« ...les faits et les souvenirs (quel est le fait qui ne soit perçu à travers son souvenir ?) qui ont « pris » en moi se sont conjugués pour « prendre » en moi ‑comme on dit que la glace « prend »‑ et dans cette « prise » produire et constituer la forme d'une matrice structurale de mon psychisme. Je voudrais essayer de les identifier, de les retenir, et de les analyser pour comprendre quel espace aléatoire ils m'ont ouvert ‑ou fermé‑ pour vivre, mourir ou survivre. »

Louis Althusser, notes préparatoires au manuscrit de L'avenir dure longtemps1

« Oui, l’auteur est travaillé par son propre travail. »

Didier Anzieu, « L’œuvre au corps », Entretien avec D. Ferrer, Genesis 8, p. 129.

Un même auteur, deux textes autobiographiques

En 1976, Louis Althusser écrit en vue de le publier, un texte qui devrait nous renseigner sur sa vie, son déroulement, ses impressions d'enfance, ses souvenirs d'étudiant et de militant. Ce long article de 76 pages est envoyé à Régis Debray dans le second numéro d'une nouvelle revue qui ne verra jamais le jour2 ; en tant que texte autobiographique, il semble inachevé.

Quatre ans plus tard, le 16 novembre 1980, advient un événement grave dont Louis Althusser est l'acteur : il étrangle sa femme Hélène, plongée irréversible dans un réel hors langage3. Il est interné à Sainte Anne. En Février 1981, il y a ordonnance de non‑lieu ; il est mis sous tutelle.

Quelques dix ans après Les faits, Althusser écrit L'avenir dure longtemps, en 3 mois, de mars à mai 1985. Il tente, selon ses propres termes, de dire quelque chose autour de ce qui lui est arrivé, sur ce qu'il peut en comprendre et il affirme vouloir assumer publiquement sa responsabilité4. Écrire est alors pour lui la seule façon d’affronter publiquement le « non‑lieu ». Il en fait lire le manuscrit à plusieurs proches5.
Le 22 octobre 1990 : Louis Althusser meurt.

Ainsi, deux textes autobiographiques, accompagnent aujourd’hui, à leur marge, les textes théoriques d’Althusser.
Le caractère déchiré de cette double autobiographie draine de nombreuses difficultés qui nécessitent de fermes positionnements de travail.

Comment travailler sereinement les autobiographies d'Althusser, connu pour être, d’une part et d'abord, philosophe, marqueur d'une génération et d'un courant de pensée, connu, d'autre part, pour avoir été l'agent d'un « fait divers » grave et avoir donné et vécu …le silence de la mort ? La question du statut de l'écriture de ces autobiographies se pose alors, car nous ne sommes en face ni d'une écriture littéraire (cela s'en approche dans certains passages des Faits), ni d'une écriture théorique. On pourrait reprendre le mot cher à Louis Althusser, « typapart » et dire que l’ensemble des deux textes autobiographiques constituent, et dans l’ensemble de l’œuvre d’Althusser, et dans l’ensemble général des textes autobiographiques, un «  textapart »

Mais cette question relève déjà d'un souci plus général quant à l’approche des textes autobiographiques. Car qu'est‑ce qu’une autobiographie ? On ne reprendra pas ici la question qui a largement été développée6. Même en considérant une autobiographie comme « autofiction », nous sommes entraînés sur le versant de la Vérité, alors même que nous nous en défions : l’item « biographie » autorisant et poussant à chercher du côté des faits « réels », à tout le moins objectivables, alors que la pertinence du texte se trouve ailleurs que dans un rapport entre discours mensonger et discours vrai. Cependant,  qu’une autobiographie, au sens strict du terme, soit « impossible » ‑ aucun texte autobiographique n’est l’image exacte, en miroir, d’une vie ‑ cela ne signifie pas que l’autobiographie d’Althusser soit, elle, «  impossible » comme le laisse entendre E. Marty  dans son ouvrage Louis Althusser, un sujet sans procès7, puisque, justement, son auteur l’a écrite telle qu’il l’a écrite, s’y reprenant à deux fois : elle est telle qu’elle se présente et c’est précisément, telle qu’elle se présente, dans sa discontinuité, dans son éventuelle incohérence et dans ses contradictions, bref, dans son propre discours, qu’elle offre un immense intérêt.

Un autre embarras se présente devant ces textes : l’édition en est posthume. Non qu'on lise ces textes avec mauvaise conscience, non, Louis Althusser avait clairement donné des preuves de son désir de publier l'un et l'autre texte. La difficulté vient du fait que chacun des deux textes a été « arrêté » (forclos ? ) par la mort, par le silence de la mort.

Les faits, partis pour être publiés, sont abandonné. Le texte ne resurgit que grâce à L'avenir dure longtemps qui pourtant, pour une part, le « re‑prend ». L'avenir dure longtemps, écrit après et à partir d'un premier silence de mort dont L. Althusser est à la fois l'agent (qui agit), l'acteur (protagoniste) et …l'aliéné est lui‑même arrêté par la mort de L. Althusser. Autrement dit, lorsqu’après le meurtre de sa femme, L. Althusser décide d'assumer pleinement et publiquement sa responsabilité, il décide d'écrire L'avenir dure longtemps. Mais ce n'est cependant qu'après sa mort que le texte est publié et que du coup, grâce aux éditeurs, nous sommes renvoyés au premier texte autobiographique Les faits dont L'avenir dure longtemps se sert mais ne parle pas. Aussi, le « donné‑à‑lire » éditorial inscrit en page de couverture de l’édition : « L'avenir dure longtemps suivi de Les faits », constitue, du point de vue génétique, une difficulté car tout lecteur commence par L'avenir dure longtemps et considère, ensuite, Les faits comme « répétitif » ; or le rapport de l’un à l’autre texte est inverse, L'avenir dure longtemps a un antécédent, un « avant‑texte » qui est Les faits et c’est dans cet ordre consécutif qu’il faut en travailler la genèse, consécutif et comparatif8. Les couches génétiques  qu'il s'agit de circonscrire constituent des contextes énonciatifs – et, du point de vue linguistique, des cotextes différents – qui s'ajoutent, se combinent, mais qui ne s'éliminent pas les uns, les autres pour autant. Autrement dit, L'avenir dure longtemps ne barre pas Les faits et pour une part (qu'il s'agit de déterminer), le reprend.

