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Pascal Quignard, à travers son œuvre, met en scène le destin fabuleux du texte et plus précisément, le fabuleux destin de l’écriture.
Ecrivain du XXème et XXIème siècle, à l’aune de notre présent d’aujourd’hui et depuis l’origine de l’écriture, il est un écrivain parmi les derniers. Son rayonnagedans la grande bibliothèque de l’humanité est déjà réservé. Pourquoi prendre le temps d’affirmer cela qui est une évidence ? Parce que cela met en perspective ce que Pascal Quignard lui-même fait apparaître dans ses livres : un champ d’expression humaine incommensurable celui de l’écriture rendue publique et ayant pour fonction d’enrichir le patrimoine humain universel de potentialités de lecture et de compréhension du geste d’écriture. Cette œuvre va irriguer les siècles à venir non pas seulement parce qu’elle est monumentale mais surtout parce qu’elle ose, risque et ne cesse, tout en continuant de s’écrire, de se confronter à l’énigme de l’écriture.
Par cette mise en perspective – lisible parce qu’elle s’insinue en fiction et non en didactique – cette œuvre fait événement par l’ampleur de ce dont elle se rend « contagieuse » et parce qu’elle fait intervenir – à la fois – les domaines de la conservation, de la transmission et de la création.
Contrairement à tout ce qui vit et qui est périssable (y compris nous, « frères humains »), le texte vit mais n’est pas périssable. Par delà son support, il peut toujours re-surgir : sa perte n’est jamais irréversible, une transmission ici ou là même partielle, partiale, subjective peut toujours intervenir. « Dans le livre quelque chose de vivace continue de s’adresser » dit Pascal Quignard1.
Qu’est-ce qu’écrire ? C’est laisser des traces, pour les autres, de la pensée humaine. Ecrire c’est passer le présent d’une pensée vivace à l’acte de la mémoire, d’abord courte du temps, futur qui deviendra le passé, puis la passer à l’acte de l’immémorial.
Qu’est-ce que lire ? C’est transférer une pensée passée à l’acte du présent. Quignard écrit le lire présent du passé : il passe ainsi à l’acte du jadis, concept qui traverse l’œuvre avant qu’il ne soit énoncé comme tel (dans Sur le jadis). « …lire […] permet d’entendre une voix qui traverse les siècles. »2, dit-il. « Lire est une expérience naissante à chaque fois »
Outre ce nouage serré entre lecture et écriture, l’œuvre de Pascal Quignard expose, en singulier fictionnel, une anthropologie de l’entrée dans le langage et une anthropologie du geste d’écriture.
Deux périodes partagent mon propos. La première suit Pascal Quignard dans son œuvre, dans ce qu’il dit qu’il fait ou dans ce qu’il dit qu’il cherche : le liseur écrivain, l’historien des oubliés, le philosophe du langage et du temps, l’anthropologue du geste d’écriture. La seconde ouvre les coulisses et tentera de faire apparaître, à travers un arrêt-sur-texte, la façon dont son écriture s’élabore avant de se présenter à la scène publique : ce qui se passe en avant-texte relève de l’ici et maintenant du travail de l’écriture. Dans les traces laissées sur le manuscrit du conte Fête des Chants du Marais, nous verrons quelque chose de la façon dont s’engendre, dans l’écriture, la mise en perception du jadis3.
Le détail que l’on va regarder sur le manuscrit – et tout détail en général – n’évite l’anecdotique que par l’ampleur et la profondeur de l’espace qui le porte. En l’occurrence, c’est l’ampleur de l’œuvre qui oriente l’attention que je porte aux manuscrits, d’où l’indication des bornes de mon cheminement jusqu’à ceux-ci, dans la première partie.
Pour le dire autrement, le pointage d’un point temporalisé en traces graphiques d’écriture prend place, chez Pascal Quignard dans un enchâssement jadisien jusqu’au pré-natal ; la première partie se doit donc de présenter la généalogie de mon regard sur la scription.
L’écrivain écrivant dans son oeuvre
Le lecteur écrivain.
Tous les thèmes de l’œuvre se rapportent au lire et à l’écrire (de la langue, au geste, à la posture). « Ce que le langage oral ne peut dire, voilà le sujet de la littérature. La lecture aussi, c’est être dans le langage en se taisant »4
L’écriture et la lecture distinguée mais indissociablement nouées s’inscrivent dans la dimension fictionnelle de l’oeuvre et dans la matérialité même l’écriture. Ce nouage prend place lui-même dans un nouage plus englobant du dire sur le langage, de son inscription dans une multi-langue et dans la différence sexuelle.
L’amour sexué (toujours), la musique, les relations parler/mutisme, parole/silence le plurilinguisme immémorial (langue mortes et langues vivantes pour soutenir une lalangue singulière et actuelle), tous ces thèmes s’écrivent dans un lyrisme passionné qui ne s’exprime pas sous un mode sentimentalisé, mais sous celui d’une profonde fermeté convaincante.
L’œuvre – fictionnelle – met en scène le langage lié à la sexuation et à la sexualité, en mot agissants, troublants. La figure de l’autre, l’autre de son propre sexe, l’autre de sa parole fait référence inévitable. La fonction de l’écriture via la lecture doit troubler, autant que le trouble sexuel, ne plus réfléchir mais penser et jouir des mots et de leur chair en même temps.
Pascal Quignard joue sur les frontières qui séparent les genres. Ses ouvrages empruntent des voies qui prennent à bras le corps désir de fiction et besoin d’élucidation du savoir, poésie de l’immédiat et perspective du temps immémorial, érudition la plus actuelle et monde abrupt des mythes. Dans les Petits traités, dans Le Dernier Royaume mais plus encore dans Vie secrète, le lecteur rencontre tour à tour ces formes : pensées dis-jointes, méditations interrompues et retrouvées de place en place, effilochage du dire mais aussi énoncés péremptoires. Vie secrète est exemplaire de cette hybridation :
« Je cherche à écrire un livre où je songe en lisant.
J’ai admiré de façon absolue ce que Montaigne, Rousseau, Stendhal, Bataille ont tenté. Ils mêlaient la pensée, la vie, la fiction, le savoir comme s’il s’agissait d’un seul corps.
