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M. de Charlus a d’emblée été reconnu pour un personnage balzacien : il lit Balzac, il le cite, il le commente en lecteur assidu et pénétrant et en porte-parole de Proust, qui distingue dans le texte de son prédécesseur les ressorts secrets de l’homosexualité. Charlus pastiche Balzac aussi, consciemment ou inconsciemment, en faisant au héros adolescent, à la sortie de la matinée Villeparisis, un discours très inspiré de celui qu’adresse le faux abbé Carlos Herrera1 à Lucien de Rubempré, à la fin des Illusions perdues2. Tout y est : la proposition d’un pacte fondé sur « une franc-maçonnerie dont je ne puis vous parler », la puissance affirmée de celui qui parle, les bénéfices stupéfiants que peut en attendre celui qui écoute, les sacrifices qui lui seront demandés, les gestes empruntés à Balzac3, dont le nom figure en bonne place dans le texte de Proust4. M. de Charlus semble dupe de son propre sérieux et exécute une transposition convaincante du discours balzacien selon les codes politiques, sociaux et linguistiques du XIXème siècle finissant. Cependant le contexte tire clairement le pastiche vers la parodie.
D’une part, les réactions d’un héros candide et curieux, qui n’a nul besoin qu’on le sauve de la noyade et n’abandonne jamais ses propres objectifs (connaître Madame de Guermantes), soulignent l’écart entre l’emphase un peu creuse du baron, de plus en plus perceptible au lecteur parce que le destinataire du discours n’entre pas dans le jeu, et les gestes précis qui trahissent le désir du parleur : prendre le bras du héros, le lâcher en présence d’un tiers, lui toucher le menton, suivre sans cesse des yeux les cochers de fiacre. Le héros note tout et son imperméabilité totale au romantisme noir de Charlus, doublée d’une naïveté appuyée quant au sens profond de son discours, crée un double effet comique5.
D’autre part, à la Charente et aux vignes fleuries de sédum, où Lucien va laisser son innocence avec son désir de mourir, Proust substitue les rues de Paris et les rencontres qu’on y fait. Celle de M. d’Argencourt comme celle du père de Bloch, à peine aperçu, sont l’occasion de violentes diatribes de M. de Charlus contre Argencourt, contre les Juifs, contre les antidreyfusards, contre les jeunes gens de son monde. Aiguillonné par les blessures d’amour-propre, un élan d’orgueil nobiliaire, la recherche de satisfactions érotiques et sadiques, le baron se laisse emporter beaucoup plus facilement que son modèle. S’il s’agit là d’un équivalent au cynisme de Carlos Herrera (dont l’antisémitisme est affirmé6, et la cruauté beaucoup plus réelle que celle de M. de Charlus), le baron, en se dévoilant quand le personnage de Balzac demeurait opaque dans son inquiétante bonhomie, apparaît comme un Carlos Herrera au petit pied7, et n’échappe pas au comique involontaire. Mais la transposition parodique est plus manifeste encore à la fin de la scène, quand le baron, loin de faire monter dans sa calèche un jeune homme désormais soumis à lui, saute dans le fiacre d’un cocher ivre, après avoir examiné tous ceux qui sont passés au cours de la conversation, concluant ainsi provisoirement et prosaïquement sa recherche d’un « arbuste humain ».
Le premier, Montesquiou identifie le modèle de Charlus dans Le Côté de Guermantes I : « Vautrin est à la mode, votre Charlus en tient […] La réincarnation que vous en faites nous promet de piquants otia (si j’en juge par le fiacre de quartier) et à vous de nombreux tirages […]8 ».C’est bien à la scène de séduction dissimulée qu’il se réfère (la mention du cocher le prouve) et Vautrin est le seul personnage de roman qu’il nomme dans une lettre consacrée à l’identification (« nombreuse et fugitive », précise-t-il) d’éventuels modèles réels. Or, sur ce point, Proust qui, sur d’autres, tente d’orienter différemment les suppositions du comte, ne répond pas, soit que le sujet l’embarrasse puisque Vautrin n’est manifestement pas le seul modèle de Charlus, soit qu’il ne veuille pas déflorer la suite de son roman.
C’est cette seconde hypothèse9 que j’essaierai de développer, en montrant que le pastiche du Côté de Guermantes I, si aisément identifiable, est une pierre d’attente et une annonce d’autres morceaux, moins immédiatement lisibles. La référence parodique à Illusions perdues tient une place importante dans la démystification proustienne de l’homosexualité en littérature et des représentations fausses que ce traitement littéraire a engendrées ou confortées, à moins qu’il n’en soit le produit. Le roman de Proust, hypertexte, au sens genettien, de celui de Balzac est plus que jamais de la critique en action lorsqu’il participe du démontage idéologique capital entrepris à partir deSodome et Gomorrhe.
Ce qui crée la difficulté lorsqu’il s’agit de repérer le dialogue intertextuel que mène Proust est le personnage de Morel : qu’il soit la réincarnation dégradée du poétique Lucien de Rubempré ne va pas de soi, tant l’auteur l’a chargé d’arrogance et de veulerie. Et dans son cas il n’a guère préparé la « reconnaissance » qui fera coïncider les deux personnages. Mais M. de Charlus, dont la qualité balzacienne ne peut pas être mise en doute (c’est par lui que l’hypotexte balzacien devient manifeste) est tout aussi loin, psychologiquement et socialement, de l’abbé Carlos Herrera, même s’il le mime volontiers10. Seules les relations entre les deux personnages et l’évolution de ces relations permettent de lire, fugace et distordu, mais récurrent, le reflet d’Illusions perdues.
Les indices de la présence balzacienne : Raphaël et Honoré
Le morceau à interroger d’abord, celui qui a toutes chances de donner des indices et, par là, d’orienter la lecture, est la conversation sur Balzac qui se tient dans le petit train de Balbec, quand les fidèles, Me Cottard en tête, vont rejoindre M. de Charlus apparemment plongé dans un roman de Balzac11. Au cours de cette conversation, deux œuvres sont privilégiées, « la série des Illusions perdues », que M. de Charlus commente largement pour son rapport à l’homosexualité et Les secrets de la princesse de Cadignan, qu’il évoque très précisément, on le sait, pour comparer la toilette d’Albertine à l’une des robes de la princesse. Il cite cependant deux autres séries de titres : les « petites miniatures » (opposées aux « grandes fresques » comme Illusions perdues) : Le Curé de Tours et La Femme abandonnée, et les œuvres touchant à l’inversion : Illusions perdues toujours, Sarrazine, La Fille aux yeux d’or, Une passion dans le désert, et « même l’assez énigmatique Fausse Maîtresse ». C’est le héros qui, à deux reprises prête attention à M. de Charlus admirateur de Balzac, la première fois en examinant son livre, la seconde en l’interrogeant sur ce qu’il préfère dans La Comédie humaine. Albertine lui posera des questions sur la princesse de Cadignan, c’est à Brichot qu’il revient d’apporter la contradiction.
À partir de là, on est en droit, sachant que Proust sème des cailloux blancs sur ses chemins, de chercher des références pastichielles à chacune de ces œuvres dans À la recherche du temps perdu, mais il se peut aussi que les titres mêmes soient révélateurs. Illusions perdues serait un titre parfait pour la liaison que le baron va vivre avec Morel et Proust romancier se chargera de nous le montrer. En attendant, c’est le baron lui-même, interprété par un narrateur omniscient, qui ne manque pas d’établir un lien entre les secrets de la princesse de Cadignan et les siens : « Et maintenant que depuis un instant il confondait sa situation avec celle décrite par Balzac, il se réfugiait en quelque sorte dans la nouvelle, et à l’infortune qui le menaçait peut-être et ne laissait pas en tous cas de l’effrayer, il avait cette consolation de trouver dans sa propre anxiété ce que Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelque chose de "très balzacien"12. » Le lecteur se trouve par là même autorisé à le suivre dans cette voie.
L’un des indices qu’il y trouvera est l’emploi du mot « honoré » qui, d’une part est le prénom de Balzac et d’autre part m’avait paru, dans Les plaisirs et les jours, dissimuler une référence au professeur Adrien Proust13. Le mot figure deux fois dans la conversation sur Balzac, d’abord tout au début puis presqu’à la fin, comme s’il définissait un territoire particulier, ouvrait et refermait une parenthèse. Dans sa première occurrence il ne peut passer inaperçu car il est repris et donne à Cottard l’occasion de faire un contresens sur les usages du monde. « Je suis très honoré », récita le baron », et ce de la manière la moins convaincante possible puisqu’il « s’inclina d’un air froid », ce qui n’empêche pas Cottard de s’y tromper : « il prit à la lettre ce mot d’ « honoré » […] « Ce pauvre de Charlus, dit-il le soir à sa femme, il m’a fait de la peine quand il m’a dit qu’il était honoré de voyager avec nous. On sent, le pauvre diable, qu’il n’a pas de relations, qu’il s’humilie. » Quinze pages plus loin le mot est repris : « Je n’avais pas l’honneur de connaître Taine ajouta M. de Charlus […] je ne connaissais pas M. Taine mais je me tenais pour fort honoré d’être du même avis que lui ». C’est la répétition (deux fois « honneur » et une fois « honoré » en quelques lignes) qui appelle l’attention. Il se pourrait que les bornes ainsi posées définissent l’espace d’une « petite miniature » à visée familiale et certainement polémique.
Pour s’en tenir ici à la « grande fresque » par laquelle Proust s’affronte au traitement balzacien de l’homosexualité, la technique du récit fournit un autre indice, extérieur à ce passage. On a remarqué, Françoise Leriche notamment, que l’épisode de Charlus et Morel relevait presque entièrement d’un narrateur omniscient : « À part la scène de la rencontre de Charlus et de Morel sur le quai de la gare, à laquelle le héros assiste, et l’épisode du duel fictif, où il a un rôle actif d’ambassadeur entre Charlus et son protégé, tous les épisodes qui, hors des soirées Verdurin, mettent en scène Charlus et Morel, supposent l’omniscience du Narrateur. Il en va de même des manigances de Morel pour faire embaucher son ami chauffeur de taxi à la place du cocher Verdurin14. » Sans doute n’est-ce qu’une question de fréquence et il est d’autres cas où Proust ne s’embarrasse pas davantage des limites imposées par la focalisation interne15. Mais une proportion si élevée d’exemples fait penser à un parti-pris, au choix délibéré d’un mode typiquement balzacien, à un désir d’alerter le lecteur.
