Dans le roman proustien, les hallucinations sont très souvent auditives, à un point même surprenant. L’oreille y possède une grande importance. À ce propos, une phrase a souvent retenu mon attention, parce qu’elle pose le problème récurrent de l’oreille, au sens sensible d’avoir de l’oreille :

Les névropathes sont peut-être, malgré l’expression consacrée, ceux qui « s’écoutent » le moins : ils entendent en eux tant de choses dont ils se rendent compte ensuite qu’ils avaient eu tort de s’alarmer, qu’ils finissent par ne plus faire attention à aucune. (RTP, I, 486)

La prostration naît ainsi non d’une absence de stimulations mais d’un excès tel qu’il provoque l’abattement. L’hyperesthésie auditive conduit à un profond mal-être. En effet, le bruit a une grande puissance agressive dans À la recherche du temps perdu. Il faut toutefois noter que sa capacité de nuisance dépend moins de sa violence effective que de l’état d’esprit de celui qui l’entend. Ainsi le narrateur peut-il percevoir le même bruit de façon tout opposée en fonction de son propre état d’âme.

C’est pourquoi, « écouter », dans l’expression « s’écouter », pourrait paraître à première vue employé dans un sens métaphorique, car les voix intérieures ne sont pas a priori assimilables à de véritables voix. Mais en réalité, l’oreille n’est pas un instrument de mesure objectif. Elle reçoit les stimulations extérieures comme les stimuli internes. D’ailleurs, disons d’emblée que l’hallucination sonore se caractérise dans le roman par le silence, c’est-à-dire par l’absence de sensibilité au bruit. Cela a de quoi surprendre, car on pourrait s’attendre à ce que l’hallucination consiste en la perception d’un bruit qui n’existe pas. Au contraire, elle se caractérise par la destruction du bruit, et plus précisément par sa destruction toute psychique, intérieure, et non physique. « L’oreille hallucinée » est celle qui ne perçoit plus les bruits insupportables, qu’ils viennent de l’extérieur ou de l’intérieur. C’est d’ailleurs ce qui en fait le caractère si bienfaisant, ou du moins apaisant.

En effet, dans le bourdonnement intérieur de l’être inquiet, il est essentiel qu’il parvienne à faire la part des choses, pour essayer de démêler ses propres émotions. Mais c’est aussi une fatigue constante. Par exemple, un jour, le narrateur a des palpitations. Il se dit d’abord que c’est l’absence de Gilberte qui les provoque. Mais ensuite il se demande si ce n’est pas plutôt le café supplémentaire qu’il a bu ce jour-là (RTP, I, 599). Toutefois, rétablir après-coup la cause véritable ne résout rien en réalité, puisqu’en quelque sorte le mal est fait : il souffre et sa souffrance est désormais irrémédiablement corrélée à Gilberte. Les exemples seraient innombrables mais en voici un autre, le plus connu peut-être, celui lors duquel le héros attend Albertine que le liftier a promis de faire venir et qui ne vient pas :

Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisse est due à un médicament qu’on a pris. Faussement interprétée par celui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui ne vient pas. L’amour naît dans ce cas comme certaines maladies nerveuses de l’explication inexacte d’un malaise pénible. Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du moins en ce qui concerne l’amour, sentiment (qui quelle qu’en soit la cause) est toujours erroné. (RTP, III, 193-194)

C’est pour cette raison qu’il faut exercer son oreille à reconnaître les maux qui nous agitent et surtout leur cause, afin d’éviter les corrélations hâtives mais déterminantes. Or, la solution qu’en donne le narrateur est simple dans son principe mais extrêmement difficile voire impossible à mettre en pratique : savoir écouter et savoir s’écouter. En somme, savoir écouter est la seule manière d’être son propre médecin : « Comme ces malaises que le médecin écoute son malade lui raconter et à l’aide desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de même nos impressions, nos idées, n’ont qu’une valeur de symptômes. » (RTP, IV, 141) En somme l’enquête se mène à l’aide, plutôt que d’une loupe, d’un cornet.

