Les récits sont innombrables (Barthes) fussent-ils des récits factuels, élaborés à partir des mêmes données. Les récits des origines ne font pas exception, même s’ils tendent tous à fonder un point de départ unique, intégrateur, déterminant. L’invention de la photographie fut, certes, celle de procédés techniques et d’images remarquables, dont l’influence fut immense mais elle fut également – tant lors de sa naissance qu’ultérieurement - productrice de mots, de textes, de récits parfois contradictoires, sans lesquels nous la méconnaîtrions. Dans l’apparente simplicité de leur écriture, ils sont souvent reçus comme d’indéniables preuves factuelles : oublieux de leurs dispositifs d’énonciation, se donnant comme « vrais », « authentiques », ils possèdent, de fait, une efficacité remarquable. N’empêchant cependant ni l’émotion, ni le rêve, ni la controverse, ni le conte ou le récit prométhéen, loin d’opposer une fin de non-recevoir aux fictions, ces récits leur ouvrent des portes stimulantes.

Des faits

Certes, « la » photographie est un fait, un objet, un processus, une entité généralisante, aux contours incertains. Elle est une pieuvre à mille têtes, qui ne cessera jamais de façonner sa propre histoire. Pour plus de clarté, cependant, rappelons quelques événements antérieurs à l’année 1840. Ils sont certes « réels », mais furent également « inventés », c’est à dire, extraits d’un fond commun, soulignés comme marqueurs de l’histoire : chacun d’eux fut cité comme point d’origine de la photographie, dans l’un ou l’autre des récits de l’émergence.

Les textes des chimistes et physiciens anglais Thomas Wedgwood (1771-1805) et Humphry Davy (1778-1829), du chimiste suédois Scheele, du physicien français Jacques Alexandre César Charles (1746-1823), du mathématicien anglais John Herschel, de l’écrivain français Charles François Tiphaine de la Roche et de bien d’autres encore, témoignent certainement d’une préhistoire de l’invention. Mais si nous choisissons de  définir la photographie comme la fixation permanente d’une image formée par l’effet de la lumière sur une plaque sensible placée au foyer d’une chambre obscure, nous devons convenir que les travaux de Nicéphore Niépce marquent une étape majeure dans le processus d’invention.

1 - Les recherches de Nicéphore Niépce (1765-1833) relatives au images de type photogénique – étymologiquement, « engendrées par l’action de la lumière » - sont entreprises dès l’année 1816

2 - En 1822, l’inventeur obtient, sans chambre noire ni système optique, par la simple action de la lumière sur une surface sensible, le double stable d’une gravure préalablement rendue transparente.

3 -  Deux années plus tard, il annonce être enfin parvenu à reproduire une « vue » - nous dirions, de nos jours, un paysage –, cette fois à l’aide d’une chambre obscure munie d’un objectif. Mais ce premier essai, réalisé sur calcaire lithographique produit une image à peine visible.

4 – En 1826 ou 1827, Niépce réalise sa « première expérience réussie de fixation permanente d’une image de la nature »1. Il s’agit du célèbre « Point de vue » réalisé depuis les étages supérieurs de la maison du Gras, près de Châlon-sur-Saône.

5 - En 1829, il signe avec Daguerre un traité d’association. Les deux collaborateurs perfectionnent ensuite le procédé.

6 – En 1833, Niépce meurt brutalement. Daguerre poursuit seul les travaux : il accroît la « promptitude » et la précision de l’image photogénique.

7 – En 1839, François Arago, physicien et homme politique, annonce publiquement l’invention du daguerréotype sans en dévoiler cependant les techniques de réalisation.

8 – Quelques mois plus tard, il révèle au monde entier les procédés de cette daguerréotypie, l’état français offrant une rente viagère à Daguerre et au fils de Niépce, en échange des secrets de fabrication et d’un récit historiographique des origines de l’invention.

9 – Depuis les années 1833-1835, parallèlement à Daguerre, l’anglais William Henry Fox Talbot travaille à la réalisation d’images de type photographique à l’aide d’une camera obscura. Parallèlement, il met au point les procédés de réalisation de ses photogenic drawings (obtenus sans l’aide d’une chambre).

10 – En 1839, à la suite de la première annonce publique de François Arago, Fox Talbot affirme avoir mis au point, dès l’année 1835, un procédé permettant d’obtenir de multiples images photographiques positives à partir d’un seul négatif.

Cette reproductibilité se révèlera un facteur important de l’immense succès social et culturel de la photographie argentique moderne. Pourtant, le coût et la difficulté de réalisation des images formeront longtemps obstacle à une distribution de masse. Leur transformation en épreuve imprimée ne trouvera, quant à elle, de solution technique qu’à l’extrême fin du XIXe siècle et ne sera l’objet que plus tard encore de véritable stratégies de diffusion. 2

La connaissance que nous avons aujourd’hui des dispositifs, pratiques et usages, mots et propos, rêves et horizons de la photographie des tout débuts tient dans des artefacts (les images de type photogénique), des objets et des lieux (les chambres obscures et les « temples » de l’émergence), dans des documents graphiques (brevets ou plans cadastraux), enfin dans des textes. Manuscrits ou imprimés, écrits soignés ou brouillons parfois réduits à un seul mot jeté à la hâte en travers d’une page, témoignent de statuts divers : écrits personnels, correspondances privées, textes documentaires ou littéraires, carnets de laboratoire, communications scientifiques, comptes-rendus officiels, textes de loi, écrits préparatoires ou simples pense-bêtes. Les écrits antérieurs à l’année 1840 sont nombreux. Les archives liées aux travaux de Nicéphore Niépce comprennent plusieurs centaines de lettres et documents 3. Environs quatre-vingt-dix lettres en constituent le cœur ; elles sont le fruit des échanges épistolaires entre les deux inventeurs Nicéphore et son frère Claude. La correspondance du pionnier anglais William Henry Fox Talbot (1800 – 1877) 4 comporte, elle, des milliers de lettres dont plus de mille pour la seule période antérieure à 1840, concernée par l’invention des images photogéniques (1833 – 1839).

Enfin les textes et discours prononcés durant l’année 1839 à l’Académie des Sciences française, la Chambre des députés et le Sénat, la Royal Society 5 anglaise constituent non seulement des éléments fondateurs de futurs récits des origines, à l’instar des correspondances précédemment citées, mais ils intègrent de tels récits : l’invention de la photographie s’y raconte déjà au passé, chronologiquement, comme un tout cohérent. En réponse à la demande de François Arago, Daguerre avait pris soin de remettre un texte intitulé Historique et description du daguerréotype et du diorama qu’il avait accompagné d’extraits de lettres de Niépce jouant en sa propre faveur. Utilisé par Arago dans ses communications de l’année 1939, ce document marquera indirectement mais pour longtemps – et jusqu’à nos jours - l’histoire de la photographie.

