« Fabrice était bien bon de donner le nom de simples notes aux griffonnages infinis dont il avait chargé les marges d’un exemplaire in-folio des œuvres de saint Jérôme. » (La Chartreuse de Parme, Le Livre de Poche classique, 2000 p. 514).

Il me semble qu’un nouvel aspect de Stendhal, celui des manuscrits autobiographiques et des marges émerge de la critique et de l’édition génétiques des vingt dernières années : avec les travaux de Béatrice Didier et de Jacques Neefs, le Stendhal autobiographe de Béatrice Didier (1983), le Stendhal aux Presses de Vincennes (1988), les articles de Jacques Neefs sur Stendhal (1986) et les « marges » du manuscrit  (1989) ; les études de Serge Sérodes sur Les Manuscrits autobiographiques de Stendhal (1993), de Louis Marin sur l’écriture et les dessins de La Vie de Henry Brulard (1999) ; et avec la monumentale et remarquable édition diplomatique de la Vie de Henry Brulard, en trois volumes par Gérald Rannaud (1996-1997), qui donne à livre le livre-manuscrit. Tous ces travaux ont ouvert une nouvelle approche du style de Stendhal, le style des manuscrits inachevés, en particulier les autobiographies, alors que le livre de Josiane Attuel sur Le Style de Stendhal porte essentiellement sur les romans.

Le style des marges pour moi ne signifie pas qu’il y aurait un style unique des notes marginales, ni que ces notes constitueraient un texte à part, comme certaines éditions pourraient le laisser croire. Ces marges sont à lire comme des fragments au statut un peu particulier, qui ne sont pas homogènes et qui gardent un caractère spécifique dans chaque manuscrit.

D’autre part, je ne limiterai pas le style à une conception grammaticale ou linguistique des expressions mais je l’envisagerai plus largement comme processus de l’œuvre, à l’image de cette «  grande ossature inconsciente que recouvre l’assemblage voulu des idées », dont parle Proust dans sa « Préface » à Morand1.

Marginales

Les marginales, sauf exception, ne sont pas des annotations. À la différence des notes ajoutées aux textes publiés comme Le Rouge et le Noir, les notes des marges ne sont pas subordonnées au texte qu’elles commentent, et leur fonction n’est pas de proposer un référent, d’accréditer une affirmation, mais de proposer un commentaire. Elles ont une fonction intermédiaire entre la note de journal, destinée à un seul et l’aparté théâtral, que s’adresse conventionnellement le personnage et que surprend le public. Ces marginales peuvent occuper la place au-dessus du texte, à sa gauche, mais aussi les versos des pages qui lui font face. Ce qui est alors remarquable, c’est que, seules sur une page, elles s’alignent verticalement en colonne, formant un texte en retrait, laissant affleurer une voix en dialogue, en répartie avec le texte, et constituant une rythmique propre. On distinguera ces fragments des expansions marginales, qui portent les réécritures ou les ajouts dans l’espace interlinéaire, dans les marges autour du texte ou sur les pages de versos.

Ces notes, cela est bien connu, comprennent, de façon mêlée, des commentaires sur le style et sur l’auteur, ainsi que des indications biographiques datant les campagnes d’écriture et spécifiant le moment de l’écriture. On pourrait considérer qu’elles forment un journal de l’œuvre, mais, comme cela a été remarqué, elles font partie du texte qu’elles regardent et qu’elles redoublent. Bien souvent, Stendhal essaie dans la marge une réflexion qu’il intègre au texte quelques lignes ou pages plus loin. En même temps, ces notes s’organisent en une continuité sérielle, spécifiée par les titres des fragments (« style », « idée », « écriture »…). La Vie de Henry Brulard, présente peu de notes sur l’auteur, semblables aux marginales de Lucien Leuwen, et les notes sont rédigées à la première personne, ou, classiquement, en style nominal, à l’exclusion de la 3e personne pour parler de soi. Dans les marges du roman, le fragment prend une portée autobiographique, dans les marges de l’autobiographie, le fragment relève de la discontinuité du moi, le style fait lui-même partie de l’autobiographie, comme l’affirme Rousseau2. L’écriture est une interrogation, une recherche du moi, qui s’écrit au présent, avec les lacunes de la mémoire et cette question ajoutée  : « Quel œil peut se voir soi-même  ?» (I, 71)3.

