La maladie et la mort de la grand-mère constituent un épisode fondamental dans la genèse proustienne. Elles forment d’ailleurs un tout génétique autonome dans les brouillons, qui est dissocié tardivement dans la publication. L’ensemble est réparti entre la fin de Guermantes I, publiée en 1920 (consacrée à la scène de malaise aux Champs-Élysées), et le premier chapitre de Guermantes II, publié un an après en avril 1921, créant ainsi un effet d’attente entre les deux parties.

Je m’intéresserai au dernier temps de l’agonie de la grand-mère, au chapitre 1 de Guermantes II, à ce moment nettement délimité dans le récit  où l’on passe les ballons d’oxygène. Le narrateur découvre alors avec stupéfaction le changement dans la respiration de sa grand-mère, devenue un long chant heureux, en contraste avec la description précédente d’un corps torturé par la souffrance.

Les critiques ont souligné l’importance thématique de l’épisode, aux résonances fortement autobiographiques, qui présente dans la Recherche, pour la première fois, une expérience physiologique de la mort1. Cet événement n’est pas sans écho avec l’annonce d’autres morts – celle de Swann à la fin du Côté de Guermantes (la description émouvante est dans le même rapport satirique au duc de Guermantes que l’agonie de la grand-mère), et avec la maladie puis la mort de Bergotte. La grand-mère est depuis Combray liée à la littérature, et elle possède sur sa table de chevet des livres de l’écrivain. Aussi comprend-on que le souffle de la grand-mère donne lieu à une métaphorisation esthétique qui parle du style2.

Les brouillons et les dactylographies forment un dossier génétique à part, qui a été transcrit et commenté dans sa thèse par Maria Chiara Giacovazzi3 et analysé par Jo Yoshida4. Pour ce qui concerne notre passage, on relève deux états manuscrits. Un premier état manuscrit dans le Cahier 14 (1910), suivi d’une première dactylographie (1910-1911). Puis un second état, qui est le premier montage continu de l’agonie et de la mort de la grand-mère dans les Cahiers 47 et 48 (Cahier 48 pour notre passage). Cette version a donné lieu à une seconde dactylographie (1913-1914) qui a servi à l’impression d’extraits dans la NRF du 1er juillet 1914, comprenant, parmi d’autres morceaux, l’épisode aux Champs-Elysées (mais non l‘agonie). Enfin une troisième dactylographie, postérieure à juillet 1914, très corrigée, est un montage des deux dactylographies, comme l’a montré Jo Yoshida, avec, il me semble, des ajouts des cahiers. Pour notre texte, la première dactylographie est corrigée avec des ajouts manuscrits provenant du cahier 48. La troisième dactylographie constitue donc une synthèse de la première dactylographie, issue du cahier 14, et du cahier 48. À cela s’ajoute un dossier d’épreuves en 1920-janvier 19215, et une prépublication, intitulée « Une agonie », dans la NRF du 1er janvier 1921.

La structure de la scène a évolué. Dans les cahiers, la description du souffle se fait en plusieurs temps liés dans un seul long développement, et se trouve plus développée dans le premier état. Dans la version définitive, la description du souffle est répartie en deux moments, séparés par d’assez longues digressions sur Françoise, sur le grand-père et le cousin, et surtout le docteur Dieulafoy. Dans le cahier 14, en effet, le narrateur décrit la respiration dans un premier temps6 :

 Alors, peu après qu’eut commencé dans la chambre le petit bruit incessant de l’oxygène qui s’échappait comme de l’eau, la respiration de ma grand-mère se trouvait complètement modifiée et son effort soulagé, elle ne fut plus lente et geignante comme elle avait été jusque-là mais au contraire rapide, élancée et glissante comme quelqu’un qui patine, avide, la bouche suspendue à cet air délicieux comme un enfant qui téterait. Et sans que ce fût positivement un râle de bien-être dû à l’oxygène et à la morphine, plutôt par la modification de ces bruits réflexes comme un ronflement change dans le sommeil, à la plainte oppressée de ma grand-mère succéda un soupir continu de bien-être de quelqu’un qui respire enfin, et qui suivant les rythmes de la respiration et du spasme de la nuit, s’élançant à la poursuite de l’oxygène, la dégageant avec d’incessantes délices, s’éleva, devint doux, musical, comme une sorte de chant de soprano, une même phrase inachevée, toujours reprise, s’élançant toujours plus haut, retombant, s’élançant encore, accompagnée par le petit grésillement de l’oxygène qui s’échappait. Je sais que ma grand-mère ne sentait rien, ne voulait rien exprimer. Et pourtant ce chant s’élevait si fort, si pressant, si doux, à la fois comme une supplication et comme un soupir de bien-être qu’il était impossible à qui la voyait de ne pas croire que ne pouvant parler, agitée ainsi sur son lit, elle ne s’adressait pas à nous avec une prolixité, une agitation, une tendresse infinie  (f° 94-95).

Le narrateur sort alors de la chambre puis revient, ce qui donne lieu à un deuxième temps :

J’étais sorti un instant de la chambre pour dire qu’on allât chercher de l’oxygène, je n’y rentrai qu’à ce moment-là. Au premier abord je fus saisi comme à la vue d’un miracle, j’entendis ma grand-mère s’exprimer par cette sorte de plainte heureuse, de soupir, de chant incessant, je ne savais pas ce qui était arrivé, mais non seulement je croyais qu’elle était en pleine conscience, mais en même temps qu’il venait de se passer quelque chose d’extraordinaire, qu’elle commentait avec cette indescriptible agitation et ces flots d’harmonie et qui était certainement réel puisque mes parents autour d’elle ne lui disaient pas Mais non tu te trompes, calme-toi. On m’assura bientôt qu’elle était aussi absente de ce chant que de son oppression de tout à l’heure. (F°95-96).

