Sodome et Gomorrhe II présente une spécificité thématique qui ne peut avoir échappé au lecteur même distrait : l’abondance et la diversité de ses épisodes et considérations scatologiques.

Non, certes, que le reste du roman en soit épargné : on se souvient des plaisanteries « charmantes » que Swann et Oriane, princesse des Laumes, dans Un amour de Swann, échangent à propos du nom « bien étonnant » des Cambremer qui ressemble à une « double abréviation », nom qui « finit juste à temps, mais finit mal » et qui « ne commence pas mieux » (RTP, I, 335-336)1 ; ou encore, dans Le Côté de Guermantes II, la conversation sur Zola, cet « Homère de la vidange », qui « a le fumier épique » (II, 789). Sans parler des diatribes de Swann contre ces « ordures » que seraient les Verdurin, ou du fameux « pavillon » des Champs-Élysées, qui, des Jeunes Filles au Côté de Guermantes, suscite de longs développements d’un goût parfois douteux… lieu important dans l’imaginaire du roman, puisque Proust y a situé la première réminiscence (réussie) de son héros !

Le thème est donc récurrent, nous le verrons, réparti entre tous les tomes de la Recherche ; mais ce qui confère à SG II son caractère particulier, c’est le nombre de ces références (16 épisodes, soit 2 à 3 fois plus que pour les autres tomes, à l’exception de Du Côté de chez Swann)2 et la densité de son lexique scatologique, qui multiplie comme à plaisir les termes les plus crus (« caca », « se crotter », « emmerder », « Saint-Merd », « Cambremerde », « breneux », etc.), là où les tomes précédents restaient plus allusifs (« le mot de Cambronne », « ce qui porte bonheur » – II, 789).

Pour mieux rendre compte de ce phénomène, un repérage typologique et comparatif s’avère utile : à quels personnages, volume par volume, ces épisodes scatologiques sont-ils liés ? qui manie le plus les vocables de la scatologie, et pourquoi ?

Cette typologie mènera ensuite à interpréter le cas particulier de Sodome : faut-il y voir un effet de réalisme social et verbal ? ou sommes-nous au plus près des fantasmes de l’auteur, Marcel Proust ? Est-ce le jeu de quelque « inconscient du texte », ou un jeu conscient avec quelque(s) intertexte(s) ? Le rôle éminent de Cottard nous conduira à explorer notamment une piste intertextuelle méconnue : celle des écrits de l’hygiéniste Adrien Proust, grand spécialiste des cabinets d’aisances et de l’évacuation des excréments….

Les personnages aimant à manier le signifiant scatologique.

1) Charlus

Le personnage qui joue avec le plus de délectation du vocabulaire de l’abjection est sans conteste le baron de Charlus, et particulièrement dans Sodome et Gomorrhe II et III, où ses diatribes se multiplient.

On ne peut omettre de rappeler, tout d’abord, le « triomphal couplet » de la soirée chez la Princesse de Guermantes, destiné à humilier en public « la pauvre Sainte-Euverte » :

Citation 1 : Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans le moindre souci qu'on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, si j'allais chez Mme de Saint-Euverte, c'est-à-dire, je pense, si j'avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’en soulager dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si j'ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Et pourtant qui plus qu'elle serait intéressante à entendre. Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et de la Restauration, que d'histoires intimes aussi qui n'avaient certainement rien de « Saint », mais devaient être très « Vertes », si l'on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse ! Ce qui m'empêcherait de l'interroger sur ces époques passionnantes, c'est la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d'un coup, oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d'aisances, c'est simplement la marquise qui dans quelque but d'invitation vient d’ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j'avais le malheur d'aller chez elle, la fosse d'aisances se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser avec jubilation quoiqu'elle ait passé depuis longtemps la date de son jubilé, à ce stupide vers dit « déliquescent ». « Ah ! verte, combien verte était mon âme ce jour-là »… Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l'infatigable marcheuse donne des « garden-parties », moi j'appellerais ça « des invites à se promener dans les égouts ». Est-ce que vous allez vous crotter là ? demanda-t-il à Mme de Surgis […] (SG II – III, 98-99 ; nous soulignons).

