Sommaire
Les idées de « spatialité » et de « mobilité » surgissent dans plusieurs des écrits de presse de Proust. Sans vouloir proposer une interprétation naïve de leur titre, il n’est pas inintéressant de voir que ces textes évoquent, directement ou indirectement, un déplacement caractéristique : c'est par exemple le cas de « Choses Normandes » (Le Mensuel, Sept. 1891), « Voyage en Turquie d’Asie » (Littérature et critique, 25 Mai 1892), « Mélancolique Villégiature de Mme de Breyves » (La Revue blanche, 15 Sept 1893), « Fête littéraire à Versailles » (Le Gaulois, 31 Mai 1894), « Lettres de Perse et d’ailleurs » (La Presse, Sept.-Oct. 1899), « Pèlerinages ruskiniens en France » (Le Figaro, 13 Fév. 1900), « Impressions de route en automobile » (Le Figaro, 19 Nov. 1907), pour n'en citer que quelques-uns. Il serait même possible, sous cet angle, de repenser la signification d’un pseudonyme comme « Étoile Filante » (que Proust utilise dans Le Mensuel1), phénomène dont l’existence est définie par le mouvement.
Or, si cette clé de lecture peut s'avérer pertinente, c’est qu’en effet elle constitue un trait marquant dans le contexte culturel qui traverse le xixe siècle et qui s’intensifie au seuil du xxe, surtout dans le cadre parisien2. Les nouvelles technologies de transport et d’information, les migrations, l’accélération et l'amplification du phénomène de la presse, vont de pair avec tout un mouvement culturel qui s’interroge sur le rapport entre l’espace et une temporalité marquée par l’accélération et la simultanéité3.
Que l’on pense aux interrogations sur la mobilité posées par la littérature de la fin du xixe siècle, dont le Tour du Monde en quatre-vingts jours de Jules Verne est un exemple particulièrement emblématique, ou à la peinture du début du xxe siècle, avec les investigations des cubistes, telles que le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp, ou encore au mouvement futuriste et à l’éloge qu’il fait de la modernité et de la vitesse, nous pourrons entrevoir à quel point le déplacement et la vitesse sont importants dans le répertoire des représentations de l’époque.
La presse, l’espace et la mobilité
Ainsi, si les titres des articles de Proust cités plus haut suggèrent la mise en scène d’une spatialité multiple, ce trait évoque une logique également présente dans le contexte global de la culture de la Belle Époque et plus particulièrement dans le contexte médiatique où ses textes se présentent. À partir d’une tendance élémentaire du journal à attirer différentes spatialités vers soi4, il est possible de rapprocher la polyphonie caractéristique de la presse périodique5 d'une « polytopie » où se rassemblent, se contaminent et se superposent (à un degré plus ou moins intense) plusieurs espaces différents.
Un regard panoramique sur les journaux des années 1890-1910 peut par exemple montrer que l’espace se configure comme une catégorie structurante du discours médiatique. L’espace est d’abord le signe du pouvoir (symbolique et économique) du journal. Le Gaulois et Le Figaro, par exemple, comme la plupart des quotidiens de l’époque, portent sur l’en-tête de leurs unes non seulement le lieu de provenance du journal, mais aussi les espaces sur lesquels ils sont distribués grâce aux abonnements (à Paris, dans les départements, et à l’étranger), et dans les kiosques et les gares (avec l’indication du prix par numéro) :
Figure 1 - L'annonce (réitérative) du lieu de rédaction et des lieux où l'on peut avoir accès au journal, est une caractéristique des quotidiens de l'époque (Le Gaulois, 1 jan. 1895).
L’en-tête du Figaro va même un peu plus loin et ajoute, en bas des prix, le signe de sa conquête de l’espace : « On s’abonne dans tous les Bureaux de Poste de France et d’Algérie ».
Figure 2 - Le Figaro, 01 jan. 1895.
Cette conquête, que l’on doit non seulement rapprocher des développements technologiques de la communication et des transports, mais aussi de l’expérience coloniale, sert à la construction d’une image positive du périodique. Cependant, la conquête de l’espace multiple dans le journal n’est pas uniquement liée à sa capacité de diffusion sur le territoire urbain et rural, national et étranger, mais aussi aux formes que le journal utilise pour mettre en scène la multiplicité des espaces. En ce sens, il est intéressant d’observer que les rubriques mêmes de ces journaux ont un rapport très étroit avec la spatialité. Le Gaulois, par exemple, comporte des sections intitulées « Au dehors », « Bloc-Notes Parisien », « Echos de Paris », de même qu’une série d’articles paraissant quotidiennement sous des titres qui suivent la formule « À … » ou « En … » que l’on complète avec le nom d’un lieu, selon l’occasion (« À Londres », « À Nice », « À l’Étranger », etc.). Le Figaro n’échappe pas non plus à cette pratique. On y retrouve « Le Monde et la Ville », « À l’Étranger », « Les Colonies », etc. de même que d’autres exemples qui semblent être plus directement évocateurs d’une mobilité, comme « À Travers Paris », et « Figaro à Londres6 ».