Les cinq doigts de la main saisissaient quelque chose. »5
« Comme si roman et spéculation se rejoignaient soudain, je désirais qu’il n’y eût plus de distinction possible entre semence animale, sève végétale, rêve des homéothermes, souvenir crypté des êtres du langage, hallucination diurne, mensonge, fiction, prédation vitale, quotidienne, solaire, spéculation obstinée. »6
Le désir est d’écrire sous ce mode des Correspondances baudelairiennes et de faire entendre sons, couleurs et formes mais aussi l’intérieur et l’extériorisé, le primaire et le sensé, l’antérieur et le postérieur, par le toucher de l’œil qui lit, par ce « regard de l’arrière des yeux » qui rend voyeur de ce monde insaisissable parce qu’immédiat et immémorial à la fois. « …depuis que j’écris je cherche avec difficulté à trouver un genre. J’ai toujours eu du mal à écrire des romans qui ne soient que des histoires, des essais qui visent une seule idée, qui défendent une cause valable pour plus d’un homme. Avec les Petits traités, série de textes divers qui s’enchaînaient autour d’une recherche étymologique, j’avais sans doute trouvé quelque chose. Mais les Petits traités restaient dans la réflexion et ne me permettaient pas d’introduire du faux, du fictif. Ce que Freud appelle “halluciner”. Car notre pensée vient du rêve. Elle procède de cet “halluciner” du nourrisson. C’est ce faux-là qui m’intéresse, celui de l’autobiographie. J’ai ainsi éprouvé un grand plaisir à introduire de la fiction, à revenir au plus ancien de la narration qui est le conte. Pour la première fois je peux nourrir ma réflexion de contes, comme les peuples les plus primitifs. »7.
Comme des apologues, les contes instaurent un monde partiel mais authentique, symbolique et dense, dru de réalité et irréel de vraisemblance : un monde dont on ne peut sortir que troublé. Le conte, en ce sens est un genre où l’immémorial s’expose hic et nunc.
Car le conte – abrupt – ne triche pas. Ainsi l’histoire de Bernon et de Marcellin dans Fête des Chants du Marais8nous laisse dans l’irréparable ; irréparable de la perte de la voix mais, au-delà de cette perte d’objet, l’irréparable, le manque.
De nombreux éléments textuels sont utilisés par Pascal Quignard,souvent à l’intérieur d’un même livre : « Terrasse à Rome […] est un livre difficile. Chaque chapitre relève d’un genre littéraire particulier : déposition, lettre, conte, tableau, dialogue… Ce n’était pas facile à faire et personne d’ailleurs ne s’en est rendu compte ! c’est un livre que j’ai beaucoup aimé écrire car il met sous les yeux une manière de procéder qui est la mienne. » 9
Parmiles éléments textuelsprivilégiés, il faut relever le fragment. Le fragment, casse le systématique et permet la dis-jonction. La dis-jonction met l’accent sur l’individualité de chaque fragment, sur leur singularité, sur l’éclatement du temps au rythme du désir. C’est la nudité du dit qui est visible, sa « dénudation » (pour reprendre une notion avancée dans Vie secrète) et non la perfection d’un capital narratif totalisant. Dynamique irréductible du fragment : réfractaire à toute structure pré-établie, il peut être réapproprié par le lecteur sans aucune médiation. Un type de fragment souvent utilisé par Pascal Quignard est l’épigraphe ou l’exergue par citation. L’exergue, « espace hors d’œuvre » dit le Robert (du grec ex-ergon), met en appétit mais fait seuil sous la forme d’une porte-fenêtre qui s’ouvre entièrement, sans réserve, sur ce qu’elle donne à voir. Le regard du lecteur n’aura qu’à choisir.
Certes, les contes valorisent le continu d’une narration de droit fil, mais ils sont très individualisés. Un ensemble de contes constitue une narration de l’humanité, fragmentée, infinie, ouverte. D’un conte à l’autre j’y vois cet espace déchiré dont parle Rilke dans une lettre à Balthus et que Pascal Quignard reprend dans Le jadis 10: « Toujours à minuit il se fait une fente minuscule entre le jour qui finit et celui qui commence. Une personne très adroite qui parviendrait à s’y glisser sortirait du temps et trouverait un royaume indépendant de tous les changements que nous subissons. A cet endroit sont amassées toutes les choses que nous avons
perdues. ».11
L’historien des oubliés
Dans la mesure où il expose à la lumière du savoir les dires oubliés d’écrivains, de lecteurs, de graveurs… et les figures qui ont porté ces dires, Pascal Quignard est historien. « Celui qui écrit est un hardi qui rivalise avec les éminents et affecte l’avenir de la parole »12. Il explicite son projet : « Depuis l’âge de dix-neuf ans, depuis le premier livre que j’ai écrit et qui portait sur Maurice Scève, j’aurai cherché à faire revenir au monde des ombres des figures dédaignées, difficiles, fascinantes, ombrageuses, butées, splendides. Scève, Lycophron, Albucius, Labienus, Damaskios, Guy le Fèvre, Jacques Esprit, Nicole, Racan, Hello, Parrhasios, dom Deschamps, Senèque le Père, Hadewijch. A chacun des livres que je leur consacre la conviction me porte que je vais effacer un peu l’infamie de l’Histoire, réparer l’erreur, apaiser l’errance, arracher le langage à son destin de calomnies, de bégueuleries, de paix, de chantonnement aigre, de gémissement tremblant, assourdi, chevrotant. »13
Ce faisant, P. Quignard cumule du savoir et en crée dans l’histoire et en particulier dans l’histoire de la littérature, il enrichit le patrimoine de l’écrit universel et immémorial : son rôle d’historien est de redensifier le passé de jadis, son rôle est d’islander le passé si l’on suit sa métaphore de l’Islande comme terre immémoriale… encore14.
Tous les laissés-pour-compte de l’Histoire sont susceptibles de trouver voix grâce à lui, la voix, silencieuse de l’écriture. En cela l’historien est historien autobiographe, méta-énonciateur de sa propre lecture des lectures antérieures et, lyrique, il se détache de l’historiographie traditionnelle. Ceux qu’il choisit apparaissent souvent comme ayant une fonction de miroir ou de modèle pour lui : la fonction historienne ne prend valeur que de la charge d’admiration singulière qu’elle anime. L’histoire de la littérature doit rester vivace et se transmettre quasi ataviquement.
Son écriture contribue ainsi à la constitution du patrimoine littéraire de manière "naturelle" « …le mot mission me gêne. Je lui préfère celui de « contre-don » ou de vengeance, qui consiste, comme je le fais depuis que j’écris, à arracher à l’oubli des œuvres et des auteurs victimes de l’injustice des communautés victorieuses, de l’incuriosité des historiens ou de celle des conservateurs. (…) Il y a des contributions qui emportent la vie et presque la justifient. Il y a un plaisir à dire de façon absolue sa gratitude. »15
Pascal Quignard n’est pas historien du passé, il est historien en acte d’écrire sur l’écrit ; voix méta-énonceuse où les héros sont dénudés, leur histoire dis-jointée de l’Histoire consacrée qui les a ensevelis. Pascal Quignard est un historien de l’attention singulière, de la lecture solitaire et créatrice de l’autre qui a déjà écrit. Il parle de lui lorsqu’il parle d’Annaeus Seneca : « Aucun sens général ne se présente pour orienter ces formes que plus aucun dessein ne guide : seule la force de chacune les a élues dans l’esprit d’Annaeus Seneca par deux fois ; la première quand elles le frappèrent au moment où il les entendit dans son adolescence ; la deuxième, quand sa mémoire miraculeuse les a fait revenir et qu’il les a notées. »16
Dans le conte Fête des Chants du Marais, certes il situe le texte dans un passé précis, les dates et cadres sociaux sont présents, cependant, l’histoire qu’il transmet est celle non pas du meurtre d’un Réformé par un Catholique mais d’une passion brutalement frustrée pour la voix enfantine, c’est le tragique de la perte de la voix, c’est l’insupportable de l’éloignement de l’enfance. C’est l’enfant Bernon qui est tué par Marcellin grandi. L’histoire est une histoire de haine/amour, singulière, immémoriale qui affecte le sujet. L’Histoire a bon dos, nous dit le conte, les haines sociales et collectives sont saturées de l’incompréhension tragique de ce qui se passe en nous, en chacun de nous et que nous n’osons pas regarder en face, affronter. On tue l’autre de nous croyant qu’il nous a pris la voix que nous avons perdue. On tue l’autre de nous pour ne pas accepter la perte.
