Ah, le combat féroce de la genèse ! (APP, 114)

1. Le dossier de genèse

1.1 Description

Le dossier de genèse des Carnets de Patmos et composite et assez désordonné. Le fonds Gaspar n’a pas encore été inventorié, ce qui explique que dans un dossier appelé « Carnets de Patmos », on trouve plusieurs archives et dactylogrammes relatifs à différents ouvrages : les Carnets de Patmos à proprement parler, le recueil Egée.Judée et l’ensemble de proses à caractère diaristique intitulé Feuilles d’observation. Le dossier se compose de quatre ensembles de documents. Le premier, d’une trentaine de feuillets, ne comprend qu’un extrait repris dans les Carnets de Patmos, le reste concernant d’autres ouvrages. Le deuxième dossier comprend les différentes versions des chapitres des Carnets, le troisième des documents, cartes et photocopies des sources consultées par l’auteur, le quatrième des épreuves (montages et collages). Sur le plan matériel, ce qui frappe tout d’abord est la variété des supports : on trouve différents formats de feuille (21 x 27, A4, 21 x 15, 27,8 x 21,7 et même 32,9 x 20,8) pour le schéma. Les papiers utilisés sont souvent de nuance et de grammage différents, certains comportant même un filigrane, ce qui indique que les différentes strates d’écriture se sont étagées sur plusieurs années, ce que confirme le changement de format. Le dossier comprend aussi un schéma dessiné sur une feuille de cahier arrachée. Cette feuille provient d’un petit cahier manuscrit de format 20 x 16, intitulé « Patmos 1980 », dont seules les onze premières pages ont été utilisées. On trouve encore six feuilles manuscrites collées entre elles par leur bord supérieur, vraisemblablement arrachées d’un bloc-notes, et une enveloppe adressée à Lorand Gaspar émanant du Ministère de la Culture. Plusieurs feuilles de la première liasse sont des copies carbone à l’encre noire des originaux qui figurent dans le dossier, et un poème est la copie carbone, à l’encre bleue, d’un original absent. On trouve aussi, dans le deuxième dossier, des photocopies et même un jeu d’épreuves de la NRF. Pour l’essentiel, ces documents sont des dactylogrammes tapés en recto simple, sauf une exception. Une partie significative de ces dactylogrammes est annotée à la main. Le verso de quelques feuillets est utilisé comme brouillon manuscrit : on y voit que l’écriture (très belle) de Lorand Gaspar est hâtée, et pas très lisible. Sur l’enveloppe, on trouve des notes « à la volée » inscrites à la fois dans le sens horizontal et vertical. L’écriture des deux groupes manuscrits, le bloc-notes et le cahier est quant à elle, claire, aérée, et tout à fait lisible.

1.2 Datation

La datation des documents peut se faire de plusieurs manières : soit directement, parce que les feuillets portent une date, ce qui est le cas du bloc-notes : « Athènes, 1972 », du titre du Cahier « Patmos, 1980 » ou de celui qui figure en haut à gauche de certains feuillets « Patmos, 1978 ». Le format 21 x 27 nous renseigne également sur le fait que certains fragments rangés dans le dossier « Patmos » ont été écrits probablement avant 1970. La série de trois feuillets 21,7 x 27,8, trois poèmes, rappelle beaucoup la tonalité des poèmes du Quatrième état de la matière et de Gisements, parus respectivement en 1966 et 1968. Ce que confirme un feuillet dactylographié du même format, intitulé « Amorghos, monastère de la Panaghia », et daté du 23 septembre 1965. Il existe donc plusieurs strates d’écriture, qui se sont étagées sur une période de vingt à trente ans, se sont dispersées dans différents ouvrages et témoignent du souci constant qu’a l’auteur de reprendre ses textes pour les améliorer. Des notations internes aux Carnets permettent de situer la période d’écriture, comme « en ce mois de juillet 82 ». Il existe également plusieurs strates d’édition : les Carnets de Patmos, accompagnés des photos, ont paru au Temps qu’il fait en 1991, mais le premier chapitre, « Allegro ma non troppo », avait déjà été publié en dans la revue Sud en 1986 et portait le surtitre « Patmos, 1960-1985 ». Le troisième chapitre, « J’attends l’aube » a été publié dans la NRF de décembre 1988 sous le titre « Journal de Patmos ». Dans les deux cas, les textes ne comportaient pas de photographies. Cette pratique de prépublication partielle est tout à fait fréquente chez l’auteur, qui a fait paraître nombre de poèmes et la plupart de ses textes en prose en revue avant de les regrouper en volume. Elle correspond aussi à une certaine esthétique, qui le pousse à privilégier des textes courts, voire des fragments, comme on en trouve dans Approche de la parole ou Feuilles d’Observation. Comme d’autres ouvrages, les Carnets de Patmos est un regroupement de textes ; on n’y constate pas de modifications par rapport aux versions publiées en revue. On peut donc supposer que ces notations grecques ont été considérées par l’auteur comme suffisamment travaillées — nous allons voir le détail de leur élaboration —, pour être reprises telles quelles. L’élément nouveau introduit par ces Carnets est donc bel et bien l’adjonction de photographies, qui confèrent une nouvelle dimension au texte.