Je commenterai en premier lieu plus spécifiquement les notes sur le style et l’écriture, puis l’entour biographique de l’écriture, et quelques aspects des ajouts marginaux. Je m’attacherai à souligner la rythmique de ces notes et le rapport à l’écriture de la mémoire.

Fragments sur l’écriture

Une série de fragments porte sur le « style », et sur l’ « écriture », au sens graphique du terme, que Barthes nomme la scription. Dans la Vie de Henry Brulard, les notes sur le « style » veillent sur la précision : « style vague me désolait » (I, 84), sur le ton et la réception du texte (« ton archileste », II , 634), sur les longueurs4. Précision, rapidité dans l’enchaînement des idées sont des qualités prisées par les idéologues. Une annotation, signée « H. Beyle », prend valeur de testament de l’auteur :

Je sens bien que tout ceci est
trop long mais je m’amuse à voir
reparaître ces tems primitifs quoique malheureux
et je prie M. Levasseur d’abréger
ferme s’il imprime H. Beyle (I, 655).

Le style de l’autobiographie implique les deux pôles, celui de l’écrivain qui prend plaisir à l’écriture et devient son premier lecteur et les autres destinataires, les proches, et le lecteur idéal, dont le souci fait partie du style pour Stendhal. Le style est bien un ensemble de processus activés par le lecteur : « Un Roman est comme un archet, la caisse du violon qui rend les sons c’est l’âme du lecteur » (I, 762). Le style implique l’effet sur le lecteur. Une note indique :

Stile
Ordre des idées
préparer l’attention
par quelques mots
en passant
1° sur Lambert
2° sur mon oncle
dans les premiers Chapitres
17 Déc. 35. (I, 260).

Plus généralement, Henry Brulard s’interroge sur le lecteur idéal :

Qui diable, pourrait
s’intéresser aux simples
mouvemens d’un cœur
décrits sans Rhétorique ! » III, 148).

Le refus de la rhétorique accompagne l’affirmation d’une individuation du style, de Montaigne à Rousseau. Un ajout précise : « La difficulté n’est plus de trouver et de dire la vérité mais de trouver qui la lise » (III, 16).

Le style, pour Stendhal, est ce qui se travaille en dernier. De ce point de vue, il se situe dans la tradition rhétorique de l’elocutio. Mais remettre le travail du style, c’est aussi ne pas retarder la pensée ; ne pas corriger est un gage de sincérité. Un fragment suggère cette pensée du premier jet :

idée
Peut-être en ne corrigeant
pas ce premier jet
parviendrai-je à ne pas
mentir par vanité.
Omar 3 Décembre
1835 » (I, 396).

Toute une série de remarques portent sur le lien du style et de la graphie. La rapidité (pour reprendre le titre de ces notes) est celle de la pensée à la main, de la vitesse d’écriture. Ces notes prennent la forme de réponses à des reproches :

Réponse à un reproche

Comment veut-on que j’écrive bien
forcé d’écrire aussi vite pour
ne pas perdre mes idées
27 Décembre 1835
Réponse à MM
Colomb & & (II, 124).

Voici la note du « 30 Déc. 1835 » :

Justification
de ma mauvaise
écriture.
Les idées me galopent
et s’en vont si je ne les saisis pas.
Souvent mouvement nerveux dans la main. » (II, 201).

« Les idées me galopent » : la tournure implique un emportement physique de la pensée, un emportement du corps dans l’acte d’écrire5. Cette note fait face à un passage du texte autobiographique, qu’elle redouble :

Comment aurais-je pu écrire bien physiquement M. Colomb. — Mon ami Colomb, qui m’accable de ce reproche dans sa lettre de hier et dans les précédentes braverait les supplices pour sa parole, et pour moi […].

 L’autobiographie intègre le temps de l’écriture et son commentaire. Les notes dans les marges, condensées dans le temps des derniers jours de décembre 1835, se répètent en un rythme obsessionnel :

Écriture

________.
voilà comment
j’écris quand la pensée me talonne
si j’écris bien, je la perds.  (II, 661).

Écriture

_______

Les idées me galopent
si je ne les note pas vite
je les perds.
Comment écrirais-je
vite.
voilà, Mr Colomb, comment
je prends l’habitude de mal écrire.
Omar, Thirtyest December 1835
revenant de San Gregorio et du Foro boario  (II, 182).