Le philosophe du langageet du temps
Pascal Quignard réfléchit(dans tous les sens du terme)l’écriture et la publication tout en exposant une remontée aux origines sans origine du langage.
« D’où venait cette manie rétrospective au fond de moi qui ne se souciait plus du moi ni même de l’empreinte reçue d’une langue et d’une civilisation ouverte à jamais au plus lointain ?
Comme dévérouillée au plus lointain ? Offerte à la perception pure ? Abandonnée à cette attention qui oublie le sens de ce qu’elle voit et perd le temps en même temps que le langage ?
D’où venait ce goût pour l’odeur du passé et pour la luisance du jadis qui, elles, loin de me lasser jamais, me passionnaient partout dans ce monde ? »17
Pascal Quignard écrivant ne traverse pas le temps, il le réfléchit dans le miroir incommensurable du jadis. C’est ainsi que ce qu’il pense c’est l’insécurité du langage et de la pensée devenue parole et silence dans l’écriture. Rien ne peut se dire du monde ou du langage sans le langage. Le silence et l’avant langage ne peuvent se dire qu’en langage : Pascal Quignard met cela en écriture tout au long de son œuvre. De même que le rêve ; nous savons que nous n’avons accès au rêve que par le récit du rêve. Quand Pascal Quignard dit qu’il écrit encore, si j’ose dire, le rêve à la main, il sait que de l’hallucination, matériau de son écriture, il n’en connaît la teneur que par le fait de l’écrire, en l’écrivant. La voix vive n’est transmissible que verbalisée.
La perte irréparable se tient là : tension vers l’au-delà de l’écriture, nécessité de l’écriture pour témoigner de cette tension à l’attention.
Le langage n’est pas chez lui un instrument, un véhicule, il en montre l’impossible extériorité : même ce qui a été vécu – dans le temps d’une vie – avant le langage, prend place dans le langage dès que l’on se propose d’en rendre compte.
« Il me restait à cerner dans un troisième volume (Sur le jadis) le côté abyssal du temps, le temps qui se déchire constamment entre ses deux pôles : le passé et le jadis, c’est-à-dire le temps social et le temps intime de l’individu. »18 Le jadis c’est la compréhension de l’écriture dans l’irruption du langage et de son lien à la sexualité et à la mort, la compréhension du lien entre lecture et écriture. Lorsque Pierre Michon énonce : « Quand j’écris, je n’ai pas peur de la mort. Quand je lis, j’ai peur d’elle. »19, il exprime, sans doute, la même chose que Pascal Quignard : « Ecrire désire, lire jouit »20.
Le jadis c’est l’obstination. Le langage c’est l’obstination. Le refus du langage ne nous en abstrait pas pour autant et le silence, tant qu’il est perçu comme silence est encore du langage. Je considère que le jadis c’est le langage dont, selon la célèbre formule lacanienne, il n’y a pas de méta. Le jadis n’a pas de meta, la faculté de langage s’y superpose dans son pré-langage ou dans son actualisation alors forcément temporelle. L’écriture c’est l’obstination à penser-sentir cela et à le transmettre. « Ecrire ce n’est pas donner. Ecrire c’est chercher dans sa tête avec un crayon. C’est avancer avec un stylus. C’est chercher ou bien ce qu’on ignore ou bien ce qu’on a perdu avec ce qui manque ou ce qui feint de se substituer à ce qui manque » 21
La philosophie de Quignard est celle qui fait prévaloir la littérature sur la construction d’un système de représentation. Faire prévaloir la littérature c’est renouer avec la « rhétorique spéculative », autrement dit, la parole associative qui accepte – et donne à voir, donne à lire – l’intéraction mouvante et complexe du mental, du sensuel et du verbal. Le rhéteur, ou l’écrivain, plonge dans le langage dont il sait que la pensée est issue. Le philosophe croit fabriquer de la pensée et pouvoir la mouler ensuite dans le langage instrumentalisé : il impose un système qui ne peut plus convenir au singulier, le penseur insécurisé du langage, lui, s’accroche aux mots, aux noms qui le sollicitent. Quignard n’utilise pas de « concepts » à proprement parler. S’il les utilise c’est en tant que mot servant à transcrire quelque chose de lui en train d’écrire. Il les utilise en écrivain, en "fictionneur" ; il ne les renvoie pas à des systèmes qui s’entrecroiseraient ou s’affronteraient, il les utilise en tant que passeur d’un dire immémorial, en tant que transmetteur de chair langagière. « Le mot sur le bout de la langue » c’est le mot fait chair au point de manquer en tant que tel et de nous rappeler à la chair de tout usage du langage. Quignard ne se contente pas d’être lyrique22, il laisse ce lyrisme se prendre (comme "prend" la glace) à l’intérieur d’une pensée, d’une ré-flexion, dans une anthropologie de la création humaine.
Arrimer les mots, autofictionner le récit en disant je, c’est prendre en charge sa conduite aventurée et fragile. « Dans la philosophie, ce que je hais, c’est le fait qu’on ne puisse pas dire "je", le fait que cela s’apparente à un enseignement social. »23 « …on est aussi contemporain d’une paroi de caverne préhistorique que des gens qu’on a près de soi. La vague qui émerge ramasse tous les morceaux dans un indicible désordre. (…) En réalité je me sens contemporain de tout ce qui est perdu, du perdu. »24
L’écrivain-écrivant est le contemporain de l’affolement de haine qui prend Marcellin le Palaiseau sous son emprise, haine qui sera habillée par les autres de religiosité alors qu’elle intime à Marcellin de retrouver, à tout prix, sa voix – d’enfant – perdue.
Le langage fait lien entre la vie et la mort, plus exactement les sépare. Et, la séparation est un lien.
L’anthropologue du geste d’écriture.