Si on les regarde de plus loin, les pages de ces importants quotidiens font une espèce de mosaïque spatiale :
Figure 3 - Deuxième page du Figaro du 2 janvier 1905 - Les parties soulignées sont les références spatiales de la page. Ici le regard du lecteur passe par la ville de Paris, l'Italie, le Chili, le Vatican, la Russie, le Japon, la Tunisie, l'Allemagne, la Suisse, etc.
D’une part, le journal tend donc à mettre en valeur cette multiplicité simultanée de l’espace, dérivée de son désir de rendre compte de l’actualité, par sa propre présentation typographique et sa mise en page. D’autre part, de manière plus spécifique, on observe d’autres moyens pour arriver à ce but. Nous pourrions, dans ce sens, souligner les manifestations du journalisme sportif, volet médiatique en ascension dans les journaux et revues de l’époque, où des sports tels que le cyclisme et l’automobilisme attirent un large public7 et renforcent l’imaginaire reliant temporalité et spatialité, accélération et mobilité. Ce n’est pas par hasard que l’un des récits pionniers de l’expérience du voyage en automobile a été écrit par un écrivain-journaliste. Octave Mirbeau avec son roman La 628-E6 s’interroge8 justement sur la conquête de l’espace par le progrès technique, conquête qui se révèle un trait essentiel de la presse.
Un article de Frantz-Reichel sur la course Paris-Madrid, paru le 14 mai 1903 dans le Figaro, incarne bien cet imaginaire de la mobilité de même que ses intersections avec la presse et évoque déjà quelques thèmes qui seront abordés par le texte de Proust de 1907 :
En 1901, c’était Paris-Berlin ; l’an dernier ce fut Paris-Vienne ; et cette année, c’est Paris-Madrid ; Paris-Rome s’impose pour 1904 ; mais après ? Après, il ne restera plus qu’à recommencer, et pour ma part, je ne saurais m’en plaindre, puisque le retour de ces manifestations me vaut d’être transformé en globe-trotteur du journalisme et en bohème du reportage, délicieusement affranchi des horaires des trains, n’ayant pour maître que la fantaisie, m’arrêtant à mon gré dans la grande ville ou dans la modeste bourgade accrochée à flanc de coteau ou tapie au fond d’une vallée, connaissant tour à tour le luxe confortable et abusif des grands hôtels, le charme ou l’insuffisance des petites auberges9.
Le lien entre le journalisme et la mobilité, qu'elle concerne l’espace physique (Paris-Madrid) ou social (du luxe à la simplicité), permet au journaliste de se construire une image caractérisée par sa capacité à traverser des espaces et des réalités diverses et à se présenter comme quelqu’un qui circule dans le monde avec une aisance particulière10. Son but n’ayant jamais été d’arriver en premier, mais de rendre le plus d’informations possible à son journal, il choisira plutôt de mettre en valeur sa capacité de mobilité, de prendre des bifurcations, d’accumuler les expériences afin de les transmettre, de raconter comment et pourquoi il choisit de ne pas prendre la route principale de la course, d’où son insistance sur les détails et détours du trajet, de même que sur l’intense dynamique de la tâche :
J’ai donc filé par Saint-Cyr, Trappes, Rambouillet, Epernon, Maintenon : trajet exquis et, pour le moment, d’un charme incomparable, tant est fraîche et tendrement verdoyante la nature de par les pluies de ces temps derniers. Je n’ai pu franchir Chartres sans m’y attarder, sans me laisser aller déambuler par ses moyenâgeuses rues étroites, tortueuses, aux maisons cabossées, titubantes et charmantes, sans me complaire au spectacle de sa cathédrale, dardant ses flèches vers l’azur.
Mais l’heure passe et il nous faut reprendre la route pour atteindre Vendôme avant la nuit. Ma Serpollet ronfle, prête à la chasse aux bornes. En route11 !
Le journaliste sportif se présente souvent comme une déclinaison particulière du reporter, figure qui personnifie cette valorisation de la vitesse et de la mobilité dans la culture de la iiie République, de sorte qu’il n’est pas étonnant que Pierre Giffard appelle son célèbre personnage reporter « Sieur de Va-Partout ». Il évoque justement l’idéal-typique du journalisme moderne :
Le lecteur verra comment a fini ce globe-trotter intrépide, toujours prêt à voler aux quatre coins de Paris, de la France, ou du monde, et que j’ai vu coucher, pendant les six dernières années de sa vie, sur une valise toujours bouclée, en guise d’oreiller. […]
Je le vis plus d’une fois traverser notre territoire comme une flèche, affamé, rompu de fatigue. Il arrivait à Marseille où son journal l’avait envoyé, et n’avait que le temps de toucher la barre, puis de prendre le chemin de fer de l’Ouest et de gagner Cherbourg où son journal le réexpédiait12.