Une spécificité de ces notes sur le style est de penser en continuité l’écriture et la scription. Cela définit une manière d’écrire, au sens où la rapidité du style et celle de la main relèvent de processus continus. Barthes développe cette réflexion dans ses écrits sur la peinture et sur l’écriture, et dans son cours sur La Préparation du roman. Il aborde en effet les difficultés qui attendent le futur écrivain et réfléchit sur la vitesse graphique et mentale et sur les « types de main » (rapides et lentes) qu’il relie à des types de style. Il rattache ainsi l’écriture « au galop » de Proust au « caractère quasi infini de ses phrases »6. La phrase de Proust ne ressemble probablement pas à celle de Stendhal, malgré leur pratique de la digression, mais je trouve intéressante l’idée d’un style d’écriture qui relie la main et la manière. Proche de Stendhal, Sartre pratique l’écriture d’improvisation pour ses écrits autobiographiques, et pour les écrits philosophiques, qu’il rédige, pour certains, sous amphétamine pour retrouver une vitesse de pensée et de plume (ainsi, la Critique de la raison dialectique). La question de la vitesse et de la discontinuité, des chevauchements de la pensée est encore posée par Michaux dans l’avant-propos de Misérable miracle, écrit sous l’influence de la mescaline : « Les difficultés insurmontables proviennent de la vitesse inouïe d’apparition, transformation, disparition des visions ; de la multiplicité, du pullulement dans chaque vision »7 .

Un autre aspect de ces notes de Stendhal, qui porte sur leur écriture même, est leur caractère constamment dialogique, marqué par la présence de l’autre, comme l’a bien montré Béatrice Didier8 – que l’autre soit un proche ou prenne un aspect plus anonyme, et par la figure de l’occupation, qui anticipe l’objection pour mieux y répondre :

À placer

Touchant mon caractère
On me dira mais vous êtes un prince un Émile
pour que quelque JJ Rousseau se donne la peine
d’étudier ou de guider votre caractère ? Je
répondrai toute ma famille se mêlait de mon éducation
Après la haute imprudence d’avoir tout quitté à la mort
de ma mère j’étais pour eux le seul remède à l’ennui et
ils me donnaient tous
l’ennui que je leur ôtais. Ne jamais parler à un
autre enfant de mon
âge ! (II, 183)

L’autre peut prendre la forme de la censure avec laquelle joue le scripteur :

Rapidité

_______
[…] Comment pourrai-je
écrire bien physiquement ?
D’ailleurs ma mauvaise
écriture arrête les indiscrets.  (II, 264)

Writen
bad Caracters (sic)
exprès
for the
Poli
cemen
I have alwais (sic)
this précaution
I fear also
the
bookbinder » . (II, 117)

Outre le jeu personnel du cryptage, l’accent même de ce mauvais franglais fait entendre l’ironie du scripteur dans la dissonance. Cette voix démultipliée s’exprime d’ailleurs souvent comme un monologue à mi-voix, ce que rend la ponctuation. Ainsi, les questions, comme chez Proust, sont parfois ponctuées d’un point, engageant le ton d’une rêverie, plus qu’une question de dialogue (dans une citation précédente : « comment écrirais-je vite »).

La polyphonie s’exprime encore dans la relation des notes marginales à l’intertextualité, qu’on trouve aussi intégrée à l’autobiographie. Ces remarques sont un bon exemple de la façon dont la singularité du style se différencie et se définit en dialogue avec d’autres discours et d’autres styles9, y compris le style des œuvres précédentes de l’écrivain. Comme dans les marginales de Lucien Leuwen, Le Rouge et le noir est un centre de référence, etla comparaison intertextuelle se fait avec la conscience d’une historicité du style10. Cette note en marge de Henry Brulard :

Stile.
Ces mots
pour un instant
sont un repos pour l’esprit,
je les eusse effacés en 1830
mais en 35 je regrette de
ne pas en trouver de semblables
dans leRouge.
25 Déc. 1835
dîner de poisson
au N° 120 ». (I, 824).