2. Ce que les manuscrits nous enseignent du travail gasparien

2.1 Ajouts, suppressions et modifications

L’auteur, qui est chirurgien, considère le texte comme une sorte de matériau vivant, qu’il faut sans cesse travailler, élaguer, émonder, pour le mener à maturité. Tous les dactylogrammes comportent des ratures effectuées durant la frappe (mots barrés par des séries de X) et plusieurs feuilles portent des corrections manuscrites (parfois deux séries dans la même page) effectuées au crayon ou au stylo noir ou bleu. On trouve également des ajouts manuscrits en bas de page. Les corrections peuvent être des réécritures, des ajouts en marge (assez rares, excepté dans l’un des feuillets), des changements de mots, barrés et récrits au-dessus, des insertions. Mais l’on pourrait, en reprenant les termes de Freud, dire que l’écriture gasparienne opère principalement par « condensation et déplacement ». Lorand Gaspar ajoute peu, très peu, mais supprime beaucoup : on trouve surtout des deleatur, phrases entières ou paragraphes barrés ; l’ensemble des textes rejetés peut représenter jusqu’à 90 % de la page. Des paragraphes complets sont barrés au crayon ; à l’inverse, dans une page, l’un d’eux peut être souligné d’un trait vertical dans la marge, comme si lui seul devait être conservé. De plus, l’écriture opère nombre de déplacements et de recompositions : certains des paragraphes sont annotés d’un « ailleurs » et l’un d’un « ailleurs autrement ». Une partie importante des archives du premier dossier est inédite, y compris le bloc-notes et le cahier ; dans les textes dactylographiés, de nombreux fragment sont restés inutilisés. Si l’on rapporte la centaine de feuilles du dossier de genèse aux 26 pages imprimées des Carnets, on se rend compte de l’ampleur du travail de sélection qui s’est opéré. Cela nous est confirmé par le contenu même de ces brouillons, dont le contenu est parfois métapoétique et fait référence à la manière dont l’auteur reprend ces textes. Dans le cahier « Patmos 1980 », il écrit : « Depuisquinze jours que je m’escrime à donner une forme qui me satisfasse à un assez long poème écrit il y a cinq ou six ans, je ne vois guère la lumière. Je pensais d’abord qu’il me suffirait de simplifier, de resserrer un peu, que ce serait facile. Puis, comme d’habitude, en changeant un mot, en enlevant une image, en remodelant une structure, on s’aperçoit que plus rien ne va. Et de jour en jour je m’enfonce, je pétris, je me débats. » La succession des brouillons porte trace de cette lutte : elle montre comment l’écriture s’étoffe en se resserrant.

