Dans la littérature française la presse a toujours eu mauvaise presse. De Balzac à Aragon, en passant par les Goncourt et Maupassant, le monde du journalisme est dépeint comme un tourbillon infernal où les rêves artistiques sont inévitablement noyés. À certains égards, cette hostilité ambiante paraît tout aussi présente dans À la recherche du temps perdu. Le Temps retrouvé en particulier brosse un portrait très négatif du chauvinisme mensonger de l’ensemble de la presse française pendant la Première Guerre mondiale alors que Brichot, Legrandin, Morel et Norpois se mettent tous à « “reprendre du service” » (RTP, IV, 355) en plaçant leurs fauteuils dans la direction du front pour rédiger des chroniques militaires qui sont longuement tournées en dérision par Charlus. Mis à part ces publicistes de réserve, de véritables journalistes de carrière ne font irruption qu’une seule fois dans le récit. Ici encore il n’y a rien à admirer dans le comportement des « [t]rois messieurs – trois journalistes » (RTP, II, 475) qui essaient d’espionner la querelle entre Saint-Loup et Rachel au théâtre dans Le Côté de Guermantes. Quand l’un d’entre eux refuse d’éteindre son cigare, Saint-Loup lui donne « une gifle retentissante » (RTP,II, 478) alors que ses amis l’abandonnent. À la fois fouineurs, impolis et lâches, ces messieurs de la presse seraient donc d’une espèce tout à fait exécrable.

Or journalisme ne rime pas toujours avec mépris dans l’œuvre ni dans la vie de Proust. Dans À la recherche du temps perdu, une partie de cette presse qui diffusera aussi abondamment une propagande absurde pendant la guerre permet toutefois au prince et à la princesse de Guermantes de saisir la vérité sur l’Affaire Dreyfus. Car, d’après le récit de Swann dans Sodome et Gomorrhe, c’est grâce à leurs lectures du Siècle et de L’Aurore que ces deux aristocrates se rendent compte – indépendamment l’un de l’autre et sans qu’ils se l’avouent – de l’innocence du capitaine. De même, ces chroniques dont le narrateur ne cesse de fustiger les inexactitudes sur la vie mondaine servent néanmoins à alimenter la fascination que le jeune héros éprouve pour la Berma et la duchesse de Guermantes avant même de les voir pour la première fois. Swann reçoit également « “ les honneurs ” » (RTP, I, 22) du Figaro (qui mentionne la présence d’un de ses tableaux dans une exposition de Corot) juste avant sa première apparition dans Combray, ce que la grand-mère prend pour preuve de son bon goût. C’est, en outre, dans ce même quotidien que le héros réussit finalement à publier le « petit morceau » (RTP, I, 179) sur les clochers de Martinville qu’il avait griffonné dans la voiture du docteur Percepied. Après tout, la représentation de la presse dans le roman semble donc témoigner d’une certaine ambivalence envers « cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal », comme Proust l’avait paradoxalement décrit dans son article « Sentiments filiaux d’un parricide », lui-même publié   en 19071.

Proust écrivit assez souvent pour Le Figaro, qui était encore un journal quelque peu littéraire à l’époque, ainsi que pour le très mondain et peu scrupuleux Gaulois (qui avait servi de modèle pour le journal La Vie française dans Bel-Ami de Maupassant). Le Figaro publia notamment son Affaire Lemoine, des descriptions de plusieurs salons mondains et diverses chroniques dont « Journées de lecture », « La Mort des cathédrales » et « Impressions de route en automobile », ce qui fait une vingtaine d’articles au total. Trois extraits remaniés de Du côté de chez Swann y parurent aussi en forme de prépublication en 1912. Proust espérait même y publier en feuilleton une version antérieure d’À la recherche du temps perdu (il s’agissait sans doute du Contre Sainte-Beuve). Or selon Proust lui-même, une maladresse qu’il avait commise envers le rédacteur en chef, son ami Gaston Calmette (et non pas la difficulté de son texte) fit échouer ce projet2.