Or on s’aperçoit, en lisant de près le morceau qui nous occupe ici, que l’emploi du mot « honoré » traduit peut-être une déclaration d’intention analogue. Annick Bouillaguet identifie en effet un pastiche de Balzac dans le morceau relatif à la piété quasi-médiévale de M. de Charlus16. Elle en analyse les traits stylistiques et souligne la valeur mythique qu’il ajoute au portrait de Charlus du fait de son appartenance à un monde divin : « Conformément à sa position sociale, il est protégé par les puissances célestes hiérarchiquement les plus élevées : les archanges, au nombre de trois, comme si un saint patron ne pouvait lui suffire »17. De fait, le pastiche énumère les noms des trois archanges choisis comme intercesseurs par M. de Charlus « […] Michel, Gabriel et Raphaël avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu’ils communiquassent ses prières au Père éternel devant le trône de qui ils se tiennent ». Le paragraphe suivant est celui de « Je suis très honoré » et A. Bouillaguet note que le narrateur doit renouer alors le fil du récit, après ce portrait quelque peu digressif. Mais la cohérence linéaire du texte échappe peut-être au récit pour s’établir au niveau d’un discours crypté. Le dernier des grands intercesseurs, Raphaël, a donné son nom au peintre favori de Balzac18 ce qui nous mène tout droit à « Honoré », prénom de celui qui pourrait être l’un des grands intercesseurs littéraires de Proust avec qui il aurait « de fréquents entretiens », pastichiels par exemple.
Après tout, l’une des plaisanteries préférées de Proust, dans la correspondance avec Reynaldo Hahn, est le commentaire de pseudo-vitraux médiévaux, qu’il dessine et où lui-même figure en bonne place. Il se peut qu’on en trouve ici une transposition littéraire ; c’est ce que suggérerait l’usage appuyé que Brichot fait ensuite du vocabulaire ecclésiastique, lorsqu’il critique Balzac et Chateaubriand (qui pourrait être le deuxième grand intercesseur19) : « […]je ne suis pas de ces clercs […] qui font vœu de littérature en suivant la règle de l’Abbaye-aux-Bois dans l’obédience de M. le vicomte de Chateaubriand », et plus loin : « Et il est permis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure de Meudon ou à l’ermitage de Ferney, à égale distance de la Vallée aux Loups où René remplissait superbement les devoirs d’un pontificat sans mansuétude, et des Jardies où Honoré de Balzac harcelé par les recors, ne s’arrêtait pas de cacographier pour une Polonaise, en apôtre zélé du charabia »20. Charlus en défendant, comme Swann l’aurait fait, les deux écrivains, est vraisemblablement l’interprète de Proust, qui prend place ici, à demi plaisamment, dans la succession des « saints personnages entourant le Verbe incarné », tous réels pour lui comme les saints du paradis pour son personnage, et ouverts à la discussion.
Mais un tel échange passe évidemment moins par la théorie que par les écarts établis dans le traitement d’épisodes comparables, par la parodie installée au cœur du sérieux balzacien, par les renversements et les déplacements qui mettent en lumière les présupposés idéologiques et esthétiques du grand prédécesseur et leur substituent d’autres conceptions. Encore faut-il, pour que le lecteur apprécie le jeu des différences à leur juste valeur, que les ressemblances s’imposent.
Morel : un Rubempré post-romantique
Le premier trait que Morel partage avec Lucien de Rubempré est la beauté, une beauté immédiatement émouvante pour les hommes comme pour les femmes, marquée, dans les deux cas, par l’ambiguïté sexuelle et définie par référence à la beauté antique : « Coralie est folle de vous, lui dit Lousteau en entrant, Votre beauté, digne des plus illustres marbres de la Grèce, fait un ravage inouï dans les coulisses21 » écrit Balzac. Et Proust, avec plus de détours métaphoriques : « Ce n’était pas la première fois qu’il agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que bien des têtes de jeunes filles […] souffrirent […] parce qu’en chacune d’elles, comme le fragment d’une sculpture grecque, un aspect du visage de Morel, dur comme le marbre et beau comme l’antique, était enclos dans leur cervelle, avec ses cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez droit […]22 ».Aux allusions à la féminité de Lucien, vue par le regard d’un homme (« À voir ses pieds, un homme aurait été d’autant plus tenté de le prendre pour une jeune fille déguisée, que semblable à la plupart des hommes fins, pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformées comme celles d’une femme23») répond l’évocation de Morel : « Et qui eût regardé en ce moment Morel avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté […]24 ». Or les premiers avant-textes de la rencontre entre M. de Charlus et le musicien, qui s’appelle longtemps Santois, ne mentionnent pas cette beauté si précisément caractérisée ensuite. Le premier portrait est, au contraire, une charge25. Comme les autres éléments empruntés à Illusions perdues, la beauté physique se développera surtout avec Morel, nouvelle et ultime version du personnage.
Proust avait d’autre part commenté le langage de Lucien dès le projet du Contre Sainte-Beuve : « Lucien de Rubempré, même dans ses apartés, a juste la gaîté vulgaire, le relent de jeunesse inculte qui doit plaire à Vautrin26 ». Il avait noté dans le Carnet 1 : « Langage excitant de Rubempré » (f° 2 v°), et, en 1914, analysait dans une lettre à Gide « un certain grain de peau dans les propos de Lucien dont le naturel nous enchante27 ». Il est évident que, quand le musicien de M. de Charlus, d’abord muet objet du désir, prend le nom de Morel et acquiert le don de la parole28, c’est le type de langage qui lui revient. Ainsi quand il expose son désir de séduire et d’abandonner une jeune fille : « "L’épouser ?" s’écria Morel qui sentait le baron grisé ou bien qui ne songeait pas à l’homme, en somme plus scrupuleux qu’il ne croyait avec lequel il parlait. "L’épouser ? Des nèfles ! Je le promettrais, mais dès la petite opération menée à bien, je la plaquerais le soir même"29. » Ici Morel est le digne héritier de Lucien, un Lucien plus vulgaire et plus conscient de ses objectifs.
Socialement, Morel mène la même lutte épuisante que le personnage balzacien pour cacher ses origines. Il espère comme lui échapper par l’art à une position qui l’humilie et s’abrite derrière son premier prix de Conservatoire, comme Lucien derrière le recueil de poèmes et le roman qu’il a composés. Dès sa première visite au héros, Morel lui demande de l’appeler devant la nièce de Jupien « pas cher Maître évidemment… quoique, mais si cela vous plaît : cher grand artiste30 ». Et, lorsqu’il est invité chez les Verdurin, il dicte au héros ce qu’il faudra dire pour l’aider à dissimuler le métier infamant de son père : valet de chambre31. Or le nom de Rubempré, que Lucien Chardon tient tant à reprendre dans Illusions perdues, n’a d’abord guère d’autre fonction que de dissimuler le fait que la mère de Lucien est sage-femme et que son père était apothicaire : « De Marsay revint à l’entracte en amenant M. de Listomère. L’homme grave et le jeune fat apprirent bientôt à l’altière marquise que le garçon de noces endimanché qu’elle avait eu le malheur d’admettre dans sa loge ne se nommait pas plus M. de Rubempré qu’un juif n’a de nom de baptême. Lucien était le fils d’un apothicaire nommé Chardon32 ». Échappant aux multiples humiliations que subit Lucien, Morel n’en connaîtra qu’une, d’ailleurs fondée sur une calomnie : « […] il y a des riens qui font de la peine » lui dit Madame Verdurin « C’est par exemple quand il [Charlus] nous raconte en se tordant que si vous désirez la croix c’est pour votre oncle et que votre oncle était larbin33. »
Ajoutons qu’à des stades différents de leurs carrières respectives, les deux personnages essaient du journalisme et écrivent le même type d’articles : épigrammatiques, « sanglants34 »,intelligibles aux seuls initiés35. Lucien les fait diriger ou les dirige contre ceux qui l’ont méprisé, Mme de Bargeton et son ami Châtelet. Morel en fait l’instrument d’une vengeance perverse et injustifiée contre M. de Charlus après avoir écrit les premiers, à l’instigation du baron, pour désespérer la comtesse Molé. Proust estampille la ressemblance en plaçant le nom de Balzac, dans La Prisonnière, tout de suite après la mention de la première série d’articles, assorti de la solide formule : « On verra plus tard que… »36. Dans Le Temps retrouvé, il flanque d’un « voici pourquoi » tout aussi balzacien l’explication de l’influence purement orale exercée par Bergotte sur le style de Morel, quand il se fait, par ses articles, le persécuteur de M. de Charlus37. Il est clair que les schémas narratifs d’Illusions perdues sont profondément modifiés quand ils se diffusent dans la Recherche, on en verra une première preuve, limitée, dans le fait que c’est M. de Charlus, et non Morel, qui devient, comme il arrive à Lucien, la cible de tels articles après en avoir été l’instigateur enthousiaste.
Mais dans un premier temps, M. de Charlus joue vis à vis de Morel le même rôle que Vautrin assume à l’égard de Lucien. Il l’enrichit, assure son ascension sociale et l’introduit dans le monde ou du moins entreprend de le faire. Il songe à le marier, ce qui constitue l’un des objectifs de Vautrin et envisage de gouverner le jeune couple38comme Vautrin conduit à sa guise les amours, illégitimes celles-là, de Lucien et d’Esther, dans un épisode de Splendeurs et misères des courtisanes39infiniment plus développé que les fiançailles de Morel avec la nièce de Jupien. Ses références appuyées à la paternité, voire à la maternité le rapprochent également de Vautrin. Dès leur rencontre, Vautrin promet à Lucien de l’adopter40. Chez M. de Charlus, cela prendra la forme d’une « maniaque envie d’adopter41 »ou le biais d’un discours quasi-délirant : « […] comme il est très intelligent, il a tout de suite compris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre, n’était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux valet de chambre à moustaches, mais son père spirituel, c’est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui !42 » Les allusions à la paternité du protecteur sont très fréquentes dans les deux oeuvres43, mais Vautrin et Charlus sont mères également : « Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu44 », dit l’un ; et l’autre : « Je sais bien que je m’exagère facilement quand il s’agit de lui, comme les vieilles mamans gâteaux du Conservatoire45 ». La mère devient même bonne d’enfants à l’approche de la fin, quand Vautrin rappelle ses souvenirs après la mort de Lucien (« Je le couchais comme une bonne couche son marmot46 ») et que Charlus va tomber, sans le prévoir, dans le piège tendu par les Verdurin (« Il vous faudrait une vieille bonne comme moi pour vous soigner47 »). Dans les deux cas la force et le caractère équivoque de ces affirmations sont soulignés.
