«Le seul défaut de cette toile est de n’en pas avoir ».

Vincent Van Gogh1

Avant de désigner la description d’un vaste paysage (1830) ou, dans un sens plus moderne, un « plan cinématographique pris en faisant pivoter la caméra sur son axe » (1925), le terme de « panorama » a été créé par le peintre anglais R. Barker en 1799 pour nommer sa propre invention picturale, définie par P. Larousse comme un « vaste tableau circulaire placé autour d’une rotonde, de façon que le spectateur voit les objets représentés comme si, placé sur une hauteur, il découvrait tout l’horizon environnant »2. Par glissement métonymique, le terme a désigné rapidement le monument dans lequel était placé le panorama, et, ensuite seulement, par analogie, cette vaste étendue de pays, contemplée d’une hauteur, sans que la vue soit bornée dans aucune direction. Le panorama et ses « produits dérivés » (diorama, géorama, maréorama...) restent, au xixe siècle, une attraction qui relève sans doute d’un effet de mode, mais d’une mode à long terme, qui ne se démentit pas au cours du siècle et que seule la découverte du cinéma put détrôner. Son implantation progressive au cœur d’une capitale cosmopolite comme Paris le prouve : aménagement sous la direction de Fulton du Passage des Panoramas, construction d’une rotonde de 14 mètres sur le Boulevard Montmartre puis sur les Champs Élysées (1855), exhibition de panoramas dans de nombreuses Expositions universelles. La fonction divertissante et didactique, l’aspect pittoresque des fresques peintes dans les panoramas (Vues de Paris, de Naples, Bataille d’Eylau par Langlois, de Wagram par Prévost...), enfin l’illusionnisme assuré par de savants dispositifs optiques donnèrent au panorama les allures d’un « art industriel » fortement critiqué par de nombreux artistes. H. Murger, dans ses Scènes de la vie de Bohème, brocarde ce genre à travers la médiocrité du peintre « Marcel » dont le Jury refuse, chaque année, le même tableau de « passage » :

— Très bien, dit Marcel, je m’y attendais. L’année prochaine je le renverrai sous le titre de : Passage des Panoramas.3

Dans L’Œuvre, Claude Lantier, qui s’empêtre dans la mise au carreau de son grand tableau et finit par peindre une toile « moyenne », n’affirme-t-il pas qu’ainsi il n’aura pas à tricher, « comme cela est fatal pour les toiles de dimensions démesurées » ? Enfin, le Passage des Panoramas, près du théâtre des Variétés, ne symbolise-t-il pas, au moins dans Nana, Pot-Bouille et L’Argent, le lieu du mauvais goût et de la drague, style « Second Empire » ? D’où parfois de virulentes réponses contre les détracteurs, comme celles de G. Bapst, dans son Essai sur l’histoire des panoramas et des dioramas (1891) :

Si certains esprits médiocres ont maintenu que les peintres de panoramas, comme les décorateurs de théâtres, étaient plutôt des industriels que des artistes, il n’y a pas lieu de répondre à cette objection. [...] On peut juger ce qu’il faut de mérite pour représenter une bataille sur la toile des panoramas, dont la superficie égale celle d’une maison de cinq étages, de cent mètres de façade. 4

Pourtant, ce n’est pas un hasard si un écrivain comme Maupassant, qui, dans la préface de Pierre et Jean (1887) théorise un « nouveau » réalisme aux antipodes de l’art du daguerréotype mais où l’illusionnisme doit donner une « vision plus complète, plus saisissante » de la vie, rapporte, dans une chronique du Figaro (1887), le projet d’un « étonnant panorama en relief » pour l’Exposition de 1889, d’où l’« on pourra voir sous ses pieds Paris, avec tous ses monuments, ses rues, ses environs et le cœur même de la France jusqu’à la mer [...]»5.

Fût-il un repoussoir, le panorama cristallise sans doute, pour les auteurs réalistes et naturalistes, des interrogations d’ordre esthétique et philosophique sur la représentation du réel. En effet, le projet romanesque d’un Zola relève d’un bout à l’autre d’une entreprise à visée « panoramique » (« tout voir » en grec), à la fois dans ses thèmes (arpenter tous les « mondes » de la société), ses structures génétiques (l’« arbre » généalogique est, théoriquement, « sans bornes », comme le panorama), idéologiques (le « cercle fini »6 est à l’histoire du Second Empire ce que la rotonde est au panorama) ou, enfin, dans son éthique (« Tout dire, pour tout comprendre et tout guérir » est un principe naturaliste). Il était même presque fatal que Zola ait figuré lui-même dans un panorama. Pour l’Exposition universelle de 1889, le panorama L’Histoire du siècle, peint par A. Stevens et H. Gervex, a synthétisé les cent ans écoulés en mettant en scène les figures marquantes de l’histoire de la France depuis la Révolution française. Les personnalités politiques, scientifiques, littéraires furent préalablement photographiées à leur insu, comme le rapporte Gervex dans la Revue de Paris (1923) :

C’est ainsi que nous avions des attitudes véritables, des gestes familiers, documents incomparables relatifs à ceux que nous voulions portraiturer. Zola, Daudet, Sully-Prudhomme et bien d’autres furent les victimes innocentes de notre petite supercherie.7

Les projets panoramiques, malgré leurs diverses natures (tableaux circulaires, encyclopédies, cycles romanesques, Expositions universelles, panoptisme carcérale), convoquent certainement des systèmes sémiotiques apparentés, dont une des ambitions consiste à inscrire l’infini « sans bornes » dans le cadre « fini » de la représentation. En resserrant cette problématique d’ensemble, je souhaiterais examiner simplement l’investissement du panorama pictural dans l’économie des « vues panoramiques » textuelles. Croisant les questions de la description en général, et du paysage8 en particulier, ce genre topographique résume de nombreux problèmes inter-sémiotiques soulevés par l’émergence des projets panoramiques au xixe siècle. En effet, à propos des cinq panoramas de Paris qui terminent les parties d’Une Page d’amour, Zola explique, dans Le Roman expérimental, les intentions « symphoniques » de la méthode naturaliste : « La création entière nous appartient, nous la faisons entrer dans nos œuvres, nous rêvons l’arche immense »9. La « symphonie » (sun, « avec, ensemble ») et le « panorama » (pan, « tout ») conjuguent, sur bien des points, leurs métaphores.

Étudier ces descriptions panoramiques réclame sans doute, en plus d’une approche esthétique qui s’impose, une analyse génétique, qui permette d’en suivre la complexe orchestration, depuis les notes d’enquêtes réalisées sur le terrain jusqu’à la rédaction et la distribution dans le roman. La fréquence du terme de « panorama » dans les dossiers préparatoires légitime une étude de cet ordre :

Et nous voici en haut. L’immense panorama. Ce qu’apercevaient le prince royal et le roi Guillaume. (notes d’enquête pour La Débâcle)

[...] on allait fumer sa pipe en regardant un admirable panorama, tout Le Havre [...].

Les deux phares de la Hève. Tout le panorama en bas, Le Havre sur sa langue de terre [...]. (notes d’enquête pour La Bête humaine)

L’immense panorama que nous avons eu, sur la plaine de la Durance. (topographie de la « Souléiade »)10

Largement inscrit donc dans le métalangage spatial de l’avant-texte, la mention du mot sert non seulement au romancier à se référer à un modèle de représentation aux échos intertextuels multiples mais aussi à programmer les contraintes du « genre » (composition et distribution des « tableaux ») et les « tâches » à réaliser (prévoir documents et enquêtes sur le terrain...). Sorte de passage « obligé », le beau panorama constitue aussi pour Zola une mise à l’épreuve de son savoir-faire descriptif, voire une rivalité à l’égard, par exemple, d’un Balzac, à l’égard aussi des panoramas picturaux, comme le prouve la modalisation qui accompagne souvent le mot (« immense », «admirable ») ou à l’égard des peintures de paysage qui connaissent leur apogée11. Le rendu littéraire de ce « morceau de bravoure », dans le droit fil de l’« ut pictura poesis », suppose donc des dispositifs éprouvés qui en assurent la motivation, la cohérence et les « effets visuels ».

Hormis leur présence dès l’avant-texte, les « panoramas », qui foisonnent dans Les Rougon-Macquart, méritent une étude textuelle globale. Paris y occupe une place de choix et les vues de la capitale s’illustrent par leur grande variété : choix des points d’observation élevés (de Montmartre à Passy en passant par la colonne Vendôme), du « déroulement » (mouvement du regard ou déambulation) de la composition (« templa », plans, alignement) de la focalisation (du « coin » d’un quartier aux « lointains faubourgs »), du point de vue (vision « omnisciente » ou « vision avec ») et des fonctions (didactiques, poétiques, symboliques...). Avec les vues de la Cité et des quais (L’Œuvre), les tableaux de la gare Saint-Lazare (La Bête humaine), les vues surplombantes de la capitale depuis Passy (Une Page d’amour), avec le Paris ventru (Le Ventre de Paris), éventré (La Curée), en ruines et en flammes (La Débâcle), Zola figure parmi les écrivains qui ont donné à la description panoramique de Paris ses plus belles pages. La province fournit aussi de somptueux panoramas, avec les vues du Havre dans La Bête humaine, celles de la Beauce dans La Terre, du paysage minier dans Germinal, ou encore avec les panoramas de la bataille de Sedan dans La Débâcle.

La première partie de cette étude vise préalablement à esquisser une sémiotique générale du panorama pictural et textuel, avant d’interroger, à propos du roman naturaliste, les usages et les dépassements de modèles si prégnants au xixe siècle.

