Les « scènes » balzaciennes, qui font le socle multiple de La Comédie humaine, doivent être entendues comme des scénarios. Elles sont en effet, si l'on veut les caractériser par leur puissance mimétique, des configurations de passions conjuguées dans le temps du récit, configurations qui valent par leur force démonstrative.
Elles sont bien « représentation », au sens aristotélicien du terme, en tant qu'elles offrent un modèle dramatique de l'action humaine. La mimesis a là une valeur de concentration exemplaire, prise dans le tournant d'un temps catastrophique, précipité, et dense de tout ce qui s'y conjoint en force de tourbillon.
La « scène » balzacienne n'est pas, comme d'ailleurs l'affirmait fortement Balzac, du roman, dans la mesure où le récit y construit un modèle véridique de coordination et d'organicité exemplaires, et dans la mesure où les choses et les passions qui s'y culbutent ne sont pas aménagées au profit d'une conception a priori de ce que devrait être la bonne histoire. Le récit balzacien récuse l'arrangement conciliant des choses propre au « romanesque» de convention.
La « scène » – tirant son énergie de la signification qu'elle déploie – se veut production crue, acérée, violemment significative, d'histoire identifiable. Mais la puissance d'identification qu'elle procure tient essentiellement à ce que les histoires qu'elle coordonne sont composées à partir d'expériences individuelles et de socialités en cours d'élaboration.
C'est ainsi que les récits balzaciens, « scènes », ou « études », ou «drames », participent pleinement du rôle caractéristique du roman européen : dire au lecteur, comme l'indique Kundera : « les choses sont plus compliquées que tu ne penses », «l'esprit du roman est l'esprit de complexité ».
La Comédie humaine est un type de construction hypercomplexe qui tend à rendre lumineuse la complexité essentielle d'un monde, d'une société, d'humains, qui sont autrement infigurables. Plus qu'à sa force de ressemblance ou de témoignage, c'est à son pouvoir d'investigation et de configuration croisées, embrayées les unes sur les autres, que La Comédie humaine doit son inépuisable pouvoir. L'existence qu'elle donne à la perceptibilité du social et aux variations de celui-ci fait la beauté de l'œuvre.
Dans le récit romanesque, entrer dans le jeu de la « représentation », c'est-à-dire assentir à ce mixte de paroles, de narrations, de quasi-tableaux qu'est le récit, implique une permanente restructuration qui passe du flou au lié, de l'inconnu au reconnu. La « représentation» romanesque rencontre alors des « représentations » qui sont déjà naissantes, confuses, en attente de figuration plus vive, plus efficace. Elle rencontre également l'ensemble des autres tentatives de mise en évidence et d'intellection qui caractérisent un siècle (le lien, au XIXe siècle, entre l'histoire et le roman est conçu, pratiqué et développé dans les termes d'une telle concurrence). Elle rencontre aussi les représentations déjà trop faites, les conduites (entendues comme représentations de soi socialisées) ou le « idées » (surtout) déjà figées par l'impératif de ce qui doit se faire ou se penser. C'est en les représentant, ces idées, ces opinions, trop « reçues », que le roman au XIXe siècle trouve son grand pouvoir « comique », de Stendhal à Flaubert.
De ce dernier rôle, cependant, il y a peu, chez Balzac. La pression qu'exerce la découverte de ce qui fait loi, et l'exposition de ce qui fait sens dans le multiple, sont, semble-t-il, pressantes, exigeantes – comme si l'œuvre devait se mettre à la hauteur de ce qui se construit d'inconnu dans une société qui est perçue, pensée, analysée comme effondrée et sans liens identifiables. La réponse du roman, avec Balzac, consiste à surinvestir d'intelligibilités multiples la projection du divers, à construire narrativement des lois qui se donnent comme lois du réel et de sa production. Projeter le divers en une « scène», c'est donner trait à la loi, à la régularité, au type, qui permettront de penser « en actions » l'infinie turbulence des choses, des êtres, des passions. Cela donne une nécessité au croisement des « histoires », au report constant du terme envisageable et à la dispersion de l'ultima ratio dans la totalité du « système».
Le roman balzacien tire en effet du « système » dans lequel il se dispose une démultiplication considérable de ses forces. Le « système » en trois étages de La Comédie humaine, qui affiche la vertu d'un classement, qui se donne comme organisation du monde et des niveaux de l'intellection qu'il est possible d'en offrir, a de fait une prodigieuse force de « découplement », dans la mesure où lui-même se présente comme aspiration vers une intelligibilité plus abstraite, plus éthérée, du concret le plus immédiat.
