Sommaire
Commençons par rappeler quelques faits connus relativement au traitement proustien du thème de l’inversion sexuelle : Gomorrhe apparaît explicitement dans la nouvelle publiée en décembre 1893 par La Revue blanche, « Avant la nuit » ; on sait qu’une jeune lesbienne, hantée d’un tel sentiment de culpabilité qu’il l’a conduite au suicide, y confesse in extremis ses goûts à un ami masculin. Proust ne juge pas bon de reprendre la nouvelle en 1896 dans Les Plaisirs et les jours, mais Gomorrhe est bien présente dans Jean Santeuil, le roman laissé inachevé auquel il travaille entre 1895 et 1899 : Jean y extorque à sa maîtresse Françoise l’aveu de ses liaisons féminines1. On sait que des fragments de cette scène passeront, presque littéralement, des années plus tard dans l’interrogatoire que Swann fait subir à Odette dans « Un Amour de Swann »2.
Sodome, on le sait, n’a pas fait l’objet d’un traitement sous forme de nouvelle parallèle à celui de Gomorrhe : mais les invraisemblances (narratives, psychologiques, sociales) d’une nouvelle des Plaisirs et les jours, « La Confession d’une jeune fille », s’expliquent par la transposition (peut-être volontairement maladroite, d’ailleurs) d’une homosexualité masculine qui n’ose pas (ou ne veut pas) dire son nom3. Selon une idée communément admise, ce serait de la même manière, indirecte, biaise, que l’inversion masculine aurait été abordée par Proust dans Jean Santeuil4. Deux épisodes en particulier y témoigneraient de ce traitement oblique et timide : la rencontre mélancolique de Jean avec une « digitale » isolée au fond d’une vallée (préfiguration de la solitude de l’inverti, voire de la métaphore botanique dans Sodome I) ; la déchéance du notable Charles Marie, coupable de malversations financières (première approche du thème de la duplicité, de la double vie, secrète et coupable).5 Proust n’aurait abordé de front le thème de l’inversion sexuelle masculine qu’à partir de 1908, moment où il fait part à Louis d’Albufera de son projet, entre autres, d’« un essai sur la Pédérastie (pas facile à publier) »6, les premiers développements nourris dont nous disposons sur le thème apparaissant, on le sait, dans les derniers cahiers « Sainte-Beuve », les Cahiers 7 et 6 du début de 1909.
Ce tableau critique, aujourd’hui prévalent, est-il tout à fait exact ? Proust ne s’est-il vraiment attaqué au thème de l’inversion sexuelle masculine qu’en 1908, alors qu’il aurait touché à son versant féminin dès les années 1895-1899 ? C’est d’abord cette idée d’une dissymétrie génétique entre le traitement de Sodome et celui de Gomorrhe à l’époque de Jean Santeuil qui doit être rectifiée : s’il est indubitable que l’épisode du scandale Marie ou celui de la digitale isolée préfigurent des thématiques plus tard associées à l’inversion masculine, Sodome a bel et bien été, comme Gomorrhe, abordé de front par le jeune auteur de Jean Santeuil , même si, lui aussi, sur un nombre de pages fort restreint par rapport à la masse totale ébauchée – mais tout de même, une bonne dizaine d’années avant les pages des Cahiers 7 et 6.
C’est donc de la genèse de M. de Charlus qu’il s’agit, genèse qui a, curieusement, assez peu retenu la critique. À vrai dire, mon point de départ n’a rien de neuf : le rôle dans cette genèse d’un personnage épisodique de Jean Santeuil, le vicomte de Lomperolles, a déjà été évoqué par divers critiques – Philip Kolb en tout premier lieu7, Mireille Marc-Lipiansky ensuite8, d’autres9. Mais il s’est toujours agi de remarques isolées au sein d’études plus vastes sur Santeuil, ou de notations ponctuelles : bizarrement, Lomperolles ne semble jamais avoir fait l’objet d’une étude spécifique. Dans la critique génétique dévolue à Sodome et Gomorrhe I-II, qu’il s’agisse d’ouvrages de fond (Bardèche) ou de notices éditoriales savantes (Compagnon), Lomperolles est à peine nommé… quand il n’est pas totalement oublié10. Il est donc temps de lui rendre sa place fondatrice au cœur du dossier génétique de Charlus.