Cet ensemble de traits communs, psychologiques et narratifs, éclaire assez la relation entre les deux œuvres pour qu’on puisse, à partir de là, repérer et interpréter les distorsions proustiennes du modèle balzacien. Ajoutons cependant à cette série un indice textuel récurrent, la métaphore du mauvais prêtre, ou du faux prêtre, appliquée à Charlus. Il en existe d’autres, mais plus particuliers, liés à un seul épisode, tandis que celui-ci balise une grande étendue de texte. Dans Sodome et Gomorrhe, on trouve d’abord « ces espèces de messes noires où il [M. de Charlus] se plaisait à souiller les choses les plus saintes » (p. 397), alors que, « grisé », il écoute Morel projeter de violer une jeune fille. Plus loin il jette sur les jeunes gens « un regard furtif à la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur des yeux presque clos avec l’onction d’un ecclésiastique en train de dire son chapelet […] » (p. 425). À la Raspelière, où Morel et lui restent parfois dormir, il fait figure « de chapelain, d’abbé du répertoire » (p. 431). Il est peint, le jour du duel fictif, « dandinant son gros corps, ses yeux de jésuite baissés » (p.451). Dans La Prisonnière enfin, le soir du concert chez les Verdurin, pour éloigner un suiveur louche :
le baron baissait dévotement ses cils noircis qui, contrastant avec ses joues poudrerizées, le faisaient ressembler à un grand inquisiteur peint par le Greco. Mais ce prêtre faisait peur et avait l’air d’un prêtre interdit, les diverses compromissions auxquelles l’avait obligé la nécessité d’exercer son goût et d’en protéger le secret ayant eu pour effet d’amener à la surface du visage précisément ce que le baron cherchait à cacher, une vie crapuleuse racontée par la déchéance morale (p. 712).
La métaphore est abandonnée ensuite, son usage coïncide donc à peu près avec la partie du récit où Charlus est le protecteur attitré de Morel, comme Carlos Herrera celui de Lucien.
Ces signes de la présence d’Illusions perdues dans la Recherche se font d’ailleurs légers, déréalisés par la métaphore, comme ici, par l’espace restreint qu’ils occupent dans le texte (c’est le cas des articles écrits par Morel), par l’ironie donnée au personnage lui-même (Charlus se caricature lui-même quand il fait allusion à sa maternité, beaucoup plus que Vautrin). Tout se passe comme si le plaisir de l’auteur, et celui du lecteur, devaient être plus grands si la reconnaissance de l’hypotexte n’est pas immédiate mais rétrospective, comme la lecture qui permet de saisir la composition d’une œuvre. En voici un autre exemple, portant sur l’identification initiale de Morel avec Lucien de Rubempré.
On se rappelle que Morel commande à la nièce de Jupien, la première fois qu’il la voit, un gilet « de fantaisie » mais qu’il choisit une étoffe « du rouge le plus vif et si criard que, malgré le mauvais goût qu’il avait il ne put jamais par la suite porter ce gilet48 ». Le terme « gilet de fantaisie » est balzacien49 et ne se trouve nulle part ailleurs dans la Recherche. Mais le récit de l’ascension sociale et de la première chute de Lucien dans Illusions perdues est marqué par une véritable obsession vestimentaire, qui n’épargne pas les gilets. Tout pas en avant, tout recul du poète provincial se traduit par l’évolution de son vêtement, jusque dans les circonstances les plus solennelles50. Et quant aux « gilets de fantaisie », il attribue au premier qu’il arbore à Paris les avanies que lui fait subir Mme d’Espard dans sa loge à l’Opéra51. Au sommet de sa gloire, il possède, entre autres signes de richesse « des gilets mirifiques en assez grand nombre pour pouvoir assortir les couleurs de sa mise52 ». Revenu à Angoulême et espérant encore sauver David Séchard en rentrant en grâce auprès de Mme de Bargeton, il écrit à ses anciens camarades journalistes de lui envoyer « un habillement complet » dont « trois gilets, l’un couleur soufre, l’autre de fantaisie, genre écossais, le troisième d’une entière blancheur ; plus trois pantalons à faire des femmes […]53 ». Dans le monde d’Illusions perdues, le vêtement a un poids inestimable : outre qu’il est, en lui-même, un moyen de parvenir, il signale à tous, sans erreur possible, le degré de notoriété, de pouvoir et de liberté dont on jouit dans la société.
Sans doute Proust reprend-il ce « gilet de fantaisie » à titre d’indice, mais c’est aussi pour le démystifier rapidement. La réalité sociale de la Recherche est autre. Morel « habillé plutôt richement qu’avec goût, mais qui pourtant avait l’air de tout excepté d’un valet de chambre » fera illusion partout, chez les Verdurin bien sûr, dans les restaurants de la côte « où M. de Charlus passait pour un vieux domestique ruiné et Morel qui avait mission de payer les notes pour un gentilhomme trop bon54 », et plus tard dans le monde. C’est le mouvement imprévisible de la société autour de lui qui le poussera en avant et aucun « gilet de fantaisie » ne pourra l’arrêter. Il est probable que Proust (qui vient d’ailleurs de prouver sa science des usages vestimentaires, dans le récit de la matinée Villeparisis, en montrant combien celui qu’on fait d’un chapeau est révélateur) épingle ici la naïveté d’un Balzac assez ébloui par le luxe pour le codifier à l’excès lorsqu’il en fait un ressort dramatique de son œuvre. Ce gilet n’en fait pas moins coïncider brièvement Morel avec Lucien de Rubempré, dès sa première apparition.
Quant à l’histoire de Charlus et de Morel, elle suit une ligne narrative assez comparable àcelle de Splendeurs et misères des courtisanes : l’ascension progressive du protégé, conduite par le protecteur, jusqu’à la catastrophe finale, imprévue, brutale dans les deux cas, le protégé tombant dans un piège assez mesquin (l’interrogatoire du juge Camusot dans Balzac, les prétendues révélations des Verdurin dans Proust) et trahissant son protecteur. Bien sûr, dans le roman de Proust, cette histoire est déstructurée de diverses manières : morcelée par la construction de la Recherche, privée de son plus puissant ressort dramatique (un forçat triomphera-t-il de l’organisation sociale qui l’a écrasé ?), filtrée par le regard d’un narrateur certes omniscient mais engagé dans le récit de ses propres amours avec Albertine. La relation à l’hypotexte reste pourtant très lisible.
C’est elle précisément qui permet de distinguer, dans l’écart établi entre les deux fins, une prise de distance critique à l’égard du modèle balzacien. Lucien, le faible, l’épagneul qui a joué avec le lion, ne voit plus d’autre issue que le suicide alors que Vautrin, malgré la douleur que lui cause cette mort, sauve sa « tante », Théodore Calvi, de la guillotine, et poursuit dans la police, pour son propre compte cette fois, sa conquête vengeresse de la puissance sociale. Dans la Recherche, au contraire, c’est Morel qui rebondit et continue à s’élever dans la société, alors que M. de Charlus manque mourir et perd peu à peu son influence. Gagnant et perdant, en inversant leurs rôles, amoindrissent la série d’oppositions terme à terme qui structurent le couple balzacien du protecteur et du protégé.
Hommes-femmes et hommes-fauves
L’exemple le plus frappant de cette déconstruction est peut-être celui des déterminations sexuelles. M. de Charlus est le type de l’inverti aimant les hommes virils, et Proust attire l’attention sur l’originalité littéraire de ce choix55, qui tranche en tous cas clairement avec l’univers balzacien, puisque Splendeurs et misères des courtisanes est fondé sur l’opposition du protecteur viril et du protégé féminin (Vautrin aime Lucien qu’il considère comme « une femme manquée » (p. 597) et Théodore Calvi, qu’on surnomme Madeleine). M. de Charlus au contraire est un homme-femme dont le sexe caché se révèle justement quand il entre avec Morel chez les Verdurin, où toute son attitude apparaît ladylike. Vautrin quant à lui, n’a de féminin que sa tendresse maternelle pour Lucien. Pour le reste, le romancier insiste sur sa force, celle d’un soldat, d’un athlète, d’un colosse56. Si sa nature est double, c’est aux fauves qu’elle emprunte son caractère hybride57. Il réalise en lui l’idéal de virilité violente, indomptable que M de Charlus s’efforce au contraire de projeter sur ceux qui l’attirent.
Tout se passe comme si, dans Balzac, l’homme qui aime les hommes était plus viril qu’un autre, d’une virilité monstrueuse en un sens, et ambiguë certainement, mais éclatante. Chez M. de Charlus ce type de virilité est tout entier réfugié dans le fantasme et la parole, que ce soient la légende familiale et mondaine que dans un premier temps il a su créer autour de lui, les discours qu’il tient au sujet des jeunes gens ou les pratiques sado-masochistes qu’il réclame. La corrélation balzacienne entre la force indomptée et l’amour des hommes est rompue mais pas ignorée : sa démystification méthodique est au centre de l’analyse proustienne de Sodome.
De façon très comparable, on va le voir, les corrélations implicites qui sous-tendent le personnage de Lucien sont systématiquement dissociées dans le cas de Morel. Il n’en est pas moins vrai (et c’est d’autant plus nécessaire) que le schéma de Splendeurs et misères des courtisanes affleure parfois. On peut en donner l’exemple suivant : Vautrin, le fauve, représente pour le fragile Lucien un risque de mort. Celui-ci s’en ouvre à Esther « Hélas, ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m’attendrait si… »58. Cette menace n’est jamais précisée mais dans la lettre que Lucien écrit à Vautrin avant de se suicider, il le rend responsable de sa mort : « Ces gens-là [la race de Caïn] sont dangereux dans la société comme des lions le seraient en pleine Normandie […] leurs jeux sont si périlleux qu’ils finissent par tuer l’humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole »59. Or de façon très inattendue, Charlus représente également un danger mortel pour Morel, qu’il était prêt à assassiner après leur rupture, comme il le révèle dans une lettre que le héros reçoit après sa mort : « Il fallait que l’un de nous deux disparût. J’étais décidé à le tuer »60. Le baron reprend d’ailleurs une comparaison animalière, d’origine biblique, mais proche de celle de Lucien. Il est le lion (« Or si j’ai pu fouler ainsi le propre lion que je suis […] »), Morel est le serpent que caractérisent sa prudence et sa lâcheté. Et le narrateur reconnaît que l’incompréhensible peur que Morel, tremblant, lui avait avouée était justifiée. Le recours à la lettre posthume comme la référence au lion meurtrier renvoient sans doute à Balzac. Ici, M. de Charlus tient de Vautrin61. Mais si l’on excepte cet étrange projet de meurtre, la monstrueuse et admirable puissance que Balzac confère à son personnage d’homosexuel est monnayée, chez M. de Charlus, en anathèmes stridents et de moins en moins efficaces. Lucien ne peut échapper à son « terrible Mentor62 », Morel n’a aucune peine à se jouer du sien.