Du côté de chez Swann porte néanmoins une dédicace à ce journaliste qui fut brutalement assassiné quelques mois après sa publication par Henriette Caillaux, épouse de l’ancien président du conseil Joseph Caillaux. L’identification de Proust avec ce journal est telle qu’André Gide lui écrit en 1914, quand il s’agit de lui présenter ses excuses pour le refus du manuscrit de Du côté de chez Swann, que « [p]our moi, vous étiez resté celui qui fréquente chez Mme X ou Y, et celui qui écrit dans Le Figaro3. » Évidemment, voilà qui est tout sauf un compliment. Bien que d’autres membres du groupe de La Nouvelle revue française comme Alain-Fournier et Jacques Copeau écrivent eux aussi pour la grande presse à cette époque, un mondain qui publie dans Le Figaro ne correspond pas du tout au profil que Gide conçoit du « classicisme moderne » dont Proust deviendra vite la mascotte après la Première Guerre mondiale. Pour Gide, Proust est un grand écrivain quoiqu’il écrivît naguère pour ce journal frivole et rive droite. Or comme le dit le narrateur dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, « les “ quoique ” sont toujours des “ parce que ” méconnus » (RTP, I, 430).

Un « laboratoire de la littérature »

L’épigramme du narrateur s’avère en effet particulièrement juste pour ce qui concerne les rapports entre À la recherche du temps perdu et Le Figaro. Car des thèmes et des motifs qui y avaient été esquissés, et jusqu’à des passages entiers, furent tirés des articles que Proust avait écrits pour ce journal et retravaillés au sein du roman. C’est le cas de la discussion du salon de la princesse Mathilde dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs qui doit beaucoup à son article « Un salon historique. Le salon de S.A.I. la princesse Mathilde », paru en 1903. C’est aussi le cas du fantasme récurrent au sujet de l’indicateur des chemins de fer qui est développé pour la première fois dans « Journées de lecture » en 1907. Et c’est surtout le cas du fameux « petit morceau », comme Proust lui-même l’admet dans Pastiches et mélanges, qui n’est rien d’autre qu’une version légèrement remaniée d’une description des clochers de Caen dans « Impressions de route en automobile », lui aussi publié en 19074.

Quant au Gaulois, les contributions de Proust sont moins nombreuses, se limitant à quelques chroniques mondaines, à des comptes rendus musicaux et à un portrait du compositeur Camille Saint-Saëns. En outre, on n’y trouve pas les mêmes liens directs avec le texte d’À la recherche du temps perdu. Or, même ces petits articles jouèrent un rôle important dans son développement littéraire. Comme le dit Jean-Yves Tadié d’un article publié dans Le Gaulois sur une fête versaillaise donnée par Robert de Montesquiou en 1894 : « [Proust] place un décor, décrit une action, des toilettes, une atmosphère historique, et s’ébat parmi la foule de ses modèles futurs. Le matériau nécessaire à la composition du Côté de Guermantes commence à se déposer dans sa mémoire et dans son imagination5. »

Chez Proust, il convient donc de considérer les journaux comme ce que Marie-Ève Thérenty appelle un « laboratoire de la littérature » où Proust put mener des expériences et trouver ses marques en tant qu’écrivain6. Bien que ce concept soit plus souvent appliqué aux écrivains du milieu du xixe siècle comme Balzac, Baudelaire, Gauthier, et Eugène Sue, qui écrivirent tous beaucoup plus dans les journaux que Proust, il est tout aussi pertinent pour ce dernier compte tenu de l’influence directe qu’eurent ses articles sur À la recherche du temps perdu. Et comme l’argue Brian G. Rogers dans un article publié dans French Studies en 1964 (sans doute le tout premier article consacré au journalisme de Proust), cette influence était non seulement thématique – d’où la proéminence des salons, des soirées et des églises dans À la recherche du temps perdu – mais aussi stylistique. À cet égard, Rogers met l’accent sur deux caractéristiques des Salons publiés dans Le Figaro,à savoir leur maîtrise des détails et leur souplesse de structure, qui sont relativement absentes des Plaisirs et les jours mais bien présentes dans À la recherche du temps perdu. Il paraît que ces articles jouèrent donc un rôle charnière dans l’évolution de son écriture. Comme le conclut Rogers, « [t]he architecture of A la recherche would certainly have been different without its author’s previous experience of literary journalism7. »

