Stephen : I am the servant of two masters, Steven said, an English and an Italian […] The imperial British State […]and the holy Roman catholic and apostolic church.

Haines : An Irishman must think like that, I daresay

Joyce, James, Ulysses

Introduction

Cet article naît du constat que deux pays aussi éloignés l’un de l’autre que l’Italie et l’Irlande ont pu trouver des points de rencontre par la littérature. Je crois que ce rapprochement trouve sa justification de par la relation toute particulière aux langues nationales qu’entretiennent les deux pays. C’est Joyce – suivi par Samuel Beckett - qui a permis cette rencontre exceptionnelle. En effet, les deux grands auteurs montrent comment les littératures irlandaise et italienne comptent nombre d’analogies, sans cesser depuis d’interagir. En outre, la fascination de Joyce pour la culture et la langue italiennes trouve sa contrepartie dans l’intérêt que les écrivains italiens majeurs lui ont témoigné. Beckett est aussi séduit par le « Bel Paese » tout en y exerçant une influence moindre que celle de Joyce. Certes, les deux compatriotes ont influencé toute la littérature à venir, mais ce qui rend leur relation à l’Italie digne d’approfondissement c’est la réciprocité de l’échange littéraire entre Italie et Irlande : cet échange tout à fait unique trouve ses origines dans des facteurs communs à l’histoire nationale et notamment linguistique de chacun de deux pays. En effet, ces deux facteurs (histoire et langue) ont contribué à renforcer la subjectivité de certains écrivains irlandais et italiens : leur expérience nationale leur a ainsi permis d’échapper aux particularismes. J’analyserai l’œuvre de deux écrivains irlandais et deux italiens qui ont pu répondre et dépasser une problématique nationale lourde de conséquences sur la formation de l’identité, grâce à une poétique personnelle et à l’élaboration d’une langue nouvelle.

Pour mon analyse j’adhère à l’idée exposée par Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres, d’après laquelle « le capital littéraire est national » et donc l’ « espace littéraire national » (y compris les auteurs exilés) est fondamental pour comprendre le parcours de chaque écrivain, voire les tendances de la littérature en général. » A partir de ces prémisses, je m’interrogerai d’abord sur les éléments communs à l’histoire linguistique de l’Italie et de l’Irlande afin de trouver les facteurs analogues aux deux identités nationales et ensuite j’analyserai les conséquences que ces facteurs pourraient avoir sur une éventuelle identité nationale. La démarche comparative, qui part de la réciprocité de la rencontre de Joyce avec l’Italie, confirme qu’il existe un espace national abstrait dont la littérature a pu tracer des frontières imaginaires. Sur ces bases, la troisième et dernière partie de cet essai portera sur James Joyce et Stefano D’Arrigo, qui ont métissé leurs langues respectives, et Samuel Beckett et Dolores Prato, l’un pratiquant le bilinguisme et l’autre une forme de diglossie toute particulière pour se détacher de leur langue « maternelle ». Ces quatre écrivains montrent comment ils arrivent à réconcilier une identité nationale « imparfaite » (car « imparfaites » sont leurs langues et leur unité) à leur subjectivité par leurs choix linguistiques très originaux.

Les « questions » de la langue en Italie et en Irlande

Une courte analyse des problématiques historiques et linguistiques, et du phénomène de l’émigration (qui en est la conséquence), est nécessaire pour mieux comprendre les différents parcours des écrivains des deux pays.

Nous connaissons l’importance de la langue parlée sur la formation d’une identité qui se constitue sur la base de l’appartenance à une nation et à sa langue. Or, la langue italienne en Italie et la langue anglaise, irlandaise ou anglo-irlandaise en Irlande, ont été les objets de véritables « questions ». Pendant longtemps l’unité linguistique n’a été qu’apparente dans les deux nations : l’italien était le symbole du pouvoir d’une classe puissante, mais minoritaire, qui n’avait pas réussi à diffuser sa langue à la population ; l’anglais s’était imposé en Irlande par le biais d’un pays conquérant détesté, l’Angleterre. Mais en Italie, la « questione della lingua » suit les vicissitudes et les discussions entre intellectuels visant à constituer une langue unitaire dans un pays divisé, tandis qu’en Irlande, la Ligue gaélique, après la quasi-disparition de l’irlandais, promeut la nécessité de se réapproprier une langue oubliée. Cette langue est censée affirmer l’indépendance et l’identité nationale affaiblies par des années d’occupation. Comme nous le verrons, les deux nations n’ont que partiellement atteint leurs objectifs.

L’Italie

La question de la langue en Italie remonte au Moyen Âge. A cette époque le pays était fragmenté territorialement et politiquement en différents états, communes ou « signorie ». De même, si le latin était la langue officielle, les vulgaires étaient très nombreux. Dante Alighieri est le premier à théoriser dans son De Vulgari Eloquentia sur la nécessité d’une langue vulgaire commune. Malgré l’importance du traité et sa diffusion et malgré la tentative de la part de nombreux critiques, philosophes et écrivains de donner une forme au vulgaire, la « questione della lingua » ne concernera pendant longtemps qu’une minorité d’intellectuels. Les dialectes persisteront et les différences entre écrit et parlé seront tellement marquées qu’elles deviendront un véritable empêchement à une littérature plus populaire et susceptible de sortir des frontières.

En 1861, quand l’Italie conquiert son unité, à peu près 2,5% de la population pratique l’italien. De plus, d’après le linguiste Tullio de Mauro la diversité des langues parlées en Italie est la plus élevée du monde occidental.