La bissexualité du protégé, telle qu’elle est réinterprétée pour être transmise de Lucien à Morel, présente également une analyse subversive du modèle balzacien. La nature androgyne de Lucien, immédiatement perceptible, on l’a vu, parce qu’elle est inscrite dans le corps, semble inséparable d’une faiblesse qui le rend incapable de résister aux tentations (Lucien est « l’homme faible » et Vautrin « l’homme fort »63), et d’une aptitude à séduire, jusqu’à susciter chez celles qui l’aiment et chez Vautrin des dévouements qui les conduisent à sacrifier leur réputation, voire leur vie, à celles de Lucien. Le jeune homme est un protégé perpétuel, celui de Mme de Bargeton, de Coralie, de Vautrin, d’Esther, de Mme de Sérisy. Balzac ne manque pas de souligner, d’expliquer, de rendre sensible en chaque occasion le charme puissant de sa créature et le caractère poétique qui ne l’abandonne jamais. Or, première différence, la séduction de Morel n’est perceptible qu’à travers les personnages sur qui elle s’exerce, M. de Charlus en tête. Les portraits qu’en fait le romancier sont au contraire très incisifs et très critiques. Sa vénalité, son ingratitude, sa prétention et sa bassesse sont partout soulignées. Il est entièrement privé de ce que l’androgyne garde chez Balzac d’angélique, ou sur un mode plus terrestre, de poétique.
D’ailleurs, à première vue du moins, il n’a pas hérité de la part féminine du poète balzacien. Il répond à l’idéal de M. de Charlus, qui déteste les hommes efféminés. L’écrivain le précise dès la scène de la rencontre sur le quai de la gare de Doncières. Au grand plaisir du baron, Morel repousse d’un geste « autoritaire et viril » la fleuriste qui offre ses roses. Ce geste apparaît tardivement dans la genèse du passage, il ne figure pas dans le Cahier 46[VERIFIER Où IL S’AGIT DE JOURNAUX…]. Il pourrait donc s’inscrire dans la série des références balzaciennes autour desquelles se constitue, au moins partiellement, le nouveau personnage de Morel. Le commentaire prêté à M. de Charlus conforte cette interprétation : « Voilà quelqu’un par qui j’aimerais être accompagné dans mes voyages et aidé dans mes affaires. Comme il simplifierait ma vie64. ». Il retrouve, lui qui voyage peu, les propositions initiales de Carlos Herrera à Lucien de Rubempré. Mais Morel sera un Lucien sans fleurs, sans bouquet emblématique, sans « poésie au front », un pur gigolo. C’est la seule vénalité qui lui fera accepter sa double position de protégé de M. de Charlus et de fiancé de la nièce de Jupien. Le cas de Lucien est en apparence plus complexe : avant d’aboutir à une situation comparable, il se rend lui aussi à une offre d’argent, sur un mode plus tragique (que la réécriture proustienne se charge de décaper) mais son acceptation ne se comprend que par référence à sa double nature.
Or si Proust a fait table rase du mythe de l’androgyne tel que Balzac l’avait mis en œuvre, c’est pour laisser place à sa propre construction, non moins mythique. Morel, comme Lucien, participe des deux sexes mais par sa fonction de passeur entre Sodome et Gomorrhe. Elle se révèle progressivement. Morel « en est » d’emblée d’une autre manière que M. de Charlus : « La façon dont Morel en était – autant que j’ai pu l’apprendre – était qu’il aimait assez les femmes et les hommes pour faire plaisir à chaque sexe à l’aide de ce qu’il avait expérimenté sur l’autre ; c’est ce qu’on verra plus tard65 ». Plus tard, c’est une lettre de Léa qui apprendra à M. de Charlus que Morel a, en fait, accès au territoire le plus intime et le moins connaissable de la féminité, Gomorrhe : « Or voici que pour Morel cette expression « en être » prenait une extension que M. de Charlus n’avait pas connue, tant et si bien que Morel prouvait, d’après cette lettre, qu’il « en était » en ayant le même goût que des femmes pour des femmes même. Dès lors la jalousie de M. de Charlus n’avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel connaissait, mais allait s’étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les êtres qui « en étaient » n’étaient pas seulement ceux qu’il avait crus, mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de femmes que d’hommes, d’homme aimant non seulement les hommes mais les femmes, et le baron, devant la signification nouvelle d’un mot qui lui était si familier, se sentait torturé par une inquiétude de l’intelligence autant que du cœur, devant ce double mystère où il y avait à la fois de l’agrandissement de sa jalousie et de l’insuffisance soudaine d’une définition66. »
L’originalité de Morel se manifeste donc par une redoutable aptitude à franchir les clivages sexuels. Pour lui la loi qui sépare les invertis des « hommes de l’autre race » n’existe pas, ni celle qui isole Sodome de Gomorrhe. Le couple formé par Morel et Léa couvre à sa manière toutes les possibilités de combinaisons sexuelles, au prix d’une double inversion67. Le correspondant proustien de la « femme manquée » serait l’homme gomorrhéen, puisque c’est par cet étrange biais que Morel, abolissant les limites auxquelles les autre hommes sont soumis, retrouve, sur un mode opératoire, la double nature qui s’incarne en Lucien. À ce propos, on se rappelle combien les hommes, dans la série d’Illusions perdues, jalousent les succès du lumineux Lucien, parce qu’ils ne peuvent y atteindre et ne les comprennent que partiellement. Or il faut bien reconnaître que Morel, personnage débauché, immoral, « une brute », réalise le rêve inaccessible que le héros de la Recherche poursuit tout au long de sa liaison avec Albertine et jusqu’après sa mort, celui de connaître Gomorrhe. C’est précisément « deux jours après qu’ [il] avait appris la lettre, involontairement interceptée par M. de Charlus, de Léa à Morel68 » que le héros éprouve un accès de jalousie à l’égard de Morel, parce qu’Albertine a demandé à le connaître.
Fonctions narratives et idéologiques de l’inversion
Or si l’on considère ce système balzacien d’oppositions : trop viril / féminin, fort / faible, père / fils, défini dès l’origine et dans lequel les déterminations ne se croisent jamais69, on constate qu’il est relayé par les mêmes impeccables symétries dans le déroulement narratif : Herrera est celui qui propose et donne, celui qui décide, celui qui reste invisible, l’homme des bas-fonds. Lucien reçoit et accepte, obéit, tient le devant de la scène, investit progressivement le grand monde. C’est dire que le récit n’est que le développement du pacte initial et aboutit à l’affirmation renouvelée de sa solidité. La question de savoir si l’étrange union de Lucien et de Carlos Herrera résistera aux pressions qui s’exercent sur elle gouverne partiellement l’intrigue de Splendeurs et misères des courtisanes. Et de fait, elle résiste à l’amour de Lucien pour Esther et aux quelques scrupules du jeune homme. Si Lucien faiblit sous la « torture morale70 » infligée par le juge Camusot, c’est pour s’en repentir aussitôt : en se tuant, il se punit d’avoir trahi Vautrin au moins autant que de s’être compromis avec lui, et sa dernière lettre est pour lui. Posée la monstruosité de Vautrin, qui préserve partiellement la morale, la dimension apologétique de l’œuvre n’est donc pas négligeable. Il est clair que le romancier met en œuvre le discours de Vautrin sur la force incomparable de l’amour viril71, même s’il développe un diptyque où la blanche Esther n’est pas inférieure au sombre Carlos.
Mais cette opposition-là, comme d’autres, ne prend tout son sens que lorsque l’homosexualité de Vautrin est dite ouvertement, lors des retrouvailles avec les forçats et avec Théodore Calvi, après la mort de Lucien. Sans doute des indices avaient-ils été semés tout au long du roman72 mais ils n’empêchent pas une révélation-coup de théâtre, qui trouve son juste lieu dans le préau de la Conciergerie L’homosexualité appartient à l’univers du bagne comme la langue des forçats et c’est cette langue où chaque mot « est une image brutale, ingénieuse ou terrible73 » qui est apte à la désigner. Théodore Calvi est la « tante » de Jacques Collin qui veut le sauver à cause de sa « montante » (sa culotte), dit le forçat Fil-de-Soie74. Or, à partir du moment où Jacques Collin se révèle pleinement forçat et pleinement homosexuel, toute la dernière partie du roman prend la forme d’un véritable final, où il règle ses comptes avec le bagne, avec la justice et avec la haute société, en imposant sa volonté à chacun de ces milieux et en prouvant sa parfaite connaissance des idiomes de chacun d’eux. Ce triomphe du bagne est aussi le triomphe de l’homosexualité : c’est pour sauver Théodore et pour venger Lucien que Jacques Collin s’installe « au cœur de la raille75 ».
Il en va tout autrement dans À la recherche du temps perdu, où M. de Charlus est constamment victime de l’ingratitude de Morel et dupe d’un entourage qui feint d’ignorer la nature de leurs relations. Pourtant l’opposition reprise de l’antiquité grecque entre celui qui aime et celui qui est aimé joue dans les deux cas, mais de manière bien différente. Si Lucien ne dit jamais qu’il aime Vautrin mais se soumet à lui, Morel prouve à chaque instant qu’il n’aime pas M. de Charlus et lui échappe perpétuellement. Dans l’univers proustien, on le sait, celui qui aime est toujours en position d’infériorité, réduit à supporter et à attendre, déchiré par la jalousie. La configuration balzacienne est devenue totalement invraisemblable, et chaque geste de Morel est là pour le prouver76.