Isidore Niepce, fils de Nicéphore disparu en 1833, répondait alors vigoureusement, mais deux années plus tard, au texte de Daguerre par son Historique de la découverte improprement nommée daguerréotype  6. La plaquette visait à réhabiliter la mémoire de ce père, injustement relégué au second plan par les décisions gouvernementales. Ainsi les revendications de priorité, fondant la double controverse entre l’Angleterre et la France, puis entre les partisans de Niépce et ceux de Daguerre, constituent l’un des principaux moteurs des récits de l’invention à partir de 1839.

Au cours du XIXe siècle une seconde génération de récits historiographiques voit le jour. Ils émanent de témoins oculaires et auditifs de l’invention ayant connu les principaux protagonistes ou leurs descendants directs. Le récit de Victor Fouque,  La vérité sur l’invention de la photographie (1867), fruit d’un minutieux travail de recherche, visant à réhabiliter la mémoire de Nicéphore Niépce, tient Daguerre pour un usurpateur. Celui d’Adrien Mentienne 7 (1841 – 1927) qui fut maire de la petite ville de Bry-sur-Marne où vécut Louis Jacques Mandé Daguerre (1787 – 1851) dans les dernières années de sa vie, rend, à l’opposé, hommage à ce dernier.

Une troisième génération, celle des récits de second main, s’inspire non des témoignages directs mais des écrits laissés par les pionniers. Le Journal  La lumière 8 (1851 – 1860) publie dès son premier numéro une série de lettres inédites extraites de la correspondance de Nicéphore Niépce. Il s’agit de rendre un juste hommage à la mémoire de l’inventeur de  l‘art héliographique « auquel M. Daguerre ajouta les plus heureux perfectionnements ». La seule année 1862, voit la publication des récits de Eugène Disdéri (1819 – 1890) 9, de Léopold Ernest Mayer (1822 – 1895) et Pierre-Louis Pierson (1822 – 1913) 10, de Hillaire Belloc (1870 – 1953) 11. Le récit de Louis - Désiré Blanquart-Evrard (1802 - 1872 ) 12 écrit en 1869, celui de Louis Figuier 13 (1819 – 1885) publié dans les années 1880, n’omettent pas de mentionner Nicéphore Niépce, mais retracent l’histoire de l’invention en un éloge appuyé à Daguerre.

Au XXème siècle, l’Histoire de la découverte de la photographie (1929) de Georges Potonniée est suivi par Cent ans de photographie (1940) publié à l’occasion du centenaire de l’invention. En 1931, Walter Benjamin publie dans trois numéros successifs de Die Litterarische Welt, sa surprenante Petite histoire de la photographie 14. L’auteur explique le déficit d’études historiques et philosophiques des premiers temps de la photographie par la main mise de l’état français sur l’invention : « Lorsque Niépce et Daguerre, après environ cinq ans d’efforts, parvinrent en même temps à ce résultat, l’Etat, profitant des difficultés que rencontraient les inventeurs pour obtenir le brevet, prit la chose en main et, après avoir indemnisé les deux hommes, en fit une affaire publique. Ainsi se trouvèrent remplies les conditions d’un développement durable et accéléré qui exclut pour longtemps tout regard rétrospectif. » L’année suivante, l’historien Joseph Maria Eder (1855 – 1944) publiait Geschichte des Photographie15.
En 1929, cependant, à la suite de la redécouverte à Léningrad (Saint Pétersbourg) d’une collection intitulée « Correspondance de Niepce » par le professeur Platon Vasenko, Nikolaï Evgrafovitch Ermilov écrivait une Histoire de l’invention de la photographie16, aujourd’hui traduite par Annette Melot. A l’occasion du centenaire de l’invention en 1839, le présidium de l’Académie des sciences de l’URSS décidait de publier ces lettres sous l’égide du physicien Toritchan Pavlovitch Kravets (1876 – 1955), correspondant de l’Académie des Sciences de Léningrad. La guerre, le siège de Léningrad retardèrent le projet qui ne se réalisera qu’en 1949. Kravets prit soin d’écrire une vibrante préface 17, plaidoyer en faveur de Nicéphore Niépce dont il fait l’héritier de la révolution française : « La correspondance entre Niepce, Daguerre et d’autres, qui couvre la période allant de 1787 à 1841, présente (…) un grand intérêt pour la compréhension des rapports sociaux de l’époque, elle démontre enfin de façon irréfutable l’impact revigorant et stimulant des événements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle sur la créativité scientifique et technique des savants et des inventeurs français. » 18 Après la seconde guerre mondiale, les « Histoires de la photographie » se font nombreuses, tant en France qu’à l’étranger. De nos jours, les enjeux culturels, scientifiques, identitaires sont tels que de nombreux pays voient éclore leur histoire de la photographie. Aucun de ces textes n’échappe au point de vue, qu’il soit objectiviste, individuel, institutionnel, national ou  supranationational. Pourtant, leur diversité même, qu’il conviendra un jour d’analyser et de comprendre, ne met jamais en cause la rigueur des travaux accomplis par leurs auteurs en lecteurs attentifs du passé.

Le mot et la chose

Affirmer un peu rapidement que Niépce est l’ « inventeur de la photographie », suppose cependant d’accorder la priorité aux choses avant les mots : le terme de « photographie » lui était inconnu et jamais il ne l’utilisa.

Dans un premier temps, manquant de mots pour dire l’invention, il use du vocabulaire pictural, évoquant ses « tableaux », ses « reproductions ». Il dit qu’il « peint », mentionne même les « couleurs » ou les « teintes » de ces images où nous ne voyons aujourd’hui qu’un dégradé de gris. En 1827, il crée et publie le néologisme d’ « héliographie » 19 : « La découverte que j’ai faite et que je désigne sous le nom d’héliographie consiste à reproduire spontanément par l’action de la lumière avec des dégradations de teintes du noir au blanc les images reçues dans la chambre obscure » 20.  

Cependant, dans la trentaine de lettres que Daguerre écrit à Nicéphore Niépce, entre 1829 et 1833, et qui nous sont aujourd’hui parvenues, jamais il n’utilise le mot « héliographie ». Le 1er avril 1835, il use cependant du terme de physionotype sans que nous sachions aujourd’hui ce qu’il désignait précisément par là.