Voici le texte du manuscrit de Jean Santeuil :
f° 460 r°-v°
À placer au milieu de la soirée de Me Marmet
Jean salua chez Me Marmet un vieux cousin des Réveillon le vicomte de Lomperolles aperçut chez Me Marmet un vieux monsieur qui étant enfoncé renversé dans un fauteuil appuyait contre [le] dossier sa/une perruque grisonnante et bouclée, et immobile mais qui faisait jouer ses poignets et ses chevilles. L’ayant connu rencontré chez les Réveillon il alla le saluer. M. de C’était un vieux cousin de la duchesse, le vicomte de Lomperolles. <Sa femme à pour qui il à qui il prodiguait les soins touchants d’une amitié déjà ancienne étant marié depuis l’âge de vingt ans était assise à côté de lui. Jean Elle tendit gracieusement la main à Jean> M. de Lomperolles dit bonjour à Jean avec politesse, mais avec froideur. <et ne le présenta pas à sa femme. Elle regarda d’ailleurs Jean avec méfiance> Jean ne s’en étonna pas lui ayant entendu dire chez les Réveillon qu’il détestait to[us] n’aimait pas les jeunes gens. Il les trouvait tous et surtout ceux d’aujourd’hui bêtes, méchants, insensibles au mérite, parfois trompeurs perfides ne les trouvait pas seulement sans esprit et sans goût, dépourvus de mérite et sans égards pour celui des autres. Il ne les trouvait pas seulement mal élévés, grossiers sans éducation, sans politesse, sans bonne grâce, sans tact. Il les tenait pour une race perfide, trompeuse jusqu’à la perfidie, dure insensible jusqu’à la méchanceté cruauté, méchante et bête jusqu’à la folie. Et au fur et à mesure q[ue]. Il av[ait] montrait parfois un peu plus d’indulgence pour les jeunes gens du temps d’autrefois, du temps où il était jeune. Mais la jeunesse disait-il avait empiré au fur et à mesure qu’il vieillissait et ce qu’il pardonnait le moins aux jeunes gens d’aujourd’hui c’était d’être comme il le disait à tout moment, avec mépris « de vraies femmes ». De Santeuil il avait dit à la duchesse : il est peut-être moins bête que les autres mais // mais qu’est-ce qui a fait un homme comme cela, qui ne peut pas dormir, qui pleure à propos de rien. Ce n’est pas un homme, ça, une vraie femme ». Jean rega[rdait] était frappé combien la perruque de M. [de] Lomperolles était plus courte que le jour où il l’avait vu. M. de Lomperolles le devina « Je ne suis Vous ne me trouvez pas en beauté lui dit-il d’un ton à la fois minaudeur et grincheux. Je me suis fait couper les cheveux hier ». On raconta plus tard à Jean qu’il avait quarante perruques très légèrement plus longues les unes que les autres. Quand il était arrivé à la plus longue, il mettait sans transition la plus courte pour faire croire qu’il se faisait couper les cheveux. Et à partir de ce jour les cheveux repoussant il mettait chaque jour pendant 40 jours une perruque de plus en plus longue. Me Au moment où Jean s’en allait Made de Lomperolles le regarda avec timidité et une méfiance timide. Elle ne parlait jamais des jeunes gens mais ne paraissait pas les aimer non plus.
Pour mettre à la 1re de Frédégonde.