Poétiques de l’automobile, poétiques médiatiques
Il semble donc qu’un article comme « Impressions de route en automobile », publié dans le Figaro en 1907 et portant sur l’expérience de l’automobile, ne saurait être lu isolément, sans prendre en compte l’élan médiatique qui l’entoure de près, voire de très près. Ainsi, si d’autres chercheurs, comme Sara Danius13, se sont penchés sur les tendances esthétiques qui marquent ce texte de Proust, en y retrouvant des interrogations présentes dans les arts plastiques, dans le cinéma et dans le modernisme de manière générale, il est également intéressant de saisir les intertextes médiatiques qu’il véhicule, surtout dans le contexte spécifique du Figaro. Au-delà d’un engouement répandu pour l’automobilisme, qui figure assez régulièrement dans les rubriques sportives de la presse des années 1900, il s’agit en effet, en novembre 1907, d’un moment où l’usage médiatique de l’automobilisme est encore plus marqué.
Une semaine avant la parution de l’article de Proust, Paris reçoit l’Exposition Décennale de l’Automobile, et l’événement tiendra une place importante dans le même Figaro qui se dispose d’ailleurs à changer sa configuration éditoriale afin d'intégrer et de mettre en vedette cette inauguration : « Demain, à l’occasion de l’Exposition décennale de l’Automobile, du Cycle et des Sports, le FIGARO paraîtra sur huit pages14 ». Il faudrait donc resituer l’article de Proust au sein de cette couche discursive qui dictait le rythme du Figaro tout au long de la semaine précédant sa parution. La couverture journalistique de l’événement, que l’on doit surtout à Frantz-Reichel, l’un des plus grands journalistes sportifs de l’époque15, tend à souligner que cette exposition s’inscrit dans le sillage de l’Exposition Universelle. Il est question de montrer l’importance du Salon de l’Automobile et de le rapprocher de l’idée du progrès, de l’industrie et de la modernité de la France. Pour ce faire, deux dimensions sont associées à l’événement : d’une part, la dimension mondaine liée à un événement spectaculaire qui attire les figures les plus importantes de la société française ; d’autre part, la dimension économique et industrielle de la Belle Epoque qui se place au premier plan à travers l’exposition des derniers modèles d’une industrie de pointe.
Ainsi, le traitement médiatique de ce salon d’exposition semble faire écho à la poétique médiatique de la mondanité :
Sertissant le Grand Palais et les halls des Invalides dans des rampes de feu dont la lumière ruissellera par les avenues et les quais, M. Rives a donné aux deux temples passagers de l’industrie automobile des décorations triomphales qui éblouiront les yeux et les enchanteront par leur éclat féerique et leur goût délicieux.
On ne fit jamais rien de pareil ! on ne vit jamais rien de semblable 16 !
Ce type de description est largement ancré dans le discours médiatique mondain. Un indice plus explicite de cet ancrage est certainement l’abondance de quelques formules très chères aux genres mondains comme « décorations triomphales », « éblouiront les yeux », « enchanteront », « éclat féerique », « goût délicieux », « rien de pareil » et « rien de semblable ». Cette effusion de l’éloge indique un discours laudatif qui veut se placer au-delà des résistances caractéristiques des premières réceptions de l’automobilisme auprès des mondains entre la fin du xixe et le début du xxe siècle17. Cette série d’articles sur l’exposition tend à souligner qu’en 1907 la voiture est un objet directement lié à la mondanité. La journée du vendredi 15 novembre sera particulièrement intéressante dans ce sens, car elle montre à quel point les organisateurs de ce Salon en étaient conscients, de sorte que l’on y observe même un usage ambigu du mot « salon » :
Ce fut, hier, au Grand Palais, un vrai Salon, le vrai Salon de l’Automobile. Jamais journée n’eut un caractère plus mondain, plus distingué, de plus sûr, de meilleur ton.
Cette note, qui a ravi les exposants d’abord, les visiteurs ensuite et les visiteuses surtout, a été due tout simplement à une double décision du comité d’organisation, qui a porté le droit d’entrée du vendredi à 5 fr. et fermé l’accès aux tickets à tarif réduit.
La hausse de prix de l’un et l’interdiction des autres ont fait une immédiate sélection et ont valu au Grand Palais une assistance triée sur le volet18.