TYPES ET SOUS-TYPES DE PANORAMAS

Souvent relégués dans les coulisses de l’histoire de la peinture et de l’architecture, les panoramas s’inscrivent pourtant dans le « paysage culturel » de l’homme du xixe. En plus de leur impact social (de la démocratisation de l’art à la propagande...), ils convoquent des techniques et des matériaux propres au siècle de l’Industrie, partagés, sous forme analogique, par l’architecture ou la littérature. Ainsi, ce xixe siècle des « machines » invente-t-il deux grands types de divertissement optique, souvent regroupés mais en réalité très différents, le diorama et le panorama :

La récente invention du Diorama, qui portait l’illusion de l’optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu’un jeune peintre, habitué à la pension Vauquer, y avait inoculée.12

Inventé par Daguerre en 1822, le diorama produit une animation dans un tableau en en modifiant l’éclairage. Sur une toile plane et transparente, mesurant vingt-deux mètres sur quatorze, on peint deux « effets », l’un de jour, sur le recto et l’autre de nuit, sur le verso. L’effet de devant apparaît au spectateur si la toile est éclairée par devant (réflexion), le second effet apparaît si l’éclairage vient de derrière (réfraction). Le dispositif se loge dans des orifices circulaires situés au plafond et soustraits à la vue du public. Ces ouvertures, munies de volets et de transparents à teintes diverses, permettent de nuancer et de régler la lumière. En modulant son intensité et sa direction, le paysage passe, suivant un continuum, par tous les états qui, par exemple, conduisent du régime diurne au régime nocturne. D’autre part, une série de filtres, associés aux variations de l’éclairage, supprime ou valorise les colorations de tel ou tel élément composant le paysage. Daguerre explique ce procédé optique de sélection, qui commande donc l’apparition ou la disparition progressive d’un motif dans la toile :

Couchez sur une toile deux couleurs de la plus grande vivacité, l’une rouge et l’autre verte à peu près de la même valeur, faites traverser à la lumière qui devra les éclairer un milieu rouge, tel qu’un verre coloré, la couleur rouge réfléchira les rayons qui lui sont propres et la verte restera noire. En substituant un milieu vert au milieu rouge, il arrivera au contraire que le rouge restera noir tandis que le vert réfléchira la couleur verte.13

Les artifices optiques créent une « animation » à la fois temporelle (alternance du jour et de la nuit, passage des saisons) et spatiale (apparition / disparition d’« actants », de motifs). Ces anamorphoses enchantent beaucoup de critiques ou d’écrivains qui octroient alors un plus grand intérêt au diorama qu’au panorama. Ainsi, G. de Nerval écrit-il dans L’Artiste (sept. 1844) :

Ces tableaux sont du reste magnifiques et d’une vérité surprenante dans la reproduction d’une nature en partie idéale. Les ciels surtout sont d’un éclat qui ajoute beaucoup à l’illusion, et les modifications du jeu de lumière et d’ombre, ainsi que les transformations qu’apportent dans les terrains, l’irruption, ou la retraite des eaux, font de cette suite d’aspects un véritable spectacle dramatique avec ses surprises ses émotions et toutes ses phases d’intérêt.14

Daguerre tenta par la suite de perfectionner sa machine optique, en fixant, grâce à une substance chimique, les rayons colorés du prisme. Il cherchait la photographie « couleur », utile au diorama, et, presque sans l’avoir voulu, inventa, au cours de sa recherche, le très révolutionnaire « daguérréotype ».  

Ce bref aperçu montre que la logique, les techniques et la finalité du diorama s’écartent considérablement du modèle panoramique. À la toile plane du diorama, cadrée en vue frontale et soumise à des éclairages multiples, s’oppose la toile circulaire du panorama, éclairée de façon zénithale. De plus, l’hyperréalisme recherché par ce dernier convoque des dispositifs étrangers au diorama : « faux-terrain » (disposition au premier plan, entre la place du spectateur et le bas de la toile, d’arbres, de canons, d’objets « réels » qui s’ajoutent à la peinture), dissimulation du « cadre » supérieur et inférieur de la toile par un « toit » et une « palissade ». La « place du spectateur » diffère donc dans l’un et l’autre cas : pour contempler le panorama, il se place au centre de la rotonde et pivote sur lui-même de 360° tandis que, dans le cas du diorama, c’est la salle, à quatre côtés, qui pivote sur elle-même et présente la toile aux spectateurs, pendant qu’une autre est en préparation. L’architecture du lieu d’accueil confirme une différence « cinétique » entre les deux « machines » : le diorama repose sur le mouvement périodique et oscillant, il valorise les alternances et, de ce fait, se rapproche moins de la figure du « cercle », propre au panorama, que de celle de la « sinusoïde ». Au-delà de ces distinctions, les deux systèmes, en théorie, ne convoquent ni les mêmes domaines de l’optique, ni les mêmes logiques fonctionnelles. Le panorama (« tout voir ») relève d’une forme d’« encylopédisme circulaire » qui implique un travail de composition dans l’espace pictural. Le report des esquisses contre le mur de la rotonde demande un redressement constant de la ligne d’horizon : ce sont les lois optiques et géométriques de la perspective (fuyantes et points de fuite) qu’il faut respecter lors de la juxtaposition des vues partielles. De son côté, le diorama (« voir à travers ») relève d’une « encyclopédisme spectral » : il ambitionne la décomposition d’états infinis et continus compris entre deux « limites », à l’aide de filtres et d’écrans dont la disposition respecte les lois du spectre de la lumière et du mélange des couleurs. Le diorama ne juxtapose donc pas les toiles mais les superpose, il n’harmonise pas les lignes de fuite mais les faisceaux de lumière, il n’échelonne pas les plans mais fait ressortir les « pans » colorés grâce au feuilleté des écrans. Le diorama est l’« encyclopédie » de la nuance et de l’aspect, de la teinte vibrante et forte, de la variation infime et du mouvement subtil. Il matérialise le passage du temps et le capture pour le spectateur envoûté, là où le panorama offre la maîtrise d’un espace déployé mais statique. Saturation aspectuelle d’un côté, saturation topographique de l’autre. Deux versants d’une conquête et deux compensations : retrouver la lisibilité de l’espace urbain en pleine mutation pour l’un, se libérer du rythme des horaires sociaux, « voir le temps », comme par enchantement, pour l’autre. Panoramas et dioramas supportent et trahissent les « équivoques de la modernité » (Cl. Mouchard).

La subtilité plastique du diorama et la complexité de ses mécanismes fragiles, voire dangereux (les bougies enflammaient le dispositif), expliquent peut-être sa relative diffusion, par rapport à l’enthousiasme populaire pour le panorama, système plus malléable, comme le prouvent l’apparition de « sous-types » panoramiques.

Trois catégories se distinguent nettement : le panorama « circulaire », le panorama « aérien » et le panorama « mouvant ». Chacun d’eux possédant ses caractéristiques et ses usages propres, il convient d’en mener rapidement une analyse contrastive.

Le panorama « circulaire », dont les fameuses rotondes constituent la mémoire architecturale, est de loin le plus répandu et le plus ancien, surtout dans les grandes métropoles européennes comme Paris, Londres ou Berlin. Deux critères fondamentaux le définissent. Premièrement, l’observateur croit dominer le paysage depuis un point de vue élevé et terrestre (une montagne des Alpes, la tour Eiffel, un gratte-ciel...). Deuxièmement, le champ visuel perceptif occupe le volume d’un « cylindre » au centre duquel est placé l’observateur. Ce cylindre est borné en haut par le « toit », en bas par la « palissade » qui doivent cacher les bords du tableau et la charpente de l’édifice. Dans la représentation picturale, l’artiste, par un jeu de projections cylindriques et de corrections de perspective, crée l’illusion « réaliste » pour un spectateur placé au centre de la rotonde. Parallèlement, pour déployer le panorama textuel, le romancier convoque souvent la structure égocentrée et cardinale du « templum » (devant, à gauche, à droite) associée à la logique des plans (un « premier plan » par opposition à un « arrière-plan » dans un échelonnement de perspective). On relève toutefois une différence notoire : il se limite généralement à une semi-circularité qui balaye seulement un champ visuel de 180°, comme si, pour être « scriptible » et « lisible », la représentation littéraire du panorama devait exhiber ses « partis pris » : « intentionnalité » (paysage « miroir de l’âme », sociologie du « milieu »), «cadrage » (focaliser et « concentrer » la représentation), signification (fonction du panorama dans le roman...), autant d’aspects relativement absents du panorama circulaire « neutre » et « mimétique ». Ainsi, sur le plan textuel, le panorama complet de 360° est-il exceptionnel. Dans Les Rougon-Macquart, seuls Bonnemort au début de Germinal et Jean, au début de La Terre, décrivent-ils un panorama qui joint les quatre points cardinaux. En général, la description se scinde en deux vues semi-circulaires, distribuées en des lieux distincts du roman, comme le mentionne Zola dans les notes d’enquête de La Bête humaine, le roman des chemins de fer et de la folie homicide :

[...] on allait fumer sa pipe en regardant un admirable panorama, tout le Havre, le cours Napoléon d’abord, puis le bassin Vauban et tous les autres bassins, avec les navires, jusqu’à la mer. Cela n’empêchait pas qu’on jalousait les appartements de l’autre côté, sur la cour du départ (ce pourrait être le rêve de Séverine, et en le réalisant, j’aurais les deux horizons).15

La deuxième logique panoramique, qu’on peut baptiser « panorama aérien » désigne les « vues » obtenues à bord des ballons, des montgolfières ou des dirigeables. L’observateur, placé dans la nacelle et observant le sol de très haut, inscrit son champ de vision dans le volume d’un « cône » dont il est le sommet. Le périmètre à la base n’est plus proportionnel au balayage horizontal du regard comme précédemment, mais à l’angle que la vue plongeante fait avec la verticale. Cet angle varie entre deux positions : le regard à l’« aplomb » permet de voir l’ombre du ballon sur le sol (c’est un topos des carnets de bord d’aéronautes), et, à l’opposé, le regard porté au loin embrasse l’horizon (autre topos de la contemplation sublime). Les monuments et les reliefs, perçus à travers une projection verticale sur le plan terrestre, paraissent « aplatis » et schématisés, comme le remarque Camille Flammarion :

Un panorama toujours merveilleux s’étend sous nos regards toujours surpris ! Les vertes campagnes se succèdent, à peine ondulées, car les collines sont aplanies par la hauteur dominante de notre observatoire.16

Enfin, le panorama dit « mouvant » propose, lui, un défilement du paysage et non plus une rotation de l’observateur. Ce dernier se déplace, ou fixe le défilé de différents « tableaux » qui s’enchaînent. Longeant un site généralement « encaissé » (fleuve, chemin de fer, route, quai), il ne domine plus le spectacle mais le perçoit, soit à son niveau, si le paysage est une « plaine » soit par « en dessous », s’il s’agit de reliefs proches, vus depuis la fenêtre d’un train, le hublot d’une cabine ou la portière d’un fiacre, comme dans cet exemple d’À Rebours :

La pluie entrait en diagonale par les portières ; des Esseintes dut relever les glaces que l’eau raya de ses cannelures tandis que des gouttes de fange rayonnaient comme un feu d’artifice de tous les côtés du fiacre. [...] Un Londres pluvieux, colossal, immense, puant la fonte échauffée et la suie, fumant sans relâche dans la brume se déroulait maintenant devant ses yeux, puis des enfilades de docks s’étendaient à perte de vue [...].17

Ce défilement panoramique fut largement investi dans le « moving panorama », très à la mode aux États-Unis, vers 1850. Une toile, tendue entre deux cylindres et sur laquelle sont peints des paysages pittoresques, défile devant les yeux des spectateurs, installés dans un décor de théâtre (wagons ou bateau à vapeur).