Pendant que Jean se promenait avec le roi du Portugal, plusieurs personnes vinrent saluer la duchesse <dans la salle>. Le comte de Penmarch <entra frappa entra mystérieusement d’abord en glissant sur les pointes, souriant le monocle à l’œil>, Jules Lemaître du faubourg, selon quelques vieilles dames. « Vous amusez-vous Penmarch demanda la duchesse ». « Oh mon Dieu ma tante vous savez, sait-on jamais si on s’amuse qu’est-ce que nous savons, n’est-ce pas <en définitive>. Une heure de plaisir, mon Dieu que peut-on demander plus, et combien de choses vous le donnent n’est-ce pas, après tout.[ »] Il regarda en souriant Me de la Rochefoucauld et prit un bonbon que lui tendait la duchesse. Mais elle posa la boîte et tendit la main à M. de Lomperolles qui ou venait de se faire ouvrit l’avant-scène. Bonjour mon cousin. Asseyez-vous. M. de Lomp[erolles] [« ]Je viens de rencontrer sa Majesté, avec qui, avec ce petit Santeuil. Vraiment on gâte <aujourd’hui> les jeunes gens d’une telle manière, sans se douter de tout ce dont ils sont capables. Ah ma cousine si vous connaissiez la vie comme moi. Qu’est-ce que c’est que cette fleur que ce Santeuil a à la boutonnière. Moi à mon âge je n’oserais pas porter une fleur à ma boutonnière et lui un jeune homme. Mais ce n’est pas un homme, une vraie femme, une vraie femme[ »], gronda-t-il en prenant un marron glacé.f° 645 r°-v°
Jean parlait avec Tu as bien vu à la maison notre cousin le vicomte de Lomperolles dit un jour soir à Jean Henri de Réveillon.
Oui, <celui qui détestait tant les jeunes gens> hé bien.
Hé bien le pauvre homme a été trouvé mort s’est tiré est mort ce matin après s’être tiré deux balles dans la tête notre pauvre cousin a été trouvé mort ce matin avec deux balles dans la tête.
Pourqu[uoi] Le pauvre homme s’écria Jean, mais pourquoi ?
Co[mment] Tu devines bien, mon père avait parlé au tien de ce qu’il avait découvert il y a seulement deux mois, car avant je te jure que nous ne nous en doutions pas. Je Dire que pendant que [sic] quarante ans mon père
Je ne sais pas de quoi tu veux parler.
N’étiez depuis vous savez que Comment votre père a été si discret avec vous. Papa lui en avait parlé pour voir s’il n’y aurait pas moyen de faire arrêter par le ministre cette campagne de chantage qui a amené sa mort ce matin.
Alors Henri expliqua raconta à Jean la vie que personne de son vivant n’ ce qu’avait caché au monde pendant quarante <années> entiers l’attachement profond, et la fidélité apparente de M. de Lomperolles à sa femme, <il éclaira brusquement> la vie souterraine <si bien gardée, aujourd’hui sans défense> que ch qui cachait son autre vie, mais qui la minait et où elle devait un jour venir s’écrouler, s’étendait sous son autre vie comme ces palais d’orient au fond desquels il y a des cachots où celui qu’hier on croyait le maître de la Turquie est le prisonnier d’un janissaire qui ne tarde que trop à le frapper. Il lui ra Une moitié de la fortune de Lomp M. de Lomperolles mangée par un violoniste polonais, qui, quand M. de Lomperolles se fut ruiné Jean apprit que les deux cent mille francs que M. de Lomperolles était censé avoir perdu en une nuit un jour aux jeux avaient été man abandonnés une nuit à un violoniste polonais, qui ayant arraché cette dot au vicomte, le quitta le matin même et grâce à la dot qu’il s’était fait constituer fit un be[au] épousa une jeune fille riche dont il était amoureux. Puis venait successivement, sans compter tout ce qu’on ne s ceux que l’on n’a pas dont on n’a pas su, dont M. de Lomperolles même ne savait pas qui ils étaient son amour pour un spahi turco cuirassier, pour un vicaire, pour un clown danseur, pour un assassin forçat, qui vingt fois aurait pu le tuer d’un <seul> coup, mais qui le tua plus lentement comme il avait fait de bien