L’oreille

Or, parmi les sens, l’ouïe n’a pas beaucoup retenu l’attention de la critique. La vue reste le sens roi. D’ailleurs, de manière générale, on parle de témoin oculaire et beaucoup plus rarement de témoin auriculaire. Tout se passe comme si la vue était le seul sens qui puisse attester quelque chose et ait valeur de preuve. Dans les études littéraires, L’œil vivant de Jean Starobinsky1 a marqué les années 1960. Lui-même s’inscrit dans une longue tradition, comme en attestent les auteurs qu’il cite et les œuvres qu’il analyse2. Cependant, depuis quelque temps, la critique littéraire en général, mais non proustienne en particulier, s’intéresse à l’ouïe. Jean-Luc Nancy a notamment publié À l’écoute en 2002 dans lequel un héritage derridien est perceptible. Pour donner une idée rapide de son travail, voici une phrase de son introduction : « la philosophie n’a-t-elle pas d’avance et forcément superposé ou bien substitué à l’écoute quelque chose qui serait plutôt de l’ordre de l’entente3 ? ».

S’écouter, ne pas s’écouter

Il s’agit donc de prêter l’oreille au texte proustien et de se concentrer sur cet organe fragile et fascinant. Écouter et s’écouter vont de pair, car, chez Proust, le pronom des verbes réflexifs n’est jamais pleinement lexicalisé. Ainsi dans les deux cas il s’agit effectivement d’oreille. Cependant, écouter autrui d’un côté, s’écouter soi-même de l’autre sont fortement séparés dans le sens obvie. Le premier est vivement valorisé, le second tout au contraire. Remarquons que c’était déjà le cas à l’époque de Proust. Ainsi, quiconque conseille à Léonie de ne pas « s’écouter » se voit immanquablement banni :

Les uns, les pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas « s’écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive […]. (RTP, I, 68)

Proust met ainsi le terme entre guillemets dès Combray. Il ne prend donc pas l’expression à son compte et cite seulement ce qui se dit communément. Selon le sens commun, s’écouter est non seulement égoïste mais encore malsain, car censément c’est cela qui tue la tante.

Peu après, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, dans le passage cité en introduction, le narrateur prend explicitement le contre-pied de cette idée reçue : « malgré l’expression consacrée », ajoute-il (RTP, I, 486). Plus généralement, dans toute l’œuvre, le narrateur égrène des exemples de gens à qui l’on a reproché de s’écouter et qui sont morts d’avoir écouté les autres : la grand-mère bien entendu, qui sort sur les instances de son médecin alors qu’elle sent qu’elle devrait garder le lit, mais encore tel malade imaginaire qui se contraignait à un strict régime, croyant son estomac malade. Un médecin bien intentionné lui assure que son estomac n’a rien et qu’il devrait cesser son régime. Et Charlus de conclure ironiquement qu’« au lieu de vivre vieux avec une maladie d’estomac imaginaire qui le forçait à suivre un régime, [il] mourut à quarante ans, l’estomac guéri mais le rein perdu » (RTP, II, 587). Car il avait les reins bien malades. Donc, ce patient s’écoutait mal puisqu’il s’était trompé d’organe. Mais ce qui l’a tué a été de cesser de s’écouter, même mal. Or, pour le narrateur, savoir s’écouter, c’est-à-dire d’abord distinguer puis réaliser la voix intérieure, est le plus haut devoir.

Mais comment réussir à s’écouter ? Dans À la recherche du temps perdu, une oreille mal exercée, peu sensible, empêche aussi bien d’entendre clairement les voix intérieures que d’être sensible aux autres. En effet, le narrateur dénonce le mauvais emploi qui est parfois fait de « sensibilité » :

Avec la « sensibilité » prétendue des nerveux grandit leur égoïsme ; ils ne peuvent supporter de la part des autres l'exhibition des malaises auxquels ils prêtent chez eux-mêmes de plus en plus d'attention. (RTP, II, 310)

Il semble y avoir contradiction avec ce qu’il a énoncé précédemment, mais il dénonce en fait une autre idée reçue, à savoir que le terme « sensibilité » est utilisé à contre-sens quand il s’agit de désigner l’égocentrisme, et non la capacité à s’émouvoir.

En effet, le problème des « nerveux » est d’entendre une sorte de cacophonie intérieure, sans réussir à y distinguer les différentes voix, comme au moment où un orchestre s’accorde. Ainsi, les égoïstes ne savent pas davantage s’écouter qu’ils n’écoutent les autres. Ils se concentrent peut-être sur leurs propres malaises, mais cela ne signifie pas qu’ils aient su exercer leur oreille, sans quoi ils sauraient aussi les éviter ou du moins les calmer. À proprement parler, ils ne sont donc pas sensibles, et c’est précisément pour cette raison qu’ils sont égoïstes. Toute tension n’est toutefois pas exclue, car c’est effectivement leur sensibilité aux sons qui conduit les « nerveux » à vouloir supprimer les bruits. En ce sens, ils sont bien égoïstes parce qu’ils sont trop sensibles. Mais parler de sensibilité quand on cherche justement à l’étouffer est un emploi à contre-sens que dénonce le narrateur. Il en fait d’ailleurs longtemps lui-même l’expérience et tâche de s’assourdir de diverses façons, c’est-à-dire de se rendre insensible, et de faire taire le bruit assourdissant qui le navre, et qui est en réalité un bruit tout intérieur.