L'ensemble du dossier génétique est constitué des deux textes autobiographiques destinés à la publication : il se compose des textes publiés en 1992 (Stock/IMEC) par Y. Moulier Boutang et O. Corpet et en  1994 en édition de poche augmentée de nombreux et très importants documents, des tapuscrits de la main d’Althusser, de brouillons partiels et de quelques annotations hors‑texte.

Face à ce dossier, une autre difficulté se présente: les archives des deux textes autobiographiques d'Althusser ne sont pas de nature homogène. Le tapuscrit des Faits est quasiment impeccable, sans correction, il se présente comme un dernier état dont on n'a pas les états antérieurs, juste une relecture de correction d'épreuves. Le tapuscrit de L'avenir est très travaillé, relu au moins trois fois, corrigé, raturé, barré et laisse apparentes toutes sortes de traces singulières : répétitions, insistances d'actes graphiques (mêmes ratures, sur mêmes mots, par exemple).

On pourrait considérer, de prime abord, que cette non‑uniformité du matériau rendrait caduque une étude comparative. En fait, il faut accepter le fait que Louis Althusser, dans l'écriture de cette deuxième autobiographie s'autorisait à laisser apparaître l'imparfait de l'écriture, en tout cas ne s'empêchait pas de le donner à lire alors même qu'il n'était pas « mis au net ». Cela me semble pouvoir être interprété comme une posture d'écriture différente.

Avec toutes ces difficultés, le corpus constitué par les deux textes autobiographiques de Louis Althusser, dans leurs archives, est, cependant, un espace privilégié de travail, en particulier, en ce qui concerne une analyse de son énonciation. On peut s'attacher, par un examen attentif, à déceler la façon dont cet homme tente d'énoncer ce qui lui est arrivé, d'énoncer ce qui lui arrive en écrivant sur ce qui lui est arrivé. Dans tout énoncé, quelque chose est dit en deçà du discours qui y est servi . Les autobiographies d'Althusser présentent, de ce point de vue du lien entre énonciation linguistique et écriture de l’inconscient, un matériau exemplaire pour plusieurs raisons. L’auteur n'est pas hostile à la psychanalyse. Par ailleurs, il énonce, par la voix du narrateur, certains effets de sa propre analyse, en particulier, effets sur la façon qu’il a de s’exprimer. Enfin, l’autobiographe écrit en laissant transparaître ces effets dans les positions et postures énonciatives du narrateur. Ainsi que le dit J. Kristeva9 :

« au cours de cette écriture factuelle, écriture de brouillon, le senti continue d'affleurer, et l'Inconscient de surprendre ; mais l'essentiel (ou du moins le spécifique) du brouillon est dans la mise en langue... »

L’hypothèse qui guide, en général, mon travail linguistique selon laquelle deux instances indissociables animent l'énonciation en acte : l’instance du discours commun et l’instance de la parole singulière, trouve là un matériau tangible. Lapsus, ratures, hésitations, reprises, suspens, oublis de mots …etc., sont des traces non maîtrisables d’une émergence de parole singulière, des traces qui insistent tout en résistant à la mise en mots, à l'inscription dans l'écriture. Tels une dénégation, ces événements dénonciation viendraient se présentifier et dire, tout en ne s'engageant pas explicitement à se dire10.

Par‑delà des diachronies différenciées mais parallèles, ce corpus se prête aussi, de l'un à l'autre texte, à des synchronies thématiques. Témoin, cette recomposition discursive et énonciative d'un récit autour d'un même événement que je vais détailler.

Le présent article, en effet, est une étude partielle de deux passages, extraits, l'un des Faits, l'autre de L'avenir dure longtemps. Il s'agit de deux extraits relatifs au même événement référent : le récit de la première rencontre avec sa femme, Hélène.

Les extraits choisis pour cette étude constituent un « passage » central. L'événement auquel ils réfèrent est indiqué comme essentiel dans la vie de l'auteur‑autobiographe : Althusser y donne à voir la façon dont se passe sa rencontre avec celle qui deviendra la compagne de sa vie. Dans L'avenir dure longtemps, lorsque nous lisons ce passage, l’auteur a déjà donné à voir comment cette compagne a été (mais sera, dans le temps de la biographie réelle) « l'objet » du meurtre dont il est/a été l'agent. Ce meurtre, « passage à l'acte », partage sa vie et, du coup, sépare les deux textes autobiographiques dont Althusser est l'auteur, en deux moments d'écriture différents et radicalement séparés. Aussi, ce « passage » – dédoublé –, donnant lieu à deux « récits » différents d'un même événement, introduit à la dimension proprement tragique de l'écriture autobiographique d'Althusser. Tragique, parce que l'amour et la mort y sont indissociablement mêlés ; tragique, parce que l'écriture manuscrite inscrit cette dimension en traces indélébiles.

Je m'arrêterai un instant sur la notion de « passage à l'acte » car elle joue un rôle dans l’approche comparative des deux textes en général, et très particulièrement, dans l’approche de ces passages. J'utilise ce concept spécifiquement dans le sens que lui accorde la psychanalyse. L'expression a été spécifiée par Lacan pour désigner un « agir inconscient » par lequel le sujet bascule dans une situation de rupture intégrale, d'aliénation radicale. C'est dire qu'il y a « passage à l'acte » quand il n'y a pas possibilité de mise en parole quelles que soient les raisons de cette non possibilité, quelles qu’en soient les formes et quel que soit le lointain où elle remonte11.

C'est bien dans ce cadre d'impossibilité fondamentale de parole, impossibilité d'un dire singulier spécifiée et advenue une fois, faisant rupture dans un continuum d'auteur mais instaurant du même coup la nécessaire ré‑écriture d'un projet d'écriture sur soi que je lis et analyse l'énonciation de ces deux textes issus d'un même auteur autobiographe.

Un des objectifs est ainsi de faire apparaître comment un même sujet/auteur d'autobiographie, écrit publiquement, pour narrer de mêmes événements de sa propre vie, à deux moments radicalement séparés de son existence. Radicalement séparés car entre les deux écritures par le « même » auteur de la « même » chose, sa vie – si l'on peut ainsi dire, car c'est justement ce « même » là qui est en question – il y a un passage à l'acte, un meurtre, spécifiquement revendiqué et assumé après‑coup ; ce passage à l'acte institue un avant et un après. La question est alors de savoir si quelque chose de cela se voit dans l'usage que fait Althusser autobiographe de la langue en énonciation ou, pour reprendre l'expression de Pierre Fédida12, tenter d'effectuer « la lecture du dialecte psychique dont est fait le texte en son brouillon manuscrit » dans son inscription linguistique.