fait écho à cette autre réflexion du texte  sur le style de Chateaubriand : « C’est ainsi que tant d’années après, les phrases nombreuses et prétentieuses de MM de Chateaubriand et Salvandy m’ont fait écrire le Rouge et le Noir d’un style trop haché » (II, 266). On trouve, dans le texte même, d’autres références négatives, aux Confessions de Rousseau, par exemple, et au style académique. Parmi ces références intertextuelles, il convient de mentionner le jeu des avertissements désignant les mémoires de Henry Brulard comme un roman, avec les allusions, explicites au Vicaire de Wakefield, implicites à Sterne, qu’ont commentées Béatrice Didier et Gérald Rannaud11. Il me semble que Stendhal joue avant la lettre avec l’autofiction, comme le fait Barthes avec le Roland Barthes et son épigraphe « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman », qui n’est peut-être pas sans référence à Stendhal12. Ces avertissements disent c’est moi et ce n’est pas moi. Ils établissent une distance avec l’image de soi, sans qu’on doute de l’identité de l’auteur-personnage.

Comme d’autres manuscrits en cours d’écriture, le manuscrit de la Vie de Henry Brulard, rend manifeste l’hétérogénéité des voix, de l’espace et du temps graphique, précisément par le jeu des marginales qui, parfois, juxtaposent plusieurs notes de temporalité distincte. L’énonciation des notes mêle aussi plusieurs styles (et parfois deux langues) : le présent d’écriture alterne avec le style nominal et avec l’infinitif dans les notes de régie qui organisent le devenir d’un écrit encore instable et en mouvement. Les détails ou les fragments à ajouter comme : « Faits à placer ici pour ne pas les oublier à mettre en leur lieu (I, 347). « A placer. Caractère of my father Chérubin B. » (I, 106), nous renvoient à un espace et une temporalité virtuels :

Faits

Placés ici pour ne pas les oublier
à mettre en leur lieu
Pourquoi Omar m’est pesante ( I, 347).

Faits

À placer
en leur temps
mis ici pour ne pas l’oublier (II, 30).

 En même temps, les indications de régie organisent la virtualité des volumes, et le devenir des feuillets, mis en attente d’être dictés, ainsi pour le voyage des Echelles :

Dicter ceci et
le faire écrire sur
le papier blanc
à la fin
du 1e volume
relier ce
Chapitre
à la fin du
2d
Volume
18 Déc.  (I, 851).

Moments et sensations

Ces dernières marginales concernent la mise en œuvre du texte. D’autres notes, d’ailleurs souvent voisines sur la page, associent l’écriture à son entour biographique : datation, notes sur le temps de la saison, menu du dîner (« dîner de poisson » avons-nous lu précédemment), programme de concert, rencontres, lectures, mais aussi rythme des pages et conditions physiques de l’écriture. Stendhal note le malaise physique de l’écriture, lié au froid qui freine la plume :

Rapidité.

________
Mauvaise écriture (raison de la)
1 Jan. 1836
Il n’est que 2 heures et j’ai
déjà écrit 16 pages,
il fait froid, les plumes vont
mal, au lieu de me mettre
en colère, je vais en avant
écrivant comme je puis. (II, 302).

Écriture

_______
Le 1er Janvier 1836
26 pages
toutes les plumes vont mal
il fait un froid de chien
au lieu de chercher à bien
former mes lettres et de
m’impatienter
lo tiro avanti.
M. Colomb me reproche
dans chaque lettre d’écrire
mal  (II, 344).

Il indique aussi sa position de scripteur, debout, devant le bureau à la Tronchin, ce qui offre les conditions, certes fatigantes, d’une « dynamique respiratoire » de l’écriture, selon les termes de Gérald Rannaud13:

j’écris ceci debout sur un Bureau à la Tronchin  (II, 177)

24 Déc. 35

tenu
first parole
écrire
sur le Bureau
à la Tronchin.  (I, 824).