Le tome III des Petits traités met en scène l’apparition du livre après celle du codex. L’histoire de son évolution et de sa matérialisation y est retracée au gré d’une réflexion singulière sur l’autonomie réciproque de l’écrit, du lisible par rapport à ce qui ne pouvait auparavant qu’être entendu. « L’apparition de l’écriture ravala la parole, bouleversa le monde, accrut l’absence, permit à des langues qui n’étaient plus parlées depuis des siècles de communiquer encore, de convaincre, d’émouvoir […] »25
Mais par delà cette anthropologie de l’écrit, Pascal Quignard met en scène l’écriture : le geste et la posture d’écriture. En suivant ce qui est présenté à travers l’ensemble de l’œuvre quant à la genèse d’un texte, à la création d’un livre, je me suis représentée les strates suivantes :
. Le jadis dans lequel on baigne
. Naissance qui nous ouvre au langage. Ouvrir est ici à prendre dans tous les sens, corporellement (« nos oreilles n’ont pas de paupières »), et mentalement. Nous ouvrant au langage, elle nous ouvre aux signifiants.
. Fermentation de l’enfance
. Rumination de la langue en nous et de nous sur la langue : le lire – la solitude.
. Ecrire : - trouver un pays (intrigue)
- utiliser un « pays dépaysant » : la langue
- se donner au spontané, à l’insolite
. re-lire : éprouver la solitude et l’éloignement du monde
. Laisser reposer
. Relire pour le bon à tirer
La scène originelle.
«Quand il m’arrive de noter des mots ou au crayon ou à l’encre sur la page, c’est suivant un mouvement qui est d’autant plus impérieux qu’il est sourd et aveugle à ce qu’il fait. Sous la pression d’un "point" poignant le centre du corps. "Point" comme l’extrême faim peut creuser le ventre. Tension et hâte comme dans le désir, au moment où le sexe bondissant est proche de la contagion sans recours : la certitude d’une nécessité dépourvue de nécessité »26
La posture.
La lecture ne se fait jamais dans une bibliothèque, plutôt dans le jardin.
L’écriture, la première, le premier jet, dans le lit, au bord du rêve, encore halluciné
« A la main, couché, stylo à encre ou bille, au crayon, m’éveillant (fin de la nuit + aube), sortant du rêve.
Puis je tape et corrige à la main etc…. Une vingtaine de sorties jusqu’à l’absence de correction. Puis un an au moins pour laisser sécher. »27
La scène du geste chaque fois recommencée.
« Il faut savoir cueillir aussitôt l’image prête à se dissoudre. Une œuvre est pour ainsi dire manquée si sa rédaction est différée »28..
« Je touche la page. Je m’hébète dans le silence. Je défère à tout ce que ce besoin ordonne, sans savoir où il entend conduire. Je ne pose jamais de questions au silence. On n’interroge pas avec des mots l’autre du langage. Je deviens plus impétueux à obéir les yeux fermés à ma propre nuit. »29 Tout le VIème traité est consacré à la pagina.
« La décomposition de tous les sens dans les lettres qui les écrivent, le trouble qui en naît, la vacillation du bout de la plume qui écrit entièrement dans l’ombre de la faute lapsaire, le contact même avec l’orient de l’oral et la désorientation de l’écrit, tel est le "sens" de la littérature.
Un sens décontextualisé, inorienté. Aussi inorienté que le temps qui naît du langage.
Un sens qui perd pied et se renverse sur le dos dans sa source. »30
L’écrivant grapheur- graphé.
Genèse de l’écriture
« La genèse renvoie au développement du corps hôte vivant dans la mère hôte.
La volupté est plus originaire que le natal.
Sans cesse il faut remanier les commencements dans l’origine qui les déclenche et les replonger dans le jadis qui les fonde sans qu’aucune direction les conduise ou les perpétue. »31
L’énonciation s’élabore sur deux dimensions : la langue et la manuscription. La référence à la langue permet d’expliciter les choix (lexicaux, syntaxique) de l’écrivant ; la manuscription inscrit ces choix dans leur succession c’est-à-dire dans le temps de leur élaboration génétique. Dans le travail d’observation d’un texte en gestation sur un manuscrit, ce qui est examiné outre l’ordonnancement sémiotique, c’est la suite génétique des repentirs et corrections qui sont des traces de l’élaboration énonciative d’un texte, soit du processus de création. Mais, nous avertit Pascal Quignard :
« Le lecteur qui saisit un livre est dans l’incapacité de pressentir la métamorphose qui lui a donné le jour (le transport de l’incertitude textuelle et manuelle dans sa netteté typographique et physique. Sans doute peut-il évoquer celui qui l’écrivit, s’interroge-t-il sur ce qu’il prétendit faire etc., mais seul le liber, l’opus est questionné, à l’extrême rigueur le scriptum : non la scriptio, non la contingence et la chimère de l’operatio. »32
Je regarde le manuscrit comme l’archivage du geste psychique d’écriture33. Archivage, cela signifie un ensemble de traces de l’engagement du sujet dans son geste, à reconnaître et à ordonner. Il s’agit bien de traces et non de "pensée". Ces traces permettent, par l’observation du scriptum, d’éclairer la scriptio, autrement dit, le processus de textualisation.
Toute écriture s’inscrit dans le temps. Dépliement du manuscrit sur ses différents états et ordonnancement temporel de l’écriture du texte sont les deux versants indissociablement liés de la critique génétique. L’interprétation consiste à présenter la genèse de l’œuvre comme un processus de travail et d’élaboration rythmé – chaque fois de façon singulière, ce rythme d’élaboration participant au style de l’auteur.
Observer un manuscrit c’est repérer le travail d’ajustage auquel se livre l’écrivain dans ses repentirs successifs, ses coupes ou ses insertions. « Chaque feuille nouvelle renouvelle tout. Chaque folio nouveau au sein des livres recommence absolument. L’ancienne pensée japonaise est le contraire du bouddhisme indien. Ce n’est pas le néant qui hante l’univers mais la vie neuve qui revisite une fois l’an la surface de la terre et l’espace intermédiaire qui est situé entre le soleil et l’humanité. »34
Un seul repentir sur un folio, renouvelle le texte.
Suivons alors la genèse du conte Fête des Chants du Marais.
Le dossier de manuscrits dont je dispose se compose de trois ensembles. Un premier ensemble comprend cinq versions successives (tapuscrits corrigés manuscriptement) ; chaque version est datée par l’auteur et portent le titre de Bernon l’Enfant. Le second ensemble, confié par l’auteur quelques mois plus tard, comprend à son tour cinq versions, toutes datées et qui portent le titre de Fête des Chants du Marais. Au jour où j’écris ces lignes, viennent de me parvenir encore trois versions ; la dernière a été corrigée avant la lecture du conte, par l’auteur, à Cerisy même.
Pascal Quignard « corrige énormément » ses textes. Il y a toujours plusieurs versions et après l’« écriture précipitante » du premier jet, « je relis, je relis, je relis, inquiet, avec corrections, à la main, sur la sortie papier. »35
Le suivi minutieux de la genèse du texte final fait apparaître, parmi beaucoup de détails qui mériteraient une lente attention, d’une part de nombreuses modifications aboutissant à des changements de temps et d’autre part beaucoup de repentirs et d’insistance sous forme d’ajouts ou de substitutions autour des nomination, dénomination, nomination qualifiantes.