S’il me semble difficile de travailler l'énonciation sans l'hypothèse de l'inconscient, je ne confonds pas pour autant analyse linguistique et interprétation psychanalytique. Autrement dit, que la notion de sujet me soit nécessaire n'implique nullement que, en tant qu'analyste de texte et de discours manuscrit, je m'autorise à savoir quelque chose sur le sujet que pouvait être l'homme Louis Althusser. Seul est en libre accès son discours et seulement son discours (y compris son discours sur son analyse) devenu objet public, c'est‑à‑dire détaché d'un sujet en acte hic et nunc de parole. En analysant l'énonciation auto‑fictionnelle de l'auteur Althusser, je ne prétends pas analyser, psychanalytiquement, la structure psychique du sujet Althusser, je tente seulement de faire apparaître des marques énonciatives du sujet écrivant autobiographiquement. Loin de limiter le champ de travail, comme on pourrait le croire tout d'abord, ces contraintes à caractère épistémologique permettent, au contraire, de travailler la matérialité énonciative – ainsi posée – confortablement et de façon plus probante.

Est‑ce que les deux autobiographies constituent deux points de vue différents du même auteur‑énonciateur sur un sujet Althusser posé à l'horizon, et dont les deux énonciations autobiographiques écrites, relues et retouchées par leur même auteur rendraient compte différemment ? C'est la question qui sous‑tend l'analyse des passages choisis.

Économie énonciative d’un récit de rencontre

Afin de faire apparaître la genèse du texte définitif correspondant à ce récit, je m’appuie sur les remaniements d'écriture et leurs éléments graphiques. Mais aussi – et en un même mouvement – sur une étude comparative de la forme énonciative. J'ai pu repérer, dans ces passages de L'avenir dure longtemps quatre campagnes d'écriture : une frappe à la machine, sur laquelle s'inscrivent des corrections immédiates à la machine, puis une série de corrections au stylo bleu, puis une série de corrections au feutre noir, enfin des corrections au stylo noir.

Contexte précédent

Sur la façon dont l'épisode de la rencontre avec Hélène est introduit dans les deux textes, un premier commentaire est possible. Regardons le contexte narratif et le cotexte linguistique.
Dans Les faits, la situation générale se présente sous la forme d'un récit socio‑historique. L'introduction du nom d'Hélène se fait par le biais d'une exemplarité communiste. Autrement dit, le lien d'amour s'inscrit dans le texte par le biais du lien idéologique et d'une morale spécifiée. La rencontre avec Hélène est collée, rapportée en tout cas, à l'événement (correction de « c'était », imparfait, en « ce fut », plus décisif) que fut la rencontre avec un communiste parfait, « un exemple ». Puis, la ponctuation de l'introduction d'Hélène par cette affirmation forte au présent : « les communistes ça existe ».

Dans L'avenir dure longtemps, les choses ne se présentent pas du tout de la même façon. Le discours général adopte un registre subjectif, il met en scène de la parole et en ce sens, il est d'emblée moins compact, il inscrit dans sa modalité énonciative même un narrateur exposant son dédoublement :

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Je ferai apparaître pour certains fragments les quatre couches successives de corrections. Pour chaque couche indiquée, je ne ferai apparaître que les corrections qui lui correspondent13.

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Le passage s'inscrit dans le récit d'une trajectoire personnelle du point de vue des relations amoureuses où les sentiments éprouvés sont exposés dans les ambiguïtés les plus conflictuelles. Le désir d'être amoureux est avant tout « volontaire », et « décision d'être exalté » est inscrit pour être barré ensuite. Aussi, l'introduction du nom d'Hélène s'opère d’une tout autre façon que dans Les faits : il est introduit directement après la violence du mot "répulsion" barré puis repris  dans «  vieille répulsion » et y est d'autant plus lié que le passage au chapitre suivant ne se fait qu'après l'introduction d'Hélène :

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En regardant de plus près encore ce contexte qui énonce l'entrée d'Hélène dans la vie d'Althusser, on remarque, très nette, une isotopie du dégôut, massive et lourde : « Vltava à demi desséchée et puante », angoisse du toucher, « vieille répulsion ». Cette isotopie contextualisante débouche sur un « c'est alors » (sur lequel je reviendrai). La proposition « c'est alors Hélène » est doublement mise en valeur : passage à la ligne et fin de chapitre.

Éléments du récit de la rencontre

Le tableau suivant présente de façon schématique les éléments du récit dans l'un et l'autre texte, laissant apparaître ceux qui se correspondent, selon quelle diachronie et selon quel développement.

Dans la colonne de gauche le texte des Faits, plus court, est en continu ; dans la colonne de droite, le texte de L'avenir dure longtemps est coupé par deux fois. Les deux interruptions sont explicitées. Par ailleurs, je signale en gras les syntagmes identiques (ou quasi identiques) dans l’un et l’autre texte.

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L'énonciation dans le récit

Dans le contexte précédant le récit, face au « Je connus Hélène dans des circonstances particulières » (Les faits) on a « C'est alors que je fis la connaissance d'Hélène » (L’avenir dure longtemps) : un même temps, le passé simple, est utilisé. Cependant, dans Les faits il affecte immédiatement le connaître, alors que dans L’avenir dure longtemps il affecte un faire qui médiatise la connaissance. Le même événement est différemment rendu : d'un côté il y a accès direct au réel, de l’autre le procès verbal est complexifié. L’action verbale, l’accès à l’objet du verbe est médiatisé par la connaissance, l’accès à l’autre est moins simple, moins maîtrisable.

Dans les deux autobiographies, Lesèvre est le médiateur, initiateur de la rencontre. Dans Les faits, cela est reconnu de façon moins ferme : « Lesèvre m’ayant invité à aller rendre visite à sa mère », le procès de l'action est lent, deux marques successives de forme progressive, le sujet grammatical Lesèvre est moins actif que dans L'avenir dure longtemps où il est directement sujet d'un procès événementiel au passé simple : « Lesèvre m’invita à rendre visite à sa mère ». Du coup, le narrateur, lui, apparaît dans Les faits plus actif, plus partie prenante dans la rencontre.

Le lieu de l'événement est bien exactement le même : rue Lepic, dans Les faits il est immédiatement désigné sans commentaire avant que ne soit évoqué l'état de la mère de Lesèvre, dans L'avenir dure longtemps, la nomination de la rue Lepic est subordonnée à la présence d’Hélène. Par ailleurs, elle a été introduite par le trajet suivi par les protagonistes, bref, elle n’est plus un détail brut, une simple adresse, elle est point de rencontre, elle a une existence spatiale (un « bas », donc un haut). D'un texte à l'autre les deux circonstants autour du circonstant stable (l'état de la mère) sont inversés ; d'un côté, on passe du lieu à l’état de la mère puis à la  cause de cet état (déportation), de l'autre, de la déportation on passe à l’état  de santé de la mère puis à l’indication du lieu.