Ces trois logiques panoramiques semblent radicalement différentes mais il n’est pas rare, pourtant, que la réalisation d’un type donné de panorama convoque deux logiques distinctes et ce, au nom même de l’illusionnisme que commande l’ambition de forger un réalisme mimétique. Ainsi les vues « aériennes » des croquis d’aéronautes servent-elles souvent à réaliser les panoramas « circulaires », comme l’explique Maupassant :

Puis-je commettre une indiscrétion ? L’éminent géographe, M. Liénard prépare avec M. Jovis une des attractions futures et certaines de l’Exposition universelle. De la nacelle d’un ballon, élevée seulement de douze mètres au-dessus du sol, on pourra voir sous ses pieds Paris, avec tous ses monuments, ses rues, ses environs, et le cœur même de la France jusqu’à la mer, jusqu’au Havre, car l’effet d’optique de cet étonnant panorama en relief, d’une exactitude absolue, sera obtenu d’une hauteur fictive de 2 500 mètres.18

Autre association possible : le panorama mouvant, en tant qu’il propose un défilement inscrit dans la durée, s’associe volontiers à la logique du diorama. Par exemple, le panorama de William Burr (1849) incorpore les variations du jour et de la nuit, ou l’alternance astrale du soleil et de la lune.

Pour distinguer un peu plus ces trois types de panorama, il faut insister, en quelques lignes, sur leurs fonctions et leurs usages topologiques. Le panorama circulaire relève sans doute d’une topologie du « relief » (hauteur et nivellement, mise en « relief » des premiers plans) et d’une logique du « contraste » (la ville comme mosaïque de monuments, de quartiers anciens et nouveaux). Au contraire, le panorama aérien, met en place une topologie du « cadastre » qui unifie et concentre, tout en éliminant les scories de petite taille (habitants, animaux, véhicules) : il révèle les grandes « lignes » et les formes harmonieuses d’un espace « étalé » et « géométrisé », privilégiant ainsi la structure d’ensemble sur le détail. Les usages cartographiques, militaires ou géo-politiques de ce type de panorama s’avèrent fréquents (ballons-captifs). Le regard omniscient du stratège domine l’échiquier des opérations et des déplacements en cours sur le terrain de bataille, comme il le ferait sur une carte d’état-major. Ainsi dans La Débâcle, roman de la guerre de 1870 à Sedan, le panorama du champ de bataille, du haut de la Marfée, est-il observé par le roi Guillaume depuis un point d’observation assimilable à une « nacelle » :

Dès sept heures, il était venu de Vendresse où il avait couché, et il se trouvait là-haut, à l’abri de tout péril, ayant devant lui la vallée de la Meuse, le déroulement sans bornes du champ de bataille. L’immense plan en relief allait d’un bord du ciel à l’autre [...]19

Les regards de l’Empereur, échappant à toute contrainte et aux illusions d’optique, stimule le raisonnement tactique, l’anticipation et la pensée synoptique, là où le panorama circulaire, soumis aux effets séduisants mais trompeurs de la perspective, appelle souvent, de la part du spectateur, contemplation et sensibilité20. La recherche d’une synthèse, parfois difficile à réaliser autrement, justifie donc souvent le panorama « aérien ». Par exemple, lorsque Michelet ambitionne d’écrire une « Histoire du xixe siècle », le jugement d’ensemble du « panorama historique » ne peut-il s’effectuer, non plus depuis le sommet d’une montagne, mais, plus radicalement, du haut d’une nacelle, tellement le « format » de cette histoire est gigantesque :

On ne peut comprendre un siècle qu’en le voyant dans son ensemble [...] Je suppose que vers 1800, sans rien savoir de notre Europe, je la regarde d’en haut, par exemple du haut d’un ballon. Quelle chose frappera ma vue ?21

Le panorama « aérien » pose donc, dans un sens métaphorique, le problème de la « distance » et de « l’échelle » dans la représentation textuelle : la question des « points de vue » dans le roman, en particulier celle de la vision omnisciente (écriture « du point de vue du Bon Dieu » comme le dit Flaubert), dans la création balzacienne ou zolienne a quelque lien avec la situation spatiale de Michelet, perché dans sa nacelle :

C’est un de mes principes qu’il ne faut pas s’écrire. L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant qu’on le sente partout mais qu’on ne le voie pas.22

La problématique reste bien celle des dispositifs (fûssent-ils aéronautiques, textuels, architecturaux) que l’artiste se donne pour mener à terme un projet encyclopédique « à grande échelle ». Comme le dit Sandoz, dans L’Œuvre, il faut trouver l’« arche immense » qui permet d’y loger « le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne ».

Enfin, le panorama « mouvant » propose une forme de topologie de « façade » où le regard de l’observateur, soumis à la vitesse de défilement, est contraint à une lecture linéaire du paysage. Cette représentation, relativement « dirigiste », n’échappe pas à la « platitude » du plan horizontal de projection, qui se confond souvent avec les façades des bâtiments, dans le cas de décors urbains. L’esprit aspire alors à dépasser cette « avant-scène » au cours d’une démarche herméneutique qui devient un véritable topos (la « fenêtre » chez Baudelaire, Balzac, Zola) : soulever les toitures (complexe d’Asmodée) et « rêvasser » devant les façades, comme Frédéric sur le Ville-de-Monterau,

Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s’étalait devant sa façade ; et des avenues s’enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles.23

Séverine contemplant les paysages depuis le train de La Bête humaine ou des Esseintes, regardant Paris par la portière de sa voiture, révèlent une même posture :

Au bruit monotone des sacs de pois secoués sur sa tête par l’ondée dégoulinant sur les malles et sur le couvercle de la voiture, des Esseintes rêvait à son voyage.24

Néanmoins, la déflation d’information qui résulte de la « platitude » du panorama mouvant dégage en contrepartie les données structurales essentielles du décor : gradients (façades de plus en plus « lépreuses », paysages de moins en moins « hospitaliers »), rythmes (symétrie et composition du bâti...) et enchaînements (« mélodie » de toits...), comme l’illustre cette vision apocalyptique extraite de La Débâcle où Jean et Maurice descendent la Seine en barque, au milieu de Paris enflammé :

Ni l’un ni l’autre ne parlaient plus, épouvantés de l’exécrable spectacle qui se déroulait. À mesure qu’il descendait la rivière, l’horreur semblait grandir, dans le recul de l’horizon. Quant ils furent au pont de Solférino, ils virent d’un regard les deux quais en flammes.25

Associé étroitement au passage irréversible du temps et à ses topoi, le panorama mouvant, inscrit dans la durée, représente souvent des spectacles fortement narrativisés (Couronnement de George IV, batailles napoléoniennes) au point que, comme c’est le cas pour le Mississippi depuis l’embouchure du Missouri jusqu’à la Nouvelle-Orléans de John Banvard (1846), le peintre en personne, juché sur une estrade, nourrisse d’anecdotes le défilé du panorama. Après cette brève mise en place théorique, je voudrais examiner de plus près l’investissement de ces modèles dans l’acte de création littéraire, en particulier chez Émile Zola.

LOGIQUE PANORAMIQUE CHEZ ZOLA

La poïétique du panorama textuel, dans les avant-textes, combine ces trois logiques visuelles. Zola fait feu de tout bois pour naturaliser tel « artifice », optimiser tel « effet scopique », justifier tel « point de vue » et, in fine, rendre acceptable le « mentir-vrai » de la description spatiale. Mais ce bricolage s’avère nécessaire. La convocation d’un outillage important sert à résoudre des difficultés posées par le cahier des charges du panorama textuel : problèmes de « plans » (les effets de perspective et de structuration), de cadrage (les dimensions du format) et enfin de point de vue (les lignes de mire). Trois questions, propres à la poétique du panorama, qu’il convient d’aborder successivement après avoir donner, à titre d’illustration, cet extrait de La Débâcle, où se combinent, dans la vision interne du personnage, les trois logiques panoramiques mises théoriquement en place précédemment :

Les toits s’embrasaient, gercés de lézardes ardentes, s’entrouvant, comme une terre volcanique, sous la poussée du brasier intérieur. <logique aérienne, regard surplombant> Mais surtout, le pavillon de Flore, allumé le premier, flambait, du rez-de-chaussée aux vastes combles, dans un ronflement formidable. <regard en contre-plongée depuis la barque> [...] Et, c’était enfin, derrière, d’autres incendies encore, les sept maisons de la rue du Bac, les vingt-deux maisons de la rue de Lille, embrasant l’horizon, détachant les flammes sur d’autres flammes, en une mer sanglante et sans fin.<logique circulaire, plans et horizon>26

La première phase génétique, qui inaugure la réalisation du panorama, débute le plus souvent par une série d’enquêtes sur le terrain qui permet au romancier un levé topologique précis : toponymie, mention des reliefs (coteaux ou monuments), des traits géophysiques saillants (fleuves, routes, forêts...). Hormis ce travail de documentation « classique », la visée panoramique affleure dès l’instant où le romancier traque de façon obsédante l’« efficience scopique ». En effet, trouver un point de vue dégagé et intéressant, au regard des « attentes » du lecteur, devient pour Zola un véritable défi :

Pour avoir l’enfilade de la Seine, il faut mettre la maison au haut de la pente du Trocadéro.

Commence alors une recherche presque « maniaque » de ce lieu idéal dont le repérage se fait au mètre près :

On monte aussi pour y arriver. Mais de là on voit mieux [...]. De la place de l’hôtel de ville la vue reste la même, au fond, vers Passy. Seulement l’horizon s’y ouvre davantage.27

Quand cet idéal de « transparence » visuelle ne peut être atteint physiquement, en raison de l’éloignement du site, le romancier ne capitule pas. Il s’aide alors d’un panel de représentations polysémiotiques qui se substituent à l’enquête sur le terrain et la prolongent (photographies des ponts de Paris, gravures diverses, plans et cartes) :

Seine large et régulière, la Seine tourne et le fond qui s’élève, l’immense lointain : le prendre sur le plan.28

Ce travail préparatoire de documentation topographique, qu’on dit typiquement « naturaliste », n’est pourtant pas étranger à la technique des peintres de panoramas. Comme le rappelle Bernard Comment, les panoramistes réalisaient aussi des relevés sur le terrain qui attestaient l’exactitude de la représentation définitive. Horner, pour sa vue de Londres alla même jusqu’à s’installer au sommet de la cathédrale St. Paul pour effectuer des croquis qu’il vérifiait ensuite sur le terrain.