C’est autour de ces deux axes que nous parcourrons les manuscrits car nous y retrouvons deux éléments constitutifs de l’écriture de Pascal Quignard. Par ailleurs, il nous permettent de mettre en valeur deux strates, deux facettes de l’écrivain écrivant : le narrateur et l’énonciateur.
Pascal Quignard narrateur.
Créateur de personnages que ceux-ci soient tirés directement d’un réel déjà transmis (réel de la Réalité ou réel discursif) ou bien qu’ils soient élaborés de façon plus imaginaire, Pascal Quignard est écrivain de fiction. « La fiction est plus périlleuse [que l’essai], parce que, tant qu’on est dans son rêve, on ne sait absolument pas si le monde inventé est demeuré à l’intérieur de soi ou s’il est réellement transporté sur le papier. »36 Le lieu des traces manuscrites est là désigné, dans le transport sur le papier. Elles se déposent et tissent les marques du réveil de l’écrivain et écrivent le texte.
Presqu’aucune des affirmations réflexives de l’écrivain ne se fait sans récit narratif qui la soutienne.
« […]Il est possible que tout récit humain soit un mythe qui ne concerne pas les événements de sa propre vie mais que seule la possibilité de la narration la rende vivable. Il faut un nom à l’anonyme.
Toutes les vies sont fausses.
C’est la narration qui est vive, ou vitale, ou vitalisante, ou revivifiante.
Il est possible que les romanciers soient les seuls à savoir l’erreur – puisqu’ils consacrent leur temps à travailler à son errance – que toute narration engendre et l’étrange vitalité qui naît de cette fiction »37
« Il faut un nom à l’anonyme », partons de ce qui se passe autour du nom, dans ce manuscrit.
Sur la version 1 du conte on voit une hésitation réitérée entre Marcellin et Thomas : Marcellin –> Thomas –> Marcellin
Par ailleurs, Marcellin est aussi Le Palaiseau. L’insistance sur cette double désignation se maintient soit par ajout <Marcellin> le Palaiseau soit par suppression : Marcellin du Palaiseau, à quoi s’ajoute la répétition de « qui s’appelait Marcellin »
Face à Marcellin le Palaiseau, Bernon n’a pas d’autre nom que Bernon, il est « dit l’Enfant ». Il y aura hésitation sur « dit » et « surnommé » : Marcellin à la version 2 sera « surnommé » le Palaiseau, Bernon, à la version 9 sera « surnommé » l’Enfant.
Ce qui est plus pertinent c’est qu’au fur et à mesure des relectures (c’est-à-dire réécriture) du texte par l’auteur, Marcellin, surnommé Le Palaiseau, va à partir de la version 3 s’étoffer de « beau » : « bel air », « beauté », « mine florissante », « beau », « bel adolescent », « beau Palaiseau » : une isotopie remarquable.
Bernon demeure nu. Il n’a pas d’autre nom, pas de surnom, pas de qualifiant autre que son être propre, c’est-à-dire son "état" d’être enfant qui possède encore sa voix, voix qu’il va conserver même après sa mort, puisqu’il meurt enfant.
La genèse de l’énoncé de son chant dans les joncs pour se signaler à son assassin est intéressante:
Version 1
Outre le maintien d’une sonore beauté, la genèse signale des insistances dans les repentirs. On voit qu’entre la version 4 qui clôt les hésitations quant à « perdu » et « disparu » et la version 6 s’opère une inversion de « vers » : « Tant que je serai perdu, mon âme persistera à chanter » s’énonce avant « je ne suispas mort, je suis disparu » C’est le perdu qui insiste, qui s’obstine… qui ordonne le chant. Ce perdu est en outre réapproprié par la voix crânienne de Bernon : l’article« un », indéterminant, disparaît au profit d’un attribut directement assujetti.
Pourquoi est-ce que j’insiste sur cette question de la nomination ? Parce qu’elle met en scène, dans ce conte, l’âme de l’Enfant, l’âme de tout enfant. Cette progression dans l’élaboration du texte pour distinguer la perversion (de l’adolescent Marcellin le Palaiseau) de l’innocence enfantine – et sa persistance, son obstination – illustre, en acte d’écriture, la thèse du Jadis. Le Palaiseau vient d’un lieu précis, est dans le temps et ses nécessités existentielles, il a déjà grandi, il est parmi les hommes dont il a accepté le monde. Bernon est « perdu », il est le « disparu », il est l’enfance immémoriale, il est la voix avant la mue, la voix qui est perdue mais qui vient de l’ailleurs maternel, antérieur, voix qui témoigne de l’ante-langagier, de la toujours antécédence.
J’accrocherai, à ces considérations sur le nom, d’autres remarques génétiques : celle liées à la dénomination religieuse.
Dans la version 1, nous savons que le Palaiseau est catholique et qu’il se rend, ensuite pour faire chanter le crâne dans « une ville qui appartient aux protestants ». La version 4 laisse apparaître très clairement l’ajout « passionnément » pour le beau Palaiseau catholique
Sur cette même version 4, nous pouvons remarquer une insistance sur ce thème. Deux repliques sont ajoutées à propos de la ligue ainsi qu’un ajout avec repentir : hésitation entre protestant et Réformé.C’est sur cette version 4 qu’est ajouté définitivement, à la fin « On monte le crâne au g/Grenier des <Réformés> »
Version 4, f°3
Il faut attendre la version 8 pour apprendre, dès le début du récit, que Bernon est « réformé » (et que c’est la raison qui fait qu’il n’a pas obtenu le prix).
Et c’est dans cette même version que le texte insiste sur l’exhibitionnisme catholique : « propagande catholique », « il est catholique, il adore être admiré » qui sera retouché pour être accentué à la version 9.
Version 8, f°2
L’on voit bien que les noms ne jouent pleinement leur rôle séculier que lorsqu’ils sont enrôlés dans une représentation qui les dépasse.
L’inscription du conte dans le siècle, au sens métaphysique, se double de l’inscription dans notre siècle d’aujourd’hui, non plus la Saint-Barthélemy des historiens, mais la Saint-Barthélemy d’aujourd’hui, telle qu’elle est présentée dans Le dernier Royaume.
Le narrer, par excellence – et par essence – est à l’œuvre dans le conte.
« Lorsqu’on rédige un conte, on prend un lieu, un objet, un personnage. Tout cela est précis, mais, en réalité, on ne sait pas très bien ce que l’on fait. Cela a une puissance beaucoup plus forte qu’on ne l’a prémédité. Cela a des conséquences incontrôlables. »38.
La première conséquence est que le lecteur – et mieux encore, l’auditeur du conte – se sent interpellé. Une apparence de familiarité le happe, le trouble. L’extrême rapidité de la mise en œuvre de l’intrigue et l’efficacité narrative capte le lecteur-auditeur qui reste proie du narrateur absent, fictif, intraitable. Pas de pause, pas de respiration, nous sommes entraînés dans le souffle du récit, dans son intimité radicale : pas d’ombre, où prendre le temps de respirer plus profondément et de réfléchir, non, la narration nous emporte : condensation, précipitation. Le travail élaboratif montre la visée de cet affûtage.