Dans Les faits, l’accès à Hélène est direct par le biais de Lesèvre qui dit sans que sa parole soit détachée par des guillemets, qui, à la différence de L’avenir dure longtemps, ne sont pas ajoutés à la relecture.

Dans L'avenir dure longtemps, les choses se présentent très différemment. L'écrivant se revoit : « Je me revois traverser encore aux côtés de Lesèvre qui parlait pour deux, le pont enneigé de la Concorde. », la forme réfléchie renvoie à un décollement de celui qui écrit devant le souvenir à transcrire. Puis, il se voit silencieux aux côtés de Lesèvre qui « parle pour deux ».

« C'est alors que », toujours dans L’avenir dure longtemps, Lesèvre lui parle et son dire est, cette fois, entre guillemets. La reprise du syntagme « c'est alors » est accentuée par la correction. Ce syntagme est là, répétitif, pour marquer l'événement de la rencontre. On voit bien que ce syntagme a un rôle particulier, plus haut, il indique l'intervention d'un événement – celui de la rencontre avec Hélène – dans un contexte particulier : répulsion, dégôut. Ici, il introduit un dire sur Hélène qui est l'introduction du nom d'Hélène dans la vie du narrateur, une première rencontre discursive, c'est‑à‑dire dans le discours de Lesèvre. Ce « c'est alors pointe la mise en scène par le narrateur de son souvenir événementiel. Le schéma suivant qui transcrit le canevas du récit fait apparaître comment ce second « c'est alors » est déjà inclus dans le premier ou, mieux, à la fois le redouble et l'explicite.

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Dans les deux textes, le propos de Lesèvre sur Hélène est très important ; le souvenir de ce dit est mentionné avant celui de la rencontre effective. D'un côté, une formule synthétique « elle est un peu folle mais ça vaut la peine ». De l'autre, cette même structure discursive « elle est ...mais » est largement développée. D'abord le lien (la motivation de sa présence) est indiquée « grande amie ». Le « très » est un ajout manuscrit au stylo noir, donc ajouté à la dernière relecture. Le « ça vaut la peine » des Faits est distribué en trois éléments qualifiant : « extraordinaire », « intelligence politique », « générosité de cœur » qui sont tous rajoutés sur tapuscrits, corrigeant une hésitation entre « étonnante » et « remarquable ». En suivant l’ordre des différentes corrections et ajouts, on s’aperçoit que le texte inscrit, au fur et à mesure de sa relecture, par son auteur, plus d’emphase :

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Cette emphase progressive n’est pas une recherche du discours « vrai » de Lesèvre ; visiblement, l'auteur veut, dans L'avenir dure longtemps, rendre présente singulièrement et positivement Hélène alors que dans Les faits elle est seulement folle, ceci restant seul à son compte car l'élément positif qui la concerne alors « ça vaut la peine » est englobé dans un « ça » neutre, confus qui n'est rapporté à aucun des protagonistes.

Et là, la position d'énonciation de l'auteur/narrateur est tout à fait intéressante. Car, alors que dans Les faits la parole de Lesèvre est reprise, résumée (et même non séparée par les guillemets d'usage de celle de l'énonciateur), ici, l'énonciateur autobiographe, pose un interlocuteur dans son dire et se pose lui‑même comme dédoublé : l'énonciateur écrivant, se pose dans son écrit comme se souvenant s'être interrogé sur le « un peu folle », et plus exactement sur la contradiction apparente entre folle et les autres « éloges ». On voit bien là que la structure énonciative est beaucoup plus complexe que dans Les faits : elle ne tente pas d'informer seulement de « faits » mais elle tente de se tenir au plus près des modulations de l'énonciateur écrivant, autrement dit au plus près de ce qui fait l'hétérogénéité d'une parole : plusieurs niveaux d'énonciations, diverses positions d'énonciation. Il n'y a pas tentative de gommage, mais au contraire acceptation et inscription de ces mouvements de pensée.

On pourrait dire qu'au « c'est alors que » de L'avenir dure longtemps correspond « c'est ainsi que » des Faits, un « c'est ainsi que » qui permet l'accès direct à Hélène : « c'est ainsi que je la rencontrai au sortir du métro ». La présence d'Hélène dans la rencontre, représentée par le pronom complément « la » est directement assujettie au sujet « je » qui représente l'auteur/narrateur/énonciateur, tout‑puissant en quelque sorte. Grammaticalement, la rencontre avec Hélène est fonction de ce « je », sujet de l'action. Rien de tel dans L'avenir dure longtemps correspond. Le narrateur laisse parler directement Lesèvre qui annonce la rencontre : guillemets. Et, fait remarquable, Hélène, est présente d’elle‑même : « elle était là ». Ce qui, à l'intérieur du récit avec la concordance des temps nécessaire donne : «  Effectivement elle était là ». Chose remarquable aussi, sa présence réelle est séparée du discours qui l'annonçait : l'adverbe "effectivement" joue ce rôle de lien certes, de confirmation du discours, mais du même coup de séparateur à l'intérieur du récit entre discours et réalité. Enfin, le passage à la ligne qui marque graphiquement le changement de registre énonciatif.

Par ailleurs, si L'avenir dure longtemps correspond, donne à voir Hélène, il n'en est pas de même des Faits qui n'en dit rien. Cependant, Hélène est donnée à voir dans une invisibilité précise, dans son altérité inconnue : un corps caché, elle est « emmitouflée », « dissimulée presque entière ».