Que reste-t-il donc à M. de Charlus, qui ne connaîtra pas de triomphe final et qui perdra ses illusions ? Un refuge dans le langage et la fiction, comme le prouvent les devises portées sur les livres qu’il a offerts à Morel : elles donnent une forme glorieuse et concise aux facettes d’une histoire insatisfaisante. Le duel fictif est un autre exemple de discours substitué à la réalité. La mercuriale que Charlus adresse à Morel repentant apparaît comme une variation sur une situation fréquente dans Splendeurs et misères, dans les moments où Carlos Herrera tance Lucien, lui rappelle leurs objectifs communs et les termes du pacte, le traite en enfant. Même si le thème de la fausse rupture est bien proustien, et l’éloquence très charlusienne, on a le sentiment que le baron vit un bref rêve balzacien. La preuve s’en trouve peut-être dans la comparaison biblique euphorique par laquelle il clôt son discours : « Je conclus de toute cette histoire mieux terminée que vous ne le méritiez, que vous ne savez pas vous conduire et qu’à la fin de votre service militaire, je vous ramène moi-même à votre père, comme fit l’archange Raphaël envoyé par Dieu au jeune Tobie77. » Si le nom de l’archange Raphaël a une connotation balzacienne, celui du jeune Tobie est tout aussi marqué, puisque c’est le nom du fameux « tigre de feu Beaudenord », accusé d’homosexualité, et qui reparaît dans Les secrets de la princesse de Cadignan78.
Quant au traitement du secret et de la révélation, il engage également les postures idéologiques des deux écrivains sur la question de l’homosexualité. Dans Splendeurs et misères, l’homosexualité est un des mots de la fin. On remonte vers elle comme vers le principe explicatif d’une complète marginalité sociale et morale. C’est une des raisons pour lesquelles elle garde toute sa force sulfureuse, l’autre étant que le secret est parfaitement gardé pour les personnages sinon pour le lecteur. C’est Jacques Collin lui-même qui provoque le coup de théâtre en révélant son nom et tout ce qui lui est attaché, alors même qu’il vient d’échapper aux ruses du chef de la police, Bibi-Lupin. Et cette révélation est un coup de poker gagnant. Jusque-là le faux abbé était en sûreté au centre d’un étroit système de précautions et de fidélités fondées sur la terreur. La possibilité de cette révélation constitue un des ressorts dramatiques du roman et les conditions dans lesquelles elle se produit une victoire du monde parallèle, du « troisième dessous79 ». Hors de l’humanité moyenne et presque de l’humanité tout court, l’homosexuel est un beau monstre, maître de lui-même et de ses secrets.
Or Proust dépouille très efficacement sa créature de cette esthétique romantique par une série de traits opposés à ceux qui caractérisent l’invincible forçat. À la différence de Jacques Collin, M. de Charlus, grand amateur de secrets, est toujours visible et lisible et il est le seul à l’ignorer. Son inversion n’est un mystère pour personne. Son corps le trahit progressivement alors que Vautrin contrôle parfaitement le sien, qu’il a su refaire à la ressemblance de Carlos Herrera. Si la peur ferme la bouche de ceux qui connaissent Jacques Collin ou Vautrin, M. de Charlus est toujours accompagné d’un concert de remarques et de plaisanteries visant ses préférences sexuelles, ce qu’il est bien loin de soupçonner. Le caractère tragique du secret sodomiste est analysé, et avec quelle subtilité, dans Sodome et Gomorrhe I. Mais dès que le baron se place sous l’invocation de Balzac, dans sa liaison avec Morel, il n’est plus, sous ce rapport, qu’un personnage de comédie.
C’est d’abord que Proust refuse l’exotisme social et sexuel sur lequel Balzac a fondé sa création. Cottard, qui croit à cette altérité radicale de l’inverti, multiplie les erreurs et n’est pas moins ridicule que Charlus. Si Balzac est le premier à s’extasier sur son personnage et magnifie pour le lecteur la vigilance redoutable de Vautrin, Proust réintègre au contraire Charlus dans l’humanité par une analyse qui n’a rien de complaisant. Son narrateur décrypte et isole facilement toutes les causes qui font que le baron ne cesse de se trahir : la force aveugle du désir, la suffisance d’un discoureur fermé à l’ironie silencieuse de son auditoire, le relâchement dû au vieillissement. Car, à la différence de Vautrin qui ne se transforme que volontairement, Charlus est exposé aux différentes formes d’usure du temps. C’est donc au nom de la vérité psychologique et physiologique que Proust démonte le traitement esthétique de l’homosexualité balzacienne et, contre l’idéalisation noire qui préside à ce traitement, il dresse un rempart parodique. Ce qui était présenté chez l’un comme un élément organisateur du schéma narratif, à ce titre forcément crédible, est une fois de plus déréalisé chez l’autre. L’aptitude de Jacques Collin à garder et à imposer un secret inviolable, si impressionnante, s’est dégradée chez Charlus. Il n’en reste qu’une illusion, celle de pouvoir échapper à peu de frais à la clairvoyante malveillance d’autrui. Aussi la froide fatalité de l’isolement, du regard des autres et de l’abandon remplace-t-elle la relation éclatante de l’homosexualité au bagne, aux mystères et à la vengeance. Le roman de Balzac finit par n’être que le rêve impossible de M. de Charlus.
Trois réécritures proustiennes de Splendeurs et misères
Cependant on aurait tort de voir, dans la clarification de différences théoriques, même incluses dans la diégèse, le seul objectif ou même l’objectif ultime de Proust dialoguant avec Balzac. Le jeu littéraire est un élément important de l’intertextualité telle qu’il la conçoit et plusieurs scènes de la Recherche sont des démarquages de Balzac, assez subtils pour constituer un défi au lecteur en ajoutant au texte, sur le mode ludique, ce « degré d’art de plus80 » cher à la grand-mère du héros.
Ainsi la scène de rupture entre Charlus et Morel. Dans les cahiers du Contre Sainte-Beuve, Proust avait déjà isolé la situation balzacienne correspondante : « Lucien de Rubempré arrêté à la veille d’épouser Melle de Grandlieu81 ». Or Morel lui aussi est sur le point d’épouser la nièce de Jupien, d’être présenté à la reine de Naples, d’obtenir la légion d’honneur grâce à M. de Charlus quand l’effondrement se produit. Le piège dans lequel il tombe, on l’a vu, est comparable à celui que le juge Camusot tend à Lucien. Mais, comme les Verdurin n’ont que peu de points communs avec le magistrat de Splendeurs et misères, Proust éclaire le rapprochement par le biais des insinuations calomnieuses de Mme Verdurin : « Il paraît qu’il [M. de Charlus] a fait de la prison. Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l’ont dit. Je sais du reste, par quelqu’un qui demeure dans sa rue, qu’on n’a pas idée des bandits qu’il fait venir chez lui82 », et quelques lignes plus loin « […] il est dans les griffes de ce Jupien, qu’il a eu le toupet de m’envoyer et qui est un ancien forçat, je le sais, vous savez, oui, et de façon positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose d’effrayant, il paraît83. » Parallèlement et dans toute la scène de La Prisonnière, les métaphores ecclésiastiques qui nous avaient paru signaler une référence à Carlos Herrera se multiplient84.
Mais on trouve aussi, et c’est le plus significatif, des rapprochements textuels précis entre les scènes correspondantes des deux œuvres. « Lui ! mon père !…oh ! monsieur !…il a dit cela ! » s’exclame Lucien quand Camusot lui révèle la ligne de défense choisie par Jacques Collin85. Et Morel : « Il vous a dit cela ! » quand Mme Verdurin accuse Charlus de s’être moqué de lui et de son oncle « larbin » (p. 819). La métaphore de l’abîme (ou du précipice) où l’on roule est également commune aux deux scènes86. Morel et Lucien, compromis, ont les mêmes réactions physiologiques d’angoisse observées avidement dans les deux cas. Dans Balzac, c’est par le juge : « M. Camusot jouissait de son triomphe. Aussi laissait-il son prévenu tranquille, mais il étudiait ce silence de consternation, il voyait les gouttes de sueur s’accroître sur ce visage décomposé, grossir et tomber enfin mêlées à deux ruisseaux de larmes. » Morel n’est pas moins exposé à la cruauté de Ski : « Mais obligé à la fois de feindre l’étonnement et de dissimuler la honte, il était plus rouge et suait plus que s’il avait joué toutes les sonates de Beethoven à la suite, et dans ses yeux montaient des pleurs que le maître de Bonn ne lui aurait certainement pas arrachées. Le sculpteur intéressé par ces larmes sourit et me montra Charlie du coin de l’œil. »87 Quant aux protecteurs abandonnés, dont les natures violentes, ou du moins véhémentes dans le cas du baron, laissaient attendre des débordements, ils sont l’un et l’autre écrasés par l’adversité. Jacques Collin pousse un premier cri mais « cette explosion fut suivie d’une si complète faiblesse, que ces mots : « Oh ! mon fils ! » furent comme un murmure ». Même abattement pour M. de Charlus : « Dans une circonstance si cruellement imprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier : « Qu’est-ce que cela veut dire ? qu’est-ce qu’il y a ? » On ne l’entendait même pas »88. Si différentes que soient par ailleurs les deux scènes, ces points d’ancrage permettent de les lire superposées.
De la même façon, sous la scène de la maison de femmes de Maineville où M. de Charlus cherche à surprendre Morel avec le prince de Guermantes89, apparaissent deux hypotextes balzaciens tirés de Splendeurs et misères des courtisanes. Il s’agit des passages où le baron de Nucingen est conduit dans une maison où il doit voir Esther, qu’il a aperçue de nuit et qu’il recherche. La première fois, il se trouve devant une Anglaise que Jacques Collin a substituée à la jeune femme90. La seconde, c’est Esther elle-même qu’on lui montre mais habillée en ouvrière et tirant l’aiguille pour l’apitoyer91. Dans les deux cas, l’objectif est de lui extorquer le plus d’argent possible au bénéfice de Lucien. Ce sont les domestiques placées par Jacques Collin auprès d’Esther, Europe et Asie, qui dupent le banquier avec l’accord de leur maîtresse. Or on reconnaît certains éléments de cette comédie des erreurs dans Sodome et Gomorrhe : le baron de Charlus est conduit, contre de l’argent, vers un spectacle trompeur92 alors qu’il croit toucher au but, comme Nucingen. Comme Nucingen encore, il est amené dans un lieu étranger et déconcertant, où on le fait attendre enfermé. La vue de Morel, fantomatique et pétrifié au milieu de trois femmes est un spectacle aussi improbable que celui d’Esther en « vierge à la broderie93 ». Mais M. de Charlus comprend qu’il a été joué, alors que Nucingen est dupe jusqu’au bout. Quant aux redoutables Europe et Asie, elles trouvent des échos très édulcorés dans « Melle Noémie », la « petite dame intelligente » et la « petite dame gentille » qui chambrent Charlus et Jupien. Cette lecture est garantie par un indice textuel assez clair : la « vieille sous-maîtresse à la perruque fort brune, au visage où craquelait la gravité d’un notaire ou d’un prêtre espagnol » (p. 465). On voit que la référence au prêtre espagnol a été déplacée (en effet Charlus ne se substitue pas ici à Carlos Herrera mais à Nucingen). La perruque est un des traits caractéristiques de Vautrin déguisé en prêtre94. Quant à son teint : « Une gravité tout espagnole, des plis profonds que les mille cicatrices d’une horrible petite vérole rendaient hideux et semblables à des ornières déchirées sillonnaient sa figure olivâtre et cuite par le soleil95. »
Le troisième exemple que je prendrai est la scène de l’hôtel de Jupien, dans Le Temps retrouvé96 : elle correspond aux chapitres qui se déroulent dans le préau de la Conciergerie, à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes. On peut observer d’abord que les deux morceaux, d’amplitudes très différentes une fois de plus, constituent, chacun dans son contexte, une sorte d’épilogue à la liaison amoureuse : l’un se situe après la mort de Lucien, l’autre après la rupture avec Morel. Les protecteurs dépossédés recherchent ou retrouvent des jeunes gens qui ressemblent au disparu97. Le bordel de Jupien est une prison fantasmatique pour M. de Charlus qui s’y fait enfermer et enchaîner, et les références aux chaînes, importantes dans Splendeurs et misères, sont nombreuses là aussi98. On voit passer, à la fin de la scène, un « mauvais prêtre » qui fréquente le bordel de Jupien et qui offre un indice de plus. On pourrait objecter que la scène du Temps retrouvé est gouvernée par une autre référence littéraire, explicite celle-là, aux Mille et une Nuits. C’est vrai, mais les allusions aux Mille et une Nuits ne manquant pas non plus dans Splendeurs et misères99, celles du Temps retrouvé peuvent renvoyer simultanément aux deux œuvres. Il reste d’ailleurs d’autres indices textuels, plus fins mais nets, on le verra.