Cependant, dans le témoignage du Figaro du Salon de l’Automobile, le référent mondain n’est pas le seul à transparaître. Comme l’a dit Guillaume Pinson, « le sport se situe aussi au centre d’enjeux sociaux parfois contradictoires, notamment entre popularité et élitisme ; il redouble la tension fondatrice d’ouverture et de fermeture du journal mondain19 ». Ainsi, le journaliste du Figaro fait cohabiter une caractérisation du spectacle et de la singularité de l’événement avec une perspective plus ample, celle de l’industrie, du développement et de la nation20 :
Et cette fantastique splendeur, et cette désinvolte prodigalité, et ce gaspillage voulu, intentionnel de clarté et de luxe sont bien les plus décisives et les plus spirituelles réponses que l’industrie française pouvait faire aux méchants bruits de crise répandus par les uns et exploités par les autres, les étrangers que l’incessante et croissante prospérité de notre industrie nationale désole et exaspère21.
À cette tension entre ouverture et fermeture, nous pourrions encore ajouter d’autres éléments comme le trait de la modernité et des développements techniques et économiques que cette industrie symbolise. Il est souvent aussi question d’un discours plus (parfois très) technique qui s'exprime dans les descriptions des moteurs, des châssis, des sources d’énergie utilisées, entre autres, et dans la mise en scène des fabricants, de leurs innovations, des leurs originalités :
Un autre côté du Salon est l’apparition multiple des auto-mixtes, c’est à dire des voitures qui associent d’une façon ou d’une autre pour la propulsion du véhicule le moteur à pétrole et l’énergie électrique.
Un modèle remarquable dans ce genre nouveau, et d’un avenir considérable d’ailleurs, est la Mercédès-Mixte dont voici brièvement l’économie mécanique.
Un moteur à explosions actionne une dynamo calée sur son vilebrequin ; cette dynamo produit un courant qui au moyen de fils appropriés et d’un appareil spécial, est envoyé dans des dynamo réceptrices fixées directement sur le moyen des roues arrière ainsi transformées en roues-moteurs22.
Ce type de texte véhicule l'image d'un journaliste qui circule dans l’exposition en véritable connaisseur des multiples dimensions de l’événement (mondaine, industrielle, nationale), de sorte que le lecteur a l’impression d’être lui-même en train de parcourir les stands du Salon sous la perspective multi-compétente du journaliste. Le discours sur l’automobilisme sert donc aussi à renforcer l’idée d’une mobilité médiatique, liée à la capacité qu'ont le journal et le journaliste de transiter et de conquérir l’espace autour d'eux.
Le chemin proustien
Lors de sa parution le 19 novembre 1907, le texte de Proust « Impressions de route en automobile » ne saurait donc être lu, surtout pour un lecteur du Figaro, sans que l’on établisse un lien avec ce grand événement médiatique qu'est le Salon et avec le discours du journalisme sportif alors prépondérant. L’article de Proust, tout en ayant des caractéristiques particulières, dialogue directement avec des traits de cette poétique et de cet imaginaire de la mobilité. S’il n’est plus question de parler du Salon de l’Automobile, Proust propose à son lecteur, comme un bon chroniqueur, une réflexion plus large sur le phénomène actuel et médiatique qu'est l’automobile.
On remarque, par exemple, que l’image de l’énonciateur dans l’article de Proust s’installe plus subtilement que celle du journaliste sportif, plus assertive et ferme, que nous avons observée dans l’article de Frantz-Reichel du 14 mai 1903. Cependant il ne néglige pas quelques caractéristiques de ce type de discours. Le « je » du texte proustien se construira aussi à partir de la perspective subjective du voyage en automobile et des impressions qu’il évoque. Le texte évoque également un énonciateur marqué par une préoccupation de la vitesse, et la poursuite d’un large espace dans un intervalle restreint de temps : « Parti de *** à une heure déjà assez avancée de l’après-midi, je n’avais pas de temps à perdre si je voulais arriver avant la nuit chez mes parents à mi-chemin à peu près entre Lisieux et Louviers23 ».
L’expérience du voyage en automobile est notamment une nouvelle manière de vivre l’espace-temps et rend patent le dialogue du texte proustien avec d’autres chroniqueurs comme Jules Claretie :
Lorsqu’on a senti autour de ses tempes l’impression de vertige que donne la machine fendant le vent, comment s’arrêter ? C’est une autre forme d’ivresse. […] Et la soif vous prend des espaces avalés, des kilomètres, des courses folles, des paysages filant, éperdus, le long des routes, des villages traversés, de ces visions d’êtres et de choses, de bois et de fermes, qui se succèdent comme en un cinématographe éperdu dans l’emportement d’une machine emballée24.