C’est notamment pendant les années 60-70 que le débat sur la défense des dialectes se rechauffe. En 1964 Pier Paolo Pasolini écrit dans « Nuove questioni linguistiche » que la langue italienne est la langue de la bourgeoisie et qu’en Italie il n’existe pas de véritable langue nationale. Ensuite, en 1975, il plaide pour que la vie des dialectes soit préservée contre le « génocide » pratiqué par le capitalisme et le consumérisme qui, grâce à la télévision et aux médias, imposent une langue standardisée qu’il haït. Contre ce génocide il propose que la défense des langues locales devienne quelque chose de « profondément révolutionnaire (quelque chose qui soit comme la défense de la langue aux pays basques ou en Irlande) .» (Il est intéressant de remarquer ici le rapprochement que Pasolini fait entre les revendications en faveur des langues locales en Italie et en Irlande.) C’est la télévision, plus que toute autre « questione della lingua », favorisera une plus rapide « unification » de l’italien sans pour autant « tuer » les dialectes.

Dans le domaine littéraire, la situation linguistique est remarquablement illustrée par la division en deux lignes dominantes parallèles qui, d’après le critique Gianfranco Contini, parcourent la littérature italienne. La première, qu’il définit comme le mistilinguisme, c’est-à-dire la recherche de la part des écrivains d’une pluralité de styles, commence par Dante et son expérimentation linguistique, tandis que l’autre, le monolinguisme, caractérisé par un choix lexical qualitatif, a comme référent Pétrarque. La ligne du « monolinguisme » lyrique et poétique de Pétrarque s’étend jusqu’au XXe siècle ; les poètes hermétiques comme Eugenio Montale, en sont un exemple. La « Scapigliatura » au XIXe siècle et Carlo Emilio Gadda au XXe siècle appartiennent à la ligne du « mistilinguisme ».

L’Irlande

Les revendications linguistiques sont beaucoup plus chargées d’enjeux en Irlande qu’en Italie, car la question de la langue en Irlande dépend d’une situation politique très tendue et devient le symbole de son indépendance de l’Angleterre colonisatrice. La Ligue gaélique, fondée en 1893, s’est fixée comme but: "la préservation de l'irlandais en tant que langue nationale, l'extension de son usage en tant que langue parlée, l'étude de la vieille littérature irlandaise et la culture des lettres irlandaises modernes". Elle veut dissuader les Irlandais d'imiter le mode de vie anglais, d'accepter de devenir des "Westbritons". Elle veut infuser un sang nouveau à l'antique culture gaélique afin de "regénérer l'âme du peuple" en convertissant tous les Irlandais, car: « a nation without a language is a nation without a soul ». Parler le gaélique, qui était un signe de vulgarité et de ruralité, devient une marque de distinction, d'éducation. En effet, depuis que les anglais ont pris le contrôle de l’Irlande, au XVIIe siècle, le gaélique irlandais a cessé d’être une langue de création et de communication intellectuelles, tout en étant encore parlé par plus de la moitié des Irlandais jusqu’en 1840.

Mishkin Tracy décrit ainsi la dominance graduelle de l’anglais sur l’irlandais :

« A partir du moment où les Anglais ont pris le contrôle de l’Irlande, l’ancien rôle de l’irlandais, langue littéraire et vernaculaire qui permettait aux nouveaux arrivés de s’assimiler, a graduellement décliné jusqu’à devenir une langue en voie de disparition souvent méprisée car associée à la pauvreté et à l’illettrisme. Les personnes qui parlaient irlandais, notables ou non, ont fini par se retourner contre leur propre langue : Daniel O’Connell, leader politique du XIXe siècle, encourageait le peuple à apprendre l’anglais parce que le monolinguisme irlandais n’était pas économiquement avantageux ; beaucoup de parents et professeurs frappaient leurs enfants lorsqu’ils parlaient irlandais, afin de les contraindre à user de la langue des opportunités économiques. Les écoles publiques créées en 1831 décourageaient l’usage de l’irlandais, et le gouvernement rèfusait d’affecter au pays des territoires de langue irlandaise. D’après le recensement de 1851, seule 28% de la population irlandaise disait parler un peu d’irlandais, contre 33% qui le parlaient couramment sept ans plus tôt. »

Comme Joyce le remarque, c’est justement grâce à la Ligue gaélique que la mort de l’irlandais, qui paraîssait inéluctable, est repoussée :

« la Ligue gaélique a tout fait pour que cette langue renaisse. Tous les journaux irlandais, à l’exception des organes unionistes, titrent un de leurs articles au moins en irlandais. La correspondance entre les grandes villes se fait en irlandais, on enseigne la langue dans la plupart des écoles primaires et secondaires, et dans les universités elle a été élevée au même rang que les autres langues modernes, français, allemand, italien, espagnol. Les noms des rues de Dublin sont écrits dans les deux langues. La Ligue organise des concerts, des débats et des soirées dans lesquels quiconque ne parle que le beurla (c’est-à-dire l’anglais) se sent aussi peu à son aise qu’un poisson hors de l’eau, perdu au milieu d’une foule aux accents rauques et gutturaux »

La nécessité de traduire l’irlandais devient un problème central et « les écrivains anglo-irlandais Douglas Hyde, Lady Gregory, John Synge développent un style littéraire qui associait la syntaxe les expressions irlandaises à une base de langue anglaise, en créant un dialecte anglo-irlandais particulier qu’ils utilisaient pour traduire la littérature irlandaise en anglais et pour écrire leurs œuvres. »

Mise à part l’élite intellectuelle qui promouvait la “Renaissance irlandaise” et qui connaissait le gaélique, le problème de la diffusion des textes irlandais conduit certains écrivains à choisir l’anglais : Brian O’Nolan, alias Flann O’Brien, après le succès de son An Béal Bocht, écrit en gaélique, continue s’exprimer en anglais. Il en  en explique les raisons dans une lettre à son ami Flann O’Casey où il affirme ne pas voir de réelles perspectives dans la langue irlandaise. Yeats aussi se demande quelle serait la langue d’une littérature nationale du moment que les irlandais ne parlent plus « leur langue » : “If you say a National literature must be in the language of the country, there are many difficulties. Should it be written in the language that your country does speak or the language that it ought to speak?”