d’autres, mais et qui le tua plus lentement, mais plus profitablement en lui faisant donner, <dans ces deux derniers mois> par des chantages successifs, les six cent mille francs qui constituaient le reste de sa fortune. Alors Jean comprit les l’acharnement du vieillard vicomte à maudire les jeunes gens, comme un vieillard, qui toute la vie a souffert des femmes, voue à l’enfer une engeance qu’il a tant aimée, et où il n’a trouvé, quand ce n’étaient pas après parmi tant d’expériences que des coquines ou des cruelles. Il comprit aussi ce regard de défiance que Me de Lomperolles cette réserve, et il sentit une rougeur d’indignation brûler sa figure, la réserve de Lo Me de Lomperolles avec lui, comme comme avec tous les jeunes gens, comme ce <triste> regard où une timidité mé la défiance d’un ennemi perfide s’attristait de <où [à] la> défiance qu’elle avait pour eux de l’ennemi, timide ce pauvre regard timide aussi car si c’ét[ait] elle savait qu’elle regardait un ennemi se mêlait une timidité mélancolique en face du vainqueur qui l’avait dépossédée de ses droits et chaque jour, sur les sens de M. de Lomperolles devenait plus fort. Henri raconta à Jean, comment tant l’instinct de l’imitation <sociale> est plus fort que nos folies individuelles, cet ennemi dissident de <l’amour de> la femme, avait pris emprunté à la fe[mme] l’amour de la femme tous non seulement son langage comme tant de lettres retrouvées en donn apportèrent le témoignage lyrique, mais jusqu’aux rites et aux coutumes les plus spéciales, présents de bijoux et de toilettes, soupers, parties de théâtre et parties de campagne, voyages à l’imitation des voyages de noces, noms gravés au couteau sur l’écorce des arbres pins de la forêt noire ou des orangers de Messine.
Mais pourquoi disait-il <avec une vraie indignation> en parlant de maint jeune homme quelle horreur, c’est une vraie femme
Naturellement répondit Henri. On l’avait volé sur la qualité de la marchandise. Être une femme, que pouvait-il reprocher de pire à un jeune homme ?11
Du point de vue de la structure narrative, il y a dès ces quatre pages de Jean Santeuil un effort de répartition et de distribution des épisodes, dans le but de créer in fine un effet de coup de théâtre ; la formule dramatique du dévoilement soudain d’une réalité cachée des êtres, qui sera si importante au traitement du thème de l’inversion masculine dans la Recherche (« comme dans la vie où les réputations sont souvent fausses et où on met longtemps à connaître les gens »12) est déjà mise en oeuvre. C’est là l’ébauche, même timide, de l’esthétique de la préparation et de la surprise13. Mais que la découverte de la vérité du personnage coïncide avec sa mort empêche évidemment toute orchestration et tout déploiement du thème de l’inversion – Proust est loin, ici comme ailleurs, d’avoir trouvé la formule narrative de la Recherche, où le subterfuge du voyeurisme permettra, à loisir, observations et analyses de l’inverti « sur le motif ». D’autre part, on remarque d’emblée des éléments scénaristiques ultérieurement abandonnés au stade de la conception du personnage de Guercy/Charlus : les chantages à répétition subis par l’inverti, qui finissent par provoquer son suicide14. Or le « chantage », en particulier, et les dangers qu’il fait courir à ses victimes, sont régulièrement associés à l’inversion masculine dans la littérature des manuels spécialisés de la fin du XIXe siècle, comme l’Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, d’Ambroise Tardieu15, ou l’Étude de pathologie sociale. Les deux prostitutions du policier de la brigade des mœurs François Carlier16 : j’ai déjà tenté de suggérer ailleurs l’importance dans la formation intellectuelle de Proust de cette littérature qu’on pourrait dire « d’hygiène sociale », et à laquelle il devait avoir directement accès à travers la bibliothèque paternelle17. Elle fournit en tout cas à l’apprenti romancier un assortiment de représentations de l’inversion, évidemment idéologiquement très marquées, mais prêtes à l’emploi et offrant toutes garanties de « recevabilité » dans le public de la fin du XIXe siècle. Dans cette littérature, celui qui se prête par intérêt aux désirs des pédérastes, mais aime également les femmes, est connu et répertorié sous son nom argotique de tante18: or la conduite du « violoniste polonais » qui extorque à Lomperolles les deux cent mille francs qui lui serviront à doter une jeune fille « dont il était amoureux » ressortit exactement à cette catégorie. On est plus habitué à voir Proust utiliser le terme, dans ses cahiers de brouillon, en référence à son emploi « généraliste », si on peut dire, chez Balzac19. Mais ne faut-il pas se demander si son application tardive (1919) dans une note de régie à Morel, « la plus grande tante »20, Morel qui couche avec Léa et viole des petites filles, n’est pas le souvenir de l’emploi spécialisé du terme – qui finalement éclipserait l’usage balzacien. Il est d’ailleurs tentant de voir dans ce « violoniste polonais », comme en Lomperolles Charlus, le tout premier avatar de Morel. Qu’il ait vraisemblablement eu une « source » biographique en la personne d’un amour ruineux d’un certain baron Doäzan, lui-même « modèle » probable de Lomperolles21, ne change rien à l’affaire. En lui se trouve déjà le germe d’un personnage intéressé, sans scrupules, qui « en est » des deux côtés.
Il est également frappant de voir poindre l’imaginaire de l’emprisonnement et du plaisir dans l’humiliation et le châtiment, fût-ce au seul titre de métaphore, dans une formulation à la limite du lapsus, ... et qui bien sûr est assumée par l’instance narratrice :
[Henri] éclaira brusquement la vie souterraine si bien gardée, aujourd’hui sans défense, qui s’étendait sous son autre vie, comme ces palais d’Orient au fond desquels il y a des cachots, où celui qu’hier on croyait le maître de la Turquie est le prisonnier d’un janissaire qui ne tarde que trop à le frapper.
L’imaginaire orientaliste (qui préfigure la référence explicite aux Mille et une nuits dans la Recherche) se réinscrit d’ailleurs un peu plus loin dans les hésitations entre divers objets amoureux pour Lomperolles (« spahi turco cuirassier »). On notera aussi la curieuse récurrence du nombre quarante dans ces fragments consacrés à Lomperolles : quarante perruques, quarante années de vie secrète et cachée… Or il s’agit d’un chiffre récurrent dans les Écritures, où il est toujours associé à une vie d’élection ou de marginalité : voir les quarante jours passés par Noé dans l’arche pendant le déluge22, les quarante années d’errance au désert des Israëlites à leur sortie d’Égypte, les quarante jours de jeûne du Christ au désert... Premier signe de la complicité insistante qu’établira Proust entre inversion et judéité ?
Même si Proust est loin d’avoir trouvé sa formule narrative, certains éléments du futur Charlus sont déjà présents :
Lomperolles, bien qu’il ne porte que le titre de « vicomte » (immédiatement supérieur à celui de « baron », cher à Charlus), appartient à la plus haute aristocratie (cousin des Réveillon et des la Rochefoucauld).
Quand il le rencontre pour la première fois, il salue le jeune Santeuil avec une froideur affichée.
Il professe en public une détestation générale des jeunes gens, qu’il trouve tous efféminés.
Il est coquet, minaude.
Sa vie est en réalité double.
La révélation de cette double vie est brutale et choquante.
Lomperolles est marié, et sa femme n’ignore pas ses goûts.
Lomperolles recrute ses amours masculines dans tous les états de la société, y compris la pègre.