Glissé dans les archives de Nicéphore Niépce 21, un brouillon ni daté, ni signé et dont l’écriture reste sans attribution, est révélateur des hésitations liées à la dénomination de la chose inouïe. Afin de désigner les images de type photogénique, l’auteur anonyme propose une série de néologisme fondés sur des racines grecques : physautographie (tableau de la nature même), iconautophyse (image de la nature même), parautophyse (représentation de la nature même, alétophyse (véritable nature), phusalétotype (vrai type de la nature). Le 3 octobre 1832, Daguerre écrit à Niépce : « Je suis bien aise d’apprendre que vous et Monsieur votre fils physautotypez à force. » Le physautotype est-il simplement un mot nouveau pour désigner une héliographie améliorée ou bien fait-il référence à un procédé radicalement nouveau ? De nos jours encore, la question reste en suspens.

En 1835, Isidore Niépce remarque que sans la mort prématurée de son père, jamais l’héliographie n’aurait reçu la dénomination étrange de daguerréotype : « Sans ce funeste événement, jamais Daguerre n’aurait osé proposer à Nicéphore Niépce la substitution de son nom au sien. » De fait, sous l’impulsion de Daguerre, la raison commerciale de l’association créée en 1827 change d’appellation : de « Niépce-Daguerre », elle devient « Daguerre et Isidore Niépce ».  En 1839, c’est bien de l’invention du « daguerréotype » dont s’enorgueillit la France et ce sont bien ses techniques de fabrication qu’Arago révèle au monde entier.

Le mot Photographie apparaît, quant à lui, dès les années 1832- 183422. Il désigne alors « ce qui concerne l’étude de la lumière ». En 1834, sous la plume de l’inventeur franco-brésilien Hercule Florence, il acquiert une acception plus moderne  : la photographie est une « technique nouvelle de représentation du réel sensible et de reproduction d’images à l’aide de réactions chimiques à la lumière et des moyens optiques ».  L’année 1839, elle, est marquée non seulement par une prolifération d’annonces, de déclarations, d’essais et de découvertes artistiques et techniques, mais encore par l’usage de mots nouveaux qui marqueront à long terme le vocabulaire de la photographie. L’adjectif anglais Photographic semble apparaître pour la première fois dans une lettre du physicien anglais Wheatstone à W. H. F. Talbot, le 2 février 1839 23. La semaine suivante, le mathématicien Sir John Herschel utilise ce même adjectif dans une lettre à Talbot.24  Le 14 mars 1839, ce même Herschel utilise les termes Photography et Photograph dans un document lu devant la  Royal Society ; le 22 mai 1839, dans une lettre à Fox Talbot, il est en mesure d’écrire : « I yersterday succeed in producing a photograph on glass ».  Le 27 mars, Andrew Fyfe (1778 – 1843) vice Président de la Royal Society of Arts for Scotland (RSSA) évoque the art of Photography 25 dans les conférences sur la photographie qu’il donne alors à Edinburgh. Le 10 avril 1839, sir John Robison publie ses Notes on Daguerre’s photography 26. Moins d’un mois plus tard, l6 mai 1839,  l’expression  Art photographique  apparaît dans les comptes-rendus de l’Académie des sciences française.

Dans le rapport écrit à l’intention des députés et présenté à la Chambre lors de la séance du 3 juillet 1839, François Arago utilise à plusieurs reprises l’adjectif  photogénique emprunté à l’expression Photogenic drawings utilisée dès le mois de janvier 1839 par Fox Talbot27. Il use également de l’adjectif photographique, son synonyme28. Le 19 août 1839, sous sa plume, le mot photographie  apparaît enfin, en parfait synonyme de photogénie 29.

Cette analyse lexicographique rend compte de la véritable explosion que connut le préfixe photo au cours de l’année 1839. Selon Alain Rey 30, la vitalité de l’élément (du grec phôs, phôtos « lumière », « ce qui brille »), n’a cessé de croître au cours du XIX ème siècle, entrant notamment dans  la construction de noms et d’adjectifs scientifiques et techniques au sens de « lumière » ou de « rayonnement ». Il est ainsi productif dans des composés tels que « photomètre », « photométrie ». Mais en créant le néologisme Héliographie 31à partir de l’élément grec hêlios, (le soleil), Nicéphore Niépce, fait, quant à lui, référence au soleil, à la nature telle qu’elle est, plus qu’au rayonnement lumineux. Ainsi Niépce d’un côté, les auteurs anglais et François Arago de l’autre, appartiennent-ils à deux univers culturels différents : le premier, au monde de l’hêlios, les seconds, à celui du phôs. Soit, celui du soleil et de ses mythes d’un côté, celui de la lumière existant indépendamment de ses sources mais objet d’expériences scientifiques de l’autre. La photographie naissante, suscitant logiquement l’intérêt des physiciens spécialistes de la lumière, fut, de fait, indirectement liée aux travaux sur la nature et la vitesse de la lumière, au renouveau des théories ondulatoires dans la première moitié du XIXe siècle 32.  

Lettres et correspondances

de Nicéphore Niépce, aujourd’hui en cours d’étude 33 fit office de support informatif, de stimulant intellectuel, à l’heure même de son écriture, elle joua, par la suite, le rôle d’une sorte de pli cacheté, apportant les preuves de l’antériorité et de l’importance des travaux conduits. Document historique mainte fois cité,  révélateur de l’engagement, de la ténacité, de la personnalité attachante de Nicéphore Niépce, elle contribua lentement à faire sortir de l’ombre celui qu’Arago reléguait au second plan. Cette correspondance s’étend sur vingt-sept années, de 1806 à 1833. Elle tient dans la description des expériences relatives aux prémices de la photographie, mais également dans celles d’autres inventions que les deux frères s’efforçaient de mettre au point : un bateau fluvial, divers types de moteurs, la culture et l’extraction du pastel, celle du sucre de la betterave, la lithographie… Elle concerne en outre la gestion des fermes possédées par la famille en Bourgogne, la vie quotidienne, Si l’abondante correspondance les questions économiques et financières : jusqu’à la fin de sa vie Nicéphore dut emprunter de l’argent et vécut endetté. Les lettres qu’il signa sont adressées principalement à son frère Claude, au graveur Lemaître, à l’opticien Vincent Jacques Louis Chevalier (1770-1841), à son fils Isidore, à Daguerre, au botaniste anglais Bauer. L’écriture soignée, maîtrisée, émaillée de proverbes, de citations latines et d’expressions populaires, riche d’humour et chaleureuse pour les proches se présente, pour le lecteur, comme un accès direct à l’écrivain, ses gestes, ses démarches, ses espoirs et inquiétudes. Plus que le simple témoignage d’un quotidien moins banal qu’il n’y paraît, c’est toute une philosophie de la vie qui transparaît en filigrane.