L'Avant-propos commente, on le sait, l'édifice. Il y a échelle, élévation, en même temps que concentration :
Telle est l'assise (les « scènes ») pleine de figures, pleine de comédies et de tragédies sur laquelle s'élèvent les Études philosophiques, seconde partie de l'ouvrage, où le moyen social de tous les effets se trouve démontré, où les ravages de la pensée sont peints, sentiment à sentiment, et dont le premier ouvrage, La Peau de chagrin, relie en quelque sorte les Études de mœurs aux Études philosophiques par l'anneau d'une fantaisie presque orientale où la Vie elle-même est peinte aux prises avec le Désir, principe de toute Passion. Au-dessus, se trouveront les Études analytiques, desquelles je ne dirai rien, car ïl n'en a été publié qu'une seule, la Physiologie du mariage. (« Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1976, t. I, p. 19.).
La Comédie humaine est semblable en cela au magasin de l'Antiquaire, dans La Peau de chagrin: l'étage du divers foisonnant, hétéroclite, est aussi celui de la reconstruction et de l'imagination romanesques :
Cet océan de meubles, d'inventions, de modes, d'oeuvres, de ruines, lui composaient un poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ; mais rien de complet ne s'offrait à l'âme.
Le poète devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immense palette où les innombrables accidents de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain. (Pl. V, p. 71-72.)
Mais l'étage supérieur est celui de l'expérience « philosophique » et de l'émergence d'un triple foyer de fascination et de concentration : la tête du vieillard (auréolée de lumière), la tête du Christ peinte par Raphaël (« ce prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille ; par moments il semblait que la tête s'agitât dans le lointain, au sein de quelque nuage », Pl. t. 5, p. 80), et surtout « l'étrange lucidité» de la peau de chagrin. Au foyer du philosophique, creux de lumière dans l'ombre —on pense à Rembrandt — l'énigme rayonne comme pouvoir de la pensée, passion de la pensée. L'infini divers ne peut être subsumé que s'il est rapporté à quelque foyer qui l'éclaire, énigmatiquement, mais qui fait gouffre, aussi, pour la pensée.
Il serait artificiel de traduire terme à terme cette disposition dans l'espace systématique de La Comédie humaine. Pourtant, c'est bien ce dédoublement de la représentation qui semble commander toute l'entreprise de Balzac. D'une part, la démonstration proprement « dramatique », d'autre part, la fable philosophique sur les causes et les principes. La démonstration dramatique articule en scénarios une transformation répétitive et un devenir, quitte à multiplier sans cesse les scénarios locaux pour produire et couvrir les différentes classes du divers, et pour construire comme en camaïeu le vaste scénario d'une transformation générale. Usure des forces, production des ruines, formation obscure de nouvelles socialités et distribution renouvelée des énergies, chaque fiction narrative produit l'expérience imaginaire de ce devenir. Chaque fiction est l'efflorescence d'une poussée du temps dans le temps : dispersion, délabrement, rupture des solidarités familiales. La force de la mimesis romanesque est bien d'être quasi performative, au sens où le récit qu'elle propose est l'expérience éclatante d'une concentration de forces et de séries contradictoires vers les points de rupture et de redistribution qu'effectue chaque histoire. La construction par prologues (ou introductions), drame, dispersion finale plus que résolution, est la forme même de cette expérience imaginaire. Mais le sont aussi les petites constructions par doublets ou par séries. Par exemple L'Histoire des treize n'est-elle pas, de récit à récit, la mise en fable de l'usure d'un pouvoir occulte, la défection de la force solidaire du complot, vers le dérisoire et le privé, sous le signe de la mort ? Comme en ce constat de ruine, de mise à l'écart, qu'est la fin de Ferragus : « C'est lui, dit Jules en découvrant enfin dans ce débris humain Ferragus XXIII, chef des Dévorants ».