Troisième temps, on cesse l’oxygène ; le narrateur développe alors une nouvelle description du souffle, liée à la comparaison avec Wagner, qui va perdurer jusqu’aux dernières épreuves du texte :

À ce moment le médecin dit qu’on pouvait cesser un peu l’oxygène, Maman dit : Mais si elle doit recommencer à mal respirer. Le médecin dit Oh non, l’effet de l’oxygène durera encore un bon moment, nous recommencerons tout à l’heure. Il me semblait qu’on n’aurait pas dit cela pour une mourante que si ce bon effet devait durer c’est donc qu’on pouvait quelque chose sur sa vie. Le bruit de l’oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse s’élançait toujours, légère, tourmentée, inachevée, élancée, recommençante. Comme on dit que tel architecte gothique s’inspira de la vue de la forêt, que tel musicien essaya de reproduire le rythme de la mer ou du vent, je ne sais si Wagner a assisté à une telle mort, et a essayé de reproduire la véritable mélodie que ce bruit pourtant naturel — la mort ayant libéré au milieu d’une chambre une puissance naturelle, aveugle, sans signification comme la mer, ou le vent, là où était avant une personne — mais c’était les élans, les chants, surtout l’éternel recommencement, comme l’incessant besoin de respirer, de la mort d’Yseult. Par moments il semblait que tout fût fini, sa respiration s’arrêtait. Mais alors, soit à cause de ces changements d’octave qu’il y a souvent dans la respiration, d’un dormeur par exemple, soit à cause du rythme même de l’anesthésie par l’oxygène qui ne s’exerçait pas d’une façon continue, par le progrès aussi de l’asphyxie de l’agonisante et des défaillances des muscles de son cœur, elle reprenait différente comme ces mélodies branchées et divergentes sur la tige défaillante de la première dans la mort d’Yseult et comme si la source principale de la vie s’arrêtant d’autres affluents, avaient encore leur cours à épancher leur murmure à faire entendre. (F° 96-97).

La version du cahier 48 rassemble et condense la description, tandis que l’allusion à Wagner  est dissociée : la parenthèse sur la mort est séparée de la comparaison. Mais  aussi, Proust supprime l’évocation du souffle après qu’a cessé l’oxygène. En revanche, la 3e dactylographie reprend cette évocation de la respiration, dans une version proche de la version définitive :

Maman dit : « Mais, si, elle doit commencer à mal respirer ». Le médecin dit : « Oh ! non, l’effet de l’oxygène demeure encore un bon moment, nous recommencerons tout à l’heure.  Il me semblait qu’on n’aurait pas dit cela pour une mourante que, si ce bon effet devait durer, c’est donc qu’on pouvait quelque chose sur sa vie. Le bruit de l’oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte heureuse s’élançait toujours légère, tourmentée, inachevée, élancée, recommençante. Comme on dit que tel architecte gothique s’inspira de la vue de la forêt, que tel musicien essaya de reproduire le rythme de la mer et du vent, je ne sais si Wagner a assisté à une telle mort, et a essayé de reproduire la véritable mélodie que ce bruit pourtant naturel, la mort ayant [un blanc] au milieu d’une chambre une puissance naturelle, aveugle, sans signification comme la mer, ou le vent, là où était avant une personne. Mais c’étaient les élans, les chants, surtout l’éternel recommencement, comme l’incessant besoin de respirer, de la mort d’Yseult. Par moments, il semblait que tout fût fini, sa respiration s’arrêtait, soit par ces changements d’octaves qu’il y a dans la respiration d’un dormeur, soit par l’intermittence naturelle de la respiration, effet de l’anesthésie, progrès [un blanc] de l’asphyxie, 7défaillance du cœur. Le médecin reprenait le pouls de ma grand-mère. Mais, déjà comme si un affluent venait apporter son tribut au courant asséché, un nouveau s’était embranché à la phrase interrompue. Et celle-ci reprenait, à un autre diapason, avec le même élan inépuisable. Qui sait si, sans même qu’elle en eût conscience, tant d’états heureux et tendres refoulés par la souffrance ne s’échappait pas maintenant comme les gaz plus légers d’une bouteille longtemps bouchée. On aurait dit que tout ce qu’elle avait à nous dire s’épanchait, c’est à nous qu’elle s’adressait avec cette prolixité, cet empressement, cette effusion. Si Wagner a jamais assisté à une telle mort, lui qui a fait entrer dans sa musique tant de rythmes de la nature et de la vie, depuis le reflux de la mer jusqu’au martèlement du cordonnier, et des coups du forgeron au chant de l’oiseau, on peut croire, s’il a jamais assisté à une telle mort qu’il a dégagé pour les éterniser dans la mort d’Yseult les inexhaustibles recommencements. (F° 93-95).

On le voit, sur la 3e dactylographie et dans la version définitive, les descriptions du souffle sont dissociées et mises en scène dans un dispositif intermittent, alors que tout l’effort premier tendait à élucider l’impression née de cette respiration. Sur la 3e dactylographie, Proust intègre le dialogue du grand-père et duc cousin, et c’est ensuite sur les 3e épreuves corrigées qu’il introduit les autres digressions (sur Françoise,  puis sur le docteur Dieulafoy).

J’aimerais étudier plusieurs aspects de cette description du souffle: certains phénomènes de condensation et de déplacement, autour de la comparaison avec Wagner et dans la description de la phrase, ainsi que les allusions intertextuelles et autotextuelles. Je reviendrai ensuite sur la question du style.

Wagner et le vent

Jusqu’aux 3e épreuves comprises (nous ne disposons pas des dernières), Proust développe et reprend la comparaison wagnérienne de la mort de la grand-mère avec celle d’Yseult, dans l’opéra de Wagner. Celle-ci est donc supprimée à la dernière minute et elle figure dans la prépublication de la NRF, « Une agonie ». La référence wagnérienne a été étudiée en particulier par Simonetta Boni et par Jo Yoshida8, qui se sont interrogés sur les raisons de sa suppression. Pour Jo Yoshida, la référence était trop esthétique pour la scène. C’est possible. Quant à Simonetta Boni, elle voit, probablement à juste titre, dans le rythme de la phrase même de Proust décrivant le souffle de la grand-mère, une transposition de la musique wagnérienne, dont on nous décrit « les élans, les éternels recommencements ».

Faisons retour sur cette comparaison, déjà citée, du cahier 14 :

Comme on dit que tel architecte gothique s’inspira de la vue de la forêt, que tel musicien essaya de reproduire le rythme de la mer ou du vent, je ne sais si Wagner a assisté à une telle mort, et a essayé de reproduire la véritable mélodie que ce bruit pourtant naturel — la mort ayant libéré au milieu d’une chambre une puissance naturelle, aveugle, sans signification comme la mer, ou le vent, là où était avant une personne — mais c’était les élans, les chants, surtout l’éternel recommencement, comme l’incessant besoin de respirer, de la mort d’Yseult. 