Le narrateur à l’écoute

Avant d’évoquer les manières dont il fait taire les bruits, faisons d’abord remarquer la grande sensibilité de son oreille. En effet, Proust a doté son narrateur d’un goût musical non seulement sûr et développé mais encore d’une ouïe très fine et très sensible. Il l’applique à tous les domaines. Il n’est pas nécessaire d’appuyer sur la « Voix d’or » (RTP, I, 198, 433, 440, etc.) qu’il admire tant. Il est aussi sensible au fait que l’on dise le Tar(n) et les De Ch’nouville, au lieu des D’che-nouville (RTP, III, 213), etc. Plus poétiquement, à Combray, quand l’enfant est encore si sensible (avant l’assourdissement temporaire dans le brouhaha de la mondanité), la description de la pluie est toute sonore :

Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait heurté, suivi d'une ample chute légère comme de grains de sable qu'on eût laissés tomber d'une fenêtre au-dessus, puis la chute s'étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c'était la pluie. (RTP, I, 100)

La pluie se révèle donc d’abord par des sons, avant que leur cause n’ait été identifiée. L’impression ressentie est rendue par une harmonie imitative et par les deux comparaisons enchâssées qui se muent en une métaphore explicitement musicale. Que la pluie soit d’abord perçue par l’ouïe offre ainsi un « jeu », une marge où peut jouer l’imagination. C’est en cela qu’elle est poétique. (Ce vocabulaire peut sembler derridien4, mais je l’emprunte bien plus simplement à Proust lui-même. Au moins à deux reprises en effet, le narrateur emploie « jeu », en le mettant entre guillemets, dans le sens de possibilité encore ouverte, encore indéterminée, où l’on peut accueillir quelque chose de nouveau (RTP, II, 202, 479).)

Pour conclure, l’acception italienne du verbe sentire conviendrait bien à la poétique proustienne. Il signifie en effet percevoir de façon générale, et entendre en particulier (ainsi que sentir par le nez, comme en français). À proprement parler, chez Proust, l’oreille est effectivement l’organe de la sensibilité et plus précisément de la sensibilité à soi. En effet, l’odorat par exemple est également un organe sensoriel essentiel, mais ce n’est pas celui qui permet une sensibilité réflexive. S’écouter est en ce sens unique. L’éducation sensible de l’oreille, c’est-à-dire l’éducation esthétique, doit donc s’accompagner de la faculté de s’écouter, d’entendre ses propres émotions et éventuellement sa propre vocation.

Une sensibilité à risque

Une membrane délicate

Cependant, si « les nerveux » ont une grande faculté de sentir, ce qui les hisse dans le roman au-dessus des autres êtres, cette sensibilité même comporte des risques, raison pour laquelle le narrateur cherche parfois à s’en prémunir, quitte à émousser cette sensibilité. Le psychanalyste Didier Anzieu a développé un intéressant concept qu’il a appelé « le moi-peau ». Il l’expose dans un livre5, Le moi-peau, paru en 1985 et dans une vidéo6 de 1991, portant le même titre. Pour résumer succinctement sa pensée, la peau est à la fois une barrière protectrice, en même temps que le lieu d’une intrusion possible. Elle a donc une fonction à la fois contenante et défensive d’un côté, mais porte aussi la trace d’un déchirement originel de l’autre (l’arrachement à la mère) qui peut se reproduire. Comme je m’intéresse ici à l’oreille en particulier, je laisse de côté les problèmes liés à l’enveloppe qui enveloppe mal, et à l’extrême porosité ou à l’insuffisante protection qui sont pourtant très remarquables quand on pense au narrateur. D’ailleurs Jean-Pierre Richard a déjà étudié ce qu’il appelle la « nosographie de la paroi7 ». Je ne parlerai donc ni du moi en expansion quand la grand-mère entre dans une pièce ni du sentiment d’extrême oppression quand elle en est absente, le soir de la première nuit passée à l’hôtel de Balbec8.