Mais, loin de la « haute pègre » balzacienne et de sa lutte farouche contre la société, Proust traite d’« animaux plus petits100 ». Et ses jeunes prostitués, ses petits délinquants n’échappent pas à l’idéologie dominante : ils se veulent bons fils, bons soldats et adhèrent entièrement à la rhétorique patriotique qui a cours. C’est le décalage entre leur conduite et leurs propos, l’articulation de leur marginalité et de leur conformisme social qui créent un sentiment d’exotisme et des effets comiques. Leur langage se prête au même type de constatation : seul M. de Charlus utilise l’argot, la langue du secret, et seulement à titre d’excitant sexuel. Pour le reste, c’est le parler du peuple qui intéresse Proust et, à travers lui, l’observation d’un groupe social qu’il connaît sans doute beaucoup mieux que Balzac les forçats.
La réécriture s’effectue donc selon deux principes : une banalisation inséparable de la parodie (les pensionnaires de Jupien n’ont rien de terrifiant : si leurs actes sont inconvenants, leurs motivations sont celles de tout le monde, leurs efforts pour paraître plus pervers qu’ils ne sont apparaissent plus comiques qu’inquiétants). D’autre part tout le morceau est déréalisé par la substitution du bordel à la prison : faux crime, fausse perversité des jeunes gens, et, à un autre niveau, fausse innocence du narrateur, tout semble battre en brèche les prétentions balzaciennes à connaître véritablement la pègre et à révéler ses mystères. Il s’agit bien toujours d’un « quartier des tantes101 », comme Balzac nomme une partie de la Conciergerie mais on peut vérifier une fois de plus que Proust propose une approche post-romantique, qu’elle soit sociologique, linguistique ou psychologique.
La nouveauté de ce morceau réside plus dans un certain nombre de jugements que Proust y sème et qu’on ne trouve pas dans les précédents pastiches. Il est vrai que l’écrivain a atteint son dernier volume, celui des lectures rétrospectives et des révélations. Il ne nomme d’ailleurs jamais Balzac mais note, à propos de la laborieuse perversité des jeunes gens : « On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s’efforcent pour parler argot102. » Or juste avant – et là seulement – il a donné entre parenthèses la traduction d’un terme d’argot, comme Balzac le fait tout au long de « La dernière incarnation de Vautrin »103. M. de Charlus, lui aussi est accusé quand il parle argot d’une « affectation prétentieuse de couleur locale » (p.404), il pourrait bien être le prête-nom de Balzac104. Quant au héros, il est déjà le traducteur de Sésame et les Lys, ou du moins il a offert le livre à Jupien. N’y a-t-il pas une appréciation littéraire cachée derrière son entrée dans l’hôtel de Jupien : « Un crime atroce allait y être consommé si on n’arrivait pas à temps pour le découvrir et faire arrêter les coupables. Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c’est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j’entrai dans l’hôtel. » Il ne lui reste plus qu’à remplacer ce conte plein de crimes atroces par le sien propre. Bien que ces brefs éclats de critique soient répartis entre des personnages différents et que leur cible soit à peine indiquée, ils semblent bien viser les traits du romanesque balzacien contre lesquels Proust s’est inscrit en faux.
Pour finir, un indice textuel moins apparent que les autres mais significatif : l’un des personnages dont le héros de la Recherche surprend la conversation quand il entre dans l’hôtel de Jupien est un jeune homme de vingt-deux ans qui va repartir au front mais se sent curieusement protégé par son âge : « Par exemple, à vingt-deux ans, en n’ayant encore fait que six mois, ce serait fort », criait-il avec un ton où perçait encore plus que le désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste, et comme si le fait de n’avoir que vingt-deux ans devait lui donner plus de chances de ne pas être tué, et que ce dût être une chose impossible qu’il le fût.105 » Or il est manifestement le correspondant d’un personnage balzacien, un jeune assassin qui, pour des raisons comparables mais plus compréhensibles, s’est cru à l’abri de l’exécution :
« Bibi-Lupin avait récemment obtenu les aveux d’un assassin âgé de dix-neuf ans, en lui persuadant qu’on n’exécutait jamais les mineurs. Quand on transféra ce garçon à la Conciergerie pour subir son jugement, après le rejet du pourvoi, ce terrible agent était venu le voir :
- Es-tu sûr de ne pas avoir vingt ans ?…lui demanda-t-il.
– Oui, je n’ai que dix-neuf ans et demi, dit l’assassin parfaitement calme.
– Eh ! bien, répondit Bibi-Lupin, tu peux être tranquille, tu n’auras jamais vingt ans…
- Et pourquoi ?
– Eh ! mais tu seras fauché dans trois jours, répliqua le chef de la Sûreté106. »
C’est ainsi que Proust estampille son pastiche107.
On remarquera en conclusion que la référence à la série balzacienne des Illusions perdues se structure et s’enrichit par le biais du personnage de Morel mais qu’elle intègre en même temps des éléments beaucoup plus anciens, dont certains tirés des cahiers du Contre Sainte-Beuve108. Nous avons choisi d’examiner ici les modifications de la dernière période (le personnage de Morel se développe à partir de 1919) mais il faudrait faire une étude génétique des différentes formes que prend la relation avec Balzac au cours de l’écriture de la Recherche. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’on touche ici à l’articulation entre théorie et pratique littéraire, programmée dès le projet Sainte-Beuve. Pourquoi Proust conduit-il si loin, en termes d’étendue de texte et de variété des procédés, sa réécriture pastichielle du roman balzacien ? Les objectifs possibles sont nombreux : au début sans doute, comme dans le cas des « pastiches déclarés109 » prouver sa maîtrise mais aussi définir un niveau d’exigence, manifester de la façon la plus économique et la moins pesante ses divergences avec Balzac et, ce faisant, affirmer la nouveauté de sa vision sans renoncer à trouver sa place dans une tradition.
Pourquoi d’autre part crypter, pourquoi ne pas déclarer ses ambitions ? On peut voir là d’abord le désir d’établir une connivence avec le lecteur par le jeu et l’énigme (ce qui rejoint peut-être les jeux familiaux) et celui d’accroître le plaisir de la lecture par l’art de la surprise et des « reconnaissances110 » littéraires. Mais au-delà, il semble que l’écrivain crée les conditions d’une lecture à fort investissement et de relectures éventuelles. À ce propos, on peut noter que, quelques mois avant de mettre en place le nouveau personnage de Morel, Proust avait introduit dans les dernières épreuves de À l’ombre des jeunes filles en fleurs le morceau sur la lettre de Sophocle à Racine que Gisèle doit écrire pour les épreuves du certificat d’études. Sous l’ironie, peut-être est-ce un appel au lecteur, qui devra écrire la lettre de Balzac (et celles de quelques autres) à Proust, le félicitant d’avoir « parfaitement étudié [ses] modestes ouvrages111 ».
1 On se rappelle qu’il apparaît sous le nom de Vautrin dans Le Père Goriot, que son véritable nom, nom sous lequel il a été condamné et envoyé au bagne, est Jacques Collin et que, dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes,il se fait appeler Carlos Herrera, comme le chanoine espagnol dont il a pris l’apparence et l’identité.
2 Illusions perdues, coll. Folio, p. 619-639 ; toutes les citations du présent article se réfèrent à cette édition ; CG I, II, p. 581-592. M.Raimond élargit d’ailleurs le champ d’application du modèle balzacien à d’autres rencontres, « celle […] de Charlus et de Morel, de Charlus et du marquis de Surgis au cours de laquelle précisément Balzac est mis en cause » (M.Raimond, « Le Balzac de Marcel Proust », BMP, n° 18, 1968, p. 767).
3 Charlus, comme l’abbé Herrera, prend le bras du jeune homme qu’il cherche à convaincre. Mais, dans le cas du faux prêtre, après avoir passé son bras sous celui de Lucien « avec un empressement maternel » (p. 584), il le force « littéralement à monter dans sa voiture » (p. 587). Chez Proust le geste manifeste l’étonnante « familiarité intermittente » du baron, qui retire précipitamment son bras quand il aperçoit M. d’Argencourt.
4 « Ma belle-sœur est une femme charmante qui s’imagine être encore au temps des romans de Balzac où les femmes influaient sur la politique. » (CG I, II, p. 580).
5 Le Cahier 49 donne une version différente ; SG, III, Esquisse VIII, p. 1000-1001.
6 Parmi les conseils qu’il donne à Lucien figure celui-ci : « Dans le commerce du monde, soyez enfin âpre comme le juif et bas comme lui ; faites pour la puissance ce qu’il fait pour l’argent » (Illusions perdues, coll. Folio, p. 626). Le romancier lui-même joue le rôle qui sera celui du héros proustien en rectifiant (de manière contestable d’ailleurs) un peu plus loin (p. 636).