La « théâtralité » de l'œuvre de Balzac est plus qu'une concurrence du roman avec le théâtre. Elle est la forme textuelle d'un pouvoir de présentation et de modélisation, elle est l'essence d'une représentation qui ne se conçoit que comme « action » de passions, c'est à dire comme scènes qui sont « comme » le discours du réel lui-même. Pour reprendre les termes de l'Avant-propos, être romancier sous la dictée de la Société, ce n'est pas simplement concevoir le récit romanesque comme représentation du déjà-là, c'est faire de l'écriture narrative et de son pouvoir d'« étude » le mode d'exposition adéquat de cette Société elle-même, pour elle-même. Le secrétaire qui réussira à « rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une société », qui pourra « arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des mœurs », celui qui saura « étudier les raisons ou la raison des effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d'événements », celui-là ne fait pas que dépeindre – il est l'organe même par lequel la Société acquiert une visibilité pour elle-même : « ainsi dépeinte, la Société devrait porter avec elle la raison de son mouvement ». Les termes sont forts, ici, pour caractériser la fonction de la mimesis : produire l'intelligibilité qui réside dans les choses elles-mêmes par la seule force du tour narratif dramatique.
« Histoire des mœurs du XIXe siècle en action », indiquait le titre auquel pensait Balzac en 1833, pour la première édition d'ensemble de ses œuvres chez Mme Béchet. « En action » : la forme narrative-dramatique de la scène-étude est l'activité par laquelle le significatif pourra s'exposer et s'expérimenter.
Pourtant, l'on sait à quel point le « scénarique » est doublé, en permanence, du commentaire qui le projette en généralité autant qu'il le justifie. Et à quel point la production de foyers d'énigme est l'effet du scénarique lui-même autant que du discours en fragments de la postulation. Il faut inventer les récits qui donnent force et visibilité à ces foyers. Le point de fédération est produit comme rayonnement et comme vertige à la fois. C'est aussi le rôle de ces personnages flottants mais absolus que dispose en elle la pensée de La Comédie humaine, selon une logique triadique de référence, comme le Vouloir, le Pouvoir, le Savoir, ou comme « la Vie elle-même, peinte aux prises avec le Désir, principe de toute Passion » (Avant-propos, p. 19) ; ou encore comme ce couple de La Fille aux yeux d'or, paradigme de la pensée du XIXe siècle : l'Or et le Plaisir. La représentation romanesque dramatique produit ces foyers autant qu'elle s'ordonne autour d'eux. Le scénarique est tenu par les Principes – que l'on peut assimiler ici au philosophique, sous le double aspect du causalisme et du métaphysique –autant que les Principes sont démontrés par le scénarique. Il y a en effet une sorte de tautologie balzacienne qui fait que la fiction (ou le petit fait, ou le trait) démontre la loi, autant que la loi légitime, motive (y compris dans la forme du récit) la fiction (ou le petit fait, ou le trait). Énoncés sur la Pensée, la Passion, l'Énergie, ou le Vouloir, tabulations et classifications à l'œuvre dans la répartition des personnages, des êtres, des attitudes, bruissent et agissent dans tout le texte balzacien : le scénarique n'est jamais abandonné à sa simple valeur d'appréhension imaginaire du devenir. On peut interpréter cela comme l'exorcisme d'une indépendance du récit et du mutisme relatif que la démonstration narrative suppose ; on peut proposer aussi d'y voir la nécessité qu'il y a pour l'œuvre de démultiplier ses postures énonciatives pour produire l'espace d'intelligibilité complexe qui pourra à la fois démontrer les configurations et les laisser se mouvoir, leur accorder le jeu de l'inaccompli, de l'énergique.
L'analytique enfin, si peu écrit comme tel, Balzac le souligne, et qui du point de vue chronologique est largement antérieur aux grands développements narratifs, est posé comme couronnement, mais dans l'ordre du possible et du travail à accomplir. Règne ici la figure ascendante qui est comme la figure nostalgique d'un monde debout – l'on peut penser au tourbillon qui inaugure La Fille aux yeux d'or, avec l'image d'une configuration qui s'épure vers son sommet (Françoise Gaillard a souligné le paradoxe qu'il y a, dans ce texte célèbre, dans la cohabitation de l'image du corps avec celle du tourbillon [Littérature n° 58, « La cinétique aberrante du corps social au temps de Balzac »]). Qu'en est-il alors du mimétique ? L'analytique n'est bien sûr pas cantonné aux seules « Études» du même nom. Il est aussi une qualité de visée, de « coup d'œil », répandue dans l'ensemble du narratif balzacien.