Si ce n’est que Charlus est veuf quand commence le récit de la Recherche (mais la femme de l’inverti y sera croquée, notamment à travers Mme de Vaugoubert), tous ces motifs narratifs lui seront transférés. L’un d’entre eux peut d’ailleurs être suivi à la trace à travers les années, fournissant un bel exemple d’auto-textualité proustienne (ou de mémoire génétique) : il s’agit de la détestation affichée des jeunes gens efféminés. Saisissant est le court-circuit textuel entre la première rencontre Lomperolles-Jean dans Jean Santeuil et la première rencontre Charlus-héros dans le texte imprimé d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « ce qu’il [Lomperolles] pardonnait le moins aux jeunes gens d’aujourd’hui c’était d’être, comme il le disait à tout moment avec mépris, “de vraies femmes” » ; « Je compris que ce qu’il [Charlus] reprochait surtout aux jeunes gens d’aujourd’hui, c’était d’être trop efféminés. “Ce sont de vraies femmes”, disait-il avec mépris »23. De l’apparition de M. de Guercy à la station balnéaire, Proust concédera d’ailleurs qu’elle constitue, même fugitivement et pour ce seul moment, un des rares « portraits » de son œuvre : celui de « feu le baron Doazan »24, déjà inspirateur de Lomperolles.
Une autre expression insiste pareillement à travers les années. À Jean qui lui demande pourquoi Lomperolles disait avec « une vraie indignation » à propos de maint jeune homme : « Quelle horreur, c’est une vraie femme », Henri répond que, « naturellement », on l’avait « volé sur la qualité de la marchandise »25. La formule ressurgit en 1909 dans le Cahier 7 : « Quand il [Guercy] disait d’un homme : “C’est une vraie femme”, on sentait qu’il ne pourrait rien dire de plus grave, que c’était pour qui s’était attendu à trouver une nature loyale et virile, comme si on l’avait trompé sur la qualité de la marchandise »26. Et ce sont presque les mêmes mots que Proust emploiera en 1912, quand il évoquera pour Fasquelle le personnage qui rend son livre « fort scandaleux » :
Je crois ce caractère – le pédéraste viril, en voulant aux jeunes gens efféminés qui le trompent sur la qualité de la marchandise en n’étant que des femmes, ce « misanthrope » d’avoir souffert des hommes comme sont misogynes certains hommes qui ont trop souffert des femmes, je crois ce caractère quelque chose de neuf.27
Le « pédéraste viril » : caractère littérairement neuf en effet, mais que Proust médite depuis une quinzaine d’années, et dont Lomperolles est bien le premier crayon. Le traitement du thème de l’inversion masculine figure bien aux racines mêmes du projet romanesque proustien.
1 Comme l’avait remarqué Maurice Bardèche (Marcel Proust romancier, Paris, Les Sept Couleurs, 1971, t. I, p. 296). Voir Jean Santeuil, Pléiade, 810-813 ; cf. À la recherche du temps perdu, Pléiade, 1987, I, 356-357, 359-360, et l’Esquisse LXXV, 945-946, tirée du Cahier 22 : Proust va jusqu’à y recopier les noms de “Françoise” (fo 39) et “Jean” (fo 41).
2 I, 355-360.
3 Pour une fine étude génétique des mécanismes de transposition et d’« adaptation », partiellement inaboutis, de l’autobiographie à la fiction dans cette nouvelle, voir Catherine Viollet, « “La Confession d’une jeune fille” : aveu ou fiction ? », Bulletin d’Informations proustiennes, 1991, no 22, p. 7-24.
4 Voir notamment Bardèche (op. cit., t. I, p.122-123) ; A. Compagnon, “Notice”,III, p. 1195 ; Sodome et Gomorrhe, coll. Folio, 1988-1989, p. XI.