Les notes portant indication de la date, de la lumière ou de l’atmosphère forment des séries condensées dans le temps et créent un rythme des pages. Les notations « écrit de nuit » servent à expliquer la mauvaise écriture qui fait récrire les pages, mais elles marquent aussi l’ambiance de l’écriture :

Ecrit
de nuit  (I, 124),

Écrit à la
nuit tombante (I, 154),

Ecrit
de nuit
le 1er Déc.
35 (I, 232),

1 Déc.
écrit
absolument
de nuit (I, 235),

2 Déc. 35

écrit de
nuit à 5h (I, 387).

De même, la notation de la température marque une saison dominant la rédaction. Pour Lucien Leuwen, la chaleur étouffante empêche parfois d’écrire, pour Henry Brulard, c’est le froid, dont la notation se répète:

17 Déc. 35
grand froid
à la jambe
gauche
gelée (I, 801)

17 Déc. 35
Je soufre du froid
devant mon feu
à 2 pieds 1/2
du foyer
gd froid
for Omar » (I, 827)

17 D.
grand froid ( I, 843)

18 Décembre 1835
froid de chien (I, 851)

18 Déc. 1835
Omar
froid de chien
avec nuages

et
soleil » (I, 853)

18 Déc.
froid de
loup fait
du feu
au Cab. (I, 859)

18 Déc. 1835
froid
à 2 pieds
de mon feu
Omar » (I, 863)

18 Déc. 35
froid
jambe gauche
gelée (I, 885)

Ou bien c’est la « pluie infâme » :

21 Déc.
pluie infâme (I, 275)

21 Déc.
pluie continue (I, 283)

21 Déc. 1835
pluie
infâme (I, 305)

2 Fév. 1836
pluie infâme (III, 288)

Travail

______
Le 2 Février 1836
pluie infâme
de midi à 3 heures
écrit 26 pages
et parcouru 50
pages de Chatterton.
Dîner at Sandre,
pas pu finir
Chatterton » (III, 326.)

Ces marginales gagnent à être mises en système, car elles permettent la remémoration d’une sensation associée au moment d’écriture14, comme le temps de saison, et la lumière, la fatigue, les battements de cœur, l’émotion du souvenir :  

fatigue du matin (I, 350)

16 Janv. 1836
le 15 excès de
lecture,
battement de
cœur ou plutôt
cœur resserré  (II, 689),

et aussi en fin du premier volume :

18 Déc. 1835
de 2 à 4 ½
24 pages
je suis si absorbé par
les souvenirs qui se
dévoilent à mes
yeux
que je puis à peine
former mes lettres
25X2+2+11ms years »  (I, 906).

Stendhal s’est expliqué sur le rôle mémoriel des annotations marginales dont il griffonne, comme Fabrice les marges de saint Jérôme, les marges de ses livres. « Marque ta sensation à la marge par les mots les plus énergiques et les plus clairs » écrit-il dans une lettre de 181715 et dans les Souvenirs d’égotisme : « Quelquefois j’écrivais une date sur un livre que j’achetais et l’indication du sentiment qui me dominait». «  La moindre remarque marginale fait que si je relis jamais ce livre, je reprends le fil de mes idées et vais en avant. »16.

Noter le froid, la lumière qui baisse, ou le grand soleil, avec la date, mais aussi sa lecture de Vigny et le dîner de poisson, c’est se remémorer le passé, un peu à la manière de Proust dans « Journées de lecture ». C’est même plus précisément se remémorer l’acte d’écriture avec son entour, et au-delà, dans le texte autobiographique, le présent de la mémoire, à ce moment-là. Mais c’est aussi se souvenir des rythmes de l’écriture, et de la relecture. De ce point de vue on distingue plusieurs séries croisées, plusieurs rythmes : le rythme des dates (jours d’écriture et jours de correction des pages), le rythme des sensations et le rythme des pages écrites. On aurait tort de s’arrêter à l’idée d’un simple calendrier de la rédaction et de la relecture. Les sensations notées mettent en valeur l’importance qualitative du moment, d’un moment-durée en accord avec la saison, au sens où le définit François Jullien dans son livre Du « temps », par opposition à l’événement ponctuel du temps qui passe17. La nuit, le froid, ne sont pas forcément des sensations dysphoriques, mais la conscience cénesthésique du moment de l’écriture, et de son lien avec la saison. Stendhal emploie l’expression : « tramontane des nerfs », qui marque, me semble-t-il à travers la métaphore cette conscience d’une osmose :

24 Décembre 1835

Tramontane
des nerfs  (I , 824).