2.2. Un exemple d’élaboration : le chapitre 2

Un bon exemple nous en est fourni par le début du chapitre 2 des Carnets, dont on trouve quatre versions. Le dossier de genèse ne comporte pas de manuscrit, mais nous émettons ici l’hypothèse, confirmée par l’auteur, qu’elle s’appuie sur une version manuscrite préexistante. En effet, dans le dossier 1, les feuilles de bloc-notes manuscrites sont insérées dans une enveloppe pliée, sur laquelle il est écrit « A taper et à revoir », ce qui semble être une pratique coutumière de l’écrivain : ce dernier nous également précisé avoir confié certaines de ses frappes à une secrétaire. La première version dactylographiée, que nous appellerons B1, a tout d’une ébauche tapée par le poète lui-même, au vu des nombreuses corrections opérées durant la frappe : elle représente l’équivalent de 21 lignes de texte, avec une écriture que l’on pourrait dire d’« options ouvertes ». Plutôt que de faire un faux-départ, l’auteur préfère aligner deux ou trois substantifs, entre lesquels il choisira ultérieurement : « aux formes abruptes / sauvages » (l.3), « construisent / forment des cavernes » (l.4) ; ou encore, il propose deux graphies “ Yénoupa (Ghénoupa) ” (l.2) Ce procédé disparaît totalement des versions ultérieures, ce qui prouve bien que nous sommes en face d’un état très précoce de l’écriture, encore tâtonnante, qui se cherche au fur et à mesure de sa progression. Ce premier brouillon comporte 13 ratures dactylographiques, c’est-à-dire des mots barrés par une série de xxx et un ajout à la main. Il comporte également plusieurs erreurs de frappe, ce qui semblerait indiquer que l’auteur en était à une phase active de création et ne souhaitait pas s’interrompre pour une rectification immédiate. La deuxième version fait 28 lignes : elle s’est donc étoffée. Elle ne comporte plus que 8 ratures dactylographiques, mais atteste tout de même que le travail de reprise n’est pas qu’un recopiage ou une mise au net de la version antérieure. Le poète continue à chercher le mot exact, la formule plus imagée : il remplace ainsi en cours de frappe un autre endroit par un lieu moins sauvage (l.20). Au lieu de choisir entre abrupte et sauvage, proposées dans la première version, il opte pour un troisième adjectif, tourmentée. Il barre une phrase entière pour la remodeler tout de suite après. Les ajouts sont essentiellement d’ordre culturel : Lorand Gaspar commente l’origine du nom de l’anachorète Théotkistos, ajoute qu’il vient de Tyatire. Dans cette phase, l’écriture se précise, à l’aide de petites modifications : il n’était pas très loin devient il n’était pas très éloigné. En même temps, elle prend une valeur presque déictique, resituant le geste et la parole. Spiros m’a raconté (B1, L.8) devient C’est là, me disait un jour Spiros (B2, L.7) Ou elle insiste sur le caractère presque légendaire de la personnalité de l’anachorète : « Mais c’est une longue histoire que j’ai appris à connaître d’abord à travers les anecdotes que me racontaient les pêcheurs ». (B2 15-16). La troisième version travaille davantage la dimension métaphorique : ajout d’une comparaison (« tels des points de suspension » [l.2]), contraction d’une image (« on voyait d’ailleurs sa tête émerger sous la forme d’une rocher arrondi » [B2, L6] devient « on pouvait voir sa tête pétrifiée surgir des flots » [B3, L7]). Bien qu’il s’agisse d’une troisième version, elle comporte encore 8 ratures, attestant d’un constant travail de reprise. Enfin, une photocopie de B3 comporte, dans le premier paragraphe, encore deux modifications au crayon : on peut penser que l’auteur a été forcé de s’interrompre dans ces annotations, qui auraient sans doute pu continuer.

2.3. Conclusion des observations

Les manuscrits de Lorand Gaspar sont le reflet de sa vie. On reconnaît, dans des notes prises à la volée et les courts paragraphes du premier dossier, la manière de travailler de quelqu’un qui dispose de peu de temps et engrange donc dès qu’il le peut, et sur n’importe quel support,  un matériau d’écriture qu’il retravaillera ultérieurement. En revanche, on retrouve dans ses reprises méthodiques, patientes, presque amoureuses, la minutie du chirurgien. Il parle dans Feuilles d’observation de « cette phrase qu’il faut sans cesse recommencer, non pas pour toucher à une perfection chimérique, mais pour en extirper, exciser autant que possible les bouts mal irrigués, inertes, étrangers. » La façon dont progresse l’écriture des Carnets de Patmos et des autres documents trouvés dans le dossier de genèse révèle un très grand souci de précision, à la fois dans le vocabulaire employé et dans les données historiques ou géographiques utilisées pour nourrir ces Carnets. Les modifications successives traduisent également une vive sensibilité — presque musicale — au rythme de la phrase, tant dans l’écriture poétique que l’écriture prosaïque. Les multiples faux départs, lisibles sous les ratures, peuvent parfois sembler minimes, puisqu’il s’agit de remplacer un déterminant, supprimer un substantif, modifier le temps d’un verbe, trouver un synonyme : « une évidence égarée » devient « un feu égaré », « la pesanteur », « le poids de la terre », « rythmée scandée ». Mais ces micro-retouches contribuent de façon déterminante à la souplesse et à l’aération du texte et ont un impact sur l’équilibre général du style, extrêmement reconnaissable, de l’auteur. En ce sens, les manuscrits donnent à voir une poétique en acte où l’on retrouve l’idée d’une écriture considérée comme un artisanat.