Les sorts des langues minoritaires et des langues du pouvoir en Italie et en Irlande

Malgré l’importance de la relégitimisation et réappropriation de l’irlandais, c’est la langue standard, la langue nationale, celle qui a été imposée par le pouvoir politique et économique de l’Angleterre qui a gain de cause. De même, malgré la défense des dialectes qui, contrairement à toute prévision, ne meurent effectivement pas, l’italien devient la langue commune, celle des échanges économiques et commerciaux. Pierre Bourdieu explique le caractère inéluctable de ce phénomène, car le « sujet parlant » est amené à accepter la langue officielle par un processus politique :

« Pour qu’un mode d’expression parmi d’autres (une langue dans le cas du bilinguisme, un usage de la langue dans le cas d’une société divisée en classes) s’impose comme seul légitime, il faut que le marché linguistique soit unifié et que les différents dialectes (de classe, de région ou d’ethnie) soient pratiquement mesurés à la langue ou à l’usage légitime. L’intégration dans une même communauté linguistique, qui est un produit de la domination politique sans cesse reproduit par des institutions capables d’imposer la reconnaissance universelle de la langue dominante, est la condition de l’instauration de rapports de domination linguistique. »

Ainsi, l’irlandais est le cas d’une langue dominée qui accède au statut de langue officielle, grâce à un déploiement de forces politiques considérables : son institutionnalisation, cependant, n’empêche pas à l’anglais de rester la langue économiquement et symboliquement dominante.

En revanche, les dialectes, auparavant rejetés « dans l’enfer des régionalismes »,  « réduits au statut de jargons patoisants ou vulgaires, également impropres aux occasions officielles », ont été réévalués mais en se mesurant « à la langue et à l’usage légitime ».

Le gaélique irlandais, de même que les dialectes en Italie donnent en évidence naissance à une littérature condamnée à rester mineure. L’anglais et l’italien, en revanche, peuvent produire une littérature qui, forte aussi de la richesse de la langue favorisée par le bilinguisme latent, deviendra, dans certains cas, transnationale. Il ne faut pas oublier que la langue irlandaise et les dialectes jouent un rôle fondamental dans la création d’une identité et d’un imaginaire national qui se reflète sur la littérature. Le bilinguisme latent ou patent en Irlande ou la diglossie en Italie font partie de l’espace littéraire national, et créent un entre-deux identitaire qui peut avoir des influences fort positives permettant l’ouverture à l’autre, à l’« étranger ». Ni l’Angleterre, ni la France n’ont jamais eu à connaître de telles circonstances : dans ces deux grands pays colonisateurs la langue était renforcée par de véritables défenses des langues nationales respectives et le « monolinguisme » est très tôt devenu une situation de facto.

L’émigration

A propos d’ouverture à l’étranger, il ne faut pas oublier qu’il existe aussi un autre « étranger », qui hante l’histoire des deux peuples : l’émigration. L’importance de ce facteur dans la relation à la « patrie », et à la « langue maternelle » est fondamentale car elle favorise une subjectivité partagée, voire déchirée.

Les différentes modalités et enjeux de l’exil pour les Italiens et les Irlandais permettent aussi de mesurer l’importance de l’attachement au pays d’origine. Pour les Italiens, le fait de laisser le berceau, la « madre patria », est d’abord un véritable traumatisme qui les empêche de s’adapter à la nouvelle situation et donc de s’intégrer dans le pays d’accueil. D’après un recensement officiel fait en Italie en 1871 : « Les Anglais, les Irlandais, les Allemands, vont en Amérique et deviennent les citoyens du pays ; nos émigrés, en revanche, portent la patrie dans leur cœur et maintiennent avec elle un lien politique ». De plus, pour les Italiens, le déplacement d’une région à une autre, et notamment du sud au nord, est synonyme d’exil. Malgré les apparences, ces migrations internes ne sont pas moins traumatisantes que l’émigration véritable.

Pour les Irlandais, en revanche, l’exil permet l’affirmation de l’individualité. C’est du moins ce que pense Joyce:

« Enfin, dans le domaine du sens pratique, il est bien prouvé que la mauvaise réputation faite à l’Irlande est sans fondement. Il n’est que de constater comment, sorti d’Irlande et placé dans un autre milieu, l’Irlandais devient un homme très respecté. Les conditions économiques et intellectuelles qui gouvernent son pays ne lui permettent pas de développer sa personnalité. Toute initiative personnelle est paralysée par l’influence et les interdits de l’église, l’âme du pays est affaiblie par des siècles de luttes inutiles et de traités rompus, tandis que son corps est enchaîné par la police, les impôts et l’occupation étrangère. Quiconque a un peu d’amour-propre ne peut supporter de rester en Irlande et s’exile, fuyant une terre sur qui la main courroucée de quelque Jupiter s’est abattue.