 À d’autres moments, il exprime son euphorie  :

7 Déc. 1835
Ca Vecchia
Sirocco
fenêtre ouverte (I, 493) ;

écrit de
188 à 197
en une heure,
gd froid et
beau soleil
Le 14 Déc. 35 (I, 653).

 Le compte des pages écrites note moins une quantité arithmétique qu’il ne marque une valeur intensive, le plaisir de la rapidité (parfois aussi le regret de ne pas avancer)18. C’est la notation rétrospective d’un moment heureux, fondé sur le rythme de l’écriture et ses intermittences. Ce rythme suit la saison :

À 4-50m
manque de jour
je m’arrête. (I, 905)
Le 1r Janvier 1836

29 pages
je cesse faute de
lumière au ciel
à 4 3/4. (II, 352)

mais pas toujours, puisque Stendhal écrit parfois de nuit. L’important me semble de ne pas dissocier le texte autobiographique de ses marginales, des conditions de l’énonciation, dates, sensations, rythme des pages qui entourent l’acte d’écriture.

Il est un autre élément du rythme qu’il convient de ne pas négliger, c’est la rythmique du blanc dans la disposition verticale des notes en marge. Ainsi :

il fait froid, les plumes vont
mal, au lieu de me mettre
en colère, je vais en avant
écrivant comme je puis. (II, 302).

La césure passe avant « mal » et le retour à la ligne crée un accent d’attaque sur le mot et une suraccentuation du groupe « vont mal », ainsi qu’une tension entre les deux termes, qui laisse entendre une intonation et une voix graphique (selon l’expression de Louis Marin). De même, la mise en place graphique souligne la reprise phonique des consonnes « v » de « vont/ je vais/ écrivant », et la mise en série des mots. Dans cet autre exemple, la fragmentation de l’énoncé met en relief la « nuit », à l’alinéa :

30 nov 35

écrit de
nuit
à la bougie (I, 201).

De plus, le blanc sert de ponctuation, et se substitue parfois à une virgule ou un point, assurant la continuité d’une diction et d’une voix singulière. Dans cet exemple :

Écriture

________
voilà comment
j’écris quand la pensée me talonne
si j’écris bien, je la perds (II, 661)

 il n ’y a pas de point mais un blanc avant « si j’écris bien ». C’est alors au lecteur de constituer une diction, de retrouver la rythmique de l’énoncé, de l’achever. Cela s’inscrit dans l’écriture privée de ces notes qui prévoient la virtualité des relectures.

Le présent de l’écriture

Je voudrais encore proposer quelques remarques sur les ajouts et corrections qui se placent dans les marges interlinéaires et latérales du texte. La Vie de Henry Brulard a pour dominante la référence au présent de l’écriture, comme l’a bien vu Claude Simon dans son Discours de Stockholm. C’est le point de référence des notes que nous avons lues : l’écriture en marge de la sensation appelle une lecture ultérieure qui réactive le présent de l’écriture dans l’anamnèse19. C’est aussi une constante du texte qui se manifeste dans l’expression « je le ou la vois encore »20, fréquemment ajoutée à la relecture. Au chapitre 3, la description de Mme Pison du Galland est reprise avec l’addition de ces termes : « Mon premier souvenir est d’avoir mordu à la joue ou au front Madame Pison du Galland, ma cousine […]. Je  la vois encore » (I, 158). On trouve à plusieurs reprises le même mouvement d’écriture, soulignant l’importance de ce qui subsiste du souvenir dans la vision présente : « Dans cette position M. Barthélemy d’Orbane m’apprit à faire des grimaces. <Je le vois encore et moi aussi> », la formule est ajoutée en marge ( I, 29921). De même, Stendhal décrit en marge, comme une hypotypose, la blessure de l’ouvrier lors de la journée des Tuiles :

 Il était sans habit, sa chemise et son pantalon de nankin ou blanc étaient remplis de sang, je le vois encore, la blessure d’où le sang sortait abondamment était au bas du dos, à peu près vis-à-vis le nombril.  (I, 321).

