Sommaire
Le dossier consacré à la Critique de la Raison dialectique dans cette livraison des Etudes sartriennes trouve son origine dans deux journées d’étude organisées par le Groupe belge d’études sartriennes–groupe de contact FNRSà l’Université de Liège en 2003 et 2004. Les communications faites lors de ces journées ont été enrichies de contributions additionnelles, ainsi que des esquisses inédites pour la Critique de la Raison dialectique que l’on découvrira en ouverture du dossier.
Ces esquisses demandent une brève présentation pour en saisir le statut et la portée. Ces textes font partie d’une série de liasses éparses qui ont été achetées en vente publique par un collectionneur qui désire conserver l’anonymat, mais qui nous a autorisé à publier tout ce qui méritait de l’être dans cette série de plus de trente feuillets. Il s’agit de feuilles à quadrillage rectangulaire de 21 x 27 cm, issues de plusieurs blocs différents et dont Sartre n’a employé que le recto. L’encre, l’interlignage et surtout l’écriture varient d’une liasse à l’autre, confirmant ce que suggère la lecture des textes : achetées en vente publique sous le label de « manuscrits de Sartre », sans autre précision, ces liasses qui se présentaient en désordre et que l’acheteur a choisies dans un lot plus vaste se rattachent toutes à la Critique de la Raison dialectique mais correspondent à différents stades d’élaboration de celle-ci.
Certains textes sont incomplets mais courent de manière continue sur plusieurs feuillets : nous tenons là de véritables brouillons plus ou moins proches d’une mise au point définitive, à telle enseigne qu’on en trouve parfois une version remaniée dans le second tome de la Critique. On peut y rattacher les liasses se composant d’un ou de deux feuillets accidentellement détachés de l’ensemble auquel ils appartenaient. D’autres liasses par contre ne livrent qu’un feuillet limité à quelques lignes, ou encore des plans légèrement développés, qui s’appuient parfois sur des sources d’histoire économique identifiées ou identifiables : nous sommes là davantage au stade des esquisses, d’un atelier préparatoire dans lequel Sartre consigne des arguments à étoffer, des lectures à reprendre, des exemples empruntés à divers auteurs, des angles d’attaque cruciaux.
Nous avons choisi d’éditer ici une bonne moitié de l’ensemble des feuillets qui nous ont été confiés. Les brèves esquisses sans grand enjeu de fond ou traitant de thèmes non récurrents ne sont pas reprises, pas plus que les pages de toute évidence soustraites à un texte continu dont nous ne possédons ni l’entrée en matière ni la conclusion. Deux ensembles de feuillets d’un seul tenant ont été écartés, l’un parce qu’il est difficilement déchiffrable (Sartre use d’un stylo défectueux), l’autre parce qu’il propose une esquisse trop elliptique et trop hermétique pour mériter la publication.
Si elles intéresseront les seuls spécialistes, les esquisses inédites proposées ici nous paraissent devoir retenir l’attention à divers titres. Les quatre premières ont en commun de jeter une vive lumière sur la portée d’ensemble de la Critique de la Raison dialectique, entendue comme articulation a priori improbable de l’existentialisme et du marxisme. Les thèmes traités s’inscrivent dans la grande tradition du matérialisme — la lutte des classes, l’intérêt, le besoin —, mais Sartre les aborde en prenant systématiquement le marxisme à contre-courant, testant en quelque sorte la vulgate pour mesurer ses capacités de résistance. A l’issue de l’épreuve, plus rien ne garantit que la lutte des classes constitue le ressort de l’Histoire, que le comportement des ouvriers ou des patrons est dicté par leur intérêt matériel, ou qu’il est possible de reconduire nos choix à un fondement organique ultime qui prendrait le nom de besoin et serait le garant du matérialisme historique. Chacune de ces brèves analyses fait valoir l’extrême complexité de l’intelligibilité de l’histoire, déjouant d’emblée le rationalisme de l’explication matérialiste dominante : si le bourgeois est mû par le profit, il ne le sait pas en toute conscience ; si la lutte des classes se développe toujours à l’initiative de l’opprimé, ce n’est pas son intérêt ou sa lucidité qui en décide mais les possibilités d’action ouvertes ou fermées par l’oppression même ; si l’homme est besoin c’est-à-dire organisme en quête de survie, le besoin se dépasse dans des actions qui créent et alimentent le régime non organique de la liberté, etc. Le sens du concret domine ces premières esquisses et dicte leur méthode, qui sera celle de la Critique tout entière : ne jamais s’en remettre au pouvoir explicatif d’un concept (l’intérêt, le profit, l’oppression...) ou d’une doctrine (la lutte des classes, le fétichisme des marchandises...), mais toujours reprendre l’analyse à la racine c’est-à-dire à l’aide du vécu pris en sa singularité, dans sa situation concrète, qui fait valoir d’elle-même la différenciation et la complexité de ses strates d’intelligibilité.