La perspective, dans l’article de Proust, est aussi semblable à celle du cinématographe, comme si le passager était un spectateur et que les choses autour de lui étaient mobiles et animées :
Du plus loin qu’elles nous apercevaient, sur la route où elles se tenaient courbées, de vieilles maisons bancales couraient prestement au-devant de nous en nous tendant quelques roses fraîches ou nous montraient avec fierté la jeune rose trémière qu’elles avaient élevée et qui déjà les dépassait de taille. […] Bientôt la route tourna et le talus qui bordait sur la droite s’étant abaissé la plaine de Caen apparut, mais sans la ville qui, comprise pourtant dans l’étendue que j’avais sous les yeux, ne se laissait voir ni deviner, à cause de l’éloignement25.
La mobilité de l’observateur, sa désinvolture dans sa prise de l’espace, est cependant placée chez Proust sous la perspective visuelle d’une mobilité problématisée, car elle comporte, par le degré même de la vitesse qu’elle incarne, quelque chose de l’ordre de l’illusoire et du paradoxal :
J’avais demandé au mécanicien de m’arrêter un instant devant les clochers de Saint-Etienne ; mais me rappelant combien nous avions été longs à nous en rapprocher quand dès le début ils paraissaient si près, je tirais ma montre pour voir combien de minutes nous mettrions encore, quand l’automobile tourna et m’arrêta à leur pied. Restés si longtemps inapprochables à l’effort de notre machine qui semblait patiner vainement sur la route toujours à la même distance d’eux, c’est dans les dernières secondes seulement que la vitesse de tout le temps, totalisée, devenait appréciable26.
L’image virile, active et assertive, du journaliste sportif telle qu’on la retrouve chez Reichel est ici équilibrée par le fait que l’énonciateur n’est pas le conducteur de la voiture27. Il assume sa place (socialement plus élevée) de passager et son rôle est plus lié à la perception des détails complexes et des contradictions liées à cette rapidité de l’automobile. Mais s’il est différent du journaliste-conducteur qui semble saisir le temps de manière plus sûre et moins passive, le passager proustien est lui aussi tenté par les détours, par le goût du paysage, et n’oublie pas d’avoir sa part de maîtrise de l’espace-temps :
Je commençais de désespérer d’arriver assez tôt à Lisieux pour être le soir même chez mes parents, qui heureusement n’étaient pas prévenus de mon arrivée, quand vers l’heure du couchant nous nous engageâmes sur une pente rapide au bout de laquelle, dans la cuvette sanglante de soleil où nous descendions à toute vitesse, je vis Lisieux qui nous avait précédés relever et disposer à la hâte ses maisons blessées, ses hautes cheminées teintes de pourpre ; en un instant tout avait repris sa place et quand quelques secondes plus tard nous nous arrêtions au coin de la rue aux Fèvres, les vieilles maisons […] semblaient ne pas avoir bougé depuis le quinzième siècle28.
L’impression causée par le voyage en automobile est celle d’un monde qui se meut autour du sujet. Dans ce contraste entre sujet et monde, en filigrane, nous voyons aussi l’assimilation entre voyage, mobilité et indépendance de l’individu, autre trait de l’imaginaire automobilistique largement lié à son traitement médiatique. « L’automobile, écrit Guillaume Pinson, est un bouleversement de l’individualité, cette manière pour chacun de se sentir et de s’affirmer unique dans un monde où les échanges, de plus en plus nombreux, produisent un nivellement des mœurs29 ». Dans le cas de Proust, c’est l’image du voyageur qui incarne cette indépendance et cette affirmation de l’individualité : « Mais surtout, de ce voyageur, ce que l’automobile nous a rendu de plus précieux c’est cette admirable indépendance qui le faisait partir à l’heure qu’il voulait et s’arrêter où il lui plaisait30 ».
Les chemins qui bifurquent
Le récit du trajet, de ses détours, de ses péripéties, par un énonciateur qui se fait observateur mobile en quête d’un espace-temps de plus en plus rapide et complexe, est le lien de base qui relie ce texte de Proust à tout le mouvement discursif des médias qui abordent la question. Cependant, il y a aussi dissonance dans ce dialogue. Dans son traitement de la mémoire et de la culture, Proust semble convoquer un espace-temps plus large et plus profond que celui normalement présent dans les figurations médiatiques de l’automobile. Il y a dans cette chronique non seulement une représentation de l’espace-temps de l’automobile, mais aussi de l’espace-temps de toute une dimension historique31 qui défile aux yeux du voyageur (clochers, maisons médiévales, cathédrales etc.) et dont l’image condensée est celle de la voiture illuminant la cathédrale de Lisieux :
Je m’avançais pourtant [dans l’obscurité], voulant au moins toucher de la main l’illustre futaie de pierre dont le porche est planté et entre les deux rangs si noblement taillés de laquelle défila peut-être la pompe nuptiale d’Henri II d’Angleterre et d’Éléonore de Guyenne. Mais au moment où je m’approchais d’elle à tâtons, une subite clarté l’inonda ; tronc par tronc les piliers sortirent de la nuit, détachant vivement en pleine lumière sur un fond d’ombre le large modelé de leurs feuilles de pierre. C’était mon mécanicien, Agostinelli, qui, envoyant aux vieilles sculptures le salut du présent dont la lumière ne servait plus qu’à mieux lire les leçons du passé, dirigeait successivement sur toutes les parties du porche, à mesure que je voulais les voir, les feux du phare de son automobile32.