Les journaux ne sont pas les seuls périodiques pour lesquels Proust écrivait. Une partie importante de son journalisme littéraire ainsi que des pré-originaux des Plaisirs et les jours et d’À la recherche du temps perdu furent publiés dans de « petites revues » comme Le Banquet, La Revue blanche et, plus tard, La NRF. Ces publications servirent donc également à Proust de « laboratoire littéraire », ce qui était d’ailleurs le cas de presque tous les grands écrivains de l’époque dont Mallarmé, Gide, Péguy et Apollinaire, tant et si bien que l’influence littéraire des petites revues pendant la Belle Époque était généralement plus conséquente que celle des journaux. Or il est inconcevable que l’anarchiste Félix Fénéon, rédacteur en chef de La Revue blanche, l’austère Alfred Vallette, directeur du Mercure de France (qui lui aussi refusa d’éditer le roman de Proust), ou Gide à La NRF eussent jamais accepté de publier des articles sur les salons mondains ou même sur l’automobile. Pour cela, il fallait Le Figaro. De ce point de vue, Proust avait spécifiquement besoin des journaux pour mener des expériences stylistiques dont les résultats peuvent être appréciés au sein d’À la recherche du temps perdu, notamment, comme le dit à juste titre Rogers, la souplesse structurelle qui apparaît d’abord dans ses articles. Proust y divague entre remarques mondaines, allusions littéraires et réflexions sur l’histoire et le temps. Il y a en effet une grande liberté dans ces articles. On est donc très loin de la caricature habituelle à l’époque, relayée par des écrivains tels qu’Edmond de Goncourt mais aussi par les journaux eux-mêmes8, d’une presse complètement américanisée où le reportage schématique dominait tout le reste.

Les pastiches de l’Affaire Lemoine furent certes publiés dans le supplément littéraire du Figaro mais ses chroniques – qui sont tout aussi éclectiques – ainsi que les prépublications d’À la recherche du temps perdu paraissaient généralement dans les premières colonnes de la première page du journal. On voit donc à quel point, ce quotidien à la réputation plutôt conservatrice se montrait en réalité bienveillant à l’égard de Proust et de l’originalité de son écriture, en lui accordant la place d’honneur dans ses pages. Vers cette époque Le Figaro publia également des textes de Mallarmé, de Marinetti et de Jean Moréas. De tels écrits n’y paraissaient certes pas tous les jours, mais il y avait néanmoins au Figaro une certaine ouverture à l’expérimentation littéraire dont Proust profita. En outre, un des premiers comptes rendus – et l’un des plus favorables – de Du côté de chez Swann y fut publié par son ami Lucien Daudet9.

Intertextualités journalistiques

Ce n’est pas uniquement le journalisme de Proust lui-même qui fait son apparition dans À la recherche du temps perdu. Car le roman fut également alimenté par ses propres lectures de journaux (dont il lisait jusqu’à six ou sept par jour, ce qui était tout à fait normal pour un Parisien éduqué de l’époque). Dans les réflexions de Saint-Loup sur la stratégie militaire que développe Le Côté de Guermantes ainsi que dans toute la discussion concernant la presse de guerre dans Le Temps retrouvé, l’influence des chroniques militaires des journaux est bien attestée10. Luc Fraisse a du reste, dans deux articles récents, signalé plusieurs passages dans le roman qui semblent reprendre des éléments spécifiques trouvés dans des articles écrits par Henry Bidou pour Le Journal des débats et par Joseph Reinach pour Le Figaro11. De même, Hiroya Sakamoto a démontré que certaines tournures employées par Norpois, dont le précieux aperçu « “[s]i tous les chemins mènent à Rome, en revanche la route qui va de Paris à Londres passe nécessairement par Pétersbourg.” » (RTP,I, 454), sont elles aussi vraisemblablement calquées sur des phrases trouvées dans la presse que Proust avaient griffonnées dans un de ses carnets12; Philip Kolb a repéré la source de la transformation du nom de Gilberte dans un avis de mariage publié dans Le Figaro13; et Mireille Naturel a relié le motif du Maroc présent dans le roman aux lectures de Proust sur les crises marocaines dans les journaux de l’époque14.