7 Cette violence verbale doit être un héritage de Montesquion, que Proust rapproche d’ailleurs de Vautrin dans le Carnet 1 : « Langage de Vautrin à la Montesquiou […] » (f° 2 v°).
8 Corres, t. XX, lettre 95, p. 187. C’est Montesquiou qui souligne.
9 Sur le plan des relations avec Montesquiou, elle rejoint la première, puisque le pastiche d’Illusions perdues sera une arme tournée contre lui et contre Proust lui-même.
10 En effet il est impossible de savoir si le pastiche d’Illusions perdues dans Le Côté de Guermantes I est imputable au romancier ou à son personnage.
11 SG, III, p. 425-445.
12 SG, III, p. 445.
13 Voir F. Goujon, « Le cryptage autobiographique dans Les plaisirs et les jours », BIP, n° 30, 1999, p. 103-126.
14 F. Leriche, C. Rannoux, Sodome et Gomorrhe de Proust, éd. Atlande, 2000, p. 101.
15 G. Genette, citant B. G. Rodgers, souligne ce fait dans « Discours du récit » : « le roman proustien ne réussit qu’à grand-peine à concilier deux postulations contradictoires : celle d’un discours théorique omniprésent qui ne s’accommode guère de la narration « objective » classique et qui exige que l’expérience du héros se confonde avec le passé du narrateur […] et celle d’un contenu narratif très vaste, débordant largement l’expérience intérieure du héros, et qui exige par moments un narrateur quasi omniscient […] » (« Discours du récit », Figures III, Seuil, 1972, p. 258).
16 SG, III, p. 427.
17 A. Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, Champion, 2000, p. 99.
18 « Seul Raphaël eût peut-être été capable de la peindre », note Proust dans son pastiche de Balzac à propos de la princesse de Cadignan « Et certes, s’il y eût réussi, il eût donné un pendant à sa célèbre Fornarina, la plus saillante de ses toiles, la seule qui le place au-dessus d’André del Sarto dans l’estime des connaisseurs » (L’Affaire Lemoine, éd. J. Milly, Slatkine, 1994, p. 75). D’ailleurs les références aux archanges eux-mêmes ne sont pas rares dans Balzac. Ainsi Herrera demande à Lucien : « vous attendiez-vous à trouver l’ange Gabriel dans un abbé chargé de toutes les iniquités de la contre-diplomatie de deux rois » (Illusions perdues, p. 633), et dans Splendeurs et misères des courtisanes, Esther est « belle à faire damner l’ange Raphaël » (p. 215). Elle appartient d’ailleurs aussi à l’univers du peintre : « elle était sous la voûte céleste des Amours comme les madones de Raphaël sont sous leur ovale filet d’or » (p. 54) ; « […] il attendait qu’Asie fût partie pour pouvoir se jeter aux genoux de cette madone de Raphaël » (p. 211). Dans le présent article, toutes les citations de Splendeurs et misères des courtisanes se réfèrent à l’édition Folio.
19 On notera l’emploi du prénom de Chateaubriand comme de celui de Balzac.
20 SG, III, p. 438 et 439. Je souligne.
21 Illusions perdues, éd. citée, p. 305. On peut citer aussi le premier portrait de Lucien : « Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique : c’était un front et un nez grec, la blancheur veloutée des femmes […] » (p. 51)
22 P, III, p. 702.
23 Illusions perdues, p. 51-52. Voir aussi p. 53 et Splendeurs et misères des courtisanes, p. 125, 439, 442.
24 SG, III, p. 396. A la féminité psychologique de Lucien, « cet homme à moitié femme », cette « femme manquée » maintes fois soulignée (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 93, p. 125, p. 439, p. 597), répond chez Morel la fonction assignée par Proust, de passeur entre Sodome et Gomorrhe, comme on le verra plus loin.
25 Dans le Cahier 47 (1910-1911) on trouve : « ce militaire qui avait plutôt l’air d’un pierrot peint, couvert de poudre et de fard », « cette petite tante déguisée en soldat » (C. 47, f° 22-24 ; SG, III, Esquisse XI, p. 1022). Dans le Cahier 46 (1914), le musicien qui attire M. de Charlus a, au contraire, « l’air assez mâle et décidé » mais on n’en apprend pas davantage (C. 46, f° 95 r° ; SG, III, Esquisse XVII, p. 1091).
26 Contre Sainte-Beuve, éd. Fallois, coll. Folio, p. 210.
27 Lettre à Gide du 6 mars 1914, Corres, t. XIII, lettre 48, p. 108.
28 Pour Sodome et Gomorrhe, c’est au moment des insertions, dans la dactylographie corrigée, de morceaux souvent tirés des Cahiers d’additions 75 et 62.
29 SG, III, p. 397.
30 CG I, II, p. 563.
31 « Il vaudrait mieux dire qu’il était, dans votre famille, l’intendant de domaines si vastes que cela le faisait presque l’égal de vos parents. » (SG, III, p. 301)
32 Illusions perdues, p. 196.
33 P, III, p. 819.
34 « Le baron Châtelet est venu demander ce matin ton adresse, il y a eu ce matin un article sanglant contre lui, l’ex-beau a une tête faible, il est au désespoir. » (Illusions perdues, p. 366)
35 La parenté est évidente entre les titres choisis par Proust et ceux de Balzac : « L’ex-beau », « Convoi du Héron pleuré par la Seiche », « Potelet de 1811 à Potelet de 1821 » d’une part, (Illusions perdues, éd.citée, p. 316, 366, 383), « Les Mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de la Baronne », « Une Allemande », « Oncle d’Amérique et tante de Francfort » et « Gaillard d’arrière » de l’autre (TR, IV, p. 346-347).
36 « Mais il se fait tous les jours à Paris, dirait Balzac, une sorte de journal parlé plus terrible que l’autre. On verra plus tard que cette presse verbale réduisit à néant la puissance d’un Charlus devenu démodé, et bien au-dessus de lui érigea un Morel qui ne valait pas la millionième partie de son ancien protecteur. » (P, III, p. 727)
37 « Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte, mais d’une façon à laquelle, seul peut-être, j’étais sensible, et voici pourquoi » (TR, IV, p. 347)
38 « Car, là où Morel seul, nu pour ainsi dire, résistait souvent au baron, qu’il se sentait sûr de reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de Charlus plus de surface et de prise » (P, III, p. 559-560). On peut comparer : « Un jour de plus et Lucien était riche. Il épousait sa Clotilde de Grandlieu. […] Ah ! le petit aurait alors été tout à moi » (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 498-499).
39 « Comment aiment les filles » et « À combien l’amour revient aux vieillards », Splendeurs et misères des courtisanes, p. 35-351.
40 « Vous m’intéressez comme si vous étiez mon fils », « mon fils car je vous adopte et ferai de vous mon héritier » (Illusions perdues, p. 628 et 634).
41 P, III, p. 747.
42 SG, III, p. 460, p. 477.
43 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 103, p. 122, 419, 437, 501, 502 ; SG, III, p. 441, 449 ; P, III, p. 716, 747.
44 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 92 (voir aussi p. 502, 507, 597, 598).
45 P, III, p. 726.
46 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 597.
47 P, III, p. 792 (et p. 798). Le propos est adressé au héros.
48 CG I, II, p. 563.
49 Annick Bouillaguet définit ainsi ce trait : « L’indice le plus frappant de l’imitation cryptée est le recours au mot caractéristique, qui révèle la présence du pastiche sans pour autant désigner le procédé » (Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, éd. citée, p. 74).
50 Ainsi lorsque Lucien est sur le point de se suicider : « il descendait vers la Charente, par la promenade de Beaulieu, mais comme s’il allait à une fête, car il s’était fait un linceul de ses habits parisiens et de son joli harnais de dandy » (Illusions perdues, p. 617).
51 « Lucien sortit possédant un habit vert, un pantalon blanc et un gilet de fantaisie pour la somme de deux cents francs », « Mme d’Espard prit un air impertinent sans que Lucien pût deviner en quoi il avait donné lieu à ce changement de visage. Il pensa que son gilet était de mauvais goût, ce qui était vrai ; […] » (ibid. p. 185 et p. 197)
52 Ibid. p. 399.
53 Ibid, p. 591. Notons que M.de Charlus reprend l’expression « faire des femmes » dans La Prisonnière, à propos de Morel : « Mais mon cher, vous savez, il fait des femmes », disait-il d’un air de révélation, de scandale, peut-être d’envie, surtout d’admiration » (P, III, p. 723). Pour en finir avec la série des gilets, on peut citer la réapparition de Lucien au début de Splendeurs et misères des courtisanes : « Tudieu ! Lucien, où as-tu volé ce joli gilet ? Il n’y a que l’amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. » (p. 47)
54 SG, III, p. 395.
55 « Je crois ce caractère – le pédéraste viril en voulant aux jeunes gens efféminés qui le trompent sur la qualité de la marchandise en n’étant que des femmes […] je crois ce caractère quelque chose de neuf (surtout à cause de la façon dont il est traité que je ne peux vous détailler ici) – et c’est pour cela que je vous prie de n’en parler à personne. » (Lettre à Eugène Fasquelle, Corres., t. XI, p. 255).
56 Voir dans Splendeurs et misères des courtisanes : « Son buste d’athlète, ses mains de vieux soldat, sa carrure, ses fortes épaules appartenaient à ces caryatides que les architectes du Moyen Âge ont employées dans quelques palais italiens […] » (p. 67) .Vautrin est un « sombre athlète » (p. 97), un « colosse détruit » (p. 531), il montre « un torse velu d’une puissance cyclopéenne » (p. 422). On est loin de « la poitrine tétonnière », de « la croupe rebondie de ce corps livré au laisser-aller et envahi par l’embonpoint », celui de M. de Charlus dans La Prisonnière (P, III, p. 712).
57 Les références métaphoriques aux bêtes sauvages sont très fréquentes dans Splendeurs et misères des courtisanes. On peut citer parmi d’autres : « ses yeux, jadis clairs et jaunes comme ceux des tigres » (p. 67), « C’était bien le tigre se ramassant pour bondir sur sa proie » (p. 596) ; « Un torrent de larmes sortit des yeux clairs et jaunes du forçat qui naguère flamboyaient comme ceux d’un loup affamé par six mois de neige en pleine Ukraine » (p. 597) ; « le petit épagneul mort on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra ! » (p. 497) ; « Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n’a frappé les jungles de l’Inde d’un cri aussi épouvantable que fut celui de Jacques Collin » (p. 501).