Depuis l’époque du traité de Limerick, ou plus exactement depuis l’époque où il fut rompu par la mauvaise foi des Anglais, des millions d’Irlandais ont quitté leur pays natal. Aujourd’hui comme dans les siècles passés, on appelle ces transfuges des oies sauvages. Ils s’engagent dans tous les régiments étrangers des diverses puissances européennes (France, Hollande, Espagne, pour ne pas les nommer) et remportent pour le compte de leurs maître d’adoption les lauriers de la victoire. »

D’après Joyce, l’âme de l’Irlande est affaiblie par des siècles de « luttes inutiles » et par l’église catholique : deux facteurs qui empêchent l’initiative individuelle. L’Italie aussi, après sa période de « grandeur » qui s’étend jusqu’à la Renaissance, est usée par les guerres d’indépendance et véritablement paralysée par la présence écrasante de l’église catholique. Comme les Irlandais peuvent affirmer leur individualité par et grâce à l’exil, qui leur permet de sortir de la double domination (l’Angleterre et l’église), les Italiens gardent un attachement nostalgique à ce qui a été leur « grandeur ». Le processus d’adaptation leur demande du temps et dans le domaine littéraire la situation semble analogue. Peut-être faut-il attendre; pour le moment la littérature italienne ne produit pas de géants. Le critique Cesare Segre dénonce cette réalité:

« Il y a des siècles glorieux, qui ont vu l ‘Italie au centre du monde civilisé : notamment le XIVe siècle (grâce à un géant comme Dante Alighieri) et le XVIe siècle. Le siècle que nous avons vécu n’a pas vu nos écrivains occuper une position aussi élevée ; il a presque toujours eu ses véritables guides dans d’autres pays. Les mouvements littéraires et les interprétations de notre être dans le monde ont mûri ailleurs, nous sommes restés à la traîne. ».

Si l’Italie littéraire est à la traîne, l’Irlande, grâce aussi à sa Renaissance, peut se vanter d’avoir donné naissance à de véritables géants, dont Joyce et Beckett : de véritables guides pour la littérature italienne.

Les réactions des écrivains : les « mistilingues » de James Joyce et Stefano D’Arrigo

 O calabrese o siciliano, si capisce […]Così vi dicono e buffoneggiano pure : ‘Talia ? E chi è st’Italia ? Chi è ‘sta femmina che ‘nargentano sul pezzo da cinque lire ? Che vuole da me ‘sta gran signora che mi mandò la cartolina ? ‘Talia ti chiami ? […] Ah, io per te, la vita dovrei dare ? Ah, la mia morte esigi ? Ma spiegami perché […]

D’Arrigo, Stefano, Horcynus Orca

Dans cette dernière partie j’analyserai la façon dont les écrivains choisis élaborent leur subjectivité dans une poétique multilingue qui répond aux éléments nationaux communs étudiés, à savoir :

- une langue nationale (ou deux, en Irlande) « imparfaite »

- une histoire d’occupation et des luttes intestines

- un phénomène migratoire important.

Ces facteurs peuvent favoriser une situation de plurilinguisme et un manque de référent fort au détriment parfois d’une identité nationale bien définie. Mais en quoi les questions de la langue, les invasions et l’exil ont-ils affecté les littératures nationales ? Est-ce que ces phénomènes ont eu des conséquences sur la subjectivité des écrivains ? Le fait de ne pas pouvoir affirmer haut et fort son identité nationale et linguistique ne pourrait-il pas favoriser le développement de la subjectivité notamment dans l’art ?

Pour répondre à ces questions, j’ai choisi deux écrivains irlandais qui ont pu devenir transnationaux et deux écrivains italiens qui n’ont pas eu de rénommée en dehors de l’Italie, tout en ayant été de véritables « cas littéraires ». Il s’agit, je le rappelle, de James Joyce, Samuel Beckett, Stefano D’Arrigo et Dolores Prato.

Quatre écrivains « exilés » : car Joyce vit en Italie, en Allemagne et s’établit de façon définitive en France ; Beckett s’installe en France après des séjours à Londres et en Allemagne ; D’Arrigo quitte la Sicile pour Rome et Prato laisse sa petite Treja pour vivre elle aussi à Rome. Quatre écrivains expatriés dont l’œuvre se réfère sans cesse au pays (région, ville ou village) d’origine.

Non seulement Joyce fait des Irlandais les protagonistes de ses livres, mais il écrit aussi des essais critiques sur l’Irlande. Il montre ainsi que malgré son dépit pour son pays, il reste toujours très près de l’Irlande. Son dépit  se manifeste dans les mots de certains personnages : Gabriel dans The Dead : « I’m sick of my own coutry, sick of it ! », Steven dans The Portrait of an Artist as a Young Man : « My ancestors threw off their language and took another. … They allowed a handful of foreigners to subject them. » Malgré ces mots impitoyables, son anglais est l’anglais parlé en Irlande, l’anglo-irlandais truffé de néologismes et d’expressions qu’il puise dans les langues qu’il connaît. D’après Thomas Kinsella il était « The first major Irish voice to speak for Irish reality since the death of the Irish language ». Et George Watson de dire qu’il transperce l’anglais comme un étranger le ferait et instaure « a willingness to accept the realities of a gapped culture, a broken tradition and the irreparableness of the loss of the old Gaelic identity .»Joyce enlève en effet à sa langue son côté maternel tout en inventant un idiome personnel et original dans lequel ses racines irlandaises ne se font jamais oublier, car la langue, les lieux et les personnages gardent leur connotation nationale. A cette fin, il s’inspire de la maniabilité de l’italien, pour rendre sa langue plus étrangère, mais ô combien naturelle ! L’italien le fascine pour la potentialité intrinsèque de chaque mot à se modifier : par exemple « uomo » (homme) peut devenir « ometto » ou « omino » (petit homme) ou encore « omone » (homme grand) ou « omaccio » et « omaccione » (homme méchant). Joyce considérait que l’italien était plus ouvert aux innovations que le français grâce aux vezzeggiativini, comme il les définit dans Anna Livia Plurabelle. Dans une lettre à un ami se référant à certains noms de famille, il montre à quel point cette possibilité de la langue italienne l’amuse : « A clerk here [à la banque où Joyce travaille] is named (he is round, bald, fat, voiceless) Bartoluzzi. You pronounce by inflating both cheeks and prolonging the u. Everytime I pass by him I repeat his name to myself and translate ‘Good day little bits of Barto.’ Another is named Simonetti. They are all little bits of something or other, I think.»