Je m’intéresse à l’énoncé entre tirets, qui se déplace dans le cahier 48, et qui est finalement supprimé avec toutes les références à Wagner. On le sait depuis Jean-Pierre Richard, puis Alain Buisine9, la grand-mère est du côté de l’aéré, elle possède la maîtrise du vent. Or le texte donne une résonance mythique à la mort, qui libère une puissance brute. Le détail se trouve déplacé dans le texte définitif, dès le cahier 48, dans une comparaison anodine : « l’haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d’un roseau », auquel fait aussi écho, me semble-t-il, le chalumeau wagnérien dans le cahier 48 :

Je ne sais si Wagner a jamais assisté à une telle mort. Sans cela comme il a fait entrer dans sa musique des rythmes de la nature ou de la vie, le gazouillement de l’oiseau, la plainte du chalumeau, le martèlement du cordonnier, le reflux de la mer, je pense que c’est un tel rythme qu’il a dû dématérialiser, et faire entrer dans la prison de sa musique à travers laquelle on la reconnaît encore, dans la mort d’Yseult. (F°6)

Cette formule est à mettre en relation avec un passage assez émouvant, qui décrit l’attitude de la mère du narrateur. Il apparaît en marge du cahier 14, et il est intégré au Cahier 48 : « Au pied du lit convulsée par chaque souffle de cette agonie, ma mère avait la désolation sans pensée d’un feuillage retourné par le vent et cinglé par la pluie » (f° 7). Cette notation, qui se maintient dans la version définitive, se trouve en contiguïté dans la 3e dactylographie, avec le développement sur Wagner, avant sa suppression. Le texte sur Wagner est d’ailleurs transformé, l’interrogation (« je ne sais si ») est transformée en hypothèse liée à une assertion (« on peut croire »), et la mention de la plainte du chalumeau disparaît de cette dactylographie :

Si Wagner a jamais assisté à une telle mort, lui qui a fait entrer dans sa musique tant de rythmes de la nature et de la vie, depuis le reflux de la mer jusqu’au martèlement du cordonnier, et des coups du forgeron au chant de l’oiseau, on peut croire, s’il a jamais assisté à une telle mort qu’il a dégagé pour les éterniser dans la mort d’Yseult les inexhaustibles recommencements. Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent10. (F° 94-95)

Un détail descriptif se trouve ainsi mis en relation dans l’avant-texte avec tout un réseau de signifiance qu’il condense. Proust développe une dimension mythique de la mort et de l’affliction, qu’il laisse affleurer dans la version définitive, d’une part dans le détail anodin du vent dans un roseau au début du passage, et d’autre part, et surtout, dans cette présentation de la douleur maternelle, dans une comparaison où elle est aux prises avec la force naturelle des éléments. On remarque d’ailleurs la transformation rythmique entre la version du Cahier 48 : « un feuillage retourné par le vent et cinglé par la pluie », et l’état définitif : « que cingle la pluie et retourne le vent », qui porte une cadence majeure et place le vent en clausule11.

La phrase

Le souffle de la grand-mère, dès le cahier 14, est comparé à un chant, à une phrase musicale, qui évoque la phrase proustienne. Flaubert, lui aussi, insiste sur le lien de l’écriture à la respiration : « Je voudrais faire des livres où il n’y eût qu’à écrire des phrases (si l’on peut dire cela), comme pour vivre il n’y a qu’à respirer de l’air. » (Lettre à Louise Colet du 25 juin 1853). Cette relation métaphorique de la phrase au souffle a été commentée par la critique, notamment par Alain Buisine, qui parle de la « ventilation » de la phrase proustienne. D’autre part, comme le remarquent Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave et Catherine Viollet, le passage sur la « phrase interrompue »12  dit l’intermittence de l’écriture.

J’aimerais revenir sur la phrase et son rythme. Jean Milly souligne bien que le terme de « phrase », chez Proust, a rarement son acception syntaxique, mais bien plutôt rythmique13. La comparaison avec la musique indique qu’il s’agit d’ailleurs, plutôt que d’une phrase, du phrasé rythmique dans sa continuité, par-delà les discontinuités de la syntaxe.

Relisons les brouillons. Dans le cahier 14, la respiration de la grand-mère, comme on l’a vu, est décrite amplement. Cela commence par la comparaison avec le patineur et l’enfant qui tête :

elle ne fut plus lente et geignante comme elle avait été jusque-là mais au contraire rapide, élancée et glissante comme quelqu’un qui patine, avide, la bouche suspendue à cet air délicieux comme un enfant qui téterait.  

L’analogie musicale est ensuite développée par une comparaison avec « une sorte de chant de soprano ». La phrase se développe, construite avec des participes présents et des adjectifs détachés, par groupes binaires, le texte insistant sur l’élan (« s’élancer ») et la reprise incessante (marquée par les mots « incessant », « recommençante »,« toujours », « encore »), et sur le caractère rythmique du phrasé :

à la plainte oppressée de ma grand-mère succéda un soupir continu de bien-être de quelqu’un qui respire enfin, et qui suivant les rythmes de la respiration et du spasme de la nuit, s’élançant à la poursuite de l’oxygène, la dégageant avec d’incessantes délices, s’éleva, devint doux, musical, comme une sorte de chant soprano, une même phrase inachevée, toujours reprise, s’élançant toujours plus haut, retombant, s’élançant encore, accompagnée par le petit grésillement de l’oxygène qui s’échappait.