Car, dans le cas précis de l’oreille, il semble qu’il y ait effectivement un risque très concret de déchirement, par exemple par une otite ou même par un bruit trop fort. La membrane est alors littéralement déchirée. Par conséquent, sa délicatesse est à la fois certes le gage d’une réception esthétique sensible mais en même temps une menace réelle pour l’intégrité du corps. Il faut donc la protéger. Mais chercher à se prémunir des bruits extérieurs n’est pas une bonne méthode, car l’hyperesthésie auditive, dans À la recherche du temps perdu, est le signe d’une agitation interne. Ainsi, de même que Swann entend pour la première fois « le vol incessant des voitures qui passaient, auquel il n’avait jamais fait attention autrefois » (RTP, I, 290) lorsqu’il attend fiévreusement Odette, de même le bruit de l’ascenseur qui passe sans s’arrêter et, par conséquent, qui n’amène pas Albertine, marquera à vie le héros, non en tant que tel mais par la signification d’abandon qu’il lui confère (RTP, II, 646 ; IV, 102). On ne se prémunit donc pas des bruits extérieurs par une cloison de liège, dans le roman proustien, parce que l’on peut y être douloureusement sensible à l’absence même de bruit.

Organe de l’intrusion, organe de la vigilance

D’ailleurs, le narrateur tente l’expérience et s’obstrue les oreilles pour voir si la protection est efficace. Elle semble d’abord fonctionner : « Le recul du bruit, son amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard » (RTP, II, 374). Cependant, cet assourdissement s’avère fallacieux :

Et cette atténuation des sons trouble même quelquefois le sommeil au lieu de le protéger. Hier encore les bruits incessants, en nous décrivant d'une façon continue les mouvements dans la rue et dans la maison, finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ; aujourd'hui, à la surface de silence étendue sur notre sommeil, un heurt plus fort que les autres arrive à se faire entendre, léger comme un soupir, sans lien avec aucun autre son, mystérieux ; et la demande d'explication qu'il exhale suffit à nous éveiller. (RTP, II, 375)

L’oreille est donc l’organe de la vigilance, même dans le sommeil. Or, être aux aguets signifie que l’on n’est pas tranquille.

Cependant, dans le roman, la menace vient moins de l’extérieur que de l’intérieur. En effet l’extrême sensibilité aux bruits est le symptôme d’une angoisse interne. Ainsi, réciproquement, une angoisse doit se soigner par la suppression non de l’agent extérieur auquel elle se réfère, mais de la capacité en soi d’y être sensible.

Et à ce propos on peut se demander si pour l’Amour […] on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d’implorer qu’il cesse, se bouchent les oreilles ; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas l’être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par lui. (RTP, II, 375)

Toutefois, si se prémunir contre le bruit extérieur peut, dans certains cas, servir de protection, celle-ci reste précaire. Plus grave, elle protège certes contre la souffrance mais n’apprend pas à devenir sensible. Elle n’exerce pas l’oreille.

Remarquons que ce qui a rendu à Swann une partie de la sensibilité qu’il avait lorsqu’il était adolescent est précisément d’avoir cessé de s’assourdir. Il est d’ailleurs notable que son changement de sensibilité précède son amour pour Odette : la capacité d’aimer fait suite à la sensibilité nouvelle de son oreille (et non l’inverse), « comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective » (RTP, I, 208). Ainsi, lui qui ne s’intéressait pas à la musique est soudain sensible à la sonate. Cependant il reste incapable de la chanter. Comme on dit en musique, il a beau l’écouter, il ne l’entend pas (et dans ce sens musical, cela n’a rien à voir avec l’entendement des philosophes).

Entendre la voix intérieure

Comment donc sécuriser l’enveloppe sans ni se rendre facticement sourd ni s’étourdir dans le bruit de la mondanité ? Le capharnaüm de la mondanité en effet est tel qu’il empêche d’entendre les voix intérieures. Mais il ne les fait pas taire, il harasse seulement celui qui y vit et finit par émousser sa sensibilité. Il est d’ailleurs plaisant de noter que les mondains s’accusent les uns les autres d’être durs de la feuille. Ainsi, Oriane le dit de sa tante Villeparisis qui elle-même l’assure de Norpois, etc. Enfin, Charlus reproche à tous ses semblables, citant implicitement les Évangiles, d’avoir « des oreilles pour ne pas entendre » (RTP, III, 775). Cette manière est donc toute factice et surtout très précaire, puisqu’elle fait vivre les mondains dans la hantise de se retrouver seul à un moment ou l’autre. Car la frénésie cesse parfois. De là vient le désir anxieux d’Oriane, des Verdurin ou de Charlus de retenir leurs convives autant que possible et de ne pas les laisser partir.