3. Le lien avec la photographie

Regrouper ces textes en leur adjoignant des photographies changer la donne : la démarche leur confère en effet une unité qu’ils ne possédaient pas lors de leur élaboration. Il faut d’abord dire un mot de Lorand Gaspar photographe : même si l’auteur est plus connu dans les cercles littéraires pour son œuvre poétique, il est aussi un artiste photographe à part entière, auteur de plusieurs milliers de clichés, et qui a fait l’objet d’une quinzaine d’expositions dans le monde. Difficile, donc, de poser l’hypothèse d’une quelconque préeminence de l’un des deux modes d’expression sur l’autre chez cet artiste complet : son travail semble relever du cas décrit par François Soulages, qui souligne que « c’est […] parce qu’il est difficile de partager la création que certains [auteurs] font eux-mêmes les photos et les textes ». Les Carnets présentent une configuration intéressante, car le texte possède une existence autonome (dont témoigne sa prépublication en revue), tout comme les images. C’est la jonction des deux qui produit le changement de perspective : on peut s’en rendre compte en réalisant une lecture du texte nu et une autre avec les photos. En effet, l’ouvrage final comporte 11 images, soit quasiment une pour deux pages de texte, c’est dire si la proportion est importante. Mais nous ne sommes pas dans une dynamique d’illustration : d’abord parce que les photos ne sont pas des cartes postales grecques et qu’elles s’attachent surtout à saisir, comme tous les autres clichés réalisés par cet auteur, la lumière, la pierre, la géométrie des surfaces. Ensuite parce que les photos ne comportent pas de légende et qu’il n’existe pas de corrélation directe, de type référentiel, entre ce qui est dit dans le texte et ce qui est montré par l’image. Nul « rapport dialectique maître / esclave ou maîtresse / servante » de l’écrit sur la photo, mais plutôt une expérience d’écriture (du texte, de la lumière) qui s’alimente à la même source d’observation. Les personnages qui sont photographiés demeurent non identifiés et ne sont pas des proches de l’auteur : dans Carnets de Patmos, on croise un adolescent assis au soleil, un pope, une vieille femme vêtue de noir. Cela ne veut pas dire que l’image est dépourvue de toute connotation intime : simplement elle s’inscrit dans une pratique que l’on pourrait dire oblique du discours autobiographique, qui rejoint tout à fait la manière dont l’auteur aborde dans ses textes la question de l’évocation de soi. Lorand Gaspar ne semble pas beaucoup aimer parler de lui : même s’il se soumet de bonne grâce, à l’occasion d’un regroupement des poèmes en volumes, d’un essai critique ou d’un entretien, à l’exercice, il le fait toujours avec une légère distanciation. Le texte qui ouvre le recueil Sol absolu s’intitule « Essai d’autobiographie » et commence par « On m’a dit que j’étais né en 1925 ». L’auteur ne s’y décrit jamais comme une entité purement subjective ou solipsiste, mais toujours en vibration avec un lieu, un paysage, un événement, une histoire. Les Carnets de Patmos sont empreints de l’ambiguïté énonciative qui caractérise la littérature de voyage, où l’auteur, qui assume la relation d’une expérience personnelle, peut en même temps être tenté de « limiter les effusions ou l’intrusion de sa personne dans son récit ». L’observation génétique du texte gasparien nous enseigne également que les remaniements du texte ont la caractéristique d’en gommer les traces de subjectivité trop prégnantes, au profit de la narration d’une anecdote ou de l’accent mis sur une description : Spiros [m’a raconté] (B1,5) devient C’est là, me disait [aj.dit] un jour Spiros (B2). Une annotation manuscrite du texte Amorgos, monastère de la Panaghia dit « A 3 h du matin en sortant de ma chambre minuscule pour aller aux offices retrouvé une terrasse littéralement suspendue entre les étoiles et le bruit très loin en bas de la mer. » On la retrouve dans Egée sous la forme « Réveil à trois heures du matin. Office. Dans la fenêtre minuscule Orion est plus proche que la mer ». Mais il peut arriver, à l’inverse, que l’auteur fasse réintervenir le je, notamment pour souligner des situations de désarroi ou de doute : un épisode relatif à la fosse sceptique qui déborde, raconté en cinq lignes dans le brouillon, est augmenté dans la version définitive d’un « Je me sens totalement démuni », suivi d’une réflexion, dans laquelle on retrouve la curiosité du médecin sur la manière dont le corps humain s’accommode — ou plutôt ne s’accommode pas — d’une odeur nauséabonde.