À ces instances d’intertextualité journalistique peut être ajouté le bon mot que la duchesse de Guermantes lance au duc au moment où ses souliers rouges risquent de frôler les pieds du héros lors de leur retour de la soirée de la princesse de Guermantes dans Sodome et Gomorrhe :

« Ce jeune homme va être obligé de me dire comme dans je ne sais plus quelle caricature : “Madame, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais ne me marchez pas sur les pieds comme cela.” » (RTP, III, 120)

Les notes de l’édition de la Pléiade indiquent qu'il existe bien une caricature d’un numéro du quotidien Le Journal qui correspond à cette description. Comme ce numéro date de 1923, il ne peut évidemment pas en être la source. Or on trouve une version très similaire du même bon mot dans une revue satirique illustrée datant de 1903 qui s’intitule Le Frou-Frou :

LES GALANTERIES DE BOIREAU.

Boireau a été invité chez des bourgeois.

Séduit par la beauté de sa maîtresse de la maison, il essaie sous la table de lui faire du pied.

Au bout d’un moment, la dame, agacée, s’écrie.: [sic]

— Monsieur Boireau, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais ne me salissez pas les jambes15 !

À cette époque Boireau était le nom que l’on donnait à un personnage-type de vaudeville qui était plutôt gauche et maladroit (ce qui correspond en effet au comportement du héros vis-à-vis de la duchesse de Guermantes). Il serait impossible de savoir si Proust lut effectivement ce numéro du Frou-Frou, mais il paraît clair que ce bon mot sur les pieds circulait dans la presse de l’époque, qu’il fut sans doute reproduit plusieurs fois et que Proust dut le croiser quelque part.

Somme toute, À la recherche du temps perdu contient donc de nombreux passages (et il y en a peut-être beaucoup plus dont on ne sait rien) où des bribes journalistiques sont récupérées et retravaillées allant, dans certains cas, jusqu’à la citation quasi-intégrale.

Un peintre de la vie moderne

Quelle est l’importance de ces intertextualités journalistiques dans À la recherche du temps perdu ? Que Proust puisât des matériaux pour son roman dans les quotidiens ainsi que dans les plus grandes œuvres littéraires et artistiques met l’accent sur la modernité expansive de son écriture. À la différence de Paul Valéry et de certains symbolistes, il n’est pas un écrivain qui cherche à se couper du monde et à tourner le dos à son époque. Pour Proust, tout est potentiellement matière à faire de l’art, et son implication dans la presse souligne qu’il s’agit, pour reprendre l’expression de Baudelaire, d’un peintre de la vie moderne. En effet, la définition que Baudelaire donne dans l’article portant ce titre, lui aussi publié dans Le Figaro,de ce néologisme qu’était alors la « modernité » semble bien capter la nature des rapports entre la presse et À la recherche du temps perdu :

Il [c.-à-d. Constantin Guys] cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire16.