En dehors de tels morceaux de bravoure, le lexique scatologique est une habitude chez lui pour simplement dévaloriser autrui :

Citation 2 : L'imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans l'égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville”, hurlait-il même seul chez lui, à la lecture d' une lettre qu'il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un propos qu'on lui avait redit. Mais une nouvelle colère contre un second imbécile dissipait l'autre […] (SG II — III, 54 ; nous soulignons)

Pour dire que son propre duel sera un événement inoubliable, le baron le compare aux spectacles les plus prisés, qu’il dévalorise selon la même logique :

Citation 3 : Je crois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dans L'Aiglon, qu'est-ce que c'est ? du caca. Mounet-Sully dans Oedipe ? caca. Tout au plus prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les Arènes de Nîmes. Mais qu'est - ce que c'est à côté de cette chose inouïe, voir batailler le propre descendant du Connétable ? (SG II – III, 456-457)

Son « catéchisme mondain » procède selon les mêmes oppositions manichéennes : d’un côté, les vieilles familles féodales qui ont la même ancienneté que la sienne ; de l’autre, les familles de noblesse plus récente – des moins que rien, selon lui :

Citation 4 : Quant à tous les petits messieurs qui s'appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chez la Comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c'est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre. (SG II – III, 475-476)

Le langage de la nièce de Jupien (« payer le thé »), ou l’organisation de la soirée musicale chez Madame Verdurin excitent de la même manière son insolence :

Citation 5 : […] comme il aimait à froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement à Morel qu'il le priait de lui donner [lui = à la fille de Jupien] à cet égard une leçon de distinction, tout le retour s'était passé en scènes violentes. Sur le ton le plus insolent, le plus orgueilleux : « Le ‘toucher’ qui, je le vois, n'est pas forcément allié au ‘tact’ a donc empêché chez vous le développement normal de l'odorat, puisque vous avez toléré que cette expression fétide de payer le thé, à 15 centimes je suppose, fît monter son odeur de vidanges jusqu'à mes royales narines ? Quand vous avez fini un solo de violon avez - vous jamais vu chez moi qu'on vous récompensât d'un pet […] » (Pris. – III, 553-554 ; nous soulignons).

Citation 6 : il faisait même des critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était responsable : « Mais, à propos de tasse, qu'est-ce que c'est que ces étranges demi-bols pareils à ceux où quand j'étais jeune homme on faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche ? Quelqu'un m'a dit tout à l'heure que c'était pour du ‘café glacé’. Mais en fait de café glacé, je n'ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses à destination mal définie. […] dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment : « Et surtout plus de tasses à café glacé ! Donnez-les à celle de vos amies dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu'elle ne les mette pas dans le salon, car on pourrait s'oublier et croire qu'on s'est trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. » (Pris. - III, 773 ; nous soulignons)

Citation 7 : Vous comprenez, il faut éviter les gaffes quand nous donnons une fête qui doit être digne de Vinteuil, de son génial interprète, de vous, et, j’ose le dire, de moi. Vous auriez invité La Molé que tout était raté. C'était la petite goutte contraire, neutralisante, qui rend une potion sans vertu. L'électricité se serait éteinte, les petits fours ne seraient pas arrivés à temps, l'orangeade aurait donné la colique à tout le monde. C’était la personne à ne pas avoir. (Pris. – III, 780 ; nous soulignons)

Ce relevé, mené dans SG II et III, fait apparaître chez le baron trois constantes : le désir d’humilier autrui en public (le plus souvent des femmes du monde moins « chic » que lui – citations 1, 6), une obsession olfactive (citations 1, 5), et une pseudo-préoccupation de salubrité digne d’un hygiéniste (citations 2, 4, 7).

Ce ton, chez Charlus, n’est certes pas nouveau, puisque dans les premiers volumes, on l’avait rencontré volontiers coléreux, et capable d’une familiarité « vulgaire » (« on s’en fiche bien de sa vieille grand’mère, hein ? petite fripouille », disait-il au héros : JF – II, 126). Une fois même, dans Le Côté de Guermantes II, sa fureur contre le héros s’exprime dans un registre quasi-scatologique :

Citation 8 : Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles ; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez. (CG II – II, 843 ; nous soulignons)

L’insolence, et la grossièreté verbale volontiers scatologique de Charlus peuvent trouver une première explication de type réaliste : Proust s’est contenté de calquer le discours de son personnage fictif sur celui de son « modèle », Robert de Montesquiou. Le « catéchisme mondain » du baron, par exemple, est directement imité de celui de Montesquiou, que Proust exposait, en [1898 ?], dans une lettre inédite à Lucien Daudet3.

Cette « source » ne suffit pas, toutefois, à expliquer l’ampleur progressive du phénomène. Des Jeunes Filles au Côté de Guermantes II, on ne peut faire état que d’une seule citation à caractère scatologique dans les propos de Charlus (citation 8), contre les sept relevées pour Sodome II et III. De même, dans Sodome II, le registre est devenu plus cru (« se crotter » pris au sens propre, 4 fois « caca », « torchon breneux », « Cambremerde »). Pour expliquer cette liberté de ton, on ne peut pas invoquer la mort de Montesquiou, qui aurait permis à Proust d’imiter sans retenue la grossièreté du modèle : le comte est mort dans la nuit du 11 au 12 décembre 1921, et les quatre citations de Sodome II figuraient déjà dans la dactylographie corrigée, remise à Gallimard au cours de l’automne 1921. Il faut alors admettre ou bien que Charlus se « débonde » peu à peu (dans le Temps retrouvé, par exemple, devenu gâteux, il ne contrôle plus son comportement comme il le faisait précédemment) ; ou bien que Proust s’enhardit au fur et à mesure que son récit devient plus osé.