Et dans la deuxième évocation du souffle : « Mais la plainte heureuse s’élançait toujours, légère, tourmentée, inachevée, élancée, recommençante ». Dans la suite de la rédaction, cette phrase avec sa succession d’adjectifs, est maintenue. La première description se transforme. Dans la version définitive, le rythme se fonde sur une succession de verbes, dans une relative à l’imparfait :

et venaient ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette longue phrase qui s’élevait, montait encore, puis retombait, pour s’élancer de nouveau, de la poitrine allégée, à la poursuite de l’oxygène14

Ce qui est en jeu, c’est la notion de rythme telle que l’a décrite Benveniste, c’est-à-dire non pas le schéma fixe d’une répétition, mais « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide »15. Henri Meschonnic redéfinit le rythme, dans cette perspective, comme « organisation du mouvant », « l’organisation des marques du discours16 ». Il s’agit donc, non d’un rythme syllabique, mais bien d’un rythme accentuel, marqué par les intensités des reprises accentuelles et prosodiques. Il est fondé sur une tension continue de l’interruption et la reprise17. C’est dans le cahier 48 que sont associés à la phrase le rythme et l’accent, en même temps qu’est ajouté l’adjectif « longue » au mot « phrase » :

et qui venaient teinter d’un accent plus mélodieux mais sans en changer le rythme cette longue phrase qui s’élevait, s’élançait, puis retombait et s’élevait de nouveau, de la respiration allégée qui poursuivait l’oxygène. (F°5)

Cet accent nous renvoie à la fois à l’accent de Bergotte et à celui de Vinteuil. Pour Bergotte :

C’est cet accent qui aux moments où dans ses livres, Bergotte était entièrement naturel, rythmait les mots souvent alors fort insignifiants qu’il écrivait. Cet accent n’est pas noté dans le texte, rien ne l’y indique et pourtant il s’y ajoute de lui-même aux phrases, on ne peut pas les dire autrement, il est ce qu’il y avait de plus éphémère et pourtant de plus profond chez l’écrivain18.

L’accent de Vinteuil, c’est aussi le style de sa différence avec les autres musiciens, qui le rend reconnaissable : « Un accent, cet accent de Vinteuil, séparé de l’accent des autres musiciens, par une différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix de deux personnes »19. C’est sa signature. La musique est bien, dans la Recherche, l’interprétant de la littérature, ce qui se manifeste dans le développement de l’isotopie musicale pour décrire le souffle de la grand-mère. Mais il y a aussi un échange de prédicats entre le musical et l’organique. Le narrateur évoque « la supplication haletante » du « rougeoyant septuor »20 ,  et la musique de Vinteuil est qualifiée de « vie, mouvement perpétuel et heureux »21, tandis qu’une phrase du septuor est évoquée en termes physiologiques : « Une phrase d’un caractère douloureux s’opposa à lui, mais si profonde, si vague, si interne, presque si organique et viscérale qu’on ne savait pas, à chacune de ses reprises, si c’était celle d’un thème ou d’une névralgie »22. Le même commentaire est appliqué cent pages plus haut à Tristan qui est associé, à plusieurs reprises, à la musique de Vinteuil. Dans La Phrase de Proust, Jean Milly a souligné la composition cyclique de cette musique, fondée sur le retour de motifs récurrents et entrelacés, en référence implicite au modèle wagnérien.

Mais revenons au cahier 14. Dans cette première version, il est une autre mention, qui ne disparaît ensuite pas tout à fait, mais qui est déplacée, c’est celle de « phrase inachevée ». Relisons le passage : « une même phrase inachevée, toujours reprise, s’élançant toujours plus haut, retombant, s’élançant encore ». Cela devient dans la 1ère dactylographie : « un même plaisir inachevé », puis la formule disparaît. L’adjectif « inachevé » se maintient dans la seconde description, comme épithète détachée de la respiration (dans la version définitive : « Mais la plainte heureuse de la respiration jaillissait toujours, légère, tourmentée, inachevée, sans cesse recommençante 23»). C’est de nouveau une forme d’inscription indirecte du prédicat esthétique. Comme les critiques l’ont bien vu, toute la description du souffle exemplifie et commente non seulement l’art de la phrase, mais plus largement l’écriture proustienne, l’esthétique proustienne de l’essai, de la reprise inachevée, qu’on retrouve aussi dans l’évocation de la musique de Vinteuil. Il en est ainsi dans La Prisonnière : « sa sonate, et comme je le sus plus tard, ses autres œuvres, n’avaient toutes été par rapport à ce septuor que de timides essais, délicieux mais bien frêles »24, et dans Albertine disparue, où le narrateur exprime sa propre interprétation de la sonate de Vinteuil :

Ce n’était pas tout à fait les mêmes associations d’idées chez moi que chez Swann que la petite phrase avait éveillées. J’avais été surtout sensible à l’élaboration, aux essais, aux reprises, au “devenir ” d’une phrase, qui se faisait durant la sonate comme cet amour s’était fait  durant ma vie25.

On songe aussi au passage de La Prisonnière sur la composition des « grandes œuvres inachevées » du XIXe siècle, cette unité trouvée après coup, chez Balzac, Wagner, et qui est aussi un mode de la composition proustienne. Ces essais et ces reprises, ce devenir, sont bien ceux, aussi, des différents essais de la description du souffle de la grand-mère dans les avant-textes.

Si la description du souffle dit quelque chose de la littérature, la littérature dit aussi quelque chose de la mort, et ce, en particulier par l’intermédiaire de l’allusion.

Une allusion littéraire : « Comme une source s’épuise ».

L’allusion, classiquement, selon Fontanier, « consiste à faire sentir le rapport d’une chose qu’on dit avec une autre qu’on ne dit pas, et dont ce rapport éveille même l’idée »26. Le Discours des figures donne l’exemple d’allusions historiques, littéraires, mythologiques. L’allusion est un détour du sens. Genette reprend cette définition classique en en faisant l’une des formes de l’intertextualité, au sens restreint de « la relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes », avec le plagiat et la citation. C’est « un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement elle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable : ainsi, lorsque Mme des Loges, jouant aux proverbes avec Voiture, lui déclare : “ Celui-ci ne vaut rien, percez-nous en d’un autre ”, le verbe percer (pour « proposer ») ne se justifie et ne se comprend que par le fait que Voiture était fils d’un marchand de vin. »27 Pour rester dans le même registre, on peut ainsi parler d’allusion à propos du langage des grand-tantes du narrateur, qui pensent remercier Swann de l’envoi de la caisse du vin d’Asti par cette phrase : « Il n’y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables ». L’allusion échoue, puisque Swann n’y comprend rien. Toutefois, comme le souligne Antoine Compagnon28, chez Proust les allusions des personnages se distinguent de celles du narrateur. Les premières appellent explicitement un déchiffrement du sens indirect par les personnages et le lecteur, et les secondes, allusions implicites, interprétatives, deviennent pour la modernité des signaux intertextuels, qui appellent moins la reconnaissance d’une énigme que la mise en relation intertextuelle. Proust inscrit ces allusions pour lui-même, ou un groupe de happy fews. Elles n’ont pas d’autre marque que la mémoire du lecteur, une mémoire fragile, historique, et susceptible de surinterprétation. Mais c’est un détour interprétatif qui enrichit le texte d’« épaisseurs d’art », par la mise en rapport intertextuelle, ou autotextuelle. Annick Bouillaguet29, pour le pastiche, parle, pour sa part, d’indices de l’imitation cryptée.