La réserve gasparienne n’a donc rien à voir avec de la pudibonderie. Mais dès lors que l’homme n’est qu’un rouage de l’immense mécanique naturelle, il ne peut être envisagé qu’en relation avec son environnement, qui le nourrit et qu’il nourrit. C’est pourquoi le discours autobiographique esquive à la fois la relation circonstanciée des actes accomplis et la visée purement introspective, pour se tourner vers une description dynamique de la manière dont le sujet percevant est touché, en bien ou en mal, par le monde sensible. Il en ressort l’expression, on ne peut plus intime, d’un amour immense pour les paysages traversés, d’une tendresse pour certains des êtres croisés, et c’est en cela que la photographie se coule dans le dessein autobiographique. On ne peut faire des portraits aussi chargés de sens sans avoir éprouvé un intérêt, un désir de connaissance, une fascination pour celui que l’on photographie, qu’il s’agisse d’un inconnu sur un marché, d’un bédouin, d’un enfant. En ce qui concerne les compositions, le soin extrême apporté à la géométrie des éléments dans l’image, la captation forcenée de la lumière témoignent du désir de faire partager une beauté dont l’expérience a bouleversé celui qui l’a faite. Grâce au dossier de genèse, on sait que Lorand Gaspar n’a pas procédé pas à l’écriture de ces Carnets avec une trame narrative précise : il n’existe pas de plan de l’ouvrage et chacun des quatre chapitres forme une espèce d’instantané, qui peut concerner aussi bien l’histoire de l’île que des scènes de la vie quotidienne. Cette façon de procéder n’est pas sans rappeler le geste photographique, puisqu’il s’agit bien de la même saisie fragmentaire et métonymique du réel : les Carnets n’aspirent pas à l’exhaustivité ni à la relation circonstanciée d’un quotidien. Leur nature est doublement hybride : ils forment un mixte entre le journal de voyage (dont ils n’ont cependant pas la visée didactique) et le journal tout court, auquel ils empruntent les caractéristiques énonciatives et le caractère méditatif. L’image ajoute une nouvelle ambiguïté générique, en particulier parce que l’auteur refuse d’installer une relation hiérarchique ou mécaniquement corrélative entre le texte et la photo. Les deux éléments nous étant présentés simultanément, on ne peut les envisager de façon dissociée, et l’on est donc conduit à chercher ce qui naît de cette coprésence.

Le livre est alors non pas un recueil de photos, mais un véritable espace de création qui permet l’élaboration d’une œuvre spécifique […] Quand il est réussi, un tel livre est une œuvre d’art. Une dialectique s’opère alors entre le voir, le lire et l’union des deux.

C’est sans doute l’amour des choses et des gens qui forme le véritable trait d’union entre ces deux langages : leur nature hétérogène n’empêche pas qu’ils fonctionnent en parfaite symbiose, parce qu’ils sont emmenés par le même tropisme vers la pierre et la lumière. Le soin apporté à l’élaboration des textes, révélé par le dossier de genèse, témoigne lui aussi que le discours autobiographique n’est pas chez Lorand Gaspar perçu comme un épanchement, ni comme la seule relation d’une intériorité : il révèle un sujet profondément engagé dans le monde, qui cherche à s’y intégrer le plus harmonieusement possible par l’expérience sensible et la parole.