Le premier contact entre « je » et Hélène est bâti sur les mêmes éléments dans les deux textes. Mais alors que dans Les faits, ce contact est englobé dans une motivation intentionnalisée d'aide : « pour lui éviter de glisser », qui marque une maîtrise dans le récit et évite toute ambiguïté et de toute hésitation conflictuelle éventuelle, dans L'avenir, au contraire, le narrateur marque son énonciation de trouble, d'hésitation, de non‑savoir reconnu et accepté : premier mouvement d'instinct (politesse), mais, autre chose aussi « sans que j'ai jamais su pourquoi » « ou plutôt », « pathos », « exagération ». Le pathos est directement marqué dans les corrections successives et ajouts :

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Le narrateur ne « prend » pas « le » bras, « la » main, comme dans Les faits où il reste conforme à la locution figée « prendre le bras de quelqu’un », il « avance » puis « glisse » sa propre main sous « son » bras à elle. Les positions de chacun sont indiquées. La revendication du geste, dans les textes est quasiment opposée. Dans Les faits, le geste se confond avec une attitude plus conventionnellement virile, portée par la locution employée telle quelle : « je lui pris le bras, puis la main » ; dans L'avenir dure longtemps, il semble être plus près de son propre geste et il adapte la locution discursive. On pourrait aussi gloser sur le déplacement du mot « glisser ». Dans Les faits, « glisser » désigne une éventualité objective (neige) qui va intentionnaliser le geste du narrateur. Dans L'avenir dure longtemps, ce glisser‑là, objectif, passe aux trottoirs et devient intransitif, il est remplacé par une intentionnalité toute subjective : « soutenir », « aider ». On pourrait voir, dans la progression du bras à la main outre la métonymie d’un lien fort déjà présent dans Les faits, l’énonciation du développement gestuel et l’on perçoit l'évolution directe de l'amitié (bras), à l'amour, ou au lien plus fusionnel (la main). Un fois que les mains ont été dites en contact est dit le silence. Silence correspondant à l'événement de la rencontre dont Les faits ne parle pas à ce moment là.

Je passerai sur l'épisode de la veste, bien plus nuancé dans L'avenir dure longtemps. Néanmoins il faut remarquer qu'il est introduit, du côté des Faits, par « je sais que », dans L'avenir dure longtemps par « Je me souviens que » ; c'est dire que, dans le second texte, le pointage du souvenir s'énonce en souvenir et non en savoir maîtrisé. Le souvenir permet un développement associatif sur cette veste qui fait métonymie puisqu'elle débouche sur une vision rapportée, vision d'Hélène sur Althusser comme « un adolescent gauche », quand le narrateur présente le port de cette veste en termes d'économie, de volonté d'une image particulière. « Adolescent gauche » introduit à une relation mère/enfant. Rien de tout cela dans Les faits.

L’écriture des Faits est plus directe. D'une façon étrange, le silence est placé à l'intérieur de la parole des autres, mais il y est placé comme une enclave fusionnelle : dans le tapuscrit Quelquechose est attaché : « Nous parlions tous mais dans le silence quelquechose commençait entre Hélène et moi ». Parole mais silence, figure d’oxymore : le silence s’en détache comme un halo dans lequel fusionnent les protagonistes. Puis du silence on passe à « faire l'amour », acte préparé ou préfiguré par un geste dont il a peur. Tout cela est énoncé si rapidement qu'on hésite, à la lecture, entre la stupéfaction et le sourire de dérision. Ce qu'il faut remarquer c'est qu'un lien fort est marqué entre amour et maladie (peur, tomber malade, infirmerie, psychiatrie), ce lien est énoncé dans le « et », conjonction qui se surajoute à la virgule : « nous fîmes l’amour dans une petite chambre de l’infirmerie, et je me hâtai de tomber malade ». Le lieu de cet acte est spécifié : l'infirmerie de l'École, il énonce « une chambre de l'infirmerie » alors qu'il aurait pu énoncer « ma chambre » : la chambre de L. Althusser se trouvait effectivement, à ce moment‑là, à l'intérieur de l'infirmerie. Le narrateur énonce qu'en lieu et place de tomber amoureux, il tombe malade.

Dans L'avenir dure longtemps, on a un second « je me souviens que » (on lisait déjà, à la page précédente « je garde un souvenir émouvant de cette soirée ») accompagné d'une marque déictique spécifique de situation énonciative « ce soir‑là » introduit une représentation d'Hélène, écoutant sans dire : quatre « rien » successifs disent ce dont elle ne parle pas, « rien » qui eux‑mêmes introduisent à ce que l'énonciateur perçoit  et croit comprendre : il énonce par une modalité superlative son assujettissement à ce premier mouvement : « dès ce moment, je fus saisi d'un désir... ». Assujettissement depuis ce début « jusqu'au bout » (en ajout), jusqu'à « l'ultime moment » (en ajout aussi), « jamais je ne me suis départi ». Ce que l’auteur‑autobiographe dit là c'est que le passage à l'acte est inclus dans ce premier mouvement, assujetti à une mission, au désir d'un autre, inscription dans un discours autre, cela s'inscrit dans la langue par des modalités de passif appliquées à des verbes eux‑mêmes à sémantisme fort : « être saisi » (= être pris), « ne pas se départir » (= ne pouvoir se séparer de ).

On pourrait aussi commenter le terme d’ « oblation » qui remplace « ambition », terme employé couramment dans les autobiographies lorsque l’auteur parle des sentiments éprouvés envers sa mère. Le terme est de toute façon très fort et porte aussi une charge significative d'assujettissement puisqu'il signifie « offrande à Dieu » et engage à faire passer ses aspirations après ceux d'autrui.

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Puis, dans une adresse aux lecteurs « Imaginez cette rencontre… », le narrateur appelle à leur témoignage, témoignage symbolique, pour dire le fusionnel des effets de cette rencontre. Il y a bien « deux êtres », « face à face » qui se retrouvent dans la « fraternité » de quatre « mêmes » sentiments ou plus exactement atteintes psychiques : « angoisse », « souffrance », « solitude », « désespoir ». Que nous montre le tapuscrit ?

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Diverses ratures et reprises, rajout d'un « même » et surtout ce très beau mot compacté : « unemêmeangoisse » qui n'a pas été entièrement corrigé à la relecture, juste un trait entre « même » et « angoisse » mais pas entre « une » et « même ». Le mot compacté n'a en tout cas pas été barré ; « fraternité » et « même » sont connotés du côté du fusionnel et de l'incestueux14.

Il faut sauter quelques pages dans L'avenir dure longtemps pour arriver à ce qui correspond à la fin du passage des Faits.

Regardons directement le tapuscrit : « petite chambre » devient dans L'avenir dure longtemps « sordide chambre de bonne ». L'auteur insiste bien sur le fait que c'est elle, Hélène, qui a l'initiative de leur liaison. Un geste de sa part (passer la main sur les cheveux) et immédiatement flot de répulsion : « submergé », « répulsion », « terreur », « ne pas supporter l'odeur de sa peau », « horreur », « obscène » : aucun mot, aucun espace syntaxique ne permet de sortir de cette isotopie compacte et fermée. Le tapuscrit laisse clairement apparaître l'hésitation du narrateur écrivant devant le mot « obscène » : le mot est là, visiblement, qui résiste et le sujet écrivant passe successivement de la censure à l’autorisation : il barre puis rebarre puis revendique l'affirmation en la réitérant15 :

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Enfin, si on regarde de près le dénouement – immédiat – de cette rencontre, on est saisi et par le « raccourci » des Faits et par le « développement » de L'avenir dure longtemps, développement sans aucune complaisance pour l'autobiographe‑narrateur et où le terme de violence apparaît compulsivement répété.