Voilà exactement ce que fait Proust face à la presse. Il s’empare de son propre journalisme ainsi que du journalisme écrit par d’autres pour en dégager ce qu’il contient d’essentiel et donc transformer l’actualité en éternité. Le journalisme est par définition transitoire, rien n’étant si vieux que le journal d’aujourd’hui (comme le dit Péguy17), et il en va de même pour les articles de Proust. S’il n’avait jamais écrit À la recherche du temps perdu, il est douteux que l’on eût continué à se pencher sur « Impressions de route en automobile ». Si on le lit encore, c’est parce que Proust lui a donné une forme durable, en intégrant l’article au sein d’un livre où ce « petit morceau » rédigé à la sauvette dans la voiture du docteur Percepied représente une première tentative de saisir le passage éphémère du temps, de capter « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable18. » À travers l’intertextualité journalistique et en particulier la mise en abyme du « petit morceau », Proust réussit le pari baudelairien de concilier ces deux moitiés de l’art en rendant le transitoire éternel et l’éternel transitoire. Le journalisme devient littérature, mais la littérature devient parallèlement journalisme, car l’article prend sa place dans le roman sans pour autant jamais perdre son statut journalistique qui ne cesse d’être mis en avant par le narrateur. À la différence du procédé typique selon lequel l’article sert d’ébauche préliminaire avant d’être discrètement glissé dans un livre, cette parenté reste toujours explicite dans À la recherche du temps perdu. Journalisme et littérature sont donc éternellement entremêlés.

Un antimoderne face à la presse

Il n’empêche que la presse est souvent traitée de façon très négative dans À la recherche du temps perdu. Le narrateur reproche en particulier aux journaux de fausser systématiquement la réalité alors que lui ne cesse d’essayer de saisir le vrai. Cette tendance s’aggrave même au cours du récit alors que les formules journalistiques quelque peu pompeuses mais innocentes de Du côté de chez Swann et d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs se transforment en de sinistres absurdités dans Le Temps retrouvé. Comme c’est le cas de tout l’univers d’À la recherche du temps perdu, la presse paraît subir une dégradation morale toujours croissante. C’est donc non seulement la modernité d’À la recherche du temps perdu qui s’exprime à travers son intertextualité journalistique, mais, pour reprendre le concept d’Antoine Compagnon, sa modernité antimoderne – un antimoderne étant un « moderne, pris dans le mouvement de l’histoire mais incapable de faire son deuil du passé19. »

En journalisme, l’antimoderne serait l’écrivain-journaliste malgré lui, celui qui assume la nécessité de composer avec la presse, mais dont la hargne contre cet ultime avatar de la « littérature industrielle » ne s’amollit point (ce qui résume d’ailleurs la situation de nombreux grands écrivains au xixe et au début du xxe siècle). Chez Proust, une telle ambivalence est particulièrement apparente dans la longue discussion qui suit la publication – enfin ! – du « petit morceau » dans Albertine disparue où le narrateur se rend compte qu’après tout, le journalisme ne mérite pas ses talents parce que c’est une forme d’écriture qui dépend trop de la réception anticipée du lecteur. Il cherche donc à se distinguer des feuilletonistes comme Sainte-Beuve (pourfendeur originel de la littérature industrielle ici décrit comme véritable patron d’usine journalistique), qui écrivent non pas pour eux-mêmes mais pour la foule :

[...] une partie de sa beauté – et c’est la tare originelle de ce genre de littérature, dont ne sont pas exceptés les célèbres Lundis – réside dans l’impression qu’elle produit sur les lecteurs. C’est une Vénus collective, dont on n’a qu’un membre mutilé si l’on s’en tient à la pensée de l’auteur, car elle ne se réalise complète que dans l’esprit de ses lecteurs. En eux elle s’achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n’est pas artiste, ce cachet dernier qu’elle lui donne garde toujours quelque chose d’un peu commun. (RTP,IV, 150)