L'analytique est cette passion de la concrétude qui donne à la présence de toute chose valeur de signe. Il est l'étonnante sémiologie du concret qui caractérise la description et l'identification balzaciennes. S'il y a de l'identifiable (une façade, un visage, un trait, une démarche, le carrelage d'une pièce) qu'il est possible de mettre en action, c'est d'abord parce qu'il y a acuité de la vision et interrogation sur ce que projettent les choses et les êtres. Entre « la toise et le vertige » (la toise du savant et le vertige du fou), pour reprendre le titre et quelques analyses de l'étude qu'a faite Lucette Finas de La Théorie de la démarche (Des Femmes, 1986), le regard observateur, doublé de l'esprit d'abstraction et de spécialisation, doit encore se faire « coup d'oeil » qui, dit Balzac, « fait converger les phénomènes vers un centre ; il faut posséder cette logique qui les dispose en rayons, cette perspicacité qui voit et déduit, cette lenteur qui sert à ne jamais découvrir un des points du cercle sans observer les autres, et cette promptitude qui mène d'un seul bond du pied à la tête ».
L'analytique est un pouvoir de transversalité, de synthèse et de pulvérisation à la fois : on pense ici au narrateur proustien, tel que le décrit Deleuze dans Proust et les signes (PUF, 1970), et qui rêve de conjoindre les points de vue inconciliables du proche et du lointain, qui fait de l'art le pouvoir de tenir ensemble les échelles les plus diverses.
Pourtant l'analytique, qui donne au mimétique scénarique ses éclats de densité, de concrétude, est lui-même indissociable d'un minimum de narrativité.
Les études analytiques proprement dites (Physiologie du mariage, Petites misères de la vie conjuguale, Pathologie de la vie sociale...) sont tissées, dans leur présentation fragmentaire mais à dominante axiomatique (aphorismes, axiomes, lois), de narrativité (une sorte de récit de la découverte, de l'exposition, ou bien des petits scénarios significatifs, petits dialogues exemplaires, comme si les propositions ne pouvaient elles-mêmes tenir qu'à travers d'infimes concentrations scénariques (l'exemplum) ou un léger fil narratif qui fait cadre (Physiologie du mariage, Petites misères de la vie conjugale). L'intelligibilité du concret, la mesure des différences infimes dans un monde livré à l'uniformisation et au commun – c'est du moins la représentation dominante et motivante – cette « science des riens » que Balzac compose en style et « coup d'œil », semblent être à la fois le tissu et le rêve de l'entreprise mimétique : un savoir qui se dirait dans le voir immédiat ; des lois qui s'exposeraient avec leur force de mouvement, des œuvres qui auraient l'intelligence même de ce mouvement, pour l'exposer comme il est, sans excès, sans lourdeur.
C'est peut-être là une des étrangetés les plus grandes du geste de La Comédie humaine: offrir comme socle de démonstration multiple l'intelligence dramatique du temps, des conflits, des transformations et catastrophes, que sont les « scènes » et le scénarique, mais en dégageant comme étages supérieurs d'intelligibilité le philosophique (les foyers et les principes) et surtout l'analytique (construire les lois de l'imperceptible dans le multiple), qui sont pourtant des postures de perception, de concentration et d'abstraction actives dans le scénarique lui-même. Ce qui fait la force « dramatique » et « mimétique » des fictions balzaciennes (c'est-à-dire l'imbrication des niveaux de pensée dans le même mouvement narratif) semble devoir être dégagé, éthéré, en des formes qui seraient plus pures, quasi spécifiques, comme pour exposer au sommet, en corps d'axiomes, en textes-lois, la nature de la pensée et du regard qui sont pourtant la condition de possibilité des récits d'études eux-mêmes.
Et ce n'est pas l'un des moindres paradoxes de l'édifice, que d'offrir comme œuvres à venir, à faire, des textes qui ont déjà été expérimentés, et une structure d'intelligibilité qui a déjà donné à la mimesis balzacienne son relief particulier. La disposition en trois étages de l'intelligibilité est comme la pulvérisation du scénarique et du mimétique auxquels l'écriture balzacienne a donné une puissance fondatrice inépuisable.
Défaire la puissance du récit par le biais d'acuité qui anime cette puissance et pour une intelligibilité immédiate, plus impérative, plus ironique peut-être, c'était consommer dans l'espace même de l'œuvre le genre du roman que l' œuvre fonde pourtant de manière nouvelle. La Comédie humaine, comme un ensemble sans bord, est elle-même livrée au tourbillon et à la consumation : tourbillon des actions singulières emportées en lois, et consumation du mimétique en projection de signes. C'est en cela que l'œuvre en cours peut être à la fois connaissance des mouvements du temps, de l'histoire, de la société, des passions, et esthétique des particularités et des énergies. C'est en cela aussi qu'elle est «œuvre », par la manière dont elle fait une forme de son travail sur elle-même.