Je vois l’une de ces allusions dans la comparaison qui, dans la version définitive, clôt le premier paragraphe : « comme une source s’épuise ». Quand je l’ai lue, s’est surimposée une autre voix, celle de Flaubert, non pas celle de Madame Bovary30, mais celle d’Un cœur simple. C’est en effet beaucoup moins à la mort d’Emma, que fait penser l’agonie douce de la grand-mère, malgré la présence de la satire sociale, qu’à la fin de Félicité. Flaubert dit : « comme une fontaine s’épuise ». Revenons au texte de Flaubert. Il met en scène le dernier souffle de Félicité, comme une atténuation et une disparition progressive. En témoigne le mouvement de la phrase qui, sur le manuscrit, était ponctuée de longs tirets. Félicité meurt doucement comme la grand-mère :

Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît ; et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête.

Chez Proust, la formule émerge progressivement des brouillons dans le cahier 48. Mais la métaphore de la source est présente dès le cahier 14. Elle est mêlée à une autre métaphore, de l’embranchement des affluents, qui se développe ensuite séparément :

Mais alors, soit à cause de ces changements d’octave qu’il y a souvent dans la respiration, d’un dormeur par exemple, soit à cause du rythme même de l’anesthésie par l’oxygène qui ne s’exerçait pas d’une façon continue, le progrès aussi de l’asphyxie de l’agonisante et les défaillances du muscle de son cœur, elle reprenait différente comme ces mélodies branchées et divergentes sur la tige défaillante de la première dans la mort d’Yseult et comme si la source principale de la vie s’arrêtant d’autres affluents avaient encore leur cours à épancher leur murmure à faire entendre. Elle semblait avoir encore un thème de bonheur à dire, à ajouter avant de mourir ; et n’y a-t-il pas en effet en nous divers thèmes dont plusieurs se taisent parfois pendant bien longtemps. Et ce thème heureux et tendre avait été en ma grand-mère, la souffrance de l’agonie l’avait fait taire mais l’action de l’oxygène faisant faire silence à la plainte de la souffrance, lui permettant de nouveau de se faire entendre, de se développer, d’employer à son exécution les derniers souffles de la mourante jusqu’à ce qu’elle n’en [eût] plus un seul ou que tout se confondît dans le silence de l’épuisement dernier. (F° 97, je souligne)

C’est dans le cahier 48 que la formule apparaît, proche de la forme définitive :

Mais ce chant s’éleva si haut, se poursuivit avec tant de force, semblait s’arrêter un instant sur un murmure si doux de volupté et de supplication, par moments même il semblait s’arrêter tout à fait comme une source qui s’épuise et alors le médecin touchait le pouls ; mais aussitôt rebranchait son élan inépuisable. (F° 5-6)

La comparaison est alors mêlée au cours de la phrase. La troisième dactylographie lui donne sa forme définitive et la met en valeur par le changement de registre, l’intervention du grand-père. La comparaison devient clausule31 de phrase et de paragraphe :

Ce chant qui s’élevait si haut, se prolongeant avec tant de force, par moments, avec un murmure de supplication dans la volupté il semblait s’arrêter tout à fait comme une source s’épuise.

Quoi ? demanda d’une voix forte mon grand-père .  (F° 92-93)

La version définitive, qui est trouvée sur les 3e épreuves, avec le travail des allitérations, est ponctuée par la digression sur Françoise, qui enchaîne, à l’alinéa, après la comparaison :

Puis parvenu si haut, prolongé avec  tant de force le chant, mêlé d’un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains moments s’arrêter tout à fait comme une source s’épuise32

Françoise, quand elle avait un grand chagrin […]

Un autre marqueur flaubertien est peut-être aussi constitué par la clausule du paragraphe qui annonce la mort de la grand-mère, comme l’a bien vu Jo Yoshida33. Proust juxtapose un plus-que-parfait et un passé simple dans une ellipse flaubertienne, qui se joint à une métalepse (l’arrêt de l’oxygène et l’éloignement du médecin sont des conséquences de la mort qui n’est pas dite) : « Le bruit de l’oxygène s’était tu, le médecin s’éloigna du lit. Ma grand-mère était morte». Cette version remplace sur la 3e dactylographie l’état du cahier 14 et de la 1ère dactylographie, composée de passés simples : « Le bruit de l’oxygène cessa, le médecin s’éloigna du lit. Ma grand-mère était morte. » Le Cahier 48 offre un état intermédiaire, où l’alternance des temps verbaux est trouvée : « Le bruit de l’oxygène s’était tu. Ma grand-mère était morte. » Mais le texte définitif, en ajoutant « le médecin s’éloigna du lit », renforce la désignation indirecte de la métalepse et ralentit le mouvement de découverte de cette mort34.

Mais les deux morts ont-elles pour autant la même signification ? De fait, le palimpseste des textes souligne la divergence des interprétations. Dans le cas de Félicité, Raymonde Debray-Genette a bien montré l’ambiguïté interprétative que laisse Flaubert à la fin du conte35. Dans une fin réaliste, Félicité est un esprit faible qui a des visions, et prend son perroquet pour le Saint-Esprit ; ou bien, dans la perspective du conte hagiographique, elle meurt comme une sainte. Flaubert ne conclut pas, il laisse le lecteur hésiter entre les deux interprétations. Chez Proust, la mort est vue dans une perspective matérielle. La mort douce est due à l’apport de la morphine et de l’oxygène, qui calment les douleurs et libèrent le souffle. Sans voir les brouillons, j’avais eu l’idée que la mort de la grand-mère était une fin sans retour. La lecture des cahiers montre que, jusqu’à la 3e dactylographie, Proust travaille un commentaire sur le néant, de plus en plus condensé et atténué. Voici la description de la mort et son commentaire dans le Cahier 14. La mort de la grand-mère n’est pas si douce :

Tout d’un coup elle se dressa à demi, fit un effort violent, brutal, se secoua comme quelqu’un qui défend sa vie, Françoise pleurait, j’étais irrité, je voulais lui dire : « le médecin dit qu’elle peut retrouver sa connaissance, elle vous verra pleurer. Au moment où je disais cela ma grand-mère ouvrit les yeux tout grands. Je me précipitai sur Françoise pour la cacher, pour la faire partir. Le bruit de l’oxygène cessa, le médecin s’éloigna du lit. Ma grand-mère était morte.