A l’instar de ce que préconise Paul Ricoeur, il est éclairant de distinguer là plusieurs temps du récit :

- celui des faits vécus,

- celui de la lettre ; de son écriture, de sa réception,

- celui de la première archive et de la consolidation des correspondances écrites,

- celui des premiers récits historiographiques effectué par les témoins oculaires ou auditifs

- celui des seconds récits, réalisés par des témoins secondaires, lecteurs des textes de première main

- celui des lectures immédiates effectuées dès la réception du courrier

- enfin le temps des lectures différées

Cette classification est frappée d’une série d’apories.

- Le temps de l’écriture n’est pas celui des faits vécus.

La lettre transforme une continuité en un temps discret. Elle sélectionne, condense ou étire la durée, organise le temps, focalise, crée emphase, attire l’attention du lecteur sur des faits anodins, la détourne parfois d’informations importantes. Ses « appareils » sont autant de dispositifs qui, non seulement, en influencent l’écriture, sa forme, son rythme, ses contenus, mais en sont l’origine même : la production du texte est ainsi liée à la fréquence et aux horaires d’une diligence, à la durée du voyage… Il est trivial d’affirmer que sans dispositifs techniques et institués du courrier, la lettre n’existe pas. Il l’est peut-être moins de remarquer que l’absence de lettres signe parfois des faits importants. Un ralentissement de l’écriture peut naître d’un dysfonctionnement des organisations. Ainsi, les Cent jours, les trois Glorieuses ne laissent que des traces infimes dans la correspondance des inventeurs. Le 14 août 1830, Daguerre écrit, depuis Paris, à Nicéphore vivant en Bourgogne : « Je viens de recevoir avec bien du plaisir votre lettre du 10 de ce mois. J’ai reçu aussi celle du 24 juillet, mais vous savez dans quel moment. Il était de toute impossibilité  de vous répondre ; nos lettres scientifiques sont tellement originales, qu’on aurait pu les interpréter tout autrement. » Dans une telle concision de l’écriture, nous devons déceler tant la trace des Journées révolutionnaires de juillet 1830, que l’abdication de Charles X ou l’installation du nouveau roi  Louis Philippe.

 - Le temps de la lettre n’est pas celui de l’archive.

La lettre attire notre attention de lecteur sur l’auteur, simultanément écrivain, signataire, émetteur. Mais l’archive, la collection d’où nous l’extrayons, informe en outre sur le destinataire et les acquéreurs. La chute de la fréquence apparente des lettres reçues par Claude, mais écrites par Nicéphore, de juillet 1817 à mai 1826, soit durant près de 10 ans, témoigne soit du ralentissement des recherches des deux frères, soit de l’aggravation de la santé de Claude, soit de la disparition (vente, emprunt, vol) d’une correspondance au contenu crucial pour la connaissance du secret de l’invention, soit, simplement, d’une négligence de son destinataire et de ses acquéreurs. Chaque hypothèse doit être étudiée. S’interroger sur ce qui n’existe pas avec l’acuité spontanément accordée à ce qui est, conduit à tracer les cartographies des facteurs déterminants, nécessaires mais non suffisants. Cela suppose une lecture attentive, une posture philosophique accordant une importance platonicienne à l’émerveillement face à l’existant, fût il ténu, une réhabilitation du phénomène. Mais cela exige simultanément une démarche scientifique invitant à tenir l’objet à distance, à décliner les hypothèses, à n’en pas privilégier sur la seule foi d’une émotion de lecteur.


Il reste que l’abondance du courrier est signifiante. Durant les deux années 1816-1817, Nicéphore a envoyé au moins une soixantaine de longues lettres à son frère. Chacune d’entre elles est marquée par un excès, une subversion du texte. Visiblement Nicéphore oscille entre écriture et communication. Ayant trop à dire, trop d’images en tête, il remplit les bas de page (horizontaux) et les marges (verticales) de ses post-scriptum, remontant de la dernière vers la première page. Pliant la feuille en quatre afin qu’elle serve d’enveloppe, il inscrit l’adresse de l’expéditeur, scelle l’ensemble d’un cachet de cire, puis souvent, en toute hâte, il court vers la grand route confier le précieux courrier à la malle-poste.

Un fait remarquable concerne la constitution d’une archive à Saint Pétersbourg  par le russe Joseph Christianovitch Hamel, physiologiste et envoyé spécial en Europe du Tsar Nicolas 1er. C’est cette collection qui sera redécouverte en 1929. Mais en 1839, à la suite de la première intervention de François Arago à l’Académie des sciences française, Joseph Hamel, habitué des voyages en Angleterre, gagne de nouveau ce pays, allié traditionnel de la Russie, puis la France, afin de prendre connaissance de l’invention. Devenu ami d’Isidore Niépce, il aurait acquis, avant même la communication officielle du 19 août, la part de la correspondance de Nicéphore directement concernée par la photographie. Il est possible qu’il ait échangé ces lettres contre de l’argent. Ce simple fait nous informe sur le rôle actif mais tardif, joué par Isidore en faveur de la mémoire de son père en cette année 1839 où Daguerre recueille les bénéfices symboliques de l’invention 34. Il témoigne de l’immense intérêt suscité à l’étranger par  l’annonce du 7 janvier 1839 et du statut de « progrès industriel » qu’y rencontre la daguerréotypie naissante.

La correspondance épistolaire facilite, certes, le travail partagé et la communication entre les deux frères éloignés de centaines de kilomètres mais, paradoxalement, elle entrave le dialogue. L’inviolabilité de la correspondance n’étant pas garantie, les deux frères usèrent de périphrases, d’une « langue de bois », voire de codes pour protéger leurs secrets. Ce cryptage rend les faits difficiles à reconstituer, pour nous, lecteurs. Lorsqu’il est écrit que « tout va bien », nous devons parfois comprendre l’inverse. Il faut alors traquer, au sein même des textes, l’écriture parlant de son élaboration même. Le 29 octobre 1918, Claude Niépce écrit ainsi à son frère, depuis Londres : « Malgré tout l’intérêt et le plaisir que j’éprouve à recevoir des détails sur tes travaux, mon cher ami, je crains que tu ne m’en dises trop, et comme tes lettres peuvent être lues, il serait bien fâcheux qu’elles puissent faire connaître à d’autres les principes de ta découverte (…). Ainsi, tu voudras bien, mon cher ami, me dispenser d’éclaircir l’idée que j’avais eu le plaisir de te communiquer (…). » Il parle de la « nécessité d’une dure privation » quand l’un et l’autre se doivent d’éviter de confier à une lettre des pensées qui révèleraient le secret des recherches. Evoquant les travaux héliographiques de Nicéphore, il ajoute, sans détours : « Ton secret pourrait être découvert, ce qui pourrait te priver de ta précieuse découverte. Ton cher fils m’en donnait trop à entendre dans sa dernière lettre, je te prie de le lui faire observer (…) ». Ces îlots de mise en abyme témoignent d’une inversion : les supports techniques ou institutionnels ne succèdent pas à l’écriture, ils la précèdent. Plus que moyens, intermédiaires, instruments d’une fin, ils sont des dispositifs : étymologiquement, ils préparent, ordonnent, structurent.