On découvrira ensuite un assez long développement que nous croyons d’un seul tenant, en ce qu’il analyse le niveau spécifique d’action et d’intelligibilité que constitue la personne ou l’individu. Sur l’exemple d’un médecin, Sartre étudie d’abord comment l’individu s’investit dans une activité professionnelle qui s’inscrit elle-même dans un ordre social, les désordres que cet ordre dissimule (rareté endémique de médecins ou de médicaments, inégalité devant la maladie, etc.) contraignant l’individu à choisir en permanence une manière de pratiquer son métier qui définit sa personne, mais aussi la façon dont il se situe dans cet ordre et les valeurs que son choix implique. La personne apparaît ainsi comme une totalité en ce qu’elle n’est en aucune façon clivée entre un espace privé et un rôle public, entre des options personnelles et des obligations professionnelles : chaque dimension renvoie à toutes les autres dans la mesure où l’individu, dans son métier, ne cesse de combler les écarts incessamment renaissants entre les conditions théoriques d’exercice de sa profession et la contingence des situations concrètes qui le condamnent à réinventer sa pratique, donc ses exigences et son éthique. Sartre discute ensuite de ce qu’il appellera dans le second tome de la Critique la « fausse rationalité » ou le « lamarckisme » de Plekhanov, qui déniait à l’individu toute puissance d’intelligibilité historique : peu importe pour Plekhanov qu’à la fin du xviiie siècle la France ait été dirigée par Bonaparte plutôt que par le général Augereau, car les personnes ne peuvent ni dévier ni différer le passage inévitable de l’Ancien Régime à la république bourgeoise. Semblable sur le fond mais très différente dans le détail de sa version finale1, la réplique à Plekhanov qu’on lira ici montre comment ce dernier opte en sous-main pour une vision a priori de l’histoire qui ne pèche pas par son déterminisme, comme on pourrait le croire, mais par son indéterminisme : Plekhanov a abusivement « détendu les liens entre les niveaux » de l’intelligibilité historique, de sorte que Sartre estime faire coup double en le réfutant : « On retrouvera au contraire la liberté humaine en resserrant les liens. »
Les dernières esquisses livrées ici, issues d’une liasse dont nous avons reclassé les feuillets, se composent de plans à peine développés mais d’une réelle force de frappe et riches d’enseignements. Ils correspondent surtout à une importante section du tome premier de la Critique consacrée à « L’homme dominé par la matière ouvrée »2. Mais ils déboucheront aussi sur la section qui précède celle-ci, d’une part sur le thème des « décisions inhumaines de la matérialité » comme Sartre le dit ici (une société « choisit ses morts », dira la Critique3), d’autre part quant à l’exploitation du livre de Braudel sur La Méditerranée, qui permet d’élucider, sur l’exemple de la circulation de l’or, le passage de la praxis à l’antipraxis ou praxis sans auteur4. Outre qu’elles dévoilent l’importance, dans la formation de la Critique, de l’œuvre de Lewis Mumford (plus abondamment citée dans ces quelques feuillets que dans l’ensemble publié de la Critique de la Raison dialectique), ces notes offrent l’avantage d’évoquer en une brève séquence, et en les laissant étroitement enchevêtrées en raison de leur interdépendance, les notions qui traversent la section de la Critique consacrée à « l’homme dominé ». L’exigence, l’invention, l’intérêt et le destin se livrent ici dans un état presque natif, à telle enseigne que les hésitations et les corrections de Sartre suggèrent qu’il n’a distingué que tardivement l’intérêt de l’exigence : l’intérêt est d’ailleurs introduit dans la Critique comme « une simple spécification de l’exigence, en certaines conditions et à travers certains individus ou certains groupes5 ». Si elles sont moins finement distinguées dans les esquisses qui suivent que dans l’œuvre publiée, ces quatre notions y sont plus clairement rattachées à leur origine commune, à savoir la puissance d’aliénation de la matérialité ouvrée, et définies de manière frappante car lapidaire : il en va ainsi de l’intérêt, qui n’est autre que « soi-même aliéné à son objectivation matérielle dans le monde », comme de l’exigence, qui est d’abord « un transfert ». Ces notes présentent ainsi les qualités de leur défaut : elles se limitent à l’essentiel et confirment que Sartre, comme il en a témoigné, découvrait sa pensée en écrivant.
Nous signalons entre soufflets (< >) les termes dont la lecture reste incertaine6. Nos propres interventions sont signalées en bas de page ou entre crochets ([ ]). Sauf mention contraire, l’indication « barré » ou « ajouté » porte exclusivement sur le mot ou sur la phrase qui suit l’indication.
Les liasses retenues, présentées dans un ordre inévitablement arbitraire, sont séparées par de triples astérisques. Les astérisques simples signalent, à l’intérieur d’une même liasse, le passage d’un feuillet à un autre qui en demeure formellement indépendant.
Nous remercions le propriétaire de ces manuscrits, ainsi que Mme Arlette Elkaïm-Sartre, pour avoir autorisé leur publication dans les Etudes sartriennes.
1 Voir J.-P. Sartre, Critique de la Raison dialectique, « Bibliothèque de Philosophie », Gallimard, Paris, 1985, t. II (inachevé), p. 228-236.
2 J.-P. Sartre, Critique de la Raison dialectique précédé de Questions de méthode, « Bibliothèque de Philosophie », Gallimard, Paris, 1985, t. I, p. 295-329.
3 Ibid., p. 264.
4 Ibid., p. 276 sq.
5 Ibid., p. 307.
6 Notre transcription a été aimablement revue et très utilement amendée par Madame Arlette Elkaïm-Sartre.