Il y a encore cette présence proustienne de la mémoire du livre : « M. Durand commença à m’expliquer les Métamorphoses d’Ovide. <Je le vois encore ainsi que la couleur noire jaune ou racine de buis de la couverture du livre.> » (I, 549).

Une autre formule est, non pas : « je le vois encore » attestant de la vivacité du souvenir, mais : « je vois maintenant » , qui rend à la mémoire son historicité et ses lacunes : « <Après la mort de ma mère mon grand-père fut au désespoir. Je vois mais aujourd’hui seulement que c’était> un homme qui devait avoir un caractère dans le genre de celui de Fontenelle »22 (I, 352). L’association du présent de la mémoire et de la modalisation se retrouve au chapitre 3 dans la rédaction corrigée de la scène de la morsure : « Je vois la scène mais sans doute parce que sur le champ on m’en fit un crime et que sans cesse on m’en parlait ». (I, 165). L’ajout des souvenirs, que prévoit un « plan » vers la fin du manuscrit :

Plan
établir les époques, couvrir
la toile , puis en relisant ajouter
les Souvenirs (III, 789)

 se joint à la modalisation  des « peut-être »  et des « sans doute » :

Ce glacis de la porte de Bonne était couvert de marguerites. C’est une jolie petite fleur dont je faisais un bouquet. Ce Pré de 1786 se trouve sans doute aujourd’hui au milieu de la ville au Sud de l’église du collège. (I, 165).

 L’écriture est une interrogation de la mémoire : « Cette tante Séraphie avait toute l’aigreur d’une fille dévote qui n’a pas pu se marier. Que lui était-il arrivé ? Je ne l’ai jamais su nous ne savons jamais la chronique scandaleuse de nos parents » (I, 165-167). De même, Stendhal ajoute au bas d’un petit feuillet deux hypothèses écrites l ‘une en-dessous de l’autre : « Je n’avais pas plus de 5 ans », « Je pouvais avoir 4 ou 5 ans » (I, 175).

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces marges. Il y a bien un style des marges qui les distingue de la rédaction du texte ne serait-ce que par la discontinuité mais ce style est pluriel dans la mesure où les notes d’idées, en osmose avec le texte, peuvent se distinguer de l’entour biographique et des notes de régie. Ces notes organisent un étrange redoublement du texte, un étrange ressassement qui devient un rythme du texte23 quand Stendhal prend plaisir à recopier son texte rédigé de nuit, et entrelace les versions identiques. Le plaisir de l’écriture se joint à celui de la mémoire, du texte écrit et des femmes aimées. Et la réécriture fait naître de nouveaux détails24. En même temps, la notation des conditions physiques de l’écriture établit une continuité de l’acte matériel d’écrire et de la rédaction, de l’esprit et de la main, mais aussi du corps et de sa relation au monde. La prise en compte des sensations, des dates, et des lectures, qui semble entourer l’œuvre de ses circonstances, tisse un lien fort avec l’intensité du moment de l’écriture. Les dates ne notent pas le temps qui passe, elles s’associent au temps qu’il fait. Elles inscrivent une historicité particulière du style qui crée un calendrier personnel, et même un rythme personnel de l’écriture marqué par les temps forts des notations, puis leur éclipse sur les pages, qui se surajoute au rythme des interruptions et des reprises de la rédaction. L’écriture de Stendhal est tendue entre la nécessité de fuir la sensation pour l’écrire et celle de noter la sensation pour se souvenir de la singularité du moment. « Il ne peut travailler que loin de la sensation, écrit-il dans son Journal. Ce n’est point en se promenant dans une forêt délicieuse qu’il peut décrire un bonheur, c’est renfermé dans une chambre nue, et où rien n’excite son attention, qu’il pourra faire quelque chose »25. Mais l’entour biographique du texte ouvre la possibilité d’une relecture qui puisse retrouver le présent de l’écriture et son mouvement d’anamnèse.