Toutefois ce souci d’exactitude ne relève pas seulement du projet encyclopédique. Il provient, plus spécifiquement, d’un « illusionnisme » ambitieux propre à la peinture panoramique. En effet, dans la contemplation « réelle » d’un paysage, la précision figurative décroît avec l’éloignement. Les limites de l’accommodation de l’œil humain impliquent une perte de netteté quand le regard se porte à l’arrière-plan, vers l’horizon. Or, l’un des charmes du panorama peint réside dans le « gain visuel » assuré par l’artifice d’une double accommodation qui conjugue la précision dans le « lointain » comme dans le « proche ». Le panorama naturaliste jalouse cette rhétorique picturale, comme le prouvent ces  extraits de La Débâcle et du brouillon d’Une Page d’amour, où Hélène, l’héroïne, contemple les divers visages de Paris, depuis les hauteurs de Passy :

Sous le jour finissant, l’immense horizon avait une douceur profonde, d’une limpidité de cristal.29

Mais à mesure que la bande bleue grandissait du côté de Montmartre, une lumière coulait, limpide et froide comme une eau de source, mettant Paris sous une glace où les lointains eux-mêmes prenaient une netteté d’image japonaise.30

Pour rivaliser avec la peinture, Zola prend soin, dans ce roman, de situer ses cinq « tableaux de Paris » à la limite de la logique circulaire et aérienne : sites d’observation surplombants (« La rue des Réservoirs, le point culminant »), assimilables à une nacelle de ballon (« Paris, dans l’abîme qui se creusait au pied de la maison [...] déroulait sa plaine immense »), à ce point obsédant, qu’il hante le paysage :

[...] le Panthéon bleuâtre, assis carrément sur une hauteur, dominait la ville, développait en plein ciel la fine colonnade qui en supporte la coupole, immobile dans l’air avec le ton de soie d’un ballon géant <captif> .31

Ce parti pris tactique se généralise, dans les notes d’enquête d’autres romans. Il offre au romancier une palette remarquable de focalisations possibles (du « coin » à l’« horizon ») en rendant acceptable, pour le lecteur, le passage d’un champ de vision plutôt « cylindrique » (Hélène voit « devant elle ») ou plutôt « conique » (Hélène voit « sous elle »). Ainsi, le premier panorama, qui décrit « la mousseline flottante » noyant la ville, les dômes des monuments ou le « puits empesté »32 de Paris, tire-t-il parti des effets qu’offre la logique « aérienne ». Il suffit pour s’en assurer de le comparer aux panoramas écrits par les aéronautes en ballon :

De vastes prairies paraissent inondées ; elles sont simplement couvertes de brouillards blancs, qui de loin offrent l’aspect de grands lacs. Lorsque nous passons au-dessus de ces brouillards, ils semblent un duvet tombé sur les campagnes.33

Inversement, la description des « façades tournées vers le Trocadéro », des « verrières du Palais de l’Industrie » ou des « boutiques » se rattache davantage au panorama « circulaire ». Zola manipulant avec subtilité et nuance ces deux logiques visuelles, le lecteur les estime le plus souvent crédibles. Cependant, des frictions persistent dans certaines situations descriptives précises. Ainsi, le choix de la logique panoramique pose problème dans la perception de l’« horizon », cette variable topologique qui se modifie avec la hauteur du point de vue. Comment faire décrire avec netteté les horizons, sans brouiller le point de vue interne par l’omniscience réservée au narrateur ? Hormis le classique décrochage énonciatif (le pronom « on »), Zola invente un artifice rhétorique, une sorte de « prétérition spatiale » :

 [...] un pêle-mêle de ville sans fin, dont les faubourgs hors de la vue semblaient allonger des plages de galets [...].

[...] une poussière qui emplissait les lointains de la ville de ces myriades de soleils, de ces atomes planétaires que l’œil humain ne peut découvrir.34

La mention de cet horizon « visible-invisible », qui esquisse une « frontière », est peut-être un héritage des ambitions de la peinture « en panorama ». Mais si le romancier la fait sienne, c’est pour immédiatement la problématiser et s’en distancier, comme le prouve l’instauration de « cadres » et de balises ostentatoires, qui limitent le champ de l’illusion. En effet, la peinture panoramique circulaire, contrairement au diorama, produit l’illusion mimétique en niant la présence de tout « cadre » grâce à une série de « caches » dont la représentation littéraire ne peut — ou ne veut pas — profiter. La situation semble la suivante : la description exige, presque par « éthique » (B. Comment), cadrage, focalisation et réticulation, là où le panorama vise l’infini, le décadrage, l’illusion parfaite et l’oubli de la « forme ». Or, généralement, l’œuvre d’art use de l’« illusion » dans la mesure seulement où le récepteur en reste conscient, le cadre étant ce qui fonde la conscience de l’artifice35. Le panorama textuel se trouve donc pris en étau, entre sa nécessaire « motivation » qui implique des « perspectives » thématiques, lexicales, topiques et son « fantasme » encyclopédique de tout nommer et de tout décrire. D’où certains dispositifs sémiotiques qui maîtrisent l’« étendue » de l’espace topographique et descriptif. Les brouillons définitifs d’Une Page d’amour révèlent un travail minutieux pour disposer un système de cadrage intégré au panorama. Les « variantes » amplifient certes le gigantisme (« grand Paris élargi »), l’impression d’« infini » (« ville sans fin », «horizon étendu », «déroulant sa plaine immense ») mais, en même temps, elles suggèrent un espace « circulaire » et clos, sous la forme d’encerclement, souvenir des rotondes du panorama :

Les vapeurs, tout à l’heure si profondes, s’amincissaient, devenaient transparentes, en prenant les colorations vives de l’arc-en-ciel.36

Maintenant, les vapeurs, également épendues sur tous les quartiers, arrondissaient un beau lac, la surf aux eaux blanches et unies. Seul, un courant plus épais marquait d’une courbe grise le cours de la Seine.37

Plus radicalement, la logique radio-concentrique construit les principes de la focalisation et de la concentration descriptives en jouant sur les fluctuations climatiques (brume, pluie, brouillard, éclaircies). Plus qu’un décor, elles constituent, sémiotiquement, autant de « voiles » et de « filtres » qui règlent l’« épiphanie » panoramique :

 Une trouée bleue s’était faite sur Paris au-dessus de la ville, s’élargissant lentement.

Au premier rayon qui était tombé sur Notre-Dame, d’autres rayons avaient succédé, frappant la ville.

On en voyait la poussière d’or filer comme un sable fin, s’élargir en vaste cone, pleuvoir sans relâche sur le quartier des Champs-Élysées.38

 À partir d’un « coin » ou d’un quartier « illuminé », la description panoramique ouvre progressivement le champ visuel — tel un diaphragme photographique — à mesure que se dégage le ciel, se lève le soleil ou que le regard d’Hélène remonte la coulée de la Seine pour se perdre à l’horizon :

Puis Hélène leva les yeux ; mais la foule s’émiettait et se perdait, en poussière les voitures elles-mêmes n’étaient plus devenaient des grains de sable ; il n’y avait plus que la carcasse gigantesque de la ville [...].39

Ajoutons au passage que ces motifs de la « trouée » ou du « cône » font écho à toutes sortes d’objets qui cherchent à naturaliser les bordures de la représentation spatiale, tout en attirant l’attention sur un système optique particulier : bataille de Sedan vue dans le « binocle » de Weiss, dans la « lorgnette » de Delaherche — scène que Zola programme dès les notes préparatoires de 1869 (« Une bataille dans une lorgnette, par un jour de soleil ») — ou dispositif classique du « hublot » :

Quelquefois, par les hublots, on voyait glisser le flanc d’une barque qui accostait le navire pour prendre ou déposer des voyageurs. Les gens attablés se penchaient aux ouvertures et nommaient les pays riverains.40

Dans ces cas, le mouvement de l’appareil optique ou du bateau supplée au champ visuel contrôlé par des agents atmosphériques et permet aussi d’accorder le déploiement de la description aux contraintes du déroulement narratif : créer des effets d’attente, ménager une rencontre, dans l’exemple de L’Éducation sentimentale.

Malgré tout, il faut insister sur la spécificité des procédés zoliens qui, systématiquement, reposent sur une structuration d’ensemble souvent schématique (cadre, cercle, ellipse, croisée...). Dans Une Page d’amour, l’ouverture progressive du diaphragme panoramique (du plan rapproché au plan d’ensemble) est contrôlée par un système de « cadres » et de « caches » emboités, naturalisés par le décor. Ils soumettent la perception de l’héroïne à des « angles morts », jusqu’au moment où l’émergence d’un « hors-champ », libéré « miraculeusement » de ses nappes nuageuses, assure la transition vers un cadre plus vaste. Par ce procédé de « débordements » successifs, absent du panorama « brut » pris sur le terrain, la vue panoramique paraît s’agrandir, dépasser les limites de la ville et inscrire en son sein le ciel, les étoiles et l’univers entier. Puis le processus s’inverse, niant ainsi l’ouverture infinie, le mouvement devient radial centripète. Tel est le grand souffle de la respiration panoramique :

L’immense horizon plat agrandissait encore la cité géante. À gauche seulement, les buttes Montmartre et les hauteurs du Père-Lachaise bossuaient la ligne, qui s’arrondissait sous une dentelure <cassure>, prolongeant Paris jusqu’au bout du ciel. Et ce ciel, d’une <ardente> pureté, était comme une grande clarté vibrante, allumée pour une apothéose <épandue sur> l’océan des toitures.41

Dans les tableaux de la gare Saint-Lazare, au début de La Bête humaine, Zola réinvestit ce procédé qui lui permet de régler la profondeur du panorama par le choix de micro-scènes judicieusement disposées. Ce n’est plus le décor « céleste » (pluie, brume, brouillard) qui règle le déploiement du panorama, mais le regard progressivement lointain, porté par la ligne « de fuite » du chemin de fer :

Il n’apercevait pas celle-ci, arrêtée au-delà du pont de l’Europe. (panorama 1)

Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs de tampons annonçaient l’attelage imprévu de voitures qu’on ajoute. (panorama 2)

[...] dans cet effacement, au lointain, se croisaient sans cesse les départs et les arrivées de la Banlieue et de la Ceinture. (panorama 3)42

À l’inverse d’Une Page d’amour, le repliement centripète et égocentré n’est pas en jeu dans le dernier panorama de La Bête humaine. Cassant la logique attendue, le crépuscule qui tombe sur la gare détruit toute perception d’espace et tout mouvement de repli. Le panorama qui suit l’aveu de Séverine s’abîme dans le néant de la nuit où ne se produisent qu’« embarras » et « confusions », symboles des identités brisées, du retour sur soi impossible. Le développement radial de la vue panoramique convient donc particulièrement aux paysages « miroirs de l’âme », bien que Zola renouvelle complètement le topos romantique de ces « correspondances » poétiques. La composante « lyrique » dominante s’inscrit symboliquement dans la concentration ou la vaporisation circulaires du paysage, même si, à la langueur amoureuse d’Hélène répond la jalousie hystérique de Roubaud, qui entrave la « respiration » harmonieuse du panorama nocturne.