Les jeux avec la langue, qui vont de plus en plus loin au fur et à mesure que la poétique joycienne mûrit, sont le fruit d’une réflection très poussée qui trouve son origine dans l’héritage historico-linguistique irlandais et l’espace national auquel il appartient. En d’autres termes, le bilinguisme latent de même que les coercitions dues d’abord à la domination anglaise et ensuite à la religion catholique, ont permis à Joyce de développer un intérêt tout particulier pour les langues et pousser très loin sa rébellion au pays à travers la « dématernisation » de la langue et l’innovation littéraire. Joyce invente une langue et des personnages sur la base de son expérience réelle qui a d’abord eu lieu à Dublin et ensuite en Italie, en Suisse et en France.

L’usage érudit, vif, génial que Joyce fait de la langue fascine les écrivains italiens et notamment ceux qui appartiennent à la ligne du mistilinguisme. Un auteur comme D’Arrigo, dont Horcynus Orca est l’odyssée du retour en Sicile de ‘Ndrja après la guerre, a été défini par Italo Calvino comme le Joyce italien. Ce long roman (1082 pages) s’inspire, entre autre, de l’Odyssée et d’Ulysse ; D’Arrigo invente la communauté des « Cariddoti » pour décrire la Sicile et ses habitants avec les yeux du protagoniste qui rentre de la guerre.  Mais son voyage de retour se révèle dramatique. Même son père ne reconnaît pas ‘Ndrja, et la terre natale a quelque chose de doux et menaçant en même temps. Le livre se conclut par la mort du jeune protagoniste, englouti par la mer qui entoure la Sicile :

« Allo scuro si sentiva lo scivolio rabbioso della barca e il singultare degli sbarbatelli come l’eco di un rimbombo tenero e profondo, caldo e spezzato, dentro i petti. La lancia saliva verso lo scill’e cariddi, fra i sospiri rotti e il dolidoli degli sbarbatelli, come in un mare di lagrime fatto e disfatto a ogni colpo di remo, dentro, più dentro dove il mare è mare. »

D’Arrigo se réfère à son pays, à ses lieux et s’inspire de ses habitants en soulignant leurs traits saillants. De même que Joyce, il invente une langue inouïe qui creuse dans le magma de nombreuses langues et dialectes qui se sont rencontrés entre « Scilla et Cariddi » et y ont été filtrées. Parfois hyperréaliste, parfois fantastique, et toujours très ironique, le roman est l’apothéose des prouesses linguistiques. De sa langue, qu’il a soignée jusqu’à l’épuisement, retardant année après année la publication définitive de son grand roman, D’Arrigo dit :

« J’ai constamment essayé de faire correspondre les faits narrés à l’expression , l’écriture à l’œil et l’oreille, réfutant tout module qui me paraissait partiel, abstrait ou intuitif, c’est-à-dire ni complet et ni absolu. Je n’ai renoncé à aucun matériau linguistique disponible car je suis parti de la certitude objective que les lieux de mon récit – lieux topographiques mais surtout lieux du texte - sont un point fondamental de rencontre et le filtre des langues du monde. Naturellement, chaque fois que j’ai utilisé des néologismes ou des sémantiques inconnues je me suis efforcé de donner immédiatement son correspondant métaphorique, d’écrire, réécrire, reformuler la période et cibler’ le mot jusqu’au moment où je jugeais avoir atteint l’expression complète : lorsque j’arrivais à la certitude que le résultat était bon et définitif, que la totalité lexicale, syntaxique et sémantique était réalisée, que, sur la page finie, l’écriture parlait. »

Le labor limae sur la langue et l’intérêt pour les différentes terminologies et façons de parler en Italie sont magistralement illustrés dans la discussion entre Monsieur Monanin, l’homme de culture qui vient du Nord et appelle le dauphin par son nom italien, « delfino », et les pêcheurs siciliens qui connaissent à leur frais les cruautés dont cet animal est capable et pour cela l’appellent  « fera » (ancien mot pour « fiera », fauve). Les pêcheurs « ne font pas attention aux mots » car pour eux c’est le « vistocongliocchi » (« vuaveclesyeux ») qui importe. Pour Monsieur Monadin, en revanche, le « sentitodire » (« entenduparler ») prends le pas ; il attribue donc à l’animal les caractéristiques que le nom lui confère :

Pêcheurs :

« Questa […] noi la chiamiamo fera e fera effettivamente è. E fera vuole dire pescebestino, tutto una fetenzìa d’animale che in quanto carne, non vale un soldo, ma quanto al cervello ce l’ha fino, genialone, non c’è che dire. Fera, basti dire, fera : scellerata e sterminatrice, campa fra ladroneggi e assassinaggi. Capì, vossia, perché questa noi la chiamiamo fera ? » (p.181)

Monsieur Monanin :

« Cosa è sta fera, cosa è sta fera ? Cancellate fera, segnate delfino, delfino, delfino. E se vi chiedono : cosa è sto delfino ? voi parlat, fatevi sentire. Sto delfino, ditegli, sto delfino, per vostra norma, è il nome giusto ed è pure bello. Imparatelo, imparatelo e vedrete che chi lo porta, sto nome appropriatissimo, non ve le strappa lui le reti, non ve li sbrana lui i pesci. Questo succedeva con la fera, ditegli, perché ci suggestionava il nome selvaggio e sanguinario : una volta che era delfino e noi lo chiamavamo fera, era naturale che tutto quello che succedeva di peggio, glielo passavamo al suo nome, gli davamo la colpa a chi aveva la nomina di fera. Perché, viene dal nome la nomina, si sa. E voi chiamatelo delfino, delfino, delfino, e delfino sarà… » (p.205)

On remarquera que les deux langues ne pourront jamais se rencontrer, car si les pêcheurs nomment à partir des faits, des caractéristiques de la chose nommée ; Monanin propose une solution « nominative » : le nom de la choses fait la chose. D’Arrigo nous apprend une diglossie qui traduit deux visions du monde opposées. Il souligne ainsi la différence entre deux Italies - le nord et le sud - et ses langues.