L’intérêt du manuscrit est de maintenir le livre en suspens. Les notes de régie organisent un devenir multiple de l’écrit, redistribuent le texte mouvant, de même que le sujet se divise dans ses interrogations, ses relations dialogiques, ses figures hétérogènes (auteur, scripteur), et ses effets de distance dans la multiplicité graphique et temporelle de l’écrit. La singularité du style dans le texte comme dans ses marges, prend appui sur la mémoire intertextuelle du genre, sur le dialogue avec d’autres styles, d’autres voix, sur l’appel aussi à la lecture, d’un public choisi. Mais la lecture des marges du manuscrit laisse entendre une voix à mi-voix, dans la disposition graphique et la ponctuation des notes et seule elle fait comprendre la dimension égotiste profonde de l’œuvre. Les mémoires de soi sont une invitation personnelle à se remémorer l’acte d’écrire.

1  Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 611.

2  Rousseau, Préambule de Neuchâtel aux Confessions : « mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire », Confessions, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1153.

3  Les références à la Vie de Henry Brulard renvoient à l’édition diplomatique de Gérald Rannaud, Klincksieck( I-III), 1996-1997.

4  Une page est surchargée de la mention « Longueur ailleurs » (I, 838).

5 Voir Roland Barthes : « L’écriture, c’est la main, c’est donc le corps : ses pulsions, ses contrôles, ses rythmes, ses pesées, ses glissements, ses complications, ses fuites, bref non pas l’âme (peu importe la graphologie), mais le sujet lesté de son désir et de son inconscient», Œuvres complères, éd. du Seuil, t.III, 1995, p. 73.

6  Roland Barthes, La Préparation du roman, éd. du Seuil, 2003, p. 338.

7  Michaux, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 620.

8  Béatrice Didier, « Les manuscrits des Souvenirs d’égotisme » (Didier et Neefs 1988 : 94). « Quelquefois disant des bêtises exprès avec moi-même, pour me faire rire, pour fournir des plaisanteries au parti contraire (que souvent je sens parfaitement en moi), je me dis », Vie de Henry Brulard, III, 348.

9  Voir cet ajout marginal au texte, qui explicite le pastiche de style : « J’emprunterai pour un instant la langue de Cabanis » (I, 827).

10  Voir : « Style of Dominique. — Sensation sur les premières vingt-sept pages du cinquième volume du Rouge et le noir : vrai, mais sec. Il faut prendre un style plus fleuri et moins sec, spirituel et gai, non pas comme le Tom Jones de 1750, mais comme serait le même Fielding en 1834 . 26 septembre 1834 », cité dans l’éd. « GF Flammarion » de Lucien Leuwen par Michel Crouzet, p. 406, n.434.

11  Voir Didier (1983 : 273 et suiv.) et Gérald Rannaud, « Henry Brulard ou le livre à venir » (Didier et Neefs 1988 : 143).

12  Sur Barthes et Stendhal, voir Kliebenstein (2000).

13  G. Rannaud, op. cit., t. II, p. 176, n.1.

14  Voir Michel Crouzet (1981). Pour un rapprochement avec  Barthes et la notation du temps qu’il fait voir Georges Kliebenstein, « La lumière des fantômes (sur Roland Barthes) », dans La Littérature et le brillant, Artois Presses Université, 2002,p. 261.

15  Stendhal, Lettre à Crozet de 1817, citée par Sérodes (1993 : 66).

16  Stendhal, Souvenirs d’égotisme, éd. « Folio », p. 94 et 104.

17  François Jullien,  Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre, Grasset, 2001. 

18  « En 1h1/2 de 450 à 461 11 pages » (II, 712) ; « En 7 quarts d’heure de 483 à 500, 17 pages. 20 janvier 1836 » (II, 812) ; Stendhal note aussi les reprises : « 13 Décembre, 1835 Omar repris le travail of Life » (I, 596) ; « 20 Janvier 1836 le 3 Décembre j’en étais à 93 » (III, 17).

19  Sur l’importance du présent voir Reid (1991 : 31).

20  Sur le rôle de la vue dans le Brulard voir Didier (1983 : 218 et suiv.). Sur ce chapitre 3 voir Marin (1991 : 69 et suiv.)

21  Les soufflets (<…>) notent les additions.

22  Voir aussi : « Actuellement je vois ( mais je vois de Rome à 26X2ans) que j’avais le goût de la musique » (I, 378).

23  Voir Sérodes (1993 : 110-113).

24  « Tout ceci ce sont des découvertes que je fais en écrivant » (III, 822). 

25  Journal, 15 septembre 1813, cité par Josiane Attuel (1980 : 365).