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Ces formes linguistiques n'indiquent pas tant que le souvenir est plus précis dans L'avenir dure longtemps, mais que le discours s'approche plus près du souvenir – du même souvenir ! –, et c'est pourquoi plus de possibilités linguistiques sont utilisées, l'énonciation se laisse hétérogénéiser de matériaux divers ; si dans la première autobiographie on va vers la synthèse la plus rapide et schématisante, dans la seconde, les protagonistes sont, chacun, responsables de leur parole ou de leur présence. L'autobiographe écrivant s'autorise à inscrire ses ambiguïtés et, parfois, à ne pas les corriger, et s'il les corrige, il laisse tranquillement apparaître les corrections. À la lecture de ces ajouts dans L'avenir dure longtemps par rapport aux Faits, et des corrections successives dont ils sont l'objet, on a l'impression que cette isotopie marquante de l'horreur, terreur, répulsion, obscénité, non dite dans Les faits, envahit L'avenir dure longtemps  comme rétrospectivement : elle évoque ce que l'auteur Althusser sait déjà par rapport au narrateur qui se laisse écrire, c'est‑à‑dire le meurtre qui, dans Les faits, était hors champ.

Un autre constat peut être fait intéressant particulièrement le linguiste de l'énonciation : la présence plus marquée du pronom sujet « je » ne représente pas la parole singulière par rapport au discours comme on pourrait le croire : le fragment des Faits est plus court, cependant les « je » sont plus nombreux ; paradoxalement, ils ne manifestent pas la présence de parole singulière, mais au contraire ils inscrivent la présence d'un discours d'auteur/narrateur tout puissant qui assujettit les autres (pronoms compléments collés). Dans L'avenir dure longtemps, sur un fragment correspondant plus long, les « je » sont moins nombreux, mais chaque interlocuteur parlant, prend la parole à sa place, et c'est cette parole rendue à chacun qui fait que peut émerger de la parole singulière correspondant à l'énonciateur, selon les diverses positions qu'il tient.

Deux textes séparés, deux points de vue différents

Il semblerait donc bien que le même auteur autobiographe ait deux points de vue différents chacun porté par un énonciateur‑scripteur spécifique. La recomposition énonciative depuis l’écriture d’un texte à l’écriture d’un autre oriente différemment le discours.

Les faits serait un point de vue distancé non pas des faits mais de la souffrance par l'ironie, donc par un discours de type rhétorique où la prétention de compte‑rendu n'autorise pas la participation active énonciativement : l'auteur Althusser décrit la vie du personnage Althusser ; le point de vue serait celui de l'auteur type du XIXème, omniscient, simplement le « il » est « je », il y a donc recherche d'un discours homogène, fermé, compact. L'auteur‑autobiographe est assujetti à son projet d'écrire sa vie en faisant le tour de sa vie, un sujet de volonté, en quelque sorte, maîtrisé, qui « sait ».

Dans L'avenir dure longtemps le point de vue est plus singulier, moins spécifiquement rhétorique et s'accepte comme tel : il se situe dans le temps de l'écriture par rapport à un événement. À partir de là, le « je » n'est plus tant déictique d'un personnage que la prise en charge d'un point de vue de type empathique, il se met à la place de celui dont le « je » écrivant se souvient. Il s'agit très exactement de l'embrayage sur une position énonciative qui laisse la place aux autres, permet de situer l'autre à sa place, laisse place à l'hétérogénéité de ton, de sentiments exprimés, laisse place au jeu entre défaillance et maîtrise, joue pleinement le jeu du style direct pour rapporter la parole des autres. L’auteur‑autobiographe se sait faillible, clivé, il s'accepte comme tel mais encore, accepte de dire ce clivage et les conflits qu'il engendre. Il s'exprime sous la forme « je me souviens ». D'une écriture à l'autre d'une même trajectoire séparée, pour l'autobiographe, par une faille irréversible – le meurtre –, s'inscrit l'autorisation énonciative à la modalité subjective mais aussi l'autorisation énonciative à la défaillance de parole : les corrections restent visibles et sensibles, la maîtrise d'une écriture nette n'est pas exigée de l'auto(bio)graphe par l'auteur Althusser.

Dans Les Faits : Je/Althusser dirait « Je sais et je dis les faits en fonction de ce savoir dont personne ne peut m'ôter la légitimité » ; autrement dit, « moi, je/Althusser j'ai accès au réel de ce que j'ai vécu ». Un moi dit « je », et dis « je suis maître de mon réel et mon discours vous y donne accès ».

Dans L'avenir dure longtemps : « Je », divers dans le temps et simultanément hétérogène, dirait « Je dis ce que je peux comme je le peux : je peux dire ce dont « je me souviens » et comme je m'en souviens mais je ne sais pas ... le pourquoi de ce qui m'est arrivé dans la vie, de ce qui m'arrive en écrivant. Autrement dit : je peux dire mon passage à l'acte – le meurtre que j'ai commis – je peux dire des choses sur l'entour de l'acte, je prends la parole pour le dire et revendiquer publiquement mon acte et c'est ce dire imparfait qui me représente, qui représente ma propre défaillance et non pas le réel auquel je sais que je n'ai pas complètement accès en raison : dans le passage de L'avenir dure longtemps (f° 85), il barre « j'entrepris de » et le remplace par « je désirais ». Un moi énonce qu'il est non maître de lui, qu'il l'a été au moins une fois, il sait que quelque chose lui a échappé et continuera de lui échapper ; il revendique ce manque comme constitutif de lui‑même et accepte de le laisser apparaître dans la forme de son discours et de son énonciation autographe qu'il n'occulte pas par une mise au net.