Plusieurs ambiguïtés peuvent être soulignées ici. « Une Vénus » est évidemment une belle femme, voire un bel objet, mais cela peut également être une prostituée – « une Vénus des carrefours », comme on le disait. À la recherche du temps perdu reprend donc ici le poncif balzacien du journalisme comme « lupanar de la pensée » qui dévore inévitablement les jeunes écrivains à l’instar de Lucien de Rubempré. Or le roman de Proust se démarque de cette lignée précisément par le double sens de son propos ici. La presse a beau être destructrice pour les rêves artistiques, elle n’est toutefois pas dépourvue d'une beauté propre. De même, « ce cachet dernier » veut dire ici l’empreinte disgracieuse laissée par la foule, mais « du cachet » possède également le sens de la distinction, de l’originalité, voire une marque d’autorité et de légitimité. Finalement, pour revenir au début de la citation, quand le narrateur parle de « la tare originelle » du feuilleton, il y a sans doute un écho ici au péché originel auquel, par définition, personne ne peut échapper, et c’est tout à fait pareil en ce qui concerne les défectuosités du journalisme dans À la recherche du temps perdu. Cette « tare » n’est pas du tout effacée du roman qui prétend la repousser. C’est tout le contraire, car ce rejet du journalisme a lieu dans une œuvre où il s’agit continûment de la manière dont la presse structure la carrière du héros ainsi que sa perception du monde. En effet, à travers le « petit morceau », À la recherche du temps perdu raconte les circonstances de sa propre genèse au sein de la presse, et il s’ensuit qu’en l’absence du journalisme, il n’y aurait tout simplement pas de littérature.

Mises en abyme journalistiques

Les liens entre l’article « Impressions de route en automobile » et le « petit morceau » font de ce passage une mise en abyme de l’enchevêtrement de la création journalistique et littéraire dans À la recherche du temps perdu. Comme le dit Mireille Naturel dans Proust et le fait littéraire, qui comporte une étude détaillée de cette évolution du journal au livre :

« L’article dans Le Figaro » est la mise en abyme parfaite du fait littéraire dont Proust devient ainsi le précurseur. Il met en évidence la réalité complexe qui caractérise la Recherche, en a conditionné la publication et en fait une œuvre ouverte à des interprétations divergentes20.

En tant que mise en abyme, le « petit morceau » relève d’un autre aspect de la modernité proustienne. Car hormis la définition de la modernité baudelairienne, de manière générale la « modernité littéraire » est aussi une question d’innovation formelle et stylistique ; c’est d’ailleurs sous cet aspect qu’elle est abordée à la fin de l’entrée consacrée à ce sujet dans le Dictionnaire Marcel Proust21. Dans cette perspective, avec le monologue intérieur et l’effritement de la structure romanesque traditionnelle, il n’y a rien de plus moderniste que la mise en abyme qui, comme le note Naturel, tend à approfondir la polysémie d’un ouvrage littéraire. De nos jours, le lecteur y est tout à fait habitué mais l’usage que fait Proust de ce procédé était très novateur pour l’époque. Gide avait certes déjà écrit Paludes (1895), le premier livre où la mise en abyme est accentuée en tant que telle, mais pas encore Les Faux Monnayeurs (1925) où elle devient le principe organisateur d’une intrigue proprement romanesque.

Du reste l’histoire du « petit morceau » n’est pas le seul endroit dans le roman où ses origines journalistiques semblent mises en abyme. C’est aussi le cas tout au début d’À la recherche du temps perdu où Swann propose de mettre les Pensées de Pascal dans le journal et les chroniques mondaines dans un livre : « “Et c’est dans le volume doré sur tranches, [poursuit-il], que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix ans [...] que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé.” » (RTP, I, 26) La forme et le contenu de ce volume, voire l’état d’oubli quelque peu coupable dans lequel il reste sur les étagères de maints lecteurs, anticipent de façon insolite le destin d’À la recherche du temps perdu lui-même. Et le triomphe de Proust est précisément de montrer que les mondanités et les phénomènes les plus banaux de la vie quotidienne peuvent servir de base pour une grande œuvre d’art. Cette idée réapparaît durant la première visite de Norpois dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et ici encore la presse se trouve au centre de la réflexion du narrateur:

Mais il est bien possible que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l’humanité, la philosophie du feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l’oubli soit moins vraie qu’une philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses. Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris », nous dit d’un événement, d’un chef-d’œuvre, à plus forte raison d’une chanteuse qui eut « son heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l’Académie des Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d’un fait par lui-même moins important, d’un poème de peu de valeur, qui date de l’époque des Pharaons et qu’on connaît encore intégralement ? (RTP,I, 469)

Censé être l’incarnation à la fois dans sa forme et son discours de tout ce qui est éphémère et transitoire, aux yeux du narrateur le journal fournit en réalité la réfutation de la même « philosophie du feuilletoniste » qu’il héberge. En attestant dans ses propres pages la survie de la culture littéraire antique (même, en l’occurrence, de piètre qualité), le journal s’avère en effet le meilleur outil de celui qui s’oppose à la vision réductrice du feuilletoniste. Ainsi le narrateur prend la presse à contre-courant pour en dégager « un fait par lui-même moins important » qui a néanmoins atteint la postérité. Et Proust fait pareil en brodant son roman de bribes journalistiques trouvées ça et là, encore des faits par eux-mêmes moins importants – à l’instar de tous ces déclics esthétiques au cœur du récit comme la madeleine, les dalles inégales et le petit pan du mur jaune – qui sont transformés en faits hautement signifiants à travers le redécoupage effectué par l’auteur. Comme l’a remarqué Guillaume Pinson, ce procédé semble même prendre une dimension physique dans les pages ultimes du Temps retrouvé où le narrateur décrit la fragilité de ses propres manuscrits que Françoise essaie de préserver en collant « un morceau de journal à la place d’un carreau cassé » (RTP,  IV, 611)22. C’est donc le journal qui tient littéralement ensemble l’ouvrage entier dans une dernière mise en abyme du rôle génétique joué par la presse, qui représente enfin autant un modèle dans À la recherche du temps perdu qu’un repoussoir.

Modernité technologique

Chez Proust la presse participe aussi d’un dernier aspect plus habituel de la modernité, à savoir celui du progrès technologique et industriel sur lequel À la recherche du temps perdu ne cesse de s’interroger. Entre 1870 et 1914, le tirage total de la presse française passa d’un million à dix millions d’exemplaires (beaucoup plus qu’aujourd’hui), ce qui constitue une transformation culturelle aussi importante que l’invention du journal lui-même23. Pour la première fois de l’histoire, le Français moyen devient un lecteur quotidien alors que le journal, naguère réservé à l’élite, se transforme en objet aussi banal que la bouteille de vin ou que le pot de fleurs (ce dont témoignent les natures mortes cubistes). Et cette massification coïncida exactement avec la vie de Proust, d’où l’omniprésence des journaux décriée par Swann qui donne le ton pour le reste du roman. C’était un peu comme Internet aujourd’hui – on ne pouvait pas vivre sans la presse mais on ne pouvait pas vivre avec elle non plus. Comme le dit Flaubert dans son Dictionnaire d’idées reçues, « JOURNAUX : Ne pouvoir s’en passer – mais tonner contre24. »

Pour conclure, étant donné la concomitance entre la vie de Proust et « l’âge d’or » du journalisme français, il n’est pas surprenant que la presse soit aussi présente dans À la recherche du temps perdu. Mais ce qui est rare, voire unique, c’est qu’elle y incarne la modernité à travers autant d’aspects différents – la modernité conceptuelle de Baudelaire, la modernité stylistique et formelle ainsi que la modernité technique. Et les réticences de Proust envers la presse semblent donc être une métonymie parfaite de ses réticences plus générales envers la modernité elle-même, c’est-à-dire, en un mot, son antimodernisme. L’ambivalent deuil du passé de Proust se manifeste sous de nombreuses formes dans À la recherche du temps perdu, par exemple le mélange d’anxiété et de fascination que provoquent chez le narrateur des inventions comme l’ascenseur ou l’avion, son affection pour une aristocratie égoïste et antisémite en voie d’extinction et son scepticisme vis-à-vis des avant-gardes artistiques et littéraires (ainsi que de tous ceux, comme Mme de Cambremer, qui sont continuellement à l’affût du dernier cri en culture), mais aucune thématique ne paraît réunir autant de perspectives sur la modernité que sa relation paradoxale avec la presse qui serait donc la clef de voûte de cette étrange cathédrale antimoderne. Enfin, pour reprendre le bon mot de Norpois dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, lui-même adapté d’un article publié dans Le Journal, toutes les routes de la modernité présentes dans À la recherche du temps perdu passent nécessairement par la presse. Il n’en reste pas moins que ce voyage s’avère très long et parfois bien pénible.