5 Jean Santeuil, 469-472 ; 579-618. Voir les analyses d’A. Compagnon, III, 1192-1195.
6 Ibid., VIII, 112-113, lettre du [5 ou 6 mai 1908] à Louis d’Albufera.
7 « Historique du premier roman de Proust », Saggi e Ricerche di Letteratura Francese, vol. IV, 1963, p. 274-275. “Il y a […] une première ébauche du baron de Charlus dans le vicomte de Lomperolles […]. À sa mort on apprend que cet homme, qui affectait de mépriser les jeunes gens efféminés, s’est ruiné pour un violoniste polonais”.
8 La Naissance du monde proustien dans Jean Santeuil, Paris, Nizet, 1974, p. 95-96, 234.
9 Voir J. E. Rivers, Proust and the art of love, New-York, Columbia University Press, 1980, p. 109 ; Eugène Nicole, “Genèses onomastiques du texte proustien”, Cahiers Marcel Proust 12, Études proustiennes V, p. 71 note 1 ; Jean-Yves Tadié, Préface à Jean Santeuil, Gallimard, collection “Quarto”, 2001, p. 23.
10 Maurice Bardèche se contente de signaler en note : “Un premier croquis de M. de Lomperolles que les jeunes gens ont déçu et ruiné” (Tome 1, p. 124 note 3). Antoine Compagnon ne mentionne pas Lomperolles (“Notice” à Sodome et Gomorhe I-II, III, 1192-1195).
11 Voir Jean Santeuil, Pléiade, p. 676-677, 682-683, 718-719.
12 Corr., XI, 287, lettre à Gallimard de [peu après le 6 novembre 1912] ; voir aussi ibid., p. 256.
13 Ce qu’avait déjà remarqué Kolb dans son article de 1963 cité supra, p. 274-275.
14 Le motif du suicide lié à l’inversion parcourt toutefois les écrits proustiens, à partir de “Avant la nuit” : voir, du côté féminin, III, 197, et La Fugitive. Cahiers d’Albertine disparue, Le Livre de Poche, 1993, p. 194 et la note 3. Le suicide est évoqué par prétérition du côté masculin par le Narrateur (III, 25-26), et on sait que Proust en fait une sorte d’apologie en 1907 dans “Sentiments filiaux d’un parricide” (Essais et articles, Pléiade, p. 158-159).
15 Paris, J.-B. Baillère, 1857 ; l’ouvrage a connu de nombreuses rééditions jusqu’en 1878. Le chantage est associé à la “prostitution pédéraste” (p. 170 sq.). On lit par exemple : “On n’a pas oublié le déplorable exemple donné […] par un homme dont le nom haut placé dans la science a été livré à la publicité par une indiscrétion de la presse […]. Les chanteurs avaient réussi à lui inspirer une telle terreur, qu’il n’hésitait jamais à se soumettre à leurs exigences, et que certains d’entre eux comptaient sur sa bourse comme sur la leur. Pendant plus de vingt ans, il s’est laissé ainsi rançonner par plusieurs générations d’escrocs” (p. 180).
16 Paris, E. Dentu, 1887. Sur le chantage subis par les invertis, voir p. 371-372 et l’intégralité du chapitre IV, p. 375 sq. J’en extrais le passage suivant : “Nous croyons devoir […] indiquer les ruses les plus fréquemment employées par les maîtres chanteurs, l’audace qui leur est nécessaire, et les combinaisons machiavéliques auxquelles il leur faut, de temps à autre, avoir recours pour réussir à s’emparer de la fortune de ceux qui ont un nom, une famille, une position à défendre, et qui sont décidés par conséquent à tous les sacrifices pour éviter le scandale. Pour ces derniers, la vie se consume dans les embarras et dans les transes que leur créent les entreprises dont ils sont les victimes permanentes. Ils ont bien quelque part un père, une mère, une femme, des enfants peut-être, une famille enfin qui porte un nom respecté dans le monde. […] La situation de ces malheureux amateurs est véritablement effroyable. Plus ils payent, plus s’accroît le nombre de leurs persécuteurs ; plus ils sont menacés, plus on exige d’eux. Toute leur fortune y passera en détail, sans qu’ils puissent jamais acheter la tranquillité, quelques sacrifices qu’ils fassent pour y parvenir” (p. 380-382).