La seconde logique de focalisation panoramique se construit sur une appréhension géométrique et perspectiviste de l’espace, différente des lignes courbes investies dans Une Page d’amour. La recherche d’un quadrillage éloigne la description de l’épiphanie sublime, étrange ou terrible. Le panorama élabore un ordre « classique » qui renvoie à une norme souvent picturale : logique des plans étagés, des perspectives, des lignes et des points de fuite qui demande un « calage » de la structure taxinomique sur celle du tissu urbain (autant de plans que de « ponts » ou de « toitures ») . Un modèle de ce type se trouve en particulier dans les romans qui prennent pour thème la peinture, ou mettent en scène des regards de peintres (L’Œuvre de Zola, Manette Salomon des frères de Goncourt, Le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac) :

D’abord, au premier plan, au-dessous d’eux, c’était le port Saint-Nicolas [...]. Puis, au milieu, la Seine vide montait [...]. Et le pont des Arts établissait un second plan [...]. Tout le fond s’encadrait là, dans les perspectives des deux rives.

Devant eux, c’étaient d’abord des toits pressés, aux tuiles brunes [...]. Sur le quai, les carrés de maisons blanches [...] formaient et développaient comme un front de caserne [...]. Au-delà de cette ligne nette et claire, on ne voyait plus qu’une espèce de chaos [...].43

Dans ces deux types d’organisation, le cadrage du panorama repose sur un étagement de plans qui favorise la perception rationnelle d’une ville maîtrisée et homogène. En réaction à cette géométrisation « classique », Hugo, dans le chapitre « Paris à vol d’oiseau » de Notre-Dame de Paris, présente l’histoire de la capitale suivant les « masses », les « pâtés » et les « quartiers » qui en composent les grandes périodes, sans se soucier d’une structuration d’ensemble. Privilégiant une esthétique de l’« échantillonnage » architectural, Hugo dresse le panorama historique à partir d’une perception fragmentée qui favorise la monographie archéologique de tel monument ou de tel coin de Paris. Ce rendu « baroque » et « luxueux », dont le « damier » est le repoussoir anti-haussmannien, présente le danger de « pulvériser » le panorama, risque d’illisibilité que reconnaît l’écrivain :

Maintenant, si le dénombrement de tant d’édifices, quelque sommaire que nous l’ayons voulu faire, n’a pas pulvérisé, à mesure que nous la construisions, dans l’esprit du lecteur, l’image générale du vieux Paris, nous la résumons en quelques mots.44

Toutefois, l’existence d’un dispositif « cadrant » n’est pas le seul aspect qui problématise les rapports du panorama pictural avec le panorama textuel. La description doit, en plus, construire un paysage dont la configuration géographique accepte la création d’un système de « lignes de mire », qui organise au mieux le panorama et distribue d’éventuels commentaires. Cette question constitue le troisième principe de la poïétique du panorama.

Précisons très rapidement, car ce n’est pas le cas général, que cette topologie peut respecter un modèle intertextuel. Les perspectives choisies par Zola pour les cinq « tableaux » d’Une Page d’amour correspondent à trois « lignes de fuite » qui donnent au panorama son étendue : Champs-Elysées, Madeleine, Opéra, colonne Vendôme pour la rive droite ; dôme des Invalides, Saint-Sulpice et Panthéon pour la rive gauche et l’axe de la Seine au milieu. Elles résultent du croisement intertextuel du Père Goriot de Balzac et d’une observation directe. À la clausule du roman, Rastignac monte sur les hauteurs du Père-Lachaise et, de ce point de vue symétrique à celui de Passy dans le repère formé par la « grande croisée de Paris », admire le panorama :

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : « À nous deux maintenant! »45

Lorsque Hélène focalise son regard sur des « coins » de la capitale, le champ de vision reste borné, comme chez Balzac, par ces deux signaux géodésiques (colonne Vendôme et dôme des Invalides). Au-delà, c’est l’ensemble des panoramas balzaciens et le souvenir, même vague, d’une composition réussie qui influencent, par intermittence, le choix des faisceaux visuels (« magnifique coupole du Panthéon », «élégante lanterne des Invalides », «tours grises de Saint-Sulpice »... dans La Femme de trente ans)46.

Dans l’avant-texte, la construction de ces lignes de mire s’effectue sur des supports variés, qui permettent de simuler et de conserver des dispositifs. En particulier, les annotations manuscrites de certains croquis servent à caractériser les données géophysiques du paysage de telle sorte que les foyers scopiques soient cohérents. Un système de fléchage définit la trajectoire du soleil (croquis de l’Hôtel Menier), un « templum » déploie les directions cardinales (croquis du quartier du Rêve), de simples segments rayonnants symbolisent les lignes de mire du panorama (croquis de Passy). Enfin certains « reliefs », déjà définis dans l’Ébauche, sont à nouveau inscrits sur le croquis : « Pli de terrain », « gouffre à pic », « parterre en pente » (croquis de La Faute de l’abbé Mouret). Toutes ces indications programment puis guident, dans le roman, les modalités du regard panoramique, sans empêcher pour autant quelques « ratés » directionnels : confusion de la droite et de la « gauche » sur le croquis du Paradou (les rochers sont en fait à droite et la prairie à gauche) ou dans les corrections d’« épreuves » (panorama de Paris dans La Curée) :

[...] le soleil se couchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fonds s’emplissaient d’une brume légère, une poussière d’or, une rosée d’or tombaient <t> sur la rive gauche de la ville du côté de la Madeleine et des Tuileries.47

La construction des lignes de mire n’affleure pas uniquement dans les dessins. Elle s’origine dès les reportages sur le terrain de certains romans comme Le Ventre de Paris ou L’Œuvre. Loin d’être un simple relevé documentaire, ces reportages possèdent des fonctions pratiques : ni les points de vue, ni les sites décrits ne sont choisis au hasard. La description du décor urbain repose souvent sur une multiplication d’instantanés et de focalisations. Il ne s’agit plus de trouver « le pivot » fixe à partir duquel on embrasse le paysage par rotation, comme dans les panoramas de la Beauce (La Terre), du Havre dans La Bête humaine (une marquise au-dessus de la gare) mais d’élaborer le réseau des sites d’observation qui déploie des plans partiels, presque cubistes, attaquant sous différents angles et sous différents éclairages le décor urbain. Ainsi, lors du montage dans les Plans, le romancier pourra choisir, parmi les « possibles » scopiques, les lignes de mire qui conviennent le mieux à la situation descriptive mise en place, parfois tardivement. Le stockage de cette panoplie explique les interminables déambulations en forme de boucle et d’allers-retours, sur les quais de la Seine, dans les Halles et sur le terrain de bataille de Sedan. Elles ne trahissent pas simplement un caractère « obsessionnel », mais une recherche des divers aspects d’un même site. Ainsi le quai des Ormes est-il décrit depuis le quai de Bourbon, avant que le romancier ne s’y rende. Les descriptions se complètent, dans la mesure où la perception du contexte urbain est à chaque fois différente et que Zola a le souci d’en dégager, ce que K. Lynch nomme une « lisibilité » (un schéma d’ensemble) et une « imagibilité » (des images mentales) :

Le Petit Matelot, spécialités pour canotiers. L’un des deux ponts. Les fentes de la rue de la Masure et du Paon-blanc. Le Vrai matelot, Hôtel de Bourgogne, affreux. Quelques ormes, les autres remplacés par des platanes.

Et encore quelques ormes, les autres remplacés par des platanes, jeunes en 63. Les fentes de la rue de la Masure, assez large et du Paon blanc, à peine large d’un mètre, grands murs crépis surplombants, des ouvertures carrées.48

Il est donc rare, surtout dans L’Œuvre de trouver des panoramas où les lignes de mire respectent les lois de la perspective. L’« ekphrasis » très picturale de la Cité, prise depuis le pont des Saints-Pères et destinée à devenir le sujet du grand tableau de Claude, constitue le seul panorama « classique » des notes d’enquête. Mais il doit être pris comme un beau « cliché » : n’est-il pas le frontispice du journal L’Illustration ? Le « cadre » se superpose idéalement aux « coulisses » urbaines (« à gauche, le quai du Louvre » ; « à droite l’Institut »), l’île Saint-Louis fournit le point de fuite, et l’équilibre de la composition est renforcé par « les deux larges trouées de la rivière » qui entourent le « navire » de la Cité. Cet emboîtement qui stabilise la représentation reste une exception. Le plus souvent, un système souple de points d’observation délocalisés multiplie, pour un même lieu, les angles de vue (vue frontale, de profil, de trois-quarts) comme pour construire, par rotation, plusieurs « toiles » susceptibles de se combiner, suivant un principe constructiviste. Ces « cellules de base », sortes de micro-panoramas, s’associent en s’additionnant ou en se superposant. Il faut donc noter, dans le travail de construction des panoramas textuels de Zola, la complémentarité de l’espace phénoménologique, dont l’écrivain est le centre, et de l’espace cartésien des plans, des cartes et des visions surplombantes. Les Ajouts et le second Plan détaillé se chargent ensuite de « formater », de suturer et de distribuer les séries panoramiques :

Reprend* les quais, où ils ont eu le commencement de leurs amours. Soleils couchants. Et maintenant la Cité, le cœur de Paris, pour le tableau (Notes), Montmartre (Notes),49

et le supplément cartographique, rivalisant avec la peinture panoramique, prolonge les horizons lointains de la description textuelle. À une injonction des notes (« l’immense lointain : le prendre sur le plan »), répond dans le roman un effet de clôture impressionniste, soutenu par une parataxe imitative :

[...] c’étaient le Louvre, les Tuileries, puis, au fond, par-dessus Grenelle, les lointains sans borne, les coteaux de Sèvres, la campagne noyée d’un ruissellement de rayons. (L’Œuvre).50

Cette technique du collage se vérifie aussi dans un roman comme La Débâcle, où les documents militaires, venant compléter les levés topographiques pris sur le terrain, donnent au panorama une coloration technique et tactique.