Autrement dit, il y a dans Les faits un surinvestissement de la forme qui contribue à parfaire et à homogénéiser le continuum discursif. Dans L'avenir dure longtemps, l'investissement porterait plus essentiellement sur l'à‑dire, la forme est certes investie, mais pas à l'encontre d'une « hétérogénéité constitutive » revendiquée comme telle et montrée. Plus l'auteur veut se rendre maître de son langage en contrôlant son discours, plus il identifie de façon homogène auteur/narrateur/énonciateur unique. Sa place de maître du discours est une place écran qui l'empêche de parler singulièrement. Plus il accepte son assujettissement aux mots, à la parole, associante, rajoutante, barrante, en nourrissant son discours d'interventions diverses venant l'hétérogénéiser, plus il laisse acquérir à son narrateur derrière qui il se cache une place autonome, parmi d'autres plus autonomes.

Lorsqu'il aborde de mêmes éléments de sa vie, Althusser n'en dit pas la même chose dans Les faits et dans L'avenir dure longtemps parce qu'il ne « rapporte » pas les faits dans la même énonciation. Dans le travail de mise au jour de ce fait, je n'ai pas le souci de la vérité par rapport aux faits avérés de sa biographie, mais le souci de la langue et de la façon dont elle est mise en œuvre. Je tente de montrer combien et comment la langue est complaisante à un dire qui se fraye passage par‑delà l'élaboration consciente du discours et même par‑delà son contrôle (relectures et corrections). Je porte attention à la mise en forme – la mise en langue et sa graphie – de l'information donnée sa vie et non à l'information pour elle‑même.

Dans cette perspective d’analyse, l’autobiographie est considérée comme une « autographie », plus exactement, on pourrait dire que l’analyse constitue le texte en un espace d’énonciation autographée, où ce qui est donné sont les formes énonciatives de l'écrivant et où ce qui demeure indécidable est l'interprétation de ces formes pour le sujet Althusser. Les formes montrent la présence d'un sujet écrivant, complexe, se dédoublant, et induisent des significations discursives. Les lapsus – très nombreux dans L’avenir dure longtemps – prennent alors une très grande importance et pour certains se présentent comme essentiels à l’interprétation16.

Sans doute la difficulté est‑elle (mais elle est inhérente à toute analyse énonciative de texte manuscrit) de passer de l'immanence de l'énonciation en train de se faire (à laquelle on n’aura jamais accès), pendant que l'écrivant Althusser écrit ce qu'il « énonce » en reprenant, raturant, faisant des lapsus, oubliant des mots et l'analyse, à l’analyse, depuis l'extérieur, de l’énoncé, c’est‑à‑dire des formes qui constituent cette énonciation.

Mais serait‑ce outrepasser les possibilités d'interprétation de penser que dans ces marques impliquant la genèse du texte et les traces formelles de déplacements énonciatifs s'expose, scripturalement, autographiquement, l'évolution d'un sujet dans l'évocation d'un même souvenir ?

Le texte des Faits manifesterait l'effort d’un sujet pour couvrir, masquer, garder par devers soi, les possibles défaillances de discours et d'écriture.

Le texte de L'avenir dure longtemps dans son tapuscrit largement remanié, « se laisse voir » dans son mouvement d'écriture et laisse apparaître un sujet dans le désir de laisser se dire les choses en lui. Louis Althusser aurait eu le temps entre l'écriture de L'avenir dure longtemps et sa mort (5 ans) de ne conserver qu'un tapuscrit semblable à celui des Faits, c'est‑à‑dire mis au net. Il n'a pas jugé utile de le faire ou n'en a pas fait l'effort, le résultat est qu'il donne à lire un état non arrêté.

Dans Écrire jour et nuit, Bernard Pingaud écrit :

« Écriture comme lutte contre l'autre. Escamotage de la vraie relation à autrui. Fuite. Mais, dans ce mouvement de retrait, qui voudrait être, en même temps, un mouvement d'affirmation triomphante, c'est « je » qui se découvre un autre. Altérité beaucoup plus inquiétante, et qui est, en fait, la source de la première. D'où le mouvement de la publication, qui vise à faire admettre l'autre que je suis, et par là, à le réintégrer au même, à sortir de cette étrangeté absolue qui se dévoile dans la solitude de l'écriture. »17

Certes, Althusser n'a pas publié de son vivant L'avenir dure longtemps, mais il souhaitait le faire, et, le faisait circuler dans ce but. Les premières pages de L'avenir dure longtemps avouent clairement que l'écriture de cette autobiographie vise à faire admettre à ses propres yeux et aux yeux de ceux qui le connaissaient autrement, l’« autre » qu'il a été, qu’il est aussi.

L’analyse de ces deux passages fait apparaître une écriture de l’avant « passage à l’acte » qui contrôle, polit, occulte les hésitations et les « ratés » mais qui ne termine pas son texte et une écriture de « l’après » qui se laisse voir à l’œuvre, qui se propose, à la lecture, avec ratages, reprise, barrés. L’écriture de l’avant, hors de soi, ironique, met explicitement à distance (par refus ou impossibilité de la dire) la folie du trou noir, en évite le happage en restant en surplomb. L’écriture de l’après demeure au plus près possible d’un moi qui se sait multiple, en tout cas irrémédiablement divisé.

Les observations suivantes confortent ces dernières remarques. On voit qu’au « quelquechose » des Faits, un quelque chose compacté, correspond, dans L’avenir dure longtemps, « unemême|angoisse », dans les deux cas un même autographisme colle les mots en un seul « mot » qui désigne dans les deux textes ce qui va faire lien entre le narrateur‑autobiographe et Hélène. Dans Les faits, ce constituant du lien est désigné sans être défini ni qualifié, l’autobiographe ne sait pas encore, dans L’avenir dure longtemps, il a su et peut alors le nommer, le qualifier et s’embourber dans la série des « mêmes ».

À cette observation, j’ajoute celle du lapsus « grand‑même » pour « grand‑mère » (f° 88, voir transcription dans le tableau, p. ?), remarquable. Puis, j’ajoute celle‑ci : dans L’avenir dure longtemps, Althusser barre « se rencontrent » pour ajouter « se trouvent face à face ». On n’a plus alors rencontre entre deux autres distincts l’un de l’autre, mais un même miroir – transparent – à deux faces, deux faces tournées l’une vers l’autre. Cette vision du même « se trouve », « par hasard », aucune responsabilité n’est attribuable. Enfin, ce lien dans unemêmeangoisse est un lien de « fraternité », souvenons‑nous que par deux fois, « le désir » est barré pour être remplacé par « mission ». La boucle est bouclée.