L’épaisseur spatio-temporelle atteinte ici nous transporte en dehors du discours médiatique commun. Car le « je » de cet article tend à se présenter, ce qui est aussi le cas dans les articles de critique d’art de Proust (le nom de Ruskin relie les deux productions), comme un sujet possédant une vaste culture. Si le contraste entre la voiture et le paysage médiéval n’est pas étranger à la poétique médiatique des discours sur la voiture et ses courses à la campagne, chez Proust ce contraste donne lieu à une investigation profonde de la mémoire et de la culture, ce qui nous semble ici l’ingrédient particulier que Proust apporte afin d’approfondir le contenu et le style de sa chronique.
Les inflexions syntaxiques (le cumul d’interpositions) en conjonction avec les métaphores sont aussi responsables de cette épaisseur, car elles transportent le lecteur d’un lieu-moment à l’autre, mais donnent à ce déplacement une immatérialité qui s’éloigne du discours de visibilité matérielle de la presse sportive. Dans le même sens, le style de Proust propose une mise en question du discours technique et objectif d’une bonne partie des écrits médiatiques sur la voiture. Dans ce texte, la matérialité même de la voiture en tant qu’objet se dissout, le son du moteur devient une « musique abstraite » et la voiture un « instrument immatériel » :
Quand nous quittâmes Lisieux il faisait nuit noire ; mon mécanicien avait revêtu une vaste mante de caoutchouc et coiffé une sorte de capuche qui, enserrant la plénitude de son jeune visage imberbe, le faisait ressembler, tandis que nous nous enfoncions de plus en plus vite dans la nuit, à quelque pèlerin ou plutôt à quelque nonne de la vitesse. De temps à autre – sainte Cécile improvisant sur un instrument plus immatériel encore – il touchait le clavier et tirait un des jeux de ces orgues cachées dans l’automobile et dont nous ne remarquons guère la musique, pourtant continue, qu’à ces changements de registres que sont les changements de vitesse ; musique pour ainsi dire abstraite, tout symbole et tout nombre, et qui fait penser à cette harmonie que produisent, dit-on, les sphères, quand elles se tournent dans l’éther33.
Cette originalité, ou ce détournement d’un discours médiatique de l’automobile par Proust se reflète dans l’image de l’énonciateur présente dans ce texte : celui qui tient un discours hors des normes sur la mobilité rend aussi plus complexe sa propre conquête de l’espace et du temps. À la toute fin de l’article, il y reste un grain de souffrance et d’enfermement qui caractérise cette image et qui la différencie radicalement de celle du journaliste sportif. Ici, le voyage en automobile est la contrepartie d’un fond plus mélancolique et moins dynamique qui s'exprime. Il existe donc un jeu de contrastes intéressant entre enfermement et mobilité qui constitue l’une des richesses particulières à cette chronique de Proust. Le désir du déplacement est renforcé par une difficulté de mobilité liée à des souffrances :
Tous ceux surtout qui savent ce que peut être, certains soirs, l’appréhension de s’enfermer avec sa peine pour toute la nuit, tous ceux qui connaissent quelle allégresse c’est, après avoir lutté longtemps contre son angoisse et comme on commençait à monter vers sa chambre en étouffant les battements de son cœur, de pouvoir s’arrêter et se dire : « Eh bien ! non, je ne monterai pas ; qu’on selle le cheval, qu’on apprête l’automobile » et toute la nuit fuir, laissant derrière soi les villages où notre peine nous eût étouffé, où nous la devinons sous chaque petit toit qui dort, tandis que nous passons à toute vitesse, sans être reconnu d’elle, hors de ses atteintes34.