17 Voir “À propos du “gigantesque entonnoir” : le discours médico-légal dans À la recherche du temps perdu”, in Lectures de Sodome et Gomorrhe, Cahiers Textuel, no 23, p. 93-107.
18 Voir Tardieu, op. cit., p. 181 : “Nous verrons plus tard dans quelle classe se recrutent ceux qui sont descendus assez bas pour faire un métier de leur corps et se livrer aux souillures de passions antinaturelles que le plus souvent ils ne partagent pas. Car les jeunes garçons que flétrit le nom de tantes sont souvent attachés à des femmes […]” ; p. 183 : “ce sont surtout ceux qu’on appelle tantes, c’est-à-dire ceux qui se prostituent aux véritables pédérastes, qui recherchent parfois à leur tour les rapports avec les femmes”. Voir aussi Carlier, op. cit., p. 372 : “le mot tante est, dans le langage ordinaire, un mot générique s’appliquant indistinctement à toutes les classes d’antiphysique. Dans la langue spéciale des pédérastes, le mot tante désigne une classe à part […] Celui qu’ils désignent par ce nom recherche tout autant l’approche des femmes que celle des hommes avec lesquels il joue exclusivement le rôle passif. Son seul amour, son seul objectif, c’est l’argent […]. Ses moyens d’action sur les hommes sont : le vol au chantage et le vol avec violences ; il ne recule même pas devant l’assassinat” (p. 372).
19 Voir en particulier dans le Cahier 49, 60ro-vo, la citation de Splendeurs et misères des courtisanes ; voir aussi dans le même cahier aux ffos 51v°, 57vo, 61vo.
20 Voir à ce sujet les articles de Francine Goujon, “ Comment Morel devient ‘la plus grande tante’ ”, in Marcel Proust 3, Nouvelles directions de la recherche proustienne 2, textes réunis et présentés par Bernard Brun, Minard, 2001, p. 93-108 ; “Morel ou la dernière incarnation de Lucien”, Bulletin d’Informations proustiennes, 2001-2002, no 32, p. 41-62.
21 Le baron Albert-Agapit (1840-1907), dit Jacques Doäzan, était un cousin et familier de Madame Aubernon, dont Proust fréquenta le salon entre 1893 et 1897 (salon qui se déplaçait à Louveciennes, et que ses fidèles rejoignaient alors en train depuis la gare Saint-Lazare). Doäzan se serait ruiné en une nuit pour un violoniste polonais (George Painter, Marcel Proust. 1871-1922, Paris, Mercure de France, 1966 ; nouvelle édition revue et augmentée en un volume, 1992, p. 140). Ce musicien vient donc se superposer au protégé de Montesquiou, le pianiste Léon Delafosse, comme “clef” de Santois/Morel.
22 On connaît l’allusion qu’y fait Proust dans sa préface aux Plaisirs et les jours (éd. Pléiade, p. 6)
23 II, 121.
24 Corr., XX, 194, lettre du [18 ou 19 avril 1921] à R. de Montesquiou ; et ibid., 281, lettre au même de [peu après le 17 mai 1921]. Il est possible que la disparition de Doäzan en avril 1907 ait “libéré” Proust et facilité son retour au thème de Sodome, comme la mort de Montesquiou à la fin de 1921 lui permit d’“enrichir ça et là le personnage de M. de Charlus” dans Sodome et Gomorrhe II “sans inconvénient pour personne” (voir Corr., XX, 38).
25 Jean Santeuil, 719.
26 Cahier 7, fo 34ro ; II, 923.
27 Corr., XI, 256 ; lettre du [28 octobre 1912]. “Viril” a été souligné par Proust.