Comment comprendre qu’au moment où on va mourir c’est-à-dire où on ne sera plus, à la minute qui précède ce qui n’est pas quelque chose, mais qui justement est : rien, on recueille toutes ses forces, comme un blessé qui court pour échapper au danger, qui se dresse, qui se traîne, qui fait ce que physiquement il lui est impossible de faire. Pourtant il n’y avait rien devant ma grand-mère à ce moment-là, puisque la mort c’est justement rien. Ce qui était la minute suivante, c’était plus rien. Donc à cette minute-là c’était déjà presque plus rien, et elle avait dressé ainsi toutes ses forces, contre … son propre néant, elle s’était dressée dans le vide, dans le monde où déjà elle n’était plus. Sa révolte ne s’appuyait sur rien. La minute qui suivait ce rassemblement de forces, il n’y avait plus de force, plus de vie, plus rien et c’était ce rien qui constituait*36 la minute d’avant cette révolte. (F°96v-97v)

Le cahier 48  réduit le commentaire :

Ainsi c’était devant la mort — mais c’est-à-dire devant rien37 — que son corps s’était ainsi redressé. Puisque la mort est néant, comment ce néant peut-il avoir un effet sur ce qui arrive devant lui, et susciter ce rassemblement de forces comme en présence d’un grand danger en ce qui est déjà presque néant ? (F° 8)

La 3e dactylographie le supprime.

C’est bien la différence des styles que met en valeur la référence ou l’allusion intertextuelle à Flaubert, en même temps qu’elle instaure un rapport une « épaisseur d’art », ou l’une de ces « couches de couleur » sur la phrase, que commente Bergotte au moment de sa mort. La différence des styles s’exprime dans la longue phrase même de Proust.

«  Délicieux »

La circulation du sens se fonde ainsi en partie sur l’emploi de certaines expressions. Ce sont des condensateurs et des expressions-relais, qui nous renvoient à une mémoire intertextuelle ou autotextuelle. Nous avons vu le recours au mot « accent », qui évoque les moments du texte proustien liés à Bergotte et à Vinteuil, et la comparaison « comme une source s’épuise », qui surimprime la mémoire du texte flaubertien. Je voudrais, pour terminer, insister sur l’adjectif « délicieux » (dans la version définitive, il s’agit du « fluide volatil et délicieux »). Dans le Cahier 14, il est question de « l’air délicieux » (dont on retiendra l’ambiguïté respiratoire et musicale). « Délicieux » est bien évidemment un adjectif cliché, qui fait aussi partie du style de Bergotte : le « tourment stérile et délicieux de comprendre et d’aimer »38. Des 95 occurrences de « délicieux », des 62 emplois de « délicieuse » que relève Frantext (il y a aussi 11 « délicieuses »), beaucoup sont d’emploi banal : « Ça a l’air délicieux , dit Mme Cottard ». On parle d’« un jeune homme délicieux », d’« une jeune fille délicieuse ». C’est un adjectif mondain, mais  il caractérise aussi le plaisir – un plaisir lié à des temps forts du récit. C’est l’adjectif de la réminiscence et du plaisir musical. Il qualifie l’expérience de la madeleine : « Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause »39 – plaisir de la réminiscence, qui est reformulé dans Albertine disparue :

Mais, séparé des lieux qu’il m’arrivait de retraverser par toute une vie différente, il n’y avait pas entre eux et moi cette contiguïté d’où naît, avant même qu’on s’en soit aperçu, l’immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir40

Il porte sur la musique. Le narrateur commente ainsi à propos de la sonate : « la sensation délicieuse que Swann avait ressentie »41 et :

Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir42.

Le septuor de Vinteuil attire l’expression : « un son délicieux »43, et les autres œuvres de Vinteuil sont traitées « de timides essais, délicieux, mais bien frêles, auprès du chef d’œuvre »44 . L’adjectif est encore associé à Wagner :

Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l’avait composé45.

Mais c’est aussi le « fil délicieux » qui relie le narrateur enfant à sa mère46, et le caractère délicieux de la lecture de François le Champi : « Cela me disposait à imaginer dans François le Champi quelque chose d’indéfinissable et de délicieux »47, alors que le narrateur qualifie plus tard le nouvel écrivain qu’il apprécie « d’une vérité, d’un charme, pareils à ceux que j’avais trouvés jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux »48. C’est encore « l’air délicieux » que respire le narrateur dans sa promenade avec Gilberte, dans Albertine disparue (La Fugitive), au seuil d’évoquer l’épisode du raidillon de Combray49. « L’air délicieux », que tête la grand-mère dans les premiers brouillons, entre ainsi en relation avec tout un réseau, une nébuleuse d’emplois de « délicieux », liés au souvenir de l’enfance, à la déflagration de la réminiscence, à la littérature et la musique.

Dans le domaine littéraire, « délicieux » n’est pas seulement un adjectif du fictif Bergotte, mais il est cité comme une épithète baudelairienne :

cette sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l’épithète de délicieux50

Proust fait allusion, dans ce passage de Swann, aux derniers vers du poème « l’Imprévu », des Fleurs du mal :

Le son de la trompette est si délicieux

Dans ces soirs solennels de célestes vendanges

Qu’il s’infiltre comme une extase dans tous ceux

Dont elle chante les louanges.

Dans son article sur Baudelaire de 1921, Proust commente aussi « le finale inattendu où l’étrange bonheur des élus clôt une pièce sinistre des Damnés »51, et l’associe au souvenir de Wagner. Ceci enrichit le réseau associatif qui entoure l’emploi de « délicieux », en reliant le mot, dans le passage sur l’agonie de la grand-mère, au bonheur des élus  – un bonheur non mystique, ainsi qu’à la musique de Wagner

On voit l’intérêt de termes anodins qui se trouvent reliés à des réseaux associatifs importants de la Recherche : ils tissent une continuité du discours. Ces mots sont surdéterminés, comme ces « points nodaux » dont parle Freud, « où se rejoignent pour donner le rêve d’innombrables cheminements de pensée »52. Le style apparaît ainsi comme cette tension associative qui repose sur une mémoire autotextuelle et intertextuelle. La mort de la grand-mère est reliée à un réseau des réminiscences, de l’art et de la littérature. Et la mémoire de la Recherche semble comparable à celle du rêve : celle de son texte comme celle de ses brouillons, se donnerait dans la simultanéité associative du rêve53 – ce qui pourrait rendre compte de la perte des repères chronologiques dans la lecture et dans la remémoration du texte.