Claude a la hantise des indiscrets, de la perte du secret, mais le manque de clarté de ses écrits est lourd de conséquences. Sa famille est persuadée qu’il conduit à Londres d’importants travaux, soutenus par une « théorie excellente » et rêve déjà des brillants avantages qui en résulteraient. Elle exerce ainsi, non consciemment et par l’intermédiaire des lettres de Nicéphore, une forte pression psychologique. Claude en vient à se mentir à lui-même. Nicéphore, enfin gagné par le soupçon tarde à rejoindre l’Angleterre. Lorsqu’il y parvient, à la fin de l’année 1827, il découvre Claude alité, animé d’une surprenante agressivité. Il doit admettre la catastrophe que l’écriture et ses dispositifs lui ont cachée :

- Claude est malade depuis plusieurs années déjà,

- Il n’a plus que quelques semaines à vivre,

- Les moteurs (circulaire et va-et-vient) à la mise au point desquels il travaille, ne fonctionnent pas

- Le mouvement perpétuel avec lequel il avait tenu ses proches en haleine, est une affabulation,

- la famille est ruinée.

Plus tard, Nicéphore usera d’un code plus élaboré dans sa correspondance avec Daguerre 35, remplaçant les mots utiles par des numéros. Il s’agit autant de maintenir un secret que d’organiser la pensée et l’action, d’avancer plus vite, plus précisément, plus « scientifiquement » dans le dialogue. Nicéphore code ainsi cent un mots : [1] = l’huile essentielle de lavande ; [2] = l’huile de pétrole blanche...  [3] = l’alcool …..[5] = le bitume de Judée…[13] = la chambre noire….[24]…..le feu…..[28]…..le froid….[37]….l’orage…..[46]= la lumière….[52] = le blanc…..[56] = le soleil….[96]= la planche d’étain….[101] = le sulphure (sic). Daguerre lui écrit : « Comme vous, Monsieur, je me suis aperçu que les 6, 7, 8, 9 et 10 (sandaraque, mastic, laque, cire, copal) étaient nuls dans l’opération puisqu’ils ne laissent séparément aucune trace soit avec le n°1 (ess. de lavande) ou le n°44 (h. animale). Le 5 (b. de Judée) me paraît ainsi qu’à vous, avoir les propriétés nécessaires à l’exception cependant du 52 (blanc). » C’est parce qu’il craint que cette forme originale de l’écriture n’attire les soupçons que Daguerre s’abstient d’écrire durant les événements de juillet-août 1830.

L’ébauche d’un mythe

L’intérêt accru pour les premiers temps de la photographie, la focalisation sur l’année 1839 qui en résulte incite à voir là l’ébauche d’un mythe, non réductible à un simple récit des origines. Arago en apparaît non comme le philosophe, mais comme le poète  travaillant sur le contenu, certes, mais également sur la forme, veillant à marquer l’histoire par un récit mémorable, adapté aux attentes du public, s’adaptant au contexte de son énonciation. Walter Benjamin a bien saisi l’importance et l’originalité des propos d’Arago. Evoquant le discours du 3 juillet 1839, il note 36: « la beauté de ce discours vient de ce qu’il prend en compte tous les aspects de la vie humaine. Le panorama qu’il dresse est assez vaste pour faire apparaître comme insignifiante la douteuse justification de la photographie face à la peinture  et laisser au contraire se développer le sentiment de la portée réelle de l’invention. » De fait, Arago pressent que le daguerréotype concerne l’humanité entière. Son propos est englobant, mais simple imagé, concret. Ainsi le député s’adresse-t-il au peuple : « Nous nous sommes efforcés de vous faire partager nos convictions, parce qu’elles sont vives et sincères, parce que nous avions tout examiné, tout étudié avec le scrupule religieux qui nous était imposé par vos suffrages. Parce que si nous avions pu méconnaître l’importance du daguerréotype et la place qu’il est destiné à occuper dans l’estime des hommes, tous nos doutes auraient cessé en voyant l’empressement que les nations étrangères mettaient à se saisir d’une date erronée, d’un fait douteux, du plus léger prétexte, pour soulever des questions de priorité, pour essayer d’ajouter le brillant fleuron que formeront toujours les procédés photographiques à la couronne de découvertes dont chacune d’elle se pare. »

Le député physicien a le sentiment de prendre sa part dans l’émergence d’un nouveau monde riche d’outils de vision inédits. Le daguerréotype, estime-t-il, aura des conséquences aussi importante qu’autrefois la lunette de Galilée : le tube des enfants du lunetier, muni de verres lenticulaires et dirigé vers Saturne, dessinait un phénomène dont l’étrangeté dépassait tout ce que les imaginations les plus ardentes aient pu rêver. « Au reste, écrit-il, quand des observateurs appliquent un nouvel instrument à l’étude de la nature, ce qu’ils en ont espéré est toujours peu de chose relativement à la succession de découvertes dont l’instrument devient l’origine. En ce genre, c’est sur l’imprévu que l’on doit particulièrement compter. » Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, puis Jean-Pierre Vernant insistent sur le fait qu’une mythologie est une organisation symbolique institutionnalisé, une conduite verbale codifiée. Les discours prononcés par Arago obéissent pleinement à la définition. Ils fonctionnent en systèmes de signes, puisant leurs matériaux dans des mondes culturels et scientifiques divers, ne transmettant pas un message unique dûment établi, mais laissant la porte ouverte aux interprétations Le mythe du fait daguerréotypique fonctionne en réponse à une contrainte sociale mais en référant à la règle linguistique du discours public, tantôt politique, tantôt scientifique. Cependant, la parole instituée d’un député républicain, académicien des sciences destiné à devenir Chef d’Etat quelques années plus tard, en 1848 37, a pu figer l’évolution des récits qui ont suivi. Elle a créé un vide, empêchant pour longtemps les analyses philosophiques ou historiques. L’erreur d’Arago, honorant le daguerréotype plutôt qu’une « hélio » ou une « photo » - graphie a semé le trouble. Le nom de « daguerréotype » donné à une invention réalisée pro parte avant l’arrivée de Daguerre, les protestations tardives mais véhémentes et désespérées du fils de Nicéphore, ont généré la confusion.