58 Ibid. p. 99.
59 Ibid. p. 468.
60 TR, IV, p. 384.
61 On remarquera d’ailleurs que c’est précisément l’épisode de la mort de Lucien qu’il isole comme un morceau admirable, dans la discussion sur Balzac de Sodome et Gomorrhe II.
62 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 193.
63 Voir « Carlos Herrera peignit par un geste le suicide d’un homme qui se jette à l’eau, puis il arrêta sur Lucien un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans l’âme des gens faibles. » et aussi : « Comme deux bêtes fauves poursuivies qui lapent un peu d’eau au bord de quelque marais, ils purent continuer à côtoyer les précipices, le long desquels l’homme fort conduisait l’homme faible ou au gibet ou à la fortune. » (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 121 et p. 192-193)
64 SG, III, p. 257. On remarquera un deuxième rappel, inversé cette fois : c’est Charlus qui laisse partir le train qu’il devait prendre, comme Lucien avait, selon Carlos Herrera, « laissé courir la diligence » et perdu sa place.
65 SG, III, p. 302. On notera l’annonce balzacienne. D’ailleurs Vautrin ne promet-il pas à Lucien (mais évidemment sans référence ouverte à des pratiques sexuelles) : « Encore quelque temps et il ne te manquera rien de ce qui plaît aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices, tu es viril par ton esprit. » (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 93)
66 P, III, p. 720-721. La référence à Balzac n’est pas absente (voir note suivante) mais c’est Baudelaire que Proust donne explicitement pour parrain à Morel (« À propos de Baudelaire », Essais et articles, éd. Pléiade, p. 633)
67 Proust note, en 1919, dans le Cahier 61 (f° 66 r°) et en rouge : « tantes ne plaisent pas aux tantes seul avantage de San[tois] Morel / La plus grande tante ». C’est peut-être l’acte de naissance de Morel. (Voir F. Goujon, « Comment Morel devient "la plus grande tante" », in Nouvelles directions de la recherche proustienne, Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle, éd. B. Brun, Minard, 2001, p. 93-108)
68 P, III, p. 875.
69 Dans la configuration proustienne, les polarités sexuelles et sociales sont modifiées, l’homme-femme étant le plus puissant.
70 C’est le terme employé par Lucien : « Entre la torture physique d’autrefois et la torture morale d’aujourd’hui, je n’hésiterais pas pour mon compte, je préférerais les souffrances qu’infligeait jadis le bourreau » (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 450)
71 « Suis-je un égoïste, moi ? Voilà comme l’on aime ! On ne se dévoue ainsi que pour les rois ; mais je l’ai sacré roi, mon Lucien ! On me riverait à mon ancienne chaîne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant : « Il est au bal, il est à la cour. » Mon âme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins ! Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle ! » (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 253)
72 Entre autres la misogynie appuyée de Carlos Herrera et son indifférence, ou sa haine pour Esther (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 61, 98-99, 121).
73 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 516.
74 Ibid., p. 549.
75 Il s’agit de la police (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 615)
76 Il refuse le titre ou le nom que M. de Charlus souhaiterait lui voir prendre (SG, III, p. 400), se moque cruellement de lui (p. 447), fait du chantage au suicide pour obtenir de l’argent (p. 461), accepte de passer une nuit avec le prince de Guermantes (p. 464-468).
77 SG, III, p. 460.
78 Les secrets de la princesse de Cadignan, éd. Folio, p. 242. On peut d’ailleurs noter la référence à un autre Tobie, personnage de Tristram Shandy, de Sterne (ibid., p. 273) et une mention de Raphaël et de la Fornarina (ibid. p. 256).
79 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 515
80 DCS, I, p. 40.
81 Contre Sainte-Beuve, éd. Fallois, coll. Folio, p. 218. Vautrin quant à lui résume ainsi la situation : « Ces deux drôles nous ont fait trébucher au dernier pas ; […] Un jour de plus et Lucien était riche ! Il épousait sa Clotilde de Grandlieu. » (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 498)
82 P, III, p. 784.
83 On reconnaît le thème des lettres d’amour de grandes dames, que possède Vautrin et qui lui servent à faire pression sur le Procureur-général (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 600-603). Dans les pseudo-révélations faites à Morel, Mme Verdurin ajoutera : « Je sais que la police l’a à l’œil […] » (P, III, p. 814). D’autre part, commentant les réactions de M de Charlus à la trahison de Morel, Proust oppose son malheur à une série de difficultés qui peuvent, elles, trouver un recours : « Et les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d’instruction » (p. 821). Il peut s’agir d’un indice proposé au lecteur.
84 Mme Verdurin explique : « Charlus, c’est à part, on est tranquille, c’est comme un prêtre. » (p. 749) ; M. de Charlus mentionne à propos du concert « les rites habituels à toute véritable célébration » (p. 776) ; les invités appellent le petit salon où ils vont le remercier « la sacristie » (p. 777) ; enfin Brichot file la métaphore en commentant les relations de M. de Charlus avec Morel : « sans savoir dans quelle mesure le jeune pénitent se montre docile ou rebelle aux exercices que son catéchiste lui impose en matière de mortification » (p. 787), « il [M. de Charlus] est tout simplement prodigieux quand il commente son catéchisme satanique » (p. 831), « la conversation de cet apôtre » (p. 832).
85 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 448.
86 On peut comparer : « Lucien resta morne, pâle, il se voyait au fond du précipice où l’avait fait rouler le juge d’instruction […] » (ibid., p. 448), et « […] il vous entraîne dans son abîme, ce n’est pas sa faute, puisqu’il y roule lui-même, puisqu’il y roule » (P, III, p. 818 ;voir aussi p. 784).
87 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 450 ; P, III, p. 814.
88 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 501 ; P, III, p. 821.
89 SG, III, p. 464-467.
90 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 176-185.
91 Ibid., p. 205-213. On peut noter que Morel, au cours de la discussion sur Balzac est comparé, pour le sens que le baron donne à l’adjectif « sérieux » qu’il lui applique, à « une petite ouvrière » (SG, III, p. 441).
92 Au contraire, les autres scènes de voyeurisme de la Recherche révèlent une vérité.
93 Ibid., p. 212. À cela s’ajoute la révolution psychologique que l’aventure provoque dans l’esprit des deux personnages. Proust emploie la métaphore du soulèvement géologique (SG, III, p. 464-465), Balzac celle de la floraison tardive (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 211).
94 Voir Splendeurs et misères des courtisanes :« La dureté de cette physionomie ressortait d’autant mieux qu’elle était encadrée par la sèche perruque du prêtre qui ne se soucie plus de sa personne, une perruque pelée et d’un noir rouge à la lumière. » (p. 67) ; « La perruque noire était tombée. Un crâne poli comme une tête de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie ; elle était épouvantable. » (p. 93)
95 Ibid., p. 67.
96 TR, IV, p. 388-412.
97 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 586 ; TR, IV, p. 397.
98 Dans Splendeurs et misères des courtisanes, les forçats reconnaissent Jacques Collin à ce qu’il « tire la droite », c’est à dire traîne un peu la jambe droite parce qu’il a porté une chaîne (p. 528) ; au bagne, il manifeste son affection pour Théodore Calvi en lui confectionnant « de bien belles patarasses », des tampons portés pour éviter les blessures causées par la chaîne (p. 538) ; le condamné à mort « est enchaîné par un pied à son lit de camp » (p. 541). Dans Le Temps retrouvé, on discute de la manière d’enchaîner M. de Charlus (p. 391) et le patron entre « chargé de plusieurs mètres de grosses chaînes de fer capables d’attacher plusieurs forçats, suant […] » (p. 393).
99 Voir par exemple Splendeurs et misères des courtisanes, pp. 44, 124, 175, 290 et Illusions perdues, p. 624 et 633 (il s’agit de la scène de la rencontre entre Lucien et Herrera).
100 L’expression, tirée de « La Colombe et la Fourmi » de La Fontaine, est employée à plusieurs reprises dans le roman et dans la correspondance (CG, II, p. 824 ; P, III, p. 833 ; Corres., t. XI, p. 104, t. XII, p. 267, t. XIII, p. 230, t.XVIII, p. 530 et p. 571).
101 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 529.
102 TR, IV, p. 406.
103 « Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu’il ne blairait pas les flics et pousser l’audace jusqu’à dire au baron : « Fous-moi un rencart » (un rendez-vous), le charme était dissipé. On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s’efforcent pour parler argot. » (TR, IV, p. 406)
104 On trouve plus loin une analyse de ce que serait M. de Charlus romancier, et, là encore, c’est peut-être Balzac qui est visé : « Et en écoutant Jupien je me disais : « Quel malheur que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète ! Non pas pour décrire ce qu’il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l’empêche de s’arrêter, de s’immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un courant douloureux. Presque chaque fois qu’il adresse une déclaration il essuie une avanie, s’il ne risque pas même la prison. » (TR, IV, p. 410)
105 TR, IV, p. 390.
106 Splendeurs et misères des courtisanes, p. 536.
107 De façon plus allusive, la chaîne de montre volée qu’arbore un chauffeur d’auto oriental à son arrivée dans l’hôtel de Jupien renvoie peut-être à celle qu’a volée Théodore Calvi et qu’il a tenté de faire revendre par Manon-la- Blonde (Splendeurs et misères des courtisanes, p. 542-547). Le chauffeur a rendez-vous avec « Pamela-la-Charmeuse » : la formation des noms est similaire. Le point de comparaison le plus net serait la situation de communication : deux personnages échangent des informations sur un vol commis par l’un d’eux, devant une troisième personne qui ne doit pas comprendre (ibid., p. 551-555).
108 Plusieurs éléments de la conversation sur Balzac dans le petit train de Balbec figurent déjà dans les cahiers Sainte-Beuve (voir Contre Sainte-Beuve, éd. Fallois, coll. Folio, p. 211, 212, 238).
109 A. Bouillaguet oppose les pastiches déclarés, publiés comme tels, aux pastiches intégrés, ceux qui se trouvent cryptés dans le roman.
110 Dans le Cahier 46 (paperole au f° 96 v°), Proust, commentant sa rencontre avec Santois (le futur Morel), avant que M. de Charlus n’intervienne, mentionne « le charme romanesque des "reconnaissances" », mais c’est à propos des comédies de Shakespeare « où un personnage est pris pour autre qu’il n’était ou bien revient où on ne l’attendait pas ». Dans la dactylographie corrigée (Nafr 16740, paperole au f° 3), le passage est barré, peut-être pour ne pas brouiller la référence, de plus en plus balzacienne.
111 JF, II, p. 265.