Cette mémoire est en effet aussi celle de l’avant-texte. Ce que j’ai découvert dans le devenir de ces réécritures, c’est que Proust amplifie et condense son texte, comme Flaubert. Le texte est porteur de cette mémoire qui se condense dans des détails : ainsi du vent et de Wagner, ainsi de l’inachèvement. Et il se fragmente et se disperse, comme la description du souffle. Proust, Gérard Genette l’a bien montré, privilégie une écriture de l’indirect. Cet indirect est aussi bien métaphore (le souffle comme une phrase musicale), métonymie (le détail du vent dans le roseau), ellipse et métalepse (dans la désignation de la mort) ou encore hypallage (dans la qualification déplacée de l’inachèvement).

Cette mise en rapport figurale, inter et autotextuelle, est bien aussi la définition du style que donne le narrateur dans Le Temps retrouvé :

ce que nous appelons la réalité est un certain rapport de ces sensations et de ces souvenirs qui nous entourent simultanément — rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui — rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents 54.

 Cela rend compte des figures de style : métaphore55, comparaison, métonymie, métalepse, hypallage, allusion, ellipse, mais aussi plus largement de la relation des textes et des références, de la construction aussi des paysages en palimpsestes et des personnages en perspectives. Dans sa préface à Paul Morand, Proust explique que le nouvel écrivain est « difficile à comprendre parce qu’il unit les choses par des rapports nouveaux »56. Cette nouvelle syntaxe, c’est bien celle qu’il perçoit chez Flaubert.

« Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les “rapports” » écrivait de son côté Flaubert, « c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets » (A Guy de Maupassant, 15 août 1868)57.  Il y aurait lieu de confronter la définition du style de ces deux écrivains, fort proche, définissant le style comme « vision » et comme « manière absolue de voir les choses ». Leur point commun est de saisir le style comme différence, chez Flaubert, de l’œuvre, chez Proust de l’œuvre et des œuvres d’un auteur ou d’un artiste.

Pour le narrateur proustien, « le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun »58 .

Pour Flaubert, cette « manière absolue de voir les choses » est la façon dont le style de l’œuvre se délie de l’antériorité du sujet, et réussit à faire voir un monde différencié au lecteur, dans une perspective qui n’est pas loin de l’hallucination et du rêve. Pour Proust, dire que le style est une question de vision relie le style à une représentation du monde, dans la tradition de Humboldt partagée par Spitzer59. C’est s’opposer au formalisme, et cette analyse sous-tend toute l’étude sur Flaubert : chez Flaubert les catégories de langue sont des catégories de pensée qui impriment une vision du monde. Dans l’article de 1910, Proust dit : « Et la révolution de vision, de représentation du monde qui découle — ou est exprimée par sa syntaxe »60. C’est impliquer aussi que le langage peut façonner la pensée.  D’autre part, chez Proust, comme chez certains historiens d’art qui lui sont contemporains, tel Wöllflin, où le style est un mode de perception, la vision implique à la fois une conception et une perception optique. Le style est un perspectivisme sur le monde, et l’œuvre est la mise en rapport de ces perspectives61.

1  Voir la notice de Brian Rogers et Thierry Laget dans l’édition du Côté de Guermantes II, À la recherche du temps perdu, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 1672.

2  Roland Barthes commente dans La Préparation du roman l’écriture de la mort de la grand-mère, seule « Figure » du roman : « Pour Proust : écrire sert à sauver, à vaincre la Mort : non pas la sienne, mais celle de ceux qu’on aime, en portant témoignage pour eux, en les perpétuant, en les érigeant hors de la non-Mémoire. C’est pourquoi il y a bien des “personnages ” dans La Recherche du temps perdu (ordre du Récit), mais il y a une seule Figure (qui n’est pas un personnage) : la Mère Grand-mère, celle qui justifie l’écriture, parce que l’écriture la justifie. » (éd. par Nathalie Léger, Éd. du Seuil, 2003, p. 34). Expliquant que cette mort n’est ni un moment à la Greuze, ni une description réaliste, il souligne l’importance du détail physiologique, « concret mémorable », et voit dans ce récit de mort un « bloc intraitable » : « Le Moment de vérité n’est pas dévoilement, mais au contraire surgissement de l’ininterprétable, du dernier degré du sens, de l’après quoi plus rien à dire : d’où la filiation avec le haïku et l’Épiphanie », La Préparation du roman, op. cit., p. 159.

3  Maria Chiara Giacovazzi, Étude génétique d’un épisode de la Recherche du temps perdu : la mort de la grand-mère, Johannesburg, 1993. Sa transcription m’a été très utile. Je remercie l’équipe Proust de l’ITEM, en particulier Bernard Brun, pour son aide bibliographique précieuse et pour la reproduction des manuscrits.

4  Voir Jo Yoshida, « Sur les trois jeux de dactylographies de la “mort de la grand-mère” : un aspect du processus de la correction et du montage chez Proust », Kyoto, Équinoxe, n° 9, 1992, p. 63-73, et « Maladie et mort de la grand-mère. Quelques réflexions génétiques », in Marcel Proust 3. Nouvelles directions de la recherche proustienne, Paris-Caen, Minard, coll. « Lettres modernes », 2001, p. 75-91. Voir aussi Mireille Naturel, Proust et Flaubert. Un secret d’écriture, éd. Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1999.