Cependant, toute originale que soit cette tension figurée dans le texte de Proust, elle ne peut pas non plus être isolée de son contexte. Or, les lecteurs de l’article de Proust pourraient retrouver, deux pages plus loin dans la même édition du Figaro du 19 novembre 1907, la description de la visite faite par le roi de Belgique qui s’est fait promener en voiture à l’intérieur du Salon à cause de son état « fatigué et légèrement souffrant35 ». L’effet intertextuel est certes subtil, mais l’intérêt commun pour le contraste entre la souffrance du sujet et les avantages de la mobilité suggère que l’imaginaire proustien participe à un mouvement plus large. L’interrogation proustienne s’inscrit dans un imaginaire en expansion qui tente de comprendre l’automobile et les nouvelles manières de saisir l’espace et le temps, que la presse de l’époque aide à formuler et à véhiculer. Frantz Reichel souligne lui aussi que le journaliste ne prétend pas être « un sot avaleur de kilomètres », et qu’il doit être sensible à ce qui se passe « autour de la route36 ». Proust semble dialoguer avec ce programme médiatique tout en l'approfondissant et en échappant aux formules liées à la valorisation d’un pittoresque trop codifié et d’une mise en scène trop positive de la dimension technique de cette nouvelle forme d’appréhension de l’espace.
Cet article de Proust et la lecture des articles sur l’automobilisme qui occupent une place de plus en plus large dans le Figaro et dans toute la presse de la Belle Époque, nous permettent de remarquer que, dans le cadre d’un écrit de presse, la construction des images et des imaginaires tend à se faire à partir d’une dynamique polyphonique où chaque voix se définit toujours par rapport aux autres, jamais de manière isolée. Ce que cet article reprend – la mobilité, la mise en scène de la rapidité et de l’indépendance – de même que ce qu’il semble proposer de nouveau – l'épaisseur temporelle, l'évocation d’une mémoire culturelle profonde, la dissonance avec le discours technique et la fragilité du sujet voyageur – perdent beaucoup de leur force si l’on néglige les discours qui l’entourent et le rapport avec le contexte médiatique où il circule.
1 Ce pseudonyme attribué à Proust apparaît dans Le Mensuel entre novembre 1890 et mars 1891. Voir Marcel Proust, Le Mensuel retrouvé (éd. Jérôme Prieur), Paris, Éditions des Busclats, 2012. Articles également disponibles sur : <http://proustetlapresse.blogspot.ca>.
2 Dans une ville comme le Paris des années 1890-1900, alors marquée par la restructuration haussmannienne et par les transformations apportées par l’industrialisation française, l’élan vers la représentation et la réflexion artistique de l’espace urbain parisien était largement répandu, de sorte qu’« écrivains, sociologues, urbanistes, journalistes et essayistes, savants et artistes s’emparent du sujet ». Christophe Prochasson, Paris 1900 – Essai d’histoire culturelle, Paris, Calman-Lévy, 1999, p. 15.
3 Comme le montre Jürgen Osterhammel, le XIXe siècle est globalement marqué par une accélération intense : « In the wake of the steam engine and its mechanical combination with wheels and ship’s propellers, the nineteenth century became the age of speed revolution. Although the dramatic increases in speed made possible by air travel and greatly improved road transport would come only in the next century, the railroad and the telegraph marked a decisive break with all previous history ». The Transformation of the World, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2014, p. 74.
4 Déjà au temps de la Gazette, Théophraste Renaudot tient à assurer ses lecteurs de la multiplicité et de l’ampleur de l’espace couvert par ses correspondants. Selon lui, à travers eux son journal pouvait atteindre « jusqu’aux pays les plus éloignés » pour trouver les nouvelles. Recueil des Gazettes de l’année 1631, Paris, 1632, p. 7, disponible sur Gallica, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k106358h, consulté le 10 nov. 2015.
5 Le journal est « une entreprise collective où s’expérimente la création du sens par la fusion de voix plurielles et quelquefois discordantes. Bien plus que le roman, il est conçu comme un lieu authentique de la polyphonie ». Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, Éditions du Seuil, 2007, p. 61-62.
6 Cette pratique s’inscrit également dans un procédé qui depuis longtemps fait partie des journaux, mais qui à la Belle Époque semble prendre une nouvelle dimension, celui qui caractérise les rapports entre diplomatie et journalisme. La presse prend de plus en plus en compte les questions internationales. On lit, par exemple dans le Figaro du 5 mai 1903 : « Sans la presse, il n’y a pas de paix durable. Son pouvoir est supérieur à celui de la diplomatie. Celle-ci peut donner des conseils aux journalistes, mais les journalistes peuvent donner à la diplomatie d’utiles avertissements ». Pour une analyse des origines de la presse et ses rapports avec la diplomatie, voir Andrew Pettegree, The Invention of News, London, Yale University Press, 2014.