La valeur créatrice et artistique du collage textuel dans l’avant-texte ne fait aucun doute : le « panorama » réclame un travail de suture qui, non seulement rattache les « morceaux », mais encore privilégie les effets d’espace, par le choix d’un lexique porteur de sèmes spatialisants, organisé et déployé. La technique de l’« ellipse », par évidement ou synthèse permet, au cours des réécritures, de structurer la représentation spatiale des notes d’enquêtes, chargées et désordonnées. Certains termes synthétiques transforment le « descriptif spatialisant » de l’enquête en « description de l’espace ». En particulier, le motif de l’« horizon », combiné à des « templa » sera investi au moment de la rédaction définitive du panorama afin de condenser la nomenclature des lieux. Dès lors, à l’énumération toponymique succède une représentation cardinale qui assure un effet de distance et d’étendue. Le « clocher de Saint-Gervais, les paratonnerres de l’Hôtel de Ville, les combles des théâtres » et « l’Arsenal, Saint-Paul, la colonne de Juillet », nommés dans les notes de terrain de L’Œuvre, deviennent, dans le roman, cet « horizon élargi qui s’éclairait, à gauche, jusqu’aux ardoises bleues des combles de l’hôtel de Ville, à droite jusqu’à la coupole plombée de Saint-Paul ». Dans le dossier préparatoire de La Bête humaine, les quais de la gare Saint-Lazare, alignés dans le croquis dessiné sur place par Zola, ne sont pas énumérés dans les panoramas du roman. Le romancier prend soin de structurer la représentation définitive à partir d’un « centre » rayonnant. On comparera les notes du reportage :

Plan de la gare en attendant que j’aie un croquis : près de la rue d’Amsterdam, la grande ligne, puis un bâtiment central où se trouve la poste et la bouilloterie ; au delà, la voie d’Argenteuil [...] ; une partie couverte pour Saint-Germain et Versailles ; et enfin Auteuil et la Ceinture, dans un petit hall mal couvert.

et le panorama dans le roman :

A gauche, les marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants, aux vitrages enfumés, celle des grandes lignes, immenses, où l’œil plongeait, et que les bâtiments de la poste et de la bouilloterie séparaient des autres, plus petites, celles d’Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture.51

Schèmes, ellipses, termes synthétiques et spatialisants contribuent à ramasser le panorama, dès lors plus dense et moins hypertrophié :

Paris qui reprend Claude peut me donner une série de tableaux vivement brossés, picturaux et intéressants, sans trop y insister.52

Cette étape de textualisation approfondit enfin la signification idéologique de la description. Elle réside en partie dans les limites physiques ou cognitives du « savoir-voir » de l’observateur. En effet, la circulation du regard dans le paysage trahit ce qu’est et ce que vit le personnage, dans, et par ce paysage observé. L’aspect construit ou fragmenté de la perception devient une « norme-évaluante » qui crée, en retour, « l’effet-personnage » (V. Jouve). Dans L’Assommoir, la « bande de Gervaise », montée au sommet de la colonne Vendôme ne sait que désigner « ponctuellement » des monuments ou retrouver des repères familiers (le marchand de vin). L’absence de structuration déictique par étagement de « plans » ou ventilation directionnelle du panorama annule, d’abord son « imagibilité » (K. Lynch) et interdit, ensuite, la prise de conscience politique (les beaux quartiers à l’ouest). En définitive, la « platitude » du panorama trahit la passivité et l’aliénation de masses ouvrières, étrangères à leur ville. Précisons que cette dénonciation n’est pas immédiate dans les Plans. En réalité, à un « topos » des rites populaires (« Puis la promenade sur les fortifications et le dîner ») Zola, se détachant de ses propres clichés, a substitué, dans le second Plan, l’espace parisien différentiel, révélateur de l’anomie et de l’exclusion sociale (« traverse* les Tuileries, vont sur la place Vendôme, montent dans la colonne, etc. »). Dans le roman, le panorama tombe donc « à plat », récupéré in extremis, par la prose poétique du narrateur. Mais la rupture logique et énonciative, n’en reste pas moins un acte de dénonciation :

Non, décidément, ça vous faisait froid aux boyaux. M. Madinier, pourtant, recommandait de lever les yeux, de les diriger devant soi, très loin ; ça empêchait le vertige. Et il continuait à indiquer du doigt les Invalides, le Panthéon, Notre-Dame, la tour Saint-Jacques, les buttes Montmartre. [...] Paris, autour d’eux, étendait son immensité grise, aux lointains bleuâtres, ses vallées profondes où roulait une houle de toitures.[...]53

La comparaison avec Bonnemort dans Germinal et Saccard dans La Curée s’avère sur ce point révélatrice. Dans le roman des terrains houillers du nord, Bonnemort, même dans le noir, sait situer les points stratégiques de la région : il n’oublie pas, de part la conscience ouvrière qui l’habite, qu’il se place sur un échiquier spatial et idéologique, qu’il y a le « ici » (les ouvriers), le « là-bas » (les actionnaires) et le « maintenant » (la crise). Quand à Saccard, le héros de La Curée, il acquiert son pouvoir thaumaturgique en pervertissant cette philosophie de la Centralité : la « grande croisée » est le pivot de la capitale qu’il faut toucher en plein cœur. Il envisage Paris non plus comme un ensemble conjoncturel de points épars mais comme une structure vivante à transformer54 :

— Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. Ils dégagent le Louvre et l’Hôtel de ville. Jeux d’enfants que cela.[...]

Depuis un instant, les brumes de l’horizon roulaient doucement des hauteurs, et elle s’imaginait entendre, sous les ténèbres qui s’amassaient dans les creux, de lointains craquements, comme si la main de son mari eût réellement fait les entailles dont il parlait, crevant Paris d’un bout à l’autre [...].

La poétique du panorama zolien, que notre analyse a esquissé jusqu’ici en quelques points (théorie, genèse, idéologie), reste assez incomplète sur le plan esthétique. Pour cette raison, nous souhaitons développer un aspect important, négligé jusqu’à présent, qui mérite quelques commentaires : celui de l’exposition lumineuse et des mouvements qui animent « le tableau ». Dans de nombreuses vues panoramiques écrites par Zola, la peinture d’une étendue spatiale est accompagnée d’une variation de la lumière qui vient en compliquer considérablement l’écriture. Ces descriptions se réfèrent non seulement au modèle du panorama mais encore à celui du diorama, mis en place théoriquement.

LOGIQUE DIORAMIQUE DANS LA DESCRIPTION

La logique dioramique assure l’animation du « panorama ». On la trouve dans un roman comme L’Œuvre où elle sert à produire tous les effets impressionnistes de miroitement et de variation lumineuse dans des « séries » de vues, qui déclinent les multiples couchers de soleil ou les divers états du temps.

Dès les dossiers préparatoires, le modèle du diorama, en tant que « superposition » de toiles, affleure dans le procédé sériel de l’énumération. Ainsi, dans le projet des Rougon-Macquart de 1869, et bien avant une quelconque enquête sur le terrain, Zola programme-t-il les multiples « tableaux » de la bataille de Sedan qui devront apparaître dans l’avant-dernier roman du cycle :

  • Une bataille au clair de lune

  • Une bataille par une nuit sombre

  • Une bataille dans une lorgnette

Le romancier poursuit son résumé de La Débâcle en caractérisant très clairement sa description de la bataille comme une « machine à exposition », en des termes qui font songer à l’animation du diorama :

Pas de terreur ni de pitié. Une sorte de théâtre mécanique. Des poupées propres qui ont l’air de se casser en deux, de courir, de faire des évolutions — La description de la scène.55

De telles programmations sérielles apparaissent dans les avant-textes d’Une Page d’amour (vue de Passy en automne et en hiver), du Ventre de Paris (les Halles le jour et la nuit), de L’Œuvre (les couchers de soleil), de La Bête humaine (le crépuscule et la nuit) et de La Débâcle (l’incendie de Paris dans la nuit).

Deux sous-types de « dioramas textuels » existent chez Zola : soit les modifications de la lumière se réalisent dans le cadre d’une seule description, soit elles se distribuent suivant les « états » du paysage qui élaborent, à travers leurs variations, leurs rythmes et leurs échos, une forme de chronologie interne. Ainsi en est-il des cinq descriptions de Paris depuis Passy ou des quatre panoramas crépusculaires distribués dans le premier chapitre de La Bête humaine. Ces différences ne supposent pas les mêmes contraintes ni les mêmes dispositifs. Dans le cas d’un « tableau » unique, la « machinerie » textuelle s’avère plus compliquée en raison des réglages nombreux et du simultanéisme des phénomènes qu’il faut concentrer et affiner. On en possède un exemple avec les consignes que se donne Zola dans les notes d’enquête de L’Œuvre :

Me servir de ce soleil qui s’incline peu à peu, dans la succession de la description ; et le faire enfin coucher dans la Seine, à droite du dôme. Il sera le lien pour ce côté, en noir de plus en plus ; et pour l’autre aussi, qu’il rougira davantage, à mesure que ses rayons deviendront plus obliques. Les tons changent.56

Dans le roman, la trajectoire du soleil, perpendiculaire à l’axe des deux quais, crée les modifications lumineuses qui transforment l’apparence des façades en vis-à-vis. Ces dernières s’apparentent en tout point à la toile transparente, peinte sur le recto et le verso, du diorama. En effet, le déclin du soleil sur-expose la façade en rive droite « rougeoyante » (« cette marge éclatante » écrit Zola) et sous-expose, par un éclairage indirect, la rive droite « charbonnée » (« cette marge sombre »). Les autres dispositifs optiques du diorama trouvent, par analogie, leurs correspondances textuelles. L’imparfait à valeur durative, la construction phrastique en hypotaxe qui, à l’opposé de la parataxe énumérative investie dans le panorama, élabore une poétique de la simultanéité, constituent quelques traits stylistiques de l’écriture dioramique. Les locutions conjonctives comme « tandis que », «pendant que » ou « à mesure que » articulent la comparaison constrastive des deux « toiles », inversement éclairées, et matérialisent ainsi le passage du temps et de la lumière :