Le héros à deux têtes (Niépce et Daguerre) ne figure que rarement dans les livres d’histoire des écoles primaires de la République. L’invention de la photographie respecte pourtant les principes de pacifisme, de progrès, de souveraineté et de laïcité. Mais la règle d’or du discours scolaire des origines est l’Un 38. Si tout récit des origines bute toujours sur l’autre, le laissé pour compte, l’exclu, il importe d’intégrer habilement cette diversité à l’être national avant qu’elle ne conduise à le diviser39 .

Il faudra donc une joyeuse bousculade des programmes et des disciplines pour que resurgissent les héros, dans des récits simples, faciles à mémoriser, destinés aux enfants. Le Tour de la France par deux enfants, livre de lecture courante présentant la partie visible, vivante et pacifique de la nation. Publié en 1877 et réédité près de quatre cents fois, accueille l’invention ignorée des livres d’histoire marqués, eux, par la « fixation au sol ensanglanté, au sacrifice obsidional, à la crise violente »40. L’indispensable ancrage territorial (en Bourgogne) est offert par Niépce. Un bref récit tenant du conte merveilleux convoque les vertus nécessaires à la cohésion sociale : la morale, le civisme, les connaissances scientifiques et géographiques. Plaisant, facile à entendre, à mémoriser, il s’accompagne d’une gravure destinée à surprendre et expliquer. Un enfant se tient debout, sur une chaise. Sur le verre dépoli de la chambre obscure qui lui fait face apparaît son image inversée. « C’est comme si l’on parvenait à fixer sur un miroir l’image de celui qui s’y regarde » explique la légende. Pour le reste, le récit construit un génie symétrique à deux têtes.

« - Si je pouvais, disait Niépce, fixer sur du métal, du verre  ou du papier, cette image qui vient se peindre dans le fond de la boîte, j’aurais un dessin fait par le soleil, et d’une merveilleuse fidélité. Mais comment faire ? (…). Daguerre, qui cherchait le même problème (…) vint voir Niepce à Châlon et lui dit : - Voulez-vous que nous partagions nos idées et que nous nous mettions à travailler tous les deux ?

Niepce accepta. Dix ans après, (…) on annonçait à l’Académie des sciences une découverte qui devait faire honneur à la France et se répandre dans le monde entier : les principes de la photographie étaient inventés par Niepce et Daguerre. Ainsi, ce qu’un seul de ces deux hommes n’aurait sans doute pu découvrir, tous deux l’avaient trouvé en s’associant. C’est un exemple nouveau des bienfaits de l’association : pour l’intelligence comme pour le reste, l’union fait la force (…) ».

Prend ainsi naissance un récit des origines laïc, unitaire et fraternel. Porteur d’une triple charge d’unification - morale, civique, cognitive - résolvant radicalement le problème soulevé par l’exclu des discours de 1839. Le personnage « Niepcédaguerre » franchit les générations, témoignant en traceur de la force du mythe inauguré par Arago.

Claude Lévi-Strauss rénovant le concept, insistera sur l’importance de la forme du récit fondant le mythe ; il fonctionne en système de signes allant chercher son matériau dans les divers univers culturels de la société, ne communique pas une signification déterminée, mais laisse la porte ouverte à diverses interprétations.

Drames et images

Il est possible de puiser dans la correspondance de Niépce, non seulement les ressorts d’un conte merveilleux, mais encore ceux d’un récit prométhéen mettant un chercheur d’absolu aux prises avec la matière.

Le pionnier Nicéphore Niépce, le premier à obtenir l’image inaltérable d’un paysage par la seule action de la lumière,  possède sans conteste les qualités d’un candidat du siècle à la statue de bronze : travailleur isolé, acharné, il est si compétent qu’il ouvre des voies immenses à ses contemporains. Comme un alchimiste, il s’intéresse à la transformation des corps mais proche de la chimie, il réunit tradition et modernité. « Savant fou », aventurier, en proie à la même folle exigence que le Balthazar Claës de Balzac 41, il affronte d’immenses difficultés techniques qu’il parvient à vaincre après des années d’effort. Il se bat ainsi contre la matière, mais aussi contre la misère qui guette. Isolé, il ne s’inspire que de rares ancêtres, ne citant guère que Newton, Lavoisier, l’Abbé Nollet. En héros prométhéen, cependant, il aime ses semblables, ses proches mais il est oublieux du présent. Prenant d’incommensurables risques économiques et familiaux, il réussira néanmoins en alliant l’empirisme et l’expérience de type scientifique. Partir à l’assaut de la connaissance est pour lui, un acte libre: il croit dans la réalité d’une nature à explorer. Si l‘enrichissement personnel l’intéresse, il ne s’agit que d’un long terme. Tout au plus se préoccupe-t-il d’obtenir l’aide de la Société d’Encouragement à l’Industrie nationale, à déposer d’impossibles brevets. Jamais l’homme ne cède à la fatigue, au désespoir. Sans cesse, il semble se dépasser lui-même par ses qualités morales.  Surtout, il parvient à vaincre le temps et la mort par la création de doubles inaltérables : la « photographie » pourrait jouer le rôle d’élixir de longue de vie. Dans son Traité élémentaire de chimie écrit en 1789, Lavoisier, dont se revendique Niépce, écrit : « L’organisation, le sentiment, le mouvement spontané, la vie, n’existent qu’à la surface de la terre et dans les lieux exposés à la lumière. On dirait que la fable du flambeau de Prométhée était l’expression d’une vérité philosophique qui n’avait pas échappé aux anciens. Sans la lumière, la nature était sans vie, elle était morte et inanimée ; un dieu bienfaisant, en apportant la lumière, a répandu sur la surface de la terre l’organisation, le sentiment et la pensée. »  N’oublions pas que c’est au soleil même que le Prométhée Niépce vole la technique.

Ainsi se forge, au cours des XIXe et XXe siècle, la figure héroïque de cet inventeur que François Arago, en 1839, n’hésitait pas à décrire comme un dilettante « consacrant ses loisirs à des recherches scientifiques ». En 1878 Galopin, maire de la ville de Châlon, dressant de lui une silhouette bien différente, fera de Niépce un « pauvre, confiné dans son hameau,(..) raillé par la vulgaire, inquiété par ses proches qui regardaient sa ténacité comme l’effet d’une manie ruineuse. » 42 Douze années plus tard, apportant sa propre pierre au récit prométhéen, le  Figaro-photographe 43 tracera la figure d’un travailleur vertueux, à la seule conquête d’un rêve : « (…)  il travaillait, le jour, la nuit, le burin à la main, l’œil allant chercher au loin, dans cette lumière indomptable, le secret de l’image. Il trouva. » Le mythe, dès lors solidement installé pourra s’affiner en une trilogie exemplaire :  au long combat initial, solitaire, succède la réussite, puis le châtiment final ( la ruine, la mort, la spoliation).  