7 « Dans les années 1890, la création des premiers quotidiens spécialisés, Le Vélo puis L’Auto, coïncide ainsi avec la montée en puissance de l’information sportive dans les journaux généralistes. Au même titre que les faits divers et le feuilleton, la rubrique sportive, qui s’adresse à un public tout aussi large, est un facteur important du succès de la petite presse populaire ». Dominique Kalifa et al. (dir.), La Civilisation du journal, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 1077.
8 Pour une étude de la poétique et de l’esthétique du voyage et de l’automobile dans ce roman, voir notamment Éléonore Reverzy et Guy Ducrey (dir.), L’Europe en automobile, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009.
9 Le Figaro, 14 mai 1903.
10 En outre, si l’on observe la biographie de Frantz-Reichel, journaliste actif, athlète, pilote et aviateur, l’on comprendra qu’il ne s’agit pas d’un ethos purement discursif, mais d’une manière d’être dans un monde où mobilité et journalisme s’alimentent mutuellement.
11 Le Figaro, 14 mai 1903.
12 Pierre Giffard, Le Sieur de Va-Partout : Souvenirs d’un reporter, Paris, Maurice Dreyfous, 1880, p. 2.
13 Sara Danius, « The Aesthetics of the Windshield: Proust and the modernist rhetoric of speed », Modernism/Modernity, n° 1, vol. 8, jan. 2001, p. 99-126.
14 Le Figaro, 11 nov. 1907.
15 Francois-Étienne Obus Reichel (qui signe « Frantz-Reichel ») est une figure qui est au cœur de l’engouement social et médiatique pour les sports, surtout les mécaniques (automobilisme et aviation). Il intègre d’autres périodiques spécialisés comme L’Auto-Vélo et Le Sport Illustré, de même qu’il est fondateur de l’Association Internationale de la Presse Sportive (1924) qui existe encore de nos jours.
16 Le Figaro, 12 nov. 1907.
17 Guillaume Pinson, Fiction du Monde, Montréal, PUM, 2008, p. 154.
18 Le Figaro, 16 nov. 1907.
19 Guillaume Pinson, Fiction du Monde, op. cit., p. 152-153.
20 Cet éloge de la nation à travers son industrie serait à confronter avec le ton plus critique de Paul Manoury pour le Petit Journal, par exemple, qui insiste, lors de l’inauguration du Salon de l’Automobile (12 novembre 1907), sur le retard de la France par rapport à l’Angleterre dans ce champ de production. L’on s’aperçoit ainsi que l’usage politique du thème de l’industrie est plein de contradictions, surtout si l’on considère qu’en effet l’industrie de l’automobile en France est en pleine force et se place en tête du marché européen au début du XXe siècle. Patrick Fridenson, « Une industrie nouvelle : l’automobile en France jusqu’en 1914 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 19, n° 4, oct.-déc. 1972, p. 557-558.
21 Le Figaro, 12 nov. 1907.
22 Le Figaro, 14 nov. 1907.
23 Ibid.
24 Jules Claretie, La Vie à Paris 1901, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1904, p. 248 ; Guillaume Pinson, Fiction du Monde, op. cit., p. 156.
25 Le Figaro, 19 nov. 1907.
26 Ibid.
27 Le lien entre activité/masculinité dans le reportage de Reichel, renforcé lorsqu'on le compare à la chronique de Proust, semble refléter justement un imaginaire lié à ces deux genres : « Lorsque, entre 1870-1880, un nouveau genre journalistique, le reportage, détrône peu à peu la chronique, le modèle sexué du journal semble confirmé et même complété par l’émergence de cette pratique souvent connotée comme masculine, voire virile ». Marie-Ève Thérenty, « La chronique et Le reportage. Du « genre » (gender) des genres journalistiques », Études littéraires, n. 3, v. 40, Automne 2009, p. 118. Il faut toutefois souligner que le rapport féminin/masculin avec l’imaginaire de la voiture et l’écriture journalistique est très complexe et va au-delà d’un rapport d’opposition. À ce sujet, voir par exemple, Alexandre Buisseret, « Les femmes et l’automobile à la Belle Époque », Le Mouvement social, n° 192, juil.-sept. 2000, p. 41-64.
28 Le Figaro, 19 nov. 1907.
29 Guillaume Pinson, Fiction du Monde, op. cit., p. 158.
30 Le Figaro, 19 nov. 1907.
31 Il faut se rappeler que les images du christianisme médiéval (églises, sculptures, etc.) de même qu’une série de références à des figures célèbres de la culture française, comme La Fontaine, font tout de suite écho à une historicité nationale, alors que d’autres références comme Ruskin, Cuyp ou Wagner semblent mettre en question cette géographie culturelle et historique.
32 Le Figaro, 19 nov. 1907.
33 Ibid.
34 Ibid.
35 Ibid.
36 Le Figaro, 14 mai 1903, p. 3.