonymie entre “titre” et “fin”, et la métonymie de la forme signifié “F” ouvre un paradigme. Mais on ne peut comprendre cela qu’au travers de ce qu’apportent les liens familiaux et tout leur contexte historique, à savoir l’attribution de noms à des personnes d’une même famille en utilisant chaque fois la même lettre au début de chaque nom19. L’opération métaphorique a une telle force que le titre de l’histoire énoncée et écrite par les enfants peut être considéré comme la condensation de tout cela : « La famille F maladroite ».

Analyser l’imprévisibilité représentée par la rature, c’est articuler la relation entre la langue, ses opérateurs et l’inconscient freudien, ce qui représente une exigence impérieuse pour quiconque désire se rapprocher de l’une de ces catégories. Si la langue opère au travers des mouvements de métaphore et de métonymie en tant que constituants du discours, nous ne pouvons pas éluder la notion d’inconscient qui détermine l’événement du parler. Celui-ci n’existe qu’en tant que circonscrit par ces opérations.

L’équivoque, dans le cas produit par l’homonymie, affleure dans le processus de raturage. Une fois le prévisible rompu, rien ne peut effacer l’équivoque et les traces de son effet. En rompant avec ce qui est attendu, elle met en circulation d’autres sens qui exigent interprétation. Ce déplacement du sens produit une nouvelle configuration de l’unité, de la cohérence. Cette articulation entre l’équivoque et l’unité pourrait paraître contradictoire, mais elle semble constituer la tension entre les deux, permettant de produire l’effet d’unité de sens dans le discours.

C’est justement dans cette articulation que se produisent des sens relatifs à l’interprétation des données présentées et analysées. Tout ceci peut nous montrer que les descriptions des opérations métalinguistiques camouflent un processus beaucoup plus complexe, dynamique et singulier; elle ne permettent pas, à elles seules, d’appréhender la dimension de création et la relation s’établissant entre sujet, langue et sens.

1  Je travaille le concept de rature orale que j’approfondis dans un texte en cours de publication (Calil, 2003). Ce concept vise à rendre compte du double processus au  cours duquel s’instaurent les énonciations des élèves. D’un côté, la notion de rature orale maintient la relation avec le fait que les écoliers inventent oralement un texte dans le but de l’écrire. De l’autre, elle entend souligner le caractère oral au travers duquelse constitue le processus d’écriture en acte. La rature orale, dans cette condition de production, n’a pas le même statut que la reformulation orale dans le contexte d’une conversation quotidienne, informelle. Le fait que les écoliers soient en train de dire cequ’ils vont écrire interfère avec leur possibilité d’énonciation. Les écoliers ne reviennent pas seulement sur ce qu’ils viennent de dire. Il leur arrive aussi de modifier le texte effectivement écrit, générant ainsi différentes formes de ratures (ajouts, suppression, déplacement, remplacement). Parfois encore, ils transforment ce qu’ils ont dit pour tenir compte de modifications qu’ils entendent apporter à la suite de l’his-toire qu’ils sont en train d’inventer. Ce mouvement de “retour sur” suppose l’existence de problèmes à divers niveaux (syntaxique, sémantique, orthographique, graphique, textuel) posés par le fait que l’objectif est d’écrire un texte.

2  Cette notion d’“événement” peut être rapprochée de celle que définit I. Fenoglio (2001) comme “événement d’énonciation” : « le site de l’événement d’énonciation est ce lieu-là du discours en train de s’élaborer, lieu où on ne possède pas notre parole dans le temps que – parlant – on l’émet. C’est dans cette non possession qu’advient ce que je désigne par “événement” » (168).

3  J. Rey-Debove (1982 : 75) affirme qu’on ne saura jamais à quel moment l’écrivain effectue une substitution. Néanmoins, diverses études réalisées par des généticiens ont montré qu’on peut parfois le savoir

4  Il faut bien dire que cette notion suppose l’existence de lalangue : « lalangue est, en tout langue, le registre qui la voue à l’équivoque. Nous savons comment y parvenir : en déstratifiant, en confondant systématiquement son et sens, mention et usage, écri-ture et représenté, en empêchant de ce fait qu’une strate puisse servir d’appui pour démêler une autre. » (Milner, 1978 : 22)

5  D’autres travaux (Calil, 1998, 1999 et 2000) approfondissent le statut des ratures écrites et le processus de progression dans l’écriture

6  Le titre de l`histoire est en portugais : « A familia F atrapalhada ».

7  Les mots en caractères italiques sont écrits en portugais.

fim : Mot masculin en portugais signifie “fin” en français (substantif correspondantau verbe “finir”). Sa prononciation rappelle le mot français “fîmes” (du verbe “faire” au passé simple).

8  fima : Mot inconnu des dictionnaires de portugais. Isabel a ajouté la lettre “a” au mot“fim”, lui conférant ainsi un caractère féminin. En portugais les mots féminins se terminent le plus souvent par “a”.

9  fimo : Mot également inventé par Isabel qui vient d’ajouter la lettre “o” au mot “fim”, lui conférant cette fois-ci un caractère masculin. En portugais la grande majorité des mots terminés par un “o” sont du genre masculin.

10  Fumo : Mot masculin signifiant “tabac” et “fumée”. Il signifie aussi « (je) fume » [(eu) fumo].

11  Fina :   Féminin de l’adjectif “fino” signifiant « fin, svelte, mince ».

12  Afin de mieux comprendre ce passage de l’histoire « La famille F maladroite », voici une traduction approximative du manuscrit : « C’était un petit garçon qui/s’appelait fim/et la mère de lui s’appelait fina et le père/fumo ».

13  Cf. les notions d’hétérogénéité montrée et d’hétérogénéité constitutive (Authier-Revuz, 1982).

14  La notion de surdétermination est liée à celle d’inconscient. Selon Laplanche et Pontalis (1967), la surdétermination apparaît avec deux sens dans l’œuvre de Freud. Le premier d’entre eux résulte du fait qu’une formation psychique « est la résultante de plusieurs causes, alors qu’une seule ne suffit pas à en rendre compte »; le second sens de surdétermination provient de ce que « la formation renvoie à des éléments inconscients multiples, qui peuvent s’organiser en des séquences significatives diffé-rentes, dont chacune, à un certain niveau d’interprétation, possède sa cohérence propre. » (467). Ainsi, la notion de surdétermination implique, tout aussi bien une détermination de ce qui vient de “l’extérieur” et dont le sujet est effet, qu’un réseau complexe d’éléments.

15  Rappel : en portugais la majorité des mots masculins se terminent par “o”, et la majorité des mots féminins par “a”.

16  Ce processus de formation de genre en portugais a été identifié par R. Attié Figueira (2000) quand elle a analysé le fonctionnement autonymique du signe chez l'enfant. Dans le cas analysé par cet auteur, les enfants manifestent un mouvement de réflexivité, qui produit à son tour des néologismes : les méta-énonciations amènent des formes non normatives. Les enfants sont alors « imperméables » à la correction des adultes et ne reconnaissent pas leurs propres "erreurs"

17  Cf. note 8 à 12, fragment 1.

18  Au sens précis du terme, fimo/fumo et fima/fina sont donc des paronymes. Mais ils entrent dans une famille de procédés que l'on peut appeler au sens large, des procé-dés homonymiques.

19  Au Brésil, il est commun d'attribuer aux frères et aux sœurs des prénoms commençant par la même lettre, par exemple, Mario, Mariana, Marina, Maurício