5  Voici les cotes des dossiers de genèse correspondant à notre passage : cahier 14, BnF, Département des Manuscrits, N.a.fr 16654, f° 86-97 ; Cahier 48, N.a.fr. 16688, f° 4-8 ; dactylographie 1, d’après le Cahier 14, N.a.fr 16737, f° 30-36 ; dactylographie 2, d’après les Cahiers 47 et 48, N.a.fr. 16737, f° 36-51 ; dactylographie 3 : montage des dactylographies 1 et 2 ayant servi avec les placards Grasset pour composer les placards Gallimard, N.a.fr 16737, f° 91-96 ;1ers placards et 2e placards corrigés (25-30), N.a.fr. 16763 ; seconds placards non corrigés, N.a.fr 16764 (placards 28-48); troisièmes placards corrigés, fin 1920, remis à l’imprimeur en janvier 1921, Na.fr 16765.

6  La transcription est simplifiée des ratures et intègre les additions.

7  Nous suivons à partir d’ici la seule transcription de Maria Giacovazzi.

8  Simonetta Boni, « La grand-mère et Albertine figures wagnériennes », Bulletin Marcel Proust 50, 2000, p. 103-127, et Jo Yoshida, « Maladie et mort de la grand-mère », art. cit.

9  Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Éd. du Seuil, 1974, p. 34 (« L’aéré »), Alain Buisine, Proust et ses lettres, Presses Universitaires de Lille, 1983, p. 43-45.

10  Citons la version légèrement différente de la comparaison wagnérienne dans la prépublication de la NRF, « Une agonie » : « Wagner qui a fait entrer dans sa musique tant de rythmes de la nature et de la , vie, depuis le reflux de la mer jusqu’au martèlement du cordonnier, des coups du forgeron au chant de l’oiseau, on peut croire, s’il a jamais assisté à une telle mort qu’il en a dégagé pour les éterniser dans la mort d’Yseult les inexhaustibles ressassements », art. cit., p. 29.

11  Je remercie Simone Delesalle pour cette remarque.

12  « Par moments, il semblait que tout fût fini, le souffle s’arrêtait, soit par ces mêmes changements d’octaves qu’il y a dans la respiration d’un dormeur, soit par une intermittence naturelle, un effet de l’anesthésie, le progrès de l’asphyxie, quelque défaillance du cœur. Le médecin reprit le pouls de ma grand-mère, mais déjà, comme si un affluent venait apporter son tribut au courant asséché, un nouveau chant s’embranchait à la phrase interrompue. Et celle-ci reprenait à un autre diapason, avec le même élan inépuisable ». Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, éd. cit. , p. 639-640. Voir Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave, Catherine Viollet, Proust inachevé, éd. Du Lérot, 1990, p. 10. Je remercie Nathalie Mauriac Dyer d’avoir attiré mon attention sur ce commentaire.

13  Voir Jean Milly, La Phrase de Proust, rééd., Champion, 1983.

14  Le Côté de Guermantes, éd. cit., p. 636. La relative est trouvée dans le Cahier 48 (voir la version ci-après , qui diffère rythmiquement de l’état définitif).

15  Émile Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », Problèmes de linguistique générale, t. I, 1966, p. 333.

16  Voir Gérard Dessons, Henri Meschonnic, Traité du rythme, Dunod, 1998, p. 74 et 75.

17  Voir le passage sur la phrase interrompue : « Et celle-ci reprenait, à un autre diapason, avec le même élan inépuisable ».

18  À l’ombre des jeunes filles en fleurs, À la recherche du temps perdu, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 543.

19  La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, t. III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 760.

20  Ibid., p. 759.

21  Ibid.

22  Ibid., p. 764.

23  Le Côté de Guermantes, éd. cit, p. 639.

24  La Prisonnière, éd. cit., p. 756.

25  Albertine disparue, coll. « GF Flammarion », 2003, p. 221.

26  Fontanier, Les Figures du discours, Flammarion, 1968, p. 125.

27  Gérard Genette, Palimpsestes, Éd. du Seuil, 1982, p. 8.

28  Antoine Compagnon, « L’allusion et le fait littéraire », in L’Allusion dans la littérature. Textes réunis par Michel Murat, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 236-249.

29  Annick Bouillaguet, Proust, lecteur de Balzac et de Flaubert : l’imitation cryptée, H. Champion, 2000.

30  Voir Mireille Naturel, op. cit., p. 345.

31  Le fait est remarqué par M. Naturel, op. cit., p. 349.

32  Le Côté de Guermantes, éd. cit., p. 636.

33  Jo Yoshida, « Maladie et mort de la grand-mère », art. cit.

34  La description, en fin de chapitre, de la grand-mère en gisante souriante la rapproche aussi, me semble-t-il, du sourire de Félicité (Le Côté de Guermantes, éd. cit., p. 641).

35  Métamorphoses du récit, Éd. du Seuil, 1988.

36  Lecture conjecturale de M. C. Giacovazzi.

37  Cette incise est un ajout.

38  Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, I, éd. cit., p. 93.

39  Ibid., p. 44.

40  Albertine disparue, éd. cit., p. 354.

41  Du côté de chez Swann, éd. cit., p. 206.

42  Ibid., p. 346.

43  La Prisonnière, éd. cit., p. 756.

44  Ibid.

45  Ibid., p. 666.

46  Du côté de chez Swann, éd. cit., p. 30.

47  Ibid., p. 41.

48  Le Côté de Guermantes, éd. cit., p. 623-624.

49  Albertine disparue, éd. cit., p. 355.

50  Du côté de chez Swann, éd. cit., p. 176. Voir aussi, ibid., la note 3.

51  Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve…, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 623.

52  Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, in Œuvres complètes, IV, 2004, p. 325.

53  Pour une lecture psychanalytique de la digression chez Proust, voir Pierre Bayard, Le Hors-sujet : Proust et la digression, Éd. de Minuit, 1996.

54  Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, t. IV, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 468.

55  Voir l’article « Métaphore » d’Isabelle Serça, in Dictionnaire Marcel Proust, sous la direction d’Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Champion, 2004.

56  Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 615.

57  Voir aussi la lettre du 2-3 février 1880 à Léon Hennique : « Il n'y a pas de Vrai ! Il n'y a que des manières de voir ». 

58  Le Temps retrouvé, éd. cit., p. 474.

59  Voir ici-même, l’article d’Isabelle Serça.

60  Contre Sainte-Beuve, éd. cit, p. 299.

61  Voir les multiples allusions de Proust et du narrateur de la Recherche aux instruments optiques, et dans Le Côté de Guermantes et la Préface à Paul Morand, la fameuse comparaison, du peintre, en l’occurrence Renoir, avec un oculiste qui transforme le regard du public.