L’intérêt pour la langue, sa relation aux lieux et la volonté de décrire les autochtones et notamment les plus humbles n’est pas sans rapport avec le travail de Joyce que D’Arrigo connaît et duquel il s’inspire. On peut constater en outre que le point de vue sur la langue, la nation et le peuple est d’autant plus lucide que l’auteur arrive à s’éloigner (physiquement et mentalement) de son pays et de sa langue maternelle. Cette distance est créée par ce que nous avons défini comme la « dématernisation » de la langue qui, transformée et rendue étrangère, garde toujours un côté reconnaissable.

Joyce et D’Arrigo, qui partagent l’imaginaire irlandais et italien, ont subi l’imposition d’une langue nationale et l’occupation de leurs pays. A partir de ces expériences, ils construisent leur subjectivité grâce à l’exil. En  tant qu’écrivains, c’est à travers leur pratique toute particulière de la langue qu’ils affirment leur individualité. Ainsi, pour les deux auteurs la « dématernisation » de la langue est un travail proche de la psychanalyse. La nouvelle langue inouïe est à la fois le point d’observation et le miroir qui renvoie les auteurs à eux-mêmes, leur permettant de prendre des distances par rapport à l’inconscient. C’est en puisant dans leur vécu (dont l’imaginaire national fait partie) que la subjectivité peut s’affirmer donnant à l’artiste la possibilité de le devenir. A ce propos, Freud affirme que:

« quand le créateur littéraire nous joue ses jeux ou nous raconte ce que nous inclinons à considérer comme ses rêves diurnes personnels, nous ressentons un plaisir intense, résultant probablement de la confluence de nombreuses sources. Comment parvient-il à ce résultat? C’est là son secret le plus intime, c’est dans la technique du dépassement de cette répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que gît la véritable ars poetica. Nous pouvons soupçonner à cette technique deux sortes de moyens: le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, c’est-à-dire esthétique, qu’il nous offre à travers la présentation des fantaisies. »

Chez D’Arrigo et Joyce la langue à la fois étrangère et familière a la fonction du « voile » et en même temps d’ « enjoliveur ». Non seulement elle leur permet d’obtenir les effets poétiques souhaités tout en mettant le lecteur en condition de pressentir les problèmes sous-jacents à leur écriture, mais elle permet aussi de dépasser la « barrière entre leur moi individuel et les autres ».

Une langue « non maternelle » : Samuel Beckett et Dolores Prato

Tears and laughter, they are so much gaelic to me.
Beckett, Samuel, Molloy

Una vita sballottata, travestita, camuffata dalle parole
Prato Dolores, Le ore

Dolores Prato et Samuel Beckett font aussi de la langue leur « voile », leur barrière. Ils enlèvent ce qu’il y a de « naturel » dans la langue, son côté « instinctuel », l’un devenant bilingue et l’autre remplaçant son italien entâché de formes dialectales pour un italien standard plus artificiel. Mais Beckett comme Prato n’oublient pas leurs langues « maternelles », les mesurant à l’autre langue de la maturité (le français pour Beckett, l’italien « du couvent » pour Prato). De même que les auteurs d’Ulysse et d’Horcynus Orca, ils peuvent ainsi s’éloigner de leur vécu et notamment de leurs origines et se constituer en tant que sujets. La subjectivité reconnue, ils peuvent ensuite se réconcilier avec leur pays tout en gardant la distance territoriale et celle due à la nouvelle langue.

La relation entre Prato et Beckett, qui ne se sont jamais rencontrés (mais Prato connaissait sans doute l’œuvre de Beckett), est possible grâce aux ressemblances étonnantes entre leurs poétiques qui ne sont pas pour autant moins différentes dans leurs démarches respectives.

D’abord écrivain anglophone, ensuite bilingue, Beckett peut atteindre un certain détachement par rapport à sa triple marginalité – en tant qu’Irlandais, anglophone, protestant – grâce à l’écriture. En effet, c’est notamment quand il change de langue et passe de l’anglais au français, que l’écriture de Beckett met en scène un entre-deux inquiétant. Entre-deux qui renvoie à son expérience, mais aussi à cette problématique nationale que nous avons résumé plus haut. Chacun de ses textes est dédoublé, car écrit en deux langues (l’anglais et le français). Les deux langues et les deux textes interagissent grâce à un véritable dialogue entre le « texte un » et le « texte deux ». Dans Mercier et Camier, par exemple, il modifie parfois la deuxième version en anglais tout en faisant référence au texte français. Voici un exemple :

Première version en français :

« Je te dois des esplications, dit Camier. Camier disait toujours esplications. Presque toujours. Je ne te demande pas d’eSplications, dit Mercier, je te demande de répondre oui ou non à ma question. Ce n’est pas le moment de couper les ponts, dit Camier, ni de brûler les étapes. »

Deuxième version en anglais :  

« Camier mumbled something about burnt bridges and indecent haste »

Nous ne pourrons connaître les mots que Camier « mumbled » qu’en revenant à la version française.

D’autres fois, dans son « texte deux », Beckett commente la version précédente. Dans Murphy, par exemple :

Première version en anglais :

« Celia said that if he did not find work at once she would have to go back to hers. Murphy knew what that meant. No more music.

This phrase is chosen with care, lest the filthy censors should lack an occasion to commit their filthy synecdoche. »

Version française :

Célia déclara que s’il ne trouvait pas de travail incessamment, elle retournerait au sien. Murphy savait ce que cela voulait dire. Plus de musique.