Il serait aisé de trouver dans l’aventure de Nicéphore Niépce, les ressorts d’un drame moderne, sans déroger à l’exactitude des faits. Car les déchirements humains, les suspenses existent. L’engagement théologique du jeune Nicéphore et ses désillusions à l’arrivée de la révolution française, l’option militaire puis l’abandon de ces projets de carrière à la suite de problèmes oculaires, les premiers pas d’un chercheur inconsciemment mû par une philosophie des Lumières, fourniraient la trame d’un récit fondé sur les déchirements intérieurs. Les derniers jours de Claude veillés par ce frère qui découvre, après tant d’années de patience et d’aveuglement, l’ampleur de ses dysfonctionnements mentaux, possèdent en germe, tous les ressorts d’une tragédie. S ‘ajouterait le drame de l’immense réussite dont ne profiteront ni Nicéphore, ni sa famille, dont témoigneront, plus tard, les lettres déchirantes d’Eugénie, sa belle fille, alors malade et âgée.

Le mythe ne s’ancre pas seulement dans les textes. La  First plate  ou  Point de vue pris d’une fenêtre du Gras, Saint-Loup-de-Varennes44 en est l’un des éléments centraux. Redécouverte en Angleterre en 1952, elle est la seule plaque photographique conservée attestant matériellement de l’invention de Niépce : réaliser une image permanente de la nature même, à l’aide d’une chambre obscure. Les recoupements logiques avec d’autres travaux exécutés par Niépce feraient dater sa réalisation de l’année 1826. 45 Jean-Louis Marignier 46, Helmut Gernsheim 47 n’hésitent pas à parler avec emphase de « la première photographie au monde ». Pourtant, il ne peut s’agir de la « première photographie» qu’en respectant certaines conditions. D’une part, il convient d’accepter l’usage anachronique du mot « photographie » qui n’apparaît qu’en 1839. « La première plaque » serait un terme plus exact, mais  imprécis. En outre, cette vue n’est première que si l’on admet que la reproduction, sans l’aide d’une chambre noire, des gravures réalisée par Niépce en 1824, ne relève pas de la photographie. Enfin, elle n’est la première que si l’on confond ce qui a été réalisé avec ce qui nous est parvenu. Nous ne disposons que de ce seul paysage mais nous savons que Niépce a usé au moins de deux points de vue différents : celui de l’atelier avec plongée sur la basse-cour, celui de la chambre de Claude. Mais comme il est signalé plus haut, une correspondance de plusieurs années a disparu et les informations qu’elle contenait nous manquent.

La valorisation excessive de la « première » photographie peut sembler désuète, mais les enjeux en sont importants. Il faut convenir que donner une image aux débuts de la photographie confère une réalité à ceux-ci. De multiples lectures peuvent être faites d’une telle héliographie figurant la cour d’une ferme. Remarquons simplement, qu’à l’instar des tableaux romantiques d’un Gaspar David Friedrich, l’image est celle d’une fenêtre ouverte sur un monde dont nous recevons la lumière. Mais plus encore, elle est ce lieu matériel où fixer sur un support d’étain d’un brillant éclatant, une nature reçue en miroir.

Pour conclure

Le récit des origines possède des caractères singuliers. Regard porté vers un passé sans passé, il le construit comme ponctuel, englobant ce qui suit tout en lui donnant sens, enracinant une civilisation en un hic et nunc. L’existence des tout premiers récits est liée à un temps singulier : ils parlent des images de type photogéniques alors même qu’elles n’existent pas encore. Les récits suivants porteront inexorablement les marques d’un anachronisme. Ecrits sous l’emprise du succès de la photographie, ils racontent ce temps où elle  n’existait pas encore.

L’expression « la photographie » que nous utilisons trop facilement de nos jours, désigne tantôt un fait, tantôt un processus ou même un objet pris dans les tourments d’incessantes redéfinitions. Elle reste un rêve, un horizon sans lequel nos sociétés contemporaines seraient bien différentes de ce qu’elles sont. Nous admettons, aujourd’hui, l’existence d’une origine multiple et complexe de la photographie. Liée à des contextes institutionnels et scientifiques divers, fruit d’intentions variées, elle aurait émergé en plusieurs lieux, en des techniques fort différentes les unes des autres. Certes Nicéphore Niépce a, le premier, obtenu par l’action de la lumière sur une substance sensible une image inaltérable à cette même lumière, mais d’autres, dont il ignorait certainement l’existence, s’étaient déjà engagés dans cette voie. D’autres enfin, dans la seconde moitié des années 1830 parvinrent à des résultats satisfaisants en empruntant d’autres  chemins.

Cependant, cette question de l’origine n’est pas prête d’être scellée. Profondément liée à ses récits, elle sera toujours le miroir de leurs lecteurs. Nous devons éviter de reléguer dans l’objet ce qui relèverait de la relation que nous entretenons avec lui. La question n’est plus, dès lors, d’honorer le premier, le génie, mais bien d’interroger nos propres lectures : elles ne sont pas passives, mais actrices et productrices. Quel lecteur de ces archives, de ces textes sur l’origine, sommes-nous ? Quel nouveau récit allons-nous, nous-même, produire ?

Car le dynamisme voire l’exacerbation des questions relatives à la naissance de la photographie témoigne aujourd’hui de l’importance des enjeux de la construction des sources de notre civilisation moderne de l’image et de l’urgence, ici, d’une création de sens.

1  L’expression est notée au dos de l’épreuve par le scientifique anglais Francis Bauer.

2  Aubenas S.,  La Photographie est une estampe ; Multiplication et stabilité de l’image, in Frizot M. (Sous la direction de), Nouvelle Histoire de la photographie, Bordas, 1995, pp. 224-231

3  Ces archives sont aujourd’hui principalement réparties entre la Bibliothèque Nationale de France, le Musée Nicéphore Niépce de Châlon-sur-Saône, l’Académie des sciences de Saint Pétersbourg.

4 Cette correspondance, rassemblée par le chercheur anglais Larry J. Schaaf et son équipe, est accessible sur le site foxtalbot.dmu.ac.uk

5  Le 25 janvier 1839 W. H. Fox Talbot montre ses  photogenic drawings  à la Royal Society ; le 31 janvier suivant, il y lira un mémoire.

6  Niépce I., Post tenebras lux. Historique de la découverte improprement nommée daguerréotype , précédée d’une notice sur son véritable inventeur, Feu M. Joseph-Nicéphore Niépce de Chalons-sur-Saone, par son fils, Isidore Niépce, Paris, Astier Librairie, 1841.