Mais il existe aussi un autre mode de protection : l’oreille hallucinée. Notons d’emblée toutefois que l’hallucination est elle-même ambivalente. D’une manière générale, dans toutes les occurrences des « oreilles hallucinées », elle consiste à faire taire les bruits et à prémunir contre leur atteinte. En ce sens, l’oreille hallucinée, c’est l’oreille protégée. Car le bruit, d’une manière générale (même en photographie), est ce qui dérange, ce qui échappe au contrôle. Mais cette protection œuvre parfois d’une manière toute négative. À Doncières par exemple, le narrateur dit avoir les « oreilles hallucinées, par le silence » (RTP, II, 369). En effet, la vie bien réglée de la caserne dissout le bruit. Certes, la protection est efficace mais elle n’exerce pas la sensibilité. L’agitation du narrateur se calme, mais il n’est plus sensible ni aux cris des oiseaux ni aux sons de la nature. Elle suppose de plus de remettre son existence à une autorité extérieure.

Cependant, une autre hallucination est aussi possible, qui n’empêche ni la singularité ni la sensibilité : c’est la lecture. Ainsi, dès Combray, plongé dans sa lecture, le héros n’entend pas une heure qui sonne :

quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j'y avais remplacés par une vie d'aventures et d'aspirations étranges au sein d'un pays arrosé d'eaux vives, vous m'évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l'avoir peu à peu contournée et enclose. (RTP, I, 87)

C’est la lecture qui, le remplissant d’une vie intérieure nouvelle, a renforcé l’enveloppe, au point de la rendre presque imperméable aux bruits extérieurs, pour un temps au moins. Cela ressemble à un état d’homéostasie, comme disent les médecins, ou de plénitude. Et le héros d’À la recherche du temps perdu en connaît peu. L’oreille hallucinée par la lecture fait taire les bruits ambiants en même temps que la fébrilité intérieure de l’être inquiet, mais n’empêche pas d’entendre les voix intérieures. En ce sens, elle est effectivement comparable au rêve.

En conclusion, la fonction de l’oreille hallucinée est ambivalente. Elle peut certes créer un bien-être factice, comme à Doncières, où c’est la soumission à la règle qui fait taire tout ce qui n’est pas prévu par le règlement. Mais l’hallucination, lorsqu’elle est provoquée par une cause interne, dans la lecture ou la rêverie par exemple, permet au contraire d’étouffer les bruits parasites pour ne plus distinguer que les sons importants. Ainsi, dans tous les cas, l’hallucination fait taire l’angoisse, mais sa manière est ambivalente : hallucination négative d’un côté, créatrice de l’autre. Cependant, les voix intérieures ne s’interrompent pas de toute notre vie, mais elles sont si nombreuses et si difficiles à déchiffrer parfois que la facilité nous incite à ne pas les écouter et à nous étourdir de bruits extérieurs pour ne pas même les entendre. Pourtant les écouter, se laisser halluciner au besoin, est la première des éducations sensibles. C’est d’ailleurs ce que le narrateur annonce dès le tout début du livre :

La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé ; et c'est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu'on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir. (RTP, I, 36-37)

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1  Jean Starobinski, L’œil vivant. Essai (Corneille, Racine, Rousseau, Stendhal), Paris, Gallimard, 1961.

2  Jean Starobinski emprunte notamment à l’œuvre de Rousseau l’expression dont il fait son titre. Ibid., p. 20.

3  Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 13.

4  Jacques Derrida, « La double séance », La Dissémination, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 200-318.

5  Didier Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1985.

6  G. Bléandonou, D. Savet (auteurs-réal.), Le moi-peau : un entretien avec Didier Anzieu [1991], Lorquin, Centre national audiovisuel en santé mentale, 2010.

7  Jean-Pierre Richard, « Proust et la demeure », Littérature, n° 164, 2011, p. 83-92, ici p. 88.

8  « N’ayant plus d’univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m’entouraient, qu’envahi jusque dans les os par la fièvre, j’étais seul, j’avais envie de mourir. Alors ma grand-mère entra ; et à l’expansion de mon cœur refoulé s’ouvrirent aussitôt des espaces infinis. » (RTP, II, 28)