Althusser s’est séparé du texte des Faits : il l’a mis au net et l’a expédié pour publication, il ne s’est pas séparé du manuscrit de L’avenir dure longtemps, resté à l’état de brouillon, auprès de lui, jusqu’à sa mort. L’avenir dure longtemps est demeuré, selon l’expression de Béthune, son objet transitionnel :

« Installé par vocation dans le transitoire, le brouillon s’impose comme moyen terme indispensable entre le sujet et son œuvre ; mais il n’accomplit pas une médiation linéaire, ni même dialectique. Il se déploie dans l’espace vacillant d’un mouvement pendulaire qui détermine la spécificité de son être et de son sens. Premier jalon du cheminement vers l’œuvre, le brouillon constitue pour le sujet fabricant, ce lieu idéal qui, inaugurant l’épreuve de réalité, diffère encore le renoncement au désir fantasmé. »18

Une plus grande hétérogénéité énonciative (complexité du discours, nombreuses substitutions, corrections et reprises), est la possibilité pour l’auteur‑autobiographe de rendre visible ce fusionnel dans l’Un et dans le même. En d’autres termes, l’Un qui l’a habité entièrement au moins une fois – tragiquement – il ne peut le faire apparaître que dans une écriture libre, non maîtrisée, ouverte au non‑un, ne se souciant plus de « sauver la face » de sa page par une mise au net.

1  Texte publié aujourd’hui dans les documents de l’édition de poche.

2  Cf. la présentation d'O. Corpet et Y. Moulier‑Boutang à l'édition du Livre de Poche, 1994, pp. 12‑13.

3  Voir le chapitre I de L’avenir dure longtemps, 1994, pp. 33‑35.

4  Voir l'ouverture de L'avenir dure longtemps, 1994, 32.

5  Cf. la Présentation d'O. Corpet et de Y. Moulier‑Boutang, op. cit., pp. 11‑12.

6 La question a été largement développée ; en particulier par : P. Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, 1975, L’autobiographie en procès, ritm 14, 1997, « Auto‑genèse, l'étude génétique des textes autobiographiques », Genesis 1, 1992 , mais aussi : J. Sturrock, Language of autobiographiy. Studies in teh first person singular, Cambridge Uty pres, 1993 ; J.‑P. Miraux, L’autobiographie. Écriture de soi et sincérité, Nathan université, 1996 ; L’autobiographie : du désir au mensonge, Les mots sur la vie 9, 1996 ; L’autobiographie moderne, Germanica 20, 1997 ; Autoscopies, représentation et identité dans l’art et la littérature, Annales de l’Université de Savoie 24, 1998 J.‑F. Chiantaretto De l'acte autobiographique. Le psychanalyste et l'écriture autobiographique, 199 , Cahamp vallon.

7  Dans son ouvrage (Gallimard, 1999) Éric Marty affirme que ce qu’il appelle «  le carnavalesque » du texte d’Althusser  est « une contestation en acte de la pratique autobiographique » (p. 67) et insiste sur « la nature impossible de cette autobiographie » (p. 232, souligné par lui).

8  Je me place, ici, comme je l’ai dit, d’un point de vue génétique, le point de vue des éditeurs est tout à fait compréhensible, le texte de L’avenir dure longtemps est beaucoup plus riche et intéressant pour ce qui concerne la lecture d’une autobiographie aussi particulière dans sa double matérialité.

9 « Brouillons d’Inconscient ou Inconscient brouillé », Genesis 8, 1995, p. 25. (souligné par l'auteur).

10  Cf. Fénoglio I., 1997, 1999, 2001.

11  En psychiatrie l'expression reste très générale et désigne la violence d'une conduite par laquelle le sujet se précipite dans une action qui le dépasse : suicide, délit, agression. Lacan part de Freud qui, sous le mot Agieren, désigne le mécanisme par lequel un sujet agit des pulsions ou des fantasmes mais il le spécifie en instaurant, dans son séminaire L'angoisse, une distinction entre acte, acting out et passage à l'acte. (L’ « acte » inaugure une coupure structurante qui permet au sujet de se retrouver, dans l'après‑coup, différent de ce qu'il était avant ; cet acte peut prendre différentes formes mais n'exclue pas le langage. L'acting out, est une conduite qui concerne essentiellement la cure analytique ou une relation de transfert ; il s'agit d'une conduite de mise en scène offerte par un sujet pour être déchiffrée ; il s’agit non pas un acte mais une demande de symbolisation de ce donné à voir qui s'adresse à un autre, dans la situation de cure elle est le signe d'une impasse). Le passage à l’acte, non symbolisable ne s'adresse à personne, il est du côté de l'irréversible, en ce sens il est ininterprétable : « C'est au moment du plus grand embarras, avec l'addition comportementale de l'émotion comme désordre du mouvement, que le sujet, si l'on peut dire, se précipite de là où il est, du lieu de la scène où, comme sujet fondamentalement historisé seulement il peut se maintenir dans son statut de sujet, qu'il bascule essentiellement hors de la scène ; c'est là, la structure même, comme telle, du passage à l'acte. » Le sujet s'identifie alors à l'objet petit a, c'est à dire à un objet exclu de tout cadre symbolique.

12  « Cahiers de la nuit », Genesis 8, p. 19. L'auteur se pose dans cet article, entre autres, la question de savoir si « une génétique du texte ne devrait pas se donner pour tâche, dans ces conditions, de recueillir le psychique dans sa matérialité dialectale c'est‑à‑dire au niveau le plus désorganisé du langage et en la forme la plus a‑sociale de sa production. »

13  Pour ce qui est de la transcription linéarisée, j'utilise la convention généralement utilisée à l'ITEM, exposée dans Éléments de critique génétique d'Almuth Grésillon soit : barré, <ajout en interligne>,  surcharge/surcharge, lorsqu'un élément est réécrit en surcharge, *mot dont on n’est pas sûr*, j’y ajoute : <<ajout en marge>>.

14  Le chapitre III de L'avenir dure longtemps expose que la mère d'Althusser se laisse épouser par Charles, le frère de son fiancé Louis, mort à la guerre. Et du même coup, prend à sa soeur son fiancé. Le premier enfant de ce couple confus, « échangé », est Louis qui porte donc à la fois le nom du frère du père, du fiancé de sa mère dont l'amour continue d'habiter celle‑ci.

15  Dans l'ensemble des autobiographies, le mot « obscène » est récurrent et est souvent marqué, dans le tapuscrit, par une hésitation semblable.

16  Je ne peux, dans le cadre de cet article, m’attarder sur les lapsus, mais une étude exhaustive dans l’ensemble des deux textes est en cours de rédaction.

17  Gallimard, 2000, 34‑35.

18  Béthune, 1979, p. 48.