Cette phrase, lors de la rédaction en anglo-irlandais, fut choisie avec soin, de crainte qu’il ne manquât aux censeurs l’occasion de pratiquer leur synecdoche [sic !] »

Dans sa version française Beckett ne renonce pas à lancer des pointes contre l’attitude moraliste des Irlandais. A la « dématernisation » de la langue que pratiquent Joyce et D’Arrigo en inventant une langue nouvelle sur la base de leurs langues « naturelles », Beckett remplace son bilinguisme qui lui permet de mettre en relation deux langues et deux cultures. C’est justement quand il change de langue qu’il peut le mieux affirmer sa subjectivité et exprimer son originalité, se détachant ainsi de Joyce. Contrairement à celle de son compatriote, l’écriture de Beckett est un véritable métalangage où la parole domine sur l’histoire car, à partir de la trilogie, les personnages-narrateurs ne sont faits que des mots qu’ils prononcent. En d’autres termes, le passage à une sorte d’abstraction littéraire, où la langue se représente par elle-même et semble devenir indépendante du sujet qu’elle dit, permet à Beckett de s’éloigner de l’influence de Joyce et de développer sa subjectivité ; c’est la force de sa poétique bilingue.

Mais le renoncement temporaire à la langue maternelle favorise aussi la réconciliation avec le pays natal. En effet, dans ses ouvrages de jeunesse en anglais, Beckett appliquait à son pays des épithètes pas toujours flatteurs : « Isn’t there enough green in this merdific island ? » écrit-il dans Dream of Fair to middling Women, créant un néologisme « merdific », en ajoutant peu après « Alas the conductor was slow, he was Irish » ; ou encore, dans Murphy « It is always pleasant to leave this country ». Quand il commence à écrire en français, l’Irlande est évoquée avec plus de tendresse, comme si l’éloignement du pays et de sa langue lui avait aussi permis une plus grande objectivité : « je me voulais moi, je voulais mon pays, je me voulais dans mon pays, un petit moment, je ne voulais pas mourir en étranger » écrit-il dans L’Innommable. Tout au long de son œuvre, les références à l’Irlande sont nombreuses: dans Molloy, par exemple, la topographie s’inspire de la topographie irlandaise (« Bally, Ballyba, Ballybaba »), les noms des protagonistes sont irlandais, Murphy, Moran, Malone, les allusions à l’anglo-irlandais ou tout simplement au fait que le français est une langue étrangère sont fréquentes (« Elle les écartait de ses flancs, je dirais brandissait si j’ignorais mieux le génie de votre langue »). Même dans la forme il veut rester irlandais comme le montre ce qu’il écrit à son éditeur américain, Barney Rosset, à propos de la traduction des gros mots qui donnent une connotation toute irlandaise à En attendant Godot :

« in rising the question of the obscenities I simply wished to make it clear from the outset that the only modifications of them that I am prepared to accept are of a kind with those which hold for the texte as a whole, i.e. made necessary by the change from one language to another »

Pour Beckett, le passage au français n’est pas seulement un moyen de s’observer en train d’écrire, mais c’est aussi un moyen de se reconcilier avec cet « étrange pays », l’Irlande, qu’il décrit avec ironie et tendresse dans son premier roman en français.

Dolores Prato n’est ni bilingue ni aussi novatrice que Beckett, mais elle se rapproche de ce dernier grâce à une problématique commune qui passe par sa « monolangue » transpercée par la situation de diglossie dans laquelle elle vit et qu’elle doit assumer. En effet, si elle écrit en italien, elle n’hésite pas à utiliser des mots de son dialecte en comparant constamment les deux idiomes – le dialecte et l’italien standard, sans oublier les différences entre les expressions plus populaires, et celles, dialectales, mais plus « aristocratiques ». Ainsi distingue-t-elle trois registres :

« In paese si parlave plebeo e borghese.

In convento aristocratico.

In casa noi parlavamo borghese. »

Et parmi ces trois registres elle n’hésite pas à choisir la langue du couvent car élégante et seigneuriale :

« Tutte le parole che si usavano lì dentro per comunicare mi parvero più eleganti, più signorile, più belle di quelle che si usavano a casa »

Elle comprend cependant qu’en adoptant cette langue elle perdra quelque chose, sa vraie nature :

« fino allora avevo sempre detto « figurette ». « Dammi una figuretta », « Alla Messa hanno dato le figurette ».

In collegio imparai subito a dire « immagini ». E fu un altro pezzetto di crosta che si sovrappose alla natura.

Figuretta è più natura.

Immaginina è più artificio. »

Prato transforme sa langue pour en faire son « artifice », se forçant d’apprendre à parler comme au couvent. Elle change aussi de langue, comme Beckett, en quelque sorte. A cette fin, elle efface beaucoup d’expressions dialectales qu’elle aime pour sortir de son écrasante solitude. Le monologue de Dolores Prato est un cri autobiographique. Une autobiographie sans faits, mais avec beaucoup d’objets, de personnages secondaires décrits sans aucune introspection, car les véritables protagonistes de cette tragédie, que nous percevons sans la voir, sont les mots. La dimension de l’œuvre de Prato est donc beaucoup plus personnelle et intime que celle des autres auteurs analysés et c’est dans son attachement à la langue et aux lieux de son petit village des Marches, Treja, qu’il est possible de retrouver l’espace national dont Prato fait partie. Malgré sa solitude et sa marginalité, la vie de la petite Dolores est fortement intégrée dans son espace national, représenté par sa lutte en faveur d’une langue aristocratique. Le combat de l’auteur n’apporte pas de plaisir, mais se résume dans la nostalgie des vieux mots. Elle voudrait cacher sa diglossie naturelle derrière un monolinguisme idéal et impossible pour elle en Italie. L’« exil » lui-même est raconté comme un non-événement, car Dolores Prato, fille illégitime, sent qu’elle n’appartient à nulle part, ni à personne :