D’un bout à l’autre, le soleil oblique chauffait d’une poussière d’or les maisons de la rive droite ; tandis que la rive gauche, les îles, les édifices se découpaient en une ligne noire, sur la gloire enflammée du couchant.57

Quant à l’apparition ou la disparition de motifs dans le diorama, on peut suggérer qu’ils se retrouvent dans les anamorphoses dont bénéficient les formes des monuments : « tours pointues », «ligne noire » d’un côté, « poussière d’or » et « courbe molle » de l’autre ; émergence de « falaises rocheuses » au « milieu d’une mer phosphorescente » à droite, ou effacement de « citadelles » et de « château de rêve », à gauche. Les verbes de mouvements, imperfectifs, assistent le dynamisme de la métamorphose : le pavillon de Flore s’« avançait », des boites de bouquinistes « commençaient » à envahir les parapets, la rive se « découvrait »... La fantasmagorie du mouvement, que Zola nomme, dans les notes d’enquêtes de L’Œuvre, le « tremblé de la peinture », est au cœur du projet de ces descriptions, comme il l’était dans celui du diorama. Il s’agit moins de tout voir que de reproduire, par le tremblé descriptif, la magie artistique d’un crépuscule urbain. Ces vues dioramiques proposent donc moins une vision « encyclopédique » du paysage qu’une forme d’envoûtement et de charme magique, qu’illustre le métalangage incorporé à la description : « illusion de la marée montante », «Elle se sentait dans un beau mensonge » (Une Page d’amour), « les grandes fééries de l’espace » (L’Œuvre).

Dans le cas de vues multiples, distribuées au fil de la trame narrative, les dispositifs et les contraintes se trouvent sans doute modifiés : la description ne s’inscrit plus, comme précédemment dans la logique d’une modulation « continue » mais dans celle d’une variation « discrète ». En d’autres termes, l’écriture cherche moins à fournir des effets de métamorphose et de glissement qu’à compiler des états fixés dans des « instants » : crépuscule précoce et tardif, nuit noire et lumineuse. En eux-mêmes, ces « états » ne relèvent pas de la logique dioramique, mais le système qu’ils constituent, lui, s’y réfère. De tableau en tableau, l’éclairage et le paysage se modifient, non dans la continuité mais sous forme d’« instantanés ». Dès lors, la poétique de ces « stades » est-elle spécifique. Premièrement, dès ses notes d’enquête, Zola pose la « carcasse » de son diorama textuel : il fixe deux états matriciels, inspirés par une observation réelle qu’il soumet ensuite à des variations imaginaires : une « gare » le jour et la nuit, un « quartier » couvert de neige ou découvert, tel paysage ensoleillé ou sous la pluie58. Au niveau même local de chaque « tableau », le romancier programme, dès les Plans, la superposition d’« écrans » qui graduent les variations lumineuses, suivant des règles logiques binaires d’addition (et...et) ou d’alternance (ou...ou) :

Dès que Roubaud entre dans la chambre [...], j’ai une courte description de la gare, qui est le début du livre. Le milieu de février 1869, temps de demoiselle, du soleil dans un peu de brume, temps doux et mou.59

C’est dire que l’écriture de ce type dioramique repose essentiellement sur deux « activités » : un pôle sémantique (décliner les paradigmes lexicaux de la lumière, de l’obscurité, créer des réseaux d’isotopies qui assurent une transition entre des états...) et un pôle scénarique (animer le paysage de micro-scènes qui s’appellent ou s’enchaînent d’un tableau à l’autre). Dans les deux cas, le romancier est en devoir de permettre au lecteur de repérer ce qui lie et ce qui distingue ces tableaux, malgré leur éloignement dans l’espace textuel. Leurs signes démarcatifs et les liens thématiques ou symboliques qui les unissent à la narration seront de la première importance dans la construction de l’unité et du sens. Ainsi, dans La Bête humaine, les trains, allégorie de la « destinée », servent, sur le plan thématique et métaphorique, la cohérence d’ensemble. Dans les Plans du roman, un folio des notes d’enquêtes établit la série complète des « ordres » et des déplacements possibles des machines de manœuvres, que le lecteur découvre dans les descriptions panoramiques de la gare Saint-Lazare :

— la machine qui repart seule

— le train arrivé qu’on débranche

— la machine qui retourne au dépôt toute seule

Ces micro-actions, distribuées judicieusement ou aléatoirement dans les tableaux successifs, créent des effets de continuité et de mouvement, presque brownien, qui donnent au lecteur un sentiment d’animation. Zola insiste suffisamment dans les Plans sur la vie trépidante de la gare pour qu’on y décèle l’influence du diorama, en particulier quand il fait apparaître ou disparaître les motifs qui composent la toile60 :

[...] au milieu de tout le mouvement de la gare, qu’ils aperçoivent, je voudrais la découverte de l’adultère [...]

Sur le plan topique, les images (métaphore, comparaison, oxymore) pourront créer un certain « transit » sémantique, par l’intermédiaire de sèmes migratoires. Ainsi, l’actualisation de la métaphore « femme-machine », ébauchée dès les notes d’enquête, dépasse dans le roman le simple « cliché » et stimule des correspondances poétiques. La machine est femme, la femme un pantin mécanique, l’impressionnisme symbolique des couleurs multiplie les valeurs du « rouge », et les oxymores (« bête humaine », «inconnu connu ») s’apparentent à des faisceaux de sens plus ou moins appuyés dont la logique binaire rappelle la combinaison des filtres et des deux écrans du diorama.

Ce serait réduire l’importance du modèle panoramique que d’en faire une simple métaphore de ces grands « tableaux » descriptifs auxquels Zola a tant travaillé. Il semblait plus stimulant de rechercher, en particulier dans le laboratoire de la genèse, les systèmes scopiques et les techniques d’animation réinvestis analogiquement dans la description des paysages et guidant, sur le terrain, la progression de l’enquête. Les panoramas de Zola se placent donc, pour un bon nombre, au croisement de la logique panoramique (l’espace) et de la logique « dioramique » (le mouvement), qu’ils assimilent et qu’ils critiquent dans le même temps. Outre les modèles médicaux (hérédité, physiologie...) bien connus, la création romanesque de Zola ne cesse donc de se nourrir des modèles scientifiques et industriels (la thermodynamique, l’optique) qui constituent son environnement direct, tant sur le plan des thèmes explicites (les Halles, le Bon Marché, les chemins de fer) que sur celui des structures induites61.

1  C’est une observation attribuée à Van gogh qui l’aurait prononcée en sortant du panorama de Mesdag. Pour une mise au point théorique et historique sur la question des panoramas, voir l’essai de Bernard Comment, Le xixe siècle des Panoramas, Paris, Adam Biro, 1993.

2  Voir P. Larousse, Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle, article « Panorama ».

3  H. Murger, Scènes de la vie de bohème, (1845), Paris, Gallimard, 1988, p. 245.

4  G. Bapst, Essai sur l’histoire des panoramas et des dioramas, Paris, Imprimerie nationale, 1891, p. 30.

5  G. de Maupassant a participé à un voyage en ballon (Le Horla). Il rapporte son expérience dans une chronique du Figaro. Voir Chroniques /3, Paris, UGE, « 10/18 », 1980, p. 309-337.

6  Voir à ce sujet la préface des R.M dans La Fortune des Rougon : mon œuvre « s’agite dans un cercle fini ; elle devient le tableau d’un règne mort ». Voir aussi la métaphore du « circulus » vital que Zola emprunte fréquemment à L’Introduction à la méthode expérimentale de Cl. Bernard.

7  cité par B. Comment, p. 113 (Henri Gervex, « Souvenirs », Revue de Paris, octobre-décembre 1923).

8  Sur la question du paysage en général, voir Le Paysage dans l’art de E. Carli (1980), Variations Paysagères de P. Sansot (1983), Composer le paysage, ouvr. coll. sous la direction d’O. Marcel (1989) ; voir aussi les écrits littéraires théoriques ou pratiques sur la composition des jardins de Delille, de Girardin, de Morel, d’Alphand...On peut aussi renvoyer aux notes de voyages de Hugo, Mérimée, Taine...

9  E. Zola, Le Roman expérimental (1880), GF, p. 234-235, « Du roman ». On a souvent reproché à Zola ses anachronismes, concernant en particulier la mention de monuments qui n’existaient pas encore. C’est comme si la logique panoramique (tout voir) primait sur la réalité. Voir sur les intentions « symphoniques » de Zola, A. Dezalay, L’Opéra des Rougon-Macquart, Paris, Klincksieck, 1983.

10  Pour toutes les citations des notes d’enquêtes, nous renvoyons à l’ouvrage d’H. Mitterand, Émile Zola. Carnets d’enquêtes, une ethnographie inédite de la France, Paris, Plon, 1986, « Terre humaine ».

11  Voir l’ouvrage d’Y. Luginbuhl, Paysages. Textes et représentations du paysage du siècle des Lumières à nos jours, Barcelone, La Manufacture, 1989. Sur le Paris de la Restauration, voir Balzac, Histoire et physiologie des boulevards de Paris.

12  H. de Balzac, Le Père Goriot (1835), Paris, Le livre de poche.

13  Daguerre, Description des procédés du daguerréotype et du diorama (1839), cité par B. Comment, p. 31.

14  G. de Nerval, dans L’Artiste du 15 septembre 1844.

15  Carnets, p. 534.

16  C. Flammarion, Voyages en ballon, Paris, A. Boitte, 1890, p. 36 et suiv. La préface de Flammarion pose clairement la question de la construction mentale de l’espace fictif chez le lecteur qui lit le panorama : « Les personnes qui ne sont pas encore montées en ballon pourront, après la lecture de ces pages, s’imaginer facilement avoir voyagé dans les airs sans avoir couru aucun danger ; elles pourront se former une idée des spectacles sublimes qui se développent dans les hauteurs aériennes [...]»