Dans Le jadis, Pascal Quignard s’interroge sur les proverbes et remarque que : « leur première découverte dans l’enfance bouleverse l’âme. Leur manducation répétée écoeure absolument. » 39 Ainsi, dans le conte des Chants du Marais, la répétition du seul et même air lasse ceux qui en ont été tout d’abord enchantés. Cependant, cet air, venu du fond des temps, transformé en proverbe dans le temps cité par le conte (1582, 1583), puis transvasé par l’écriture du conte dans l’universel du jadis, cet air – écrit – va à son tour devenir « un langage coalescent [qui] se concrétionne peu à peu sous la voûte du crâne et s’y suspend.
Petites voix hallucinogènes qui, glissant goutte à goutte, creusent petit à petit des espèces de chemins sur la pente vide du temps que le langage découvre.
Cette mise hors du temps du temps est un placement dans le temps des contes. »40
Le titre : Bernon l’enfant, à partir de la version six, se transforme et devient Fête des Chants du Marais. Ce n’est plus le temps de Bernon, c’est le temps du rituel. La Fête est le rituel consacrant la voix qui s’apprête à être perdue ; elle consacre la perte irréparable prochaine de la voix. Elle consacre la Perte : « Rien ne chante »
« Notre vrai nom est sans identité. Notre vrai nom d’avant la nomination linguistique est encore cette impatience temporelle à faire retour. Cette impatience impersonnelle et merveilleuse de faire demi-tour et de rejoindre en toute hâte “l’ombre hôte avant le monde” »41.
Pascal Quignard énonciateur
Au verso d’un carton d’invitation à la séance solennelle du 22/09/1968 de l’Académie Berrichonne à Bourges42, Benveniste écrit :
« L’énonciation installe l’univers du discours. Tout son dispositif vise à cette fin.
Mais un roman a son univers propre, il est l’univers qu’il décrit. Le roman est donc entièrement de l’énonciation ; <dans son écriture même>. »
Ce dernier ajout (écrit avec un stylo différent ) est en différé par rapport au premier jet de la réflexion. Il m’apparaît lumineux en regard de ce que je tente de faire apparaître.43
Enoncer c’est choisir ses mots, construire sa phrase et en cela s’énoncer soi-même, se dire. L’énonciation c’est la forme que prend l’inscription du sujet dans son dire : marqueurs de désignation nommant, en lieu et place du sujet, le sujet qui est dit dans le dire du texte, marqueurs de place dans l’espace de la narration et de position dans les diverses temporalités entrecroisées.
« L’écriture tout à la fois matérialise et rompt en morceaux la langue – jusqu’alors continue, invisible, magique, venteuse, vive, aérienne. L’écriture précipite la langue. »44
L’énonciation c’est la densité même, la saturation : l’écrit, une fois écrit est saturé énonciativement ; on ne peut que le dé-saturer, le déplier pour en apercevoir la complexité mais non le "simplifier" car la forme énonciative fait le contenu et son sens, fait l’écrit.
Le sujet traverse le système de la langue, et en le traversant le « capitonne » dans un système discursif et énonciatif et qui lui appartient. Autrement dit, en traversant le commun à tout un chacun de la langue, le sujet fore sa voie/voix énonciative singulière qui – forcément – s’inscrit en marques linguistiques singulières. A la fois, dans cette traversée, il pioche dans sa « lalangue »45et, à la fois, cette traversée lui permet de la constituer. « Le style n’est pas lié à l’objet, il est lié au pré-linguistique » dit Pascal Quignard46.
Dans l’observation d’un manuscrit, ce qui me semble pertinent c’est le repérage de points d’épinglage entre trois dimensions toujours présentes dans toute expression langagière : l’universel (l’univers de la langue utilisée par l’auteur), le particulier (l’espace langagier de l’écrivain), le singulier (lalangue privée de l’écrivain-écrivant) dont celui-ci n’est pas forcément conscient. Tout dans une phrase de Quignard est travaillé, épuré, concis pour résonner sur la page et dans l’oreille devenue bouche silencieuse pour s’appartenir à soi-même. On pourrait revoir le travail sur les vers chantés par Bernon : « Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer… ».
« Je ne crois pas que le futur soit une dimension du temps. Le futur à mes yeux pourrait être, si possible, extraordinairement mince pour être le plus neuf, le moins préparé, le moins passé possible. Les religions millénaristes ou les dimensions prophétiques ou n’importe quoi de ce genre, c’est atroce, c’est la main qui met le passé sur l’avenir. Je n’aime pas du tout l’avenir sur lequel il y a de la mainmise. »47
Dans Fête des chants des Marais, il n’y a pas de futur. L’élaboration de l’énonciation du temps est fort intéressante. Contrairement aux apparences, l’élaboration temporelle e tient plus du côté de l’énonciatif que des paramètres narratifs. Le temps (modes, temps, aspects des verbes) est le cœur vivant de l’énonciation, structure dynamique et vivace à partir de quoi le reste s’ordonne.
Dès la première phrase, dès la première version, il y a, immédiatement, à la fois le temps donné (ajout, au premier paragraphe, de « à la renaissance » qui ajoute à la précision de la contextualisation temporelle) et la répétition, « tous les ans ». Dès qu’une date est donnée, intervient, à l’intérieur de l’imparfait, le passé simple. Ce cadrage général du départ du récit ne changera pas. Seul « A la Renaissance » sera supprimé à la version huit : c’est la précision d’une inscription culturelle, plus que de temps, qui est ôtée.
A partir du moment où Marcellin guette Bernon, le texte s’écrit au présent. Un seul passage retrouvera le passé simple : la mort et le sang de Palaiseau. Le passé simple c’est le temps de la pulsion, le temps de ce qui advient au corps, à tel corps singulier. Du présent – à l’intérieur du passé (histoire inscrite dans le passé mais action verbale au présent de l’indicatif) – nous en sommes partie non pas prenante mais incluse, le présent c’est l’hic et nunc de l’illimité : l’aoriste.
A cet endroit du texte, après le récit du passage à l’acte meurtrier, aux versions 8, 9 et 10, une élaboration s’opère vers plus de profondeur, d’enchassement du temps, plus d’inclusivité. L’infini toujours possible, sans borne définitive apparaît. En effet, « un mois passe » devient « le temps passe » à quoi s’ajoute « un jour » : le temps et un jour…
La version 9 ajoute à cette suite : « le printemps passe, un jour d’été ».
Version 9, f°1
Parallèlement à ces substitutions et ajouts, dès la version 8, le présent d’après le meurtre est transformé en passé simple.
Ce qui donne en version finale : « Le temps passe. Le printemps passe. Un jour d’été, le Palaiseau se rendit dans une ville qui appartenait aux protestants et qui se trouvait sur la route qui conduisait à la mer. » : l’illimité du jadis sur fond de quoi « le temps passe » et l’inscription ponctuelle du temps de l’action humaine.