7  Mentienne A.,  La découverte de la photographie en 1839 et description du procédé faite aux Chambres législatives par Daguerre, inventeur, Paris, Imprimerie Paul Dupont, 1892

8  La Lumière ; Beaux-arts, Héliographie, sciences ; Journal non politique paraissant tous les huit jours, premier numéro 9 février 1851

9  Disdéri E., L’Art de la photographie, 1862

10  Mayer L. E., Pierson P.-L., La Photographie (…), Histoire de sa découverte, ses progrès, ses applications, 1862

11  Belloc H., Photographie rationnelle, 1862

12  Blanquart-Evrard L.-D.,  La photographie, ses origines, ses progrès, ses transformations,  Editions L. Danel, 1869

13  Figuier L., La Photographie, in Les Nouvelles Conquêtes de la science, tome 3, 1883 – 1885

14  Benjamin Walter, Petite histoire de la photographie, in Walter Benjamin Œuvres, tome 3, collection Folio Essais, Gallimard, traduit de l’allemand par M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch. Voir également la traduction de A. Gunthert, Etudes photographiques n°1, nov. 1996, pp. 6-39.

15  Eder J. M., Geschichte des Photographie, Halle, 1932, (2 vol., 372 ill.). Trad. anglaise sans ill. 1945, New York.

16  Ermilov N. E., Histoire de l’invention de la photographie, in Fotograf  n°5- 6, pp. 159 – 164 (Traduction Annette Melot, tapuscrit, Musée Nicéphore Niépce, Châlon-sur-Saône)

17  Kravets T. P., Documents d’archives sur l’histoire de l’invention de la photographie, Edition de l’Académie des sciences, Moscou-Lénigrad, 1949. Traduction de la préface par Annette Melot, tapuscrit, Musée Nicephore Niépce, Chaôlon-sur-Saône)

18  Kravets T. P., Op. cité

19  Niépce J. N., Notice sur l’héliographie, 24 novembre 1829, Chalon-sur-Saône

20  Le nom d’ « héliographie » est repris en 1851 par le Journal  La Lumière, certainement afin de rappeler l’origine française de la photographie et les travaux de Nicéphore Niépce . Mais alors, le mot désigne tout type de photographie, qu’il s’agisse de daguerréotypes ou de photographies issues de négatifs sur verre ou papier.

21  Musée national Nicéphore Niépce de Châlon-sur-Saône

22  Wiedemann M., Cahiers lexicologiques 43, 1983, 90-5

23  « Other substances which I hope may be use to you in your future Photographic experiments » ; voir  Photography, in  Oxford English Dictionary, Oxford University Press, 2007. Voir également www.foxtalbot.arts.gla.ac.uk

24  « Left onte or two Photographic Specimens (very poor ones) », in L. J. Schaaf Sel. Corr. W. H. F. Talbot (1994)

25   « Paper smeared withe the solution is darkened…hence the process of photogenic drawing » : A. Fyfe, Proc. Scot. Soc. Arts 27 Mar. 419. La phrase est ensuite modifiée : « …. hence the art of Photography » et publiée sous cette forme au moi de Mai suivant dans  Edind. New Philos.Jrnl. 27 145. Oxford English Dictionary, Oxford University Press.

26  Robison J., Notes on Daguerre’s photography, Edinb. New Philos. Jrnl. 10 Apr.1839

27  L’adjectif apparaît notamment dans les expressions suivantes : art photogénique, recherches photogéniques,copie photogénique des gravures, dessins photogéniques, les cartes photogéniques de notre satellite

28  L’adjectif apparaît notamment dans les expressions suivantes : copie photographique des gravures, méthodes photographiques, dessins photographiques, procédés photographiques

29  Le mot apparaît une fois, dans la phrase suivante : « Nous pourrons, par exemple, parler de quelques idées que l’on a eues sur les moyens rapides d’investigation que le topographe pourra emprunter à la photographie (…) ».

30  Rey A., Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, 1995

31  Les remarques concernant l’acception des préfixes Hélio et photo ont été faite par les participants au colloque « Littérature et photographie » de Cerisy. Qu’ils soient ici remerciés.

32  Les scientifiques Thomas Young (1773 – 1829), Charles Wheatstone (1802 – 1875), Sir John Herschel (1792 – 1871), de François Arago (1786 – 1853), Augustin Fresnel (1788 – 1827), Hippolyte Fizeau (1819 – 1896), de Léon Foucault (1819 – 1868), Hermann von Helmholtz (1821 – 1894), Jean-Baptiste Biot (1774 – 1862) furent tous concernés à des degrés divers par l’invention de la photographie.

33  Cette correspondance s’étudie dans le cadre du projet  Archive et recherches Nicéphore Niépce, initié par le CNRS et le Musée Nicéphore Niépce de Châlon-sur-Saône (direction M. Frizot).

34  La rente viagère allouée à Daguerre est de 6000 francs ; celle qui est attribuée à Isidore Niépce est de 3000 francs. Il ne s’agit cependant, ni pour l’un, ni pour l’autre, de sommes importantes.

35  Voir Bonnet M., Marignier J.-L., Niepce,correspondance et papiers, Maison Nicéphore Niepce, 2003, 2 vol.

36  Benjamin W.,  Op. cité.

37  François Arago fut, en 1848, chef du gouvernement de la seconde république.

38  Rioux J.-P. Vivacité du récit français des origines, vingtième siècle, Revue d’Histoire, n°76, Presses de Sc. Po., 2002/4, pp. 131-137

39  Rioux J.-P., Op. cité

40  Rioux J.-P., Op. cité

41  Sicard M. Triomphes et tragédies de la ténacité. De Balthazar Claës à Bernard Palissy, in L’idéal prométhéen, Communications n°8, Seuil, 2005, pp. 79-97. Voir dans le même ouvrage l’article de M. Frizot, Nicéphore Niépce, inventeur, pp. 99-110.

42  A. Galopin et J. Chevrier,  Joseph Nicéphore Niepce, inventeur de la photographie. Exposé sommaire des motifs de lui élever une statue, Châlon-sur-Saône, J. Dejussieu, 1878, p.2, cité par M. Frizot, Nicéphore Niépce, inventeur, Op. cité.

43    Figaro-photographe,1892,p.12, cité par Michel Frizot dans  Nicéphore Niépce, inventeur, Op. cité.

44  Ce titre est donné par les commentateurs contemporains. Nicéphore Niépce lui-même n’a pas donné de titre précis à cette image.

45  Voir à ce sujet l’article de Helmut Gernsheim., La première photographie au monde, Etudes photographiques n°3, Société française de photographie, 1997, pp. 6-25

46  Marignier J.-L., Niépce, L’invention de la photographie, Collection  un savant, une époque, Belin,

47  Gernsheim H.,  La première photographie au monde, Op. cité.