Pour une autre problématique (la blague et l’ironie) moins focalisée sur les panoramas que sur le ballon comme objet de fascination, voir Ph. Hamon, Expositions, Littérature et architecture au xixe siècle, Paris, Corti, 1989 et le numéro spécial de la Revue des Sciences Humaines, 200, 1985. Voir aussi l’art. « ballon » du G.D.U : «-FIg. chose futile et en quelque sorte gonflée de vent ». Sur cette idée de vacuité, on pense à l’attirance d’une Renée (La Curée) pour les « ballons » : « Elle avait parlé, dans la soirée, de faire un voyage en ballon avec un célèbre aéronaute dont tout Paris s’occupait ».p.375. Voir enfin certains canulars « 1900 » dans J.-C. Carrière, Anthologie de l’humour 1900, Paris, Les Éditions 1900, chap. « Les petits inventeurs ».

17  J.-K Huysmans, À rebours (1884), GF, p. 166. Voir l’étude de la « description ambulatoire » par R. Ricatte, La Création romanesque chez les Goncourt, Paris, A. Colin, 1953.

18  G. de Maupassant, op. cit., p. 318.

19  E. Zola, La Débâcle (1892), GF, p. 220.

20  L’aérostation brise définitivement l’association romantique du « point culminant » terrestre et du caractère « sublime » (« sub-limis ») de la représentation, comme l’illustre un pastiche de Poe dans The Balloon Hoax (« Le Canard au ballon »), (1844) : «Le temps était remarquablement beau, et l’aspect de la campagne placée sous nos pieds, une des plus romantiques à tous les points de vue, était alors particulièrement sublime. »

En introduisant le principe nouveau d’« accommodation » et de « bonne distance » relative, réglage qui, s’il fait défaut, fait chuter le « panorama » du sublime au grotesque, c’est toute l’esthétique du panorama « classique » qui est ébranlée. Comme l’écrit Camille Flammarion dans son carnet de bord, Voyages en ballon (1890) :

La première ville de l’Europe, la capitale de la Terre, Paris, s’est réduite pour nous aux dimensions des plans en relief que l’on voit au musée des Invalides. Vues de haut, toutes les perspectives sont changées. Les vastes avenues et les grands parcs sont devenues de minces allées et de petits jardins. Nous traversons un minuscule filet d’eau qu’on appelle la Seine. Quelques points de vue descendent même au grotesque.

Flammarion fait alors défiler une kyrielle de métaphores et de comparaisons grotesques qui sapent les fondements du sublime et, implicitement oriente l’utilisation des « ballons » vers des destinations plus scientifiques ou militaires (les « ballons-captifs »), et moins superficiellement touristiques : vu d’en haut, tout est « aplani » si bien que le palais du champ-de-Mars ressemble à « un petit rouleau de boudin blanc de Nancy », les bois sont « un plat d’épinards comme les tableaux de MM. X... et Y...» et une troupe de moutons ressemble « tout à fait à un essaim de ces petits vers blancs et courts que les pêcheurs appellent, je crois, des...asticots ».

21  J. Michelet, Histoire du xixe siècle, Préfaces, p. 58. Voir aussi son Tableau de la France, qui sert d’introduction.

22  G. Flaubert, lettre du 18 mars 1857 à Mlle Leroyer de Chantepie.

23  G. Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869), Le livre de poche, p. 10.

24  J.-K. Huysmans, À rebours, op. cit., p. 166. Pour une analyse de ces descriptions « désabusées », voir le livre de Cl. Mouchard, Un grand désert d’hommes (1851-1885), Les équivoques de la modernité, Paris, Hatier, 1991.

25  E. Zola, La Débâcle (1892), GF, p. 524. La vue panoramique appartient logiquement à la tactique militaire. Sans doute pour cette raison, de nombreux panoramas représentent de grandes batailles. Rappelons de ce point de vue, les nombreuses photographies prises après la Commune en 1871, depuis les tours de Saint-Gervais. Voir notre article, Topologie d’un champ de bataille, Poétique, n° 116, nov 1998.

26  Idem, p. 524.

27  E. Zola, Carnets, p. 41.

28  Idem, p. 280 à 283. Une lecture de L’Œuvre pourrait consister à lire ce roman comme une mise en abyme de sa propre genèse. Dès l’abord le thème de la création est présent dans les avant-textes : « J’y raconterai ma vie intime de production », Claude est « un écho pratique et résigné ». Dans le roman, l’acte de création du grand tableau de la Cité est une sorte d’allégorie de l’acte de création des panoramas de Paris. En effet Lantier échoue là où Zola a réussi : représenter le cœur de Paris. On pourrait alors trouver dans la méthode de Lantier une image étiolée de la méthode zolienne : Claude peint quelques vues « hétérogènes » (Zola construit un réseau), il ne parvient pas à mettre sa peinture « au carreau » (Zola s’est unifié chaque partie pour obtenir un tout harmonieux) etc.L’Œuvre ou le roman de la genèse.

29  E. Zola, La Débâcle, p. 192.

30  BNF, Ms., NAF 10318, f° 75.

31  BNF, Ms., NAF 10318

32  BNF, Ms., NAF 10318, f° 78.

33  C. Flammarion, op. cit., p. 47.

34  La notion de « cadre » est extrêmement fréquente, dans le discours des « carnets de bord », des « Souvenirs » ou des « Chroniques ». De comparaisons analogiques qui réduisent l’« échelle », condensent et miniaturisent le panorama « infini » pour qu’il coïncide, le moins « paradoxalement » possible avec les limites d’un « cadre » rationnel qui le borne : « une plaine illimitée [...] que de nouveau je ne puis mieux comparer qu’à une splendide carte géographique » (C. Flammarion). « L’île de Zanzibar s’offrait tout entière à la vue et se détachait en couleur plus foncée, comme sur un vaste planisphère. » (J. Verne) « Les champs en damiers irréguliers ont l’air de ces “couvertes” en pièces multicolores. » (Nadar) Voir Zola expliquant la genèse des vues de Paris dans Une Page d’amour : « Ce grand Paris immobile et indifférent qui était toujours dans le cadre de ma fenêtre, me semblait comme le témoin muet, comme le confident tragique de mes joies et de mes tristesses. »

35  E. Zola, Une Page d’amour (1878), Le livre de poche, p. 88 et 278. Voir l’article de J.-P. Leduc-Adine, « Roman de l’art et art du roman : à propos des descriptions de Paris », dans Une Page d’amour », in Zola and the craft of fiction, édité par R. Lethbridge et T. Keefe, Leicester University Press, 1990, p. 89.

36  BNF, Ms., NAF 10318, f° 73.

37  Idem, f° 70.

38  Idem, f° 148, 153, 154.

39  Idem, f° 76.

40  G. Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 9.

41  E. et J. de Goncourt, Manette Salomon (1867), Paris, Gallimard, 1996, p. 83.

42  Idem, f° 79.

43  E. Zola, La Bête humaine (1890), GF, chap. I

44  E. Zola, L’Œuvre (1886), p. 253 et de Goncourt, Manette Salomon, p. 81. Pour une étude des structures ventilatrices dans la description, voir P. Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1981.

45  V. Hugo, Notre-Dame-de-Paris (1831), GF, p. 154.

46  H. de Balzac, Le Père Goriot (1835), Paris, Le livre de poche.

47  Le choix du point d’observation est, en plus d’une influence intertextuelle, quelquefois justifié, voire imposé, par l’Histoire : c’est le cas des panoramas de La Débâcle, où les contraintes du roman historique obligent à une certaine fidélité dans les scènes de bataille typiques, rapportées dans les journaux et les chroniques militaires de l’époque et dont les lecteurs ont eu connaissance. Ainsi, la stratégie romanesque des panoramas récupère-t-elle les sites militaires d’observation des officiers français et prussiens. « Et nous voici en haut. L’immense panorama. Ce qu’apercevaient le prince royal et le roi Guillaume. » Des échos très clairs relient aussi les panoramas de Pierre et Jean (1887) et les notes d’enquêtes de Zola sur les hauteurs du Havre (Saint-Adresse, phares de la Hève) ou les vues de la gare Saint-Lazare dans Bel-Ami (1885) et celles dans La Bête humaine.

48  Corrections manuscrites de Zola sur les épreuves de La Curée, BNF, Ms., NAF 10282, f°91.

49  Carnets, p. 277 et 280.

50  Plans de L’Œuvre, BNF, Ms., NAF 10316, f° 144.

51  E. Zola, L’Œuvre, op. cit., p. 121-122.

52  52 E. Zola, Carnets d’enquêtes, op. cit., p. 513 et La Bête humaine, p. 53. L’« horizon » est un thème important chez Zola et, plus généralement au xixe siècle. Le sens figuré est fréquent (Lantier a un horizon « bouché », Les mineurs ne voient rien de bon à l’horizon). Sur un plan idéologique, l’« horizon » infini du panorama suscite des « qualités morales » (Michelet, E. Reclus) pouvant conduire à une récupération réductrice : « C’est dans la contemplation de certains horizons familiers que l’on retrouve la source de plusieurs des grandes idées qui mènent le monde et, par exemple, la source même du patriotisme. » Ruskin cité par F. Cros-Mayrevieille, De la protection des monuments et des paysages, Larose et Tenin, Paris, 1907, p. 6.

53  BNF, Ms., Naf 10316, f° 130.

54  E. Zola, L’Assommoir (1877), GF, p. 107. Pour une étude des représentations de l’espace urbain, voir K. Lynch, L’Image de la cité, Paris, Dunod, 1976 et Langage et cognition spatiale, sous la direction de M. Denis, Masson, 1997. K. Lynch montre, grâce à ses tests, l’importance de l’« étendue de la vue ». On voit d’un seul coup beaucoup d’éléments de la ville reliés entre eux. Le vaste panorama, bien arrangé suscite la « joie intérieure » et le « bien-être urbain ».

55  E. Zola, La Curée (1872), Le livre de poche, p. 113. Voir sur l’articulation littérature et peinture, l’article de Christopher Prendergast, « Panorama et peinture. Le début du Ventre de Paris », Les Cahiers naturalistes, n° 67, 1993.

56  BNF, Ms., NAF 10303, f° 58.

57  E. Zola, Carnets, p. 282.

58  E. Zola, L’Œuvre, p. 122.

59  « Dans le diorama, bien que réellement, il n’y ait que deux effets de peints, l’un de jour et l’autre de nuit, ces effets ne passant de l’un à l’autre que par une combinaison compliquée des milieux que la lumière a à traverser, donnent une infinité d’autres effets semblables à ceux que présente la nature dans ses transitions du matin au soir et vice-versa. » P. Larousse, « Panorama ».

60  BNF, Ms., NAF 10274, f° 3.

61  Idem, f° 21.