Faire la genèse de ce conte c’est faire apparaître la genèse énonciative du jadis. Le temps s’approfondit et s’aiguïse en même temps. Le temps s’enfonce et se projette tout à la fois. Le temps submerge et porte.
Allons juste plus loin, vers le dénouement qui est une remise…dans le temps. A la version 8, « peu à peu » est remplacé par « au fur et à mesure que les jours passent »
A la toute fin du texte, à la version 6, est ajouté, directement à l’ordinateur, « et on le laisse à la poussière »
La boucle n’est pas bouclée. Elle spirale pour demeurer ouverte à la transmission. La poussière du temps va inscrire le temps de ce conte dans le jadis. Mieux, le jadis c’est l’écriture du conte. Le conte est entré dans l’Histoire en racontant une histoire datée. Il a rempli sa fonction historique, entre autre celle d’exposer la haine entre Catholiques et Réformés. Cependant, l’écriture, elle-même du conte, chemin faisant, restitue sa voix au jadis. L’énoncé qui s’élabore ici et maintenant, l’intemporalise, l’immémorialise, puisque, tout en le transmettant comme un apologue, il en dessine l’infini et… l’ouverture à toute lecture. Un lecteur viendra le dépoussiérer.
Avant que… la poussière ne se dépose sur le crâne, on voit apparaître de plus en plus d’alinea : le conte rejoint la scansion poétique et un rythme temporel plus fragmenté. L’alinea est une ponctuation sémiotique qui crée du blanc sur la page, qui recompose les blocs de traces lisibles, recompose la semiosis de la page qui sera lue.
« Les récits mettent de l’ordre dans les événements d’une vie. Ils ont un sens un peu comme un destin. Dans la vie il y a moins de sens !»48 Dans Fête des chants du Marais : cet ordre, la genèse en montre l’impératif : l’ordre du temps et celui de la nomination/dénomination se croisent, structurent la narration autour d’un événement. Ici la perte de la voix à la fois s’étale (temps présent, plus enchâssement du jour dans le mois, dans le temps…, dans le jadis) et se fragmente (alinea).
***
Les traces immobiles et déjà a-vivaces épinglent hic et nunc l’immémorial de l’écriture toujours transmissible. Le manuscrit expose cette perte réitérée et incessante du texte pourtant, déjà là, en train d’être écrit : transparence et opacité.
« Il y a un subterfuge désolant dans la création des œuvres d’art : c’est une dépossession qui n’avance qu’au fur et à mesure qu’elle se détruit. Elle avance sur le vide, ce qui lui donne une sorte d’excitation continuelle. Mais derrière elle, ce n’est plus le vide. »49
Les traces se cumulent en texte, se transmuent en objet de lecture.
« La jouissance devant les excréments et toutes les litterae qu’abandonnent après elles les bêtes qu’on poursuit (poils, sabots, signes) ne se distingue pas de la jouissance de l’hallucination de la bête pourchassée dans ses traces, qui produit la jouissance du décalage dans le temps et sa possession imaginaire, sa fièvre. Le temps se décale.
L’instant est îvre parce qu’il s’enivre de l’expérience aïeule. Il perd la notion du temps au cours de l’hallucination de la bête lue dans ses traces. Il s’enivre de l’excrément du temps que laisse le passage de la bête passée, passé qui oriente brusquement son voyage, qui suit où elle passe. »50
Pascal Quignard décrit là l’espace d’intérêt de l’archéologue qu’est le manuscritologue.
« Que le visible ne s’interprète qu’en référant à l’invisible. Que la trace, le déchet, l’empreinte, le poil, le détail réfère au fauve qui est passé. Que ce qu’on voit mendie un Ce fut, a besoin du lointain, rêve la nuit, circule par l’autre monde, fait fonctionner le sens comme direction d’une course, d’une précipitation, d’un cheminement, d’une errance. »51
« Les traces, par définition, ne sont donc jamais visibles en tant que traces. Elles ne sont visibles que si elles sont cherchées comme des marques de ce qui n’est plus là.
Toute trace est une bête absente, une chasse possible de ce qui ne s’y voit pas. Seule leur attente les découvre. Je pose ces deux thèses : Il y a une lecture en amont de toute écriture comme il y a des signes avant la langue naturelle.
Toujours l’image qui manque précède. […]
Seul le mélancolique chasse sans fin (aoristiquement). Seul il voit sans cesse, partout, la trace du perdu merveilleux, le vestige de la reine, l’empreinte de la "vraie".
Seul le mélancolique porte avec lui la joie arbitraire et foudroyante. »52
Dernière page de Vie secrète :
« Les peintres ? les cartons verts épinard. Les musiciens ? Les boîtes noires luisantes. Les écrivains ? Les mains vides.
Les mains invisibles. »
Dans la question du graphe, du crayon, de la trace, les écrivains rejoignent les peintres. Les musiciens, eux, sont, du point de vue du tangible, dans la création éphémère.
La trace du peintre, dans son contenu iconique et scopique, comme celle de l’écrivain, est trace de désir, de sa recherche, de sa fulguration et de son repentir. La lettre qui va être raturée sur le manuscrit, le mot qui va être biffé, l’ajout fulgurent avant de s’inscrire en repentir.
Alors l’écrivain est-il bien les mains vides ? la médiation du stylus traverse et grave la médiation langagière. Les mains laissent visibles et lisibles les traces de leur passage. Le stylus n’est pas seulement dans la tête, quelque chose s’inscrit sur un autre support que là où en est imaginé l’origine.
« … j’écris parce que j’ai besoin de dire quelque chose que j’ignore ».53 La création par l’écriture permet de poursuivre ce que l’on sait à jamais perdu. Poursuivre, écrire, autrement dit, lire, retrouver, témoigner, transmettre et puis filer la recherche du perdu qui n’est jamais – seulement – une métaphore, c’est pourquoi la création c’est la « joie aoristique »54. Edmond Jabès dit vraisemblablement la même chose : « Je crois que l’acte d’écrire est un acte du futur : on est toujours en avant. Pourquoi ? Parce que l’origine n’est pas derrière nous mais elle est devant. »55
L’œuvre de Pascal Quignard serait le paradigme du vertige de l’écriture. L’œuvre de Pascal Quignard fait métonymie de l’écriture humaine en mettant en scène l'étrange et double intimité de la langue : à jamais étrangère mais il faut en avoir le souci ; notre propre et unique intimité, ne serait-ce que dans le silence, l'attente du mot oublié, la suspension de soi et des autres au « nom sur le bout de la langue ».
Force du dire faillible et insécurisé. Puissance de l’incertitude de l’écriture.
Immémorialité humaine de l’inachevé : pas de fins aux traités, la finition de l’écriture n’est ni la finitude, ni la finalité.