Mais ce langage n’est pas l’apanage du seul Charlus : cet autre « célibataire de l’art » qu’est Charles Swann, ami d’enfance de Charlus, présente dès le premier volume, la même tendance à l’injure scatologique.

2) Charles Swann

Swann disqualifie les Verdurin et leurs fêtes de la même manière que Charlus Mme de Saint-Euverte et ses garden-parties :

Citation 9 : Quelle gaieté fétide ! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût […]. Et comment une créature dont le visage est fait à l'image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C'est vraiment incroyable de penser qu'un être humain peut ne pas comprendre qu'en se permettant un sourire à l'égard d'un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu'à une fange d'où il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J'habite à trop de milliers de mètres d'altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d'une Verdurin […] Verdurin ! quel nom ! Ah ! on peut dire qu'ils sont complets, qu'ils sont beaux dans leur genre ! Dieu merci, il n' était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité avec cette infamie, avec ces ordures. (CS–I, 282-283 ; nous soulignons)

Citation 10 : [à propos d’Une nuit de Cléopâtre] : Ce n’est pas de la colère, pourtant, se disait-il à lui-même, que j’éprouve en voyant l’envie qu’elle a d’aller picorer dans cette musique stercoraire. C’est du chagrin […] (I, 285 ; nous soulignons)

Citation 11 : J’aurais mieux aimé te demander comme une chose sans importance, de renoncer à Une Nuit de Cléopâtre (puisque tu m'obliges à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans l'espoir que tu irais cependant (I, 286).

Citation 12 : Penser qu'elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai étudié l'architecture pendant dix ans […] , et qu'à la place elle va avec les dernières des brutes s'extasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc ! Il me semble qu' il n'y a pas besoin d'être artiste pour cela et que, même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d'aller villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des excréments. (I, 287-288 ; nous soulignons)

Le discours de Swann privilégie les odeurs (citations 9 et 12). Le parallélisme entre la diatribe de Swann sur les Verdurin-ordures et celle de Charlus sur Mme de Saint-Euverte (dont le nom est, lui aussi, brocardé – selon la logique et l’esprit des moqueries de cour de récréation), établit un parallèle entre les deux salons, entre les deux milieux (l’un « artiste », l’autre mondain) entre lesquels se déroule l’amour de Swann pour Odette, et suggère une relation d’identité : un même cloaque ! On aurait pu penser que la soirée Saint-Euverte (où Swann retrouve, dans sa version complète, la sonate de Vinteuil) permettait une « renaissance » de Swann, le tirant hors de son enfermement dans sa jalousie délétère pour Odette, cette moins que rien. Lors de cette soirée, ne tombe-t-il pas amoureux de Mme de Cambremer, liaison qui fait renaître le Swann d’antan, alerte, spirituel et volage, et le « guérit » de sa jalousie ?

Or ce nom des Cambremer (et, évidemment, leur présence en ce salon Saint-Euverte) est infiniment suspect, comme le suggère Oriane, complice de Swann en bons mots, et elle-même experte dans le maniement verbal de l’abject.

3) Oriane

Tandis que Charlus et Swann utilisent l’égout et l’excrément pour exprimer leur colère, Oriane utilise les jeux de mots et les allusions osées pour briller et séduire, pour choquer aussi – et s’amuser de l’ahurissement qu’elle provoque :

Citation 13 : ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant. - Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
- En effet cette double abréviation !
- C'est quelqu'un de très en colère et de très convenable qui n'a pas osé aller jusqu'au bout du premier mot.
- Mais puisqu'il ne devait pas pouvoir s'empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d'achever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d'un goût charmant, mon petit Charles, mais comme c'est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d'un ton câlin, j'aime tant causer avec vous (CS – I, 335 ; nous soulignons)

Dans le Côté de Guermantes II, la soirée chez les Guermantes est l’occasion d’un festival de plaisanteries scatologiques pour Oriane : dans les trois citations, ce sont les arts (littérature, style Empire) qui font les frais de son esprit. Ainsi, à propos des dîners chez sa cousine, qu’elle souhaite dénigrer :

Citation 14 : Avec ma cousine, il arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des petits chefs-d’œuvre, des riens qui sont des bijoux (CG II – II, 277).

Citation 15 : « Zola un poète ! » « Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. Que votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui… porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d'immense ; il a le fumier épique ! C'est l'Homère de la vidange ! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne. »

Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel.
Il l’écrit avec un grand C, s’écria Mme d’Arpajon.
- Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite », répondit Mme de Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui voulait dire : « Est-elle assez idiote ! » (CG II – II, 789)

On remarquera