1 CSB, p. 154.

2 Corr., t. X, p. 81-85.

3 Ibid., t. XIII, p. 53.

4 CSB, p. 64.

5  Jean-Yves Tadié, Marcel Proust : Biographie, Paris, Gallimard, 1996,p. 228.

6  Marie-Ève Thérenty, « Pour une histoire littéraire de la presse », Revue d’Histoire littéraire de la France, t. CIII, n˚ 3, 2003, p. 625-635.

7  Brian G. Rogers, « The Role of Journalism in The Development of Proust’s Narrative Techniques », French Studies, t. XVIII, n˚ 2, 1964, p. 136-144, p. 143. (Rogers approfondit ces réflexions dans son livre The Narrative Techniques of À la recherche du temps perdu, nouvelle édition, Paris, H. Champion, 2004.)

8  Voir par exemple la préface de Goncourt à son dernier roman Chérie, « édition définitive », Paris, Flammarion et Fasquelle, 1921, p. VI et Francis Magnard, « Chronique », Le Figaro, le 22 juillet 1871, p. 1.

9  Lucien-Alphonse Daudet, « Du côté de chez Swann », Le Figaro, le 27 novembre 1913, p. 1.

10  Voir les notes dans RTP, II, p. 1575, 1576 et IV, p. 1224.

11  Luc Fraisse, « Proust et la Grande Guerre : Les Discussions souterraines avec Joseph Reinach », Revue d’Histoire littéraire de la France, t. CXIV, n° 3, 2014, p. 689-728 et « Proust lecteur d’Henry Bidou », BIP, n° 45, 2015, p. 91-110.

12  Hiroya Sakamoto, « Quelques allusions à la presse dans les cahiers de la Guerre », BIP, n°42, 2012, p. 53-60.

13  Corr., t. V, p. 18. Pour une discussion étayée de ce cas, Mireille Naturel, « Le Mariage de G.-J. Aron de Faucompré », Proust et le fait littéraire : Réception et création, Paris, H. Champion, 2010, p. 123-133.

14  « La Question marocaine », Ibid.,p. 95-110.

15  « Les Galanteries de Boireau », Le Frou-Frou, Paris, n° 137, vers juin 1903, p. 15.

16  Charles Baudelaire, Œuvres complètes, (éd. Claude Pichois et Jean Ziegler), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1975-1976, t. II, p. 694.

17  Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne. Cahiers de la quinzaine, série XV, cahier 8, le 21 avril 1914, p. 43.

18  Ibid.,p. 695.

19  Antoine Compagnon, Les Antimodernes : De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 13.

20  Mireille Naturel, Proust et le fait littéraire : Réception et création, op. cit., p. 60.

21  Françoise Leriche, « Modernité », dans Dictionnaire Marcel Proust, Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers (dir.), Paris, H. Champion, 2004, p. 633-635.

22  Guillaume Pinson, « L’Imaginaire médiatique dans À la recherche du temps perdu : de l’inscription du journal à l’œuvre d’art », Études françaises, t. XLIII, n° 3, 2007, p. 11-26, p. 26.

23  Christophe Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939), Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 137 ; Claude Bellanger et al. (dir.), Histoire générale de la presse française, Paris, Presses Universitaires de France, 1969-1976, t. III, p. 267.

24  Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues et Le Catalogue des idées chic, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 97.