« "Je pense que nous avons fait une expérience lorsque nous ne parlions pas" (Saint Augustin). Nous avons fait l’acquisition du langage, qui s’opère aux alentours de vingt mois, une expérience auditive concentrée déterminante. C’est cette même expérience que l’on retrouve dans la lecture silencieuse et dans l’écriture. Une expérience aux paupières à demi fermées. On fait revivre ainsi un état intérieur. Antérieur. (…) Chaque livre, c’est la vie intérieure couchée sur le papier. On coupe, on n’ajoute jamais, ou alors des contes qu’on intercale. Il faut que ça consonne, que ça "sonne avec" »56.
Relisons :« Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer »
Entrer dans le langage, entrer dans l’écriture : écrire aujourd’hui, hic et nunc, le vivant de l’écriture immémoriale. L’immémorial dépasse l’homme mais seul l’homme peut en dire – en écrire – dans le temps.
Le narrateur de l’œuvre de Pascal Quignard est une sirène qui séduit de sa voix les êtres du passé (lecteur du présent y compris) pour les attirer vers le jadis.
L’écrivain Pascal Quignard se tient au fond d’une grotte fictionnelle hôte du langage et du geste d’écriture.
Guetteur obstiné, Pascal Quignard est le passeur visionnaire de notre humanité et de l’antécédence à notre humanité, visionnaire halluciné, mais non voyant. Non pas aveugle, non voyant, ne voyant pas et c’est pourquoi il continue de guetter.
Le conte57
1 Intervention orale, colloque du Collège International de philosophie, Paris, 18 novembre 1998.
2 Entretien avec Jean-Michel Olivier in "Feuilleton littéraire", Scènes, mensuel d’information culturelle, Genève (Internet)
3 Nous reproduisons en fac-similé des fragments de ce manuscrit (coll. privée) avec l’aimable autorisation de Pascal Quignard. Je le remercie.
4 Entretien avec Catherine Argand, Lire, février 1998.
5 Vie secrète. Gallimard, 1998, 286.
6 Vie secrète. Op. cit., 402.
7 Entretien avec Michèle Gazier, Télérama n° 2747, 7 septembre 2002.
8 Le conte se trouve à l’issue de cette étude.
9 Entretien avec Catherine Argand, op. cit.
10 Sur le jadis. Paris, Grasset, 2002, 222.
11 Image scannée de la version 8 du manuscrit de Fête des chants du marais où ce "passage" d’un conte à l’autre m’est apparu en toute clarté.
12 Intervention orale, colloque du Collège international de philosophie, op.cit.
13 Sur le jadis. Op.cit., 280.
14 Voir Sur le jadis, chap. LXXXVI, Lumière du passé. Op. cit. , 252.
15 Entretien avec Michèle Gazier, op. cit.
16 Sur le jadis. Op.cit., 267.
17 Les ombres errantes. Paris, Grasset, 2002, 167.
18 Entretien avec Michèle Gazier, Télérama n° 2747, 7 septembre 2002.
19 Intervention orale. Conférence organisée par l’ITEM, à l’E.N.S., 2001.
20 Le sexe et l’effroi. Paris, Gallimard, 1994, 246.
21 Pascal Quignard , le solitaire. Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison. Paris, Flohic, 2001, 81.
22 voir, par exemple, ces deux magnifiques pages sur la neige dans Sur le jadis, op. cit., p. 112-113.
23 Entretien avec Catherine Argand, op. cit.
24 Entretien avec Michèle Gazier, op. cit.
25 Petits traités II. Paris, Folio, 1997, 100.
26 XXXIIIè traité, De Taciturnis, in Petits traités II, op. cit., 205.
27 Entretien (écrit) avec I. Fenoglio, à paraître dans Genesis 27.
28 Rhétorique spéculative. Paris, Calman-Levy, 1995, 207.
29 Petits Traités I, Paris, Folio, 1997, 32-33.
30 Sur le jadis, op.cit., 169.
31 Sur le jadis, op.cit. ,56.
32 XXXè traité, Lectio, Petits traités II, op. cit., 124.
33 Cf. Fenoglio I., "Une photo, deux textes, trois manuscrits. L’archivage linguistique d’un geste d’écriture identifiant". In : Langages, n° 147, Processus d’écriture et marques linguistiques. Nouvelles recherches en génétique du texte (I. Fenoglio et S. Boucheron-Pétillon éd.), 2002, 56-69. "Graphie manquée, lapsus écrit, un acte d’énonciation attesté".. In : Langage & Société, n° 103, Écriture en acte et genèse du texte (I. Fenoglio éd.), 2003, 57-78."Écriture en acte et genèse de l’énonciation. D’une rature de l’écrivant-scripteur à la rature–fiction du narrateur" in Littérature et linguistique, Presses Universitaires de Savoie, 2003, 54-61.
34 Sur le jadis. Op. cit, 65.
35 Entretien avec I. Fenoglio, op. cit. Genesis 27.
36 Entretien avec Jean-Michel Olivier, op. cit.
37 Les ombres errantes, Grasset, 2002, 170-171.
38 Entretien avec Michèle Gazier, op. cit.
39 Sur le Jadis, Op. Cit., 165
40 Ibid., 170
41 Ibid., 238
42 Archives Benveniste, BNF.
43 Dans "l’arbre généalogique littéraire" publié lors de la sortie de Rhétorique spéculative dans le magasine Lire vous offrez une branche à Emile Benveniste. Pouvez-vous dire ce que sa lecture vous a apporté ?
Tout y est exposé par la forme d’une narration, d’une parabole, Le mot juste : Emile Benveniste, lui, un des meilleurs écrivains du XXème siècle a toujours échappé au mot de trop. (Entretien avec I. Fenoglio, op. cit.)
44 Traité XI Liber, Petits traités, T.III, éd.Clivages, 1984, 55.
45 Lacan, qui a inventé cette notion, la définit, entre autres, de la façon suivante : «Lalangue sert à toutes autres choses qu'à la communication. C'est ce que l'expérience de l'inconscient nous a montré, en tant qu'il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l'écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi» (Le séminaire, livre XX, Encore, éd. du Seuil, 1975, 126.)
46 Intervention orale, colloque du Collège International de philosophie, op. cit.
47 Entretien avec Catherine Argand, op. cit.
48 Entretien avec Jean-Michel Olivier, Op. cit.
49 Ibid.
50 Sur le jadis. Op. cit., 85-86.
51 Sur le jadis. Op. cit., 69.
52 Ibid., 62.
53 Pascal Quignard dans A mi-mots, film de Jacques Malaterre.
54 Sur le jadis, op. cit., 84-85
55 "Dialogue avec Edmond Jabès" in Écrire le livre. Autour d’Edmond Jabès, Actes du colloque de Cerisy. Paris, Champ Vallon, 1989, 304.
56 P. Quignard, entretien avec Michèle Gazier, Télérama n° 2747, 7 septembre 2002.
57 Je propose, ici, à la lecture la version 10 du conte, c’est-à-dire la dernière version du dossier manuscrit sur lequel porte cette étude (depuis, trois autres versions se sont ajoutées.)