« Il luogo dove si ebbero i primi avvenimenti della vita diventa noi stessi. Treja fu il mio spazio, il panorama che la circonda, la mia visione : terra del cuore e del sogno. […] Io non appartenevo a Treja, Treja apparteneva a me […] Ci stetti poco, l’infanzia, l’età delle carezze ; non me ne fece, io non le appartenevo, essa apparteneva a me : a mia insaputa me la portai via. […] esplosi a Roma e qui di colpo, quando in un labirinto della vecchia città lessi « Piazza dell’Olmo di Treja », uscì fuori tutta la tenerezza fascinosa di quel paese che m’ero portata dentro senza saperlo. Fu la prima delle tante epifanie. »

Nous voyons bien qu’ici ce sont les mots qui évoquent Treja et ce sont eux l’événement. Dans ce passage, comme dans toute son œuvre autobiographique, Dolores Prato exprime son sentiment de non appartenance avec une force comparable à celle des personnages-narrateurs beckettiens qui arrivent à renier leur propre subjectivité dans une véritable « lutte pronominale ». Le barkleyen Esse est percipi qui traverse toute l’œuvre de Beckett est une constante inquiétude de Prato. Non perçue, elle n’arrête pas de poser son regard vif sur les choses et prête une oreille attentive et amoureuse (malgré sa semi surdité dont elle se plaint) aux mots et à ce qu’ils représentent, sans pour autant pouvoir se représenter. Les mots pour Prato sont narration : ils deviennent l’objet qu’ils désignent, comme par un mécanisme de mémoire involontaire : ils sont la vie même de l’auteur. Des mots concrets comme dans Watt de Beckett,où le protagoniste souhaitait se faire « un oreiller de vieux mots » pour soulager ses angoisses. Mais si Prato vit dans les mots et se cache derrière eux, Beckett, au contraire, cherche ce qui se cache derrière les mots. Prato ne s’observe pas, elle « décrit » les mots et les objets qu’ils sont censés désigner comme si c’étaient eux les protagonistes de son existence de rejeton. Pour cela elle s’exprime au moyen d’une véritable diglossie où sa langue « naturelle » se mesure à la langue du couvent. Beckett, en revanche, observe le mot du haut de la langue étrangère et le « déplace » dans sa propre langue, pour se détacher d’elle. Les deux auteurs tissent ainsi, à travers leurs langues aimées et châtiées (car l’anglais devient pendant longtemps la langue de l’auto-traduction, tandis que Prato épure son dialecte), un voile qui leur permet de dépasser cette répulsion que Freud identifie avec les barrières s’élevant entre chaque moi individuel et les autres.

Le rapport à la langue est aussi l’héritage de la langue nationale et pour Prato aussi bien que pour Beckett il est problématisé dans une expérience personnelle leur permettant de se reconnaître en tant que sujet, dans une sorte de schizophrénie linguistique. Ainsi, en élaborant une nouvelle langue à partir de la langue « naturelle » ils peuvent recoller leurs « mois » déchirés et reconstituer par l’écriture et au moyen de la nouvelle langue une subjectivité capable de se définir à l’intérieur de leur espace national (voire régional, pour Prato) et de sa langue.

Conclusions

Nous avons vu comment les quatre auteurs analysés développent d’une façon originale et personnelle leur relation aux langues qui reflète leur vécu aussi bien personnel que national. L’attachement au pays est un élément commun aux quatre auteurs qui n’ont pas pour autant hésité à s’éloigner de leurs terres. C’est grâce à l’élaboration de la langue et au départ du pays que les auteurs on pu créer une nouvelle identité sans faire abstraction de leurs origines, mais en les intégrant dans l’écriture. Qu’il s’agisse d’un monolinguisme « entaché » de mots d’autres langues ou dialectes ou de véritable bilinguisme, la langue des quatre écrivains est « dématernisée », car elle perd les connotations de langue maternelle et s’enrichit des différentes expériences linguistiques qui ont eu lieu dans d’autres pays que le leur. La réaction aux politiques nationales linguistiques devient donc une révolte nécessaire à l’affirmation d’une individualité poétique, mais aussi à la constitution du sujet partagé. C’est aussi grâce à leur histoire dans des pays dépossédés (de la grandeur, de la langue, du territoire…) que ces écrivains développent les caractéristiques d’indépendance et d’originalité grâce auxquelles ils peuvent se distinguer en tant qu’artistes. Ainsi, ils tissent le voile qui permet de garder l’inconscient et ses fantasmes sous surveillance, de sorte que celui qui les lit se reconnaît dans leur travail.

Ainsi au monolinguisme national qui voulait étouffer l’irlandais en Irlande et les dialectes en Italie, les écrivains étudiés proposent chacun sa solution linguistique : Joyce écrit en anglo-irlandais tout en utilisant les mots d’autres langues et s’inspirant d’elles pour inventer une langue toujours (ou presque) reconnaissable (Finnegan’s Wake) ; D’Arrigo invente une langue inouïe qui s’inspire des langues existantes ou ayant existé entre la Calabre et la Sicile ; Beckett invente un français que Ludovic Janvier définit comme le « beckettien » et instaure une relation de dépendance entre les langues qu’il adopte ; Prato crée une langue qui est un mélange d’italien standard et dialecte. Leurs langues respectives, qui gardent un lien fort avec la langue d’origine, sont une marque d’individualité et d’originalité.

Parlant de l’indépendance de l’Irlande, Joyce, qui ne souhaitait pas que sa relation avec son pays natal s’améliore, dit : « Tell me, ‘why you think I ought to wish to change the conditions that gave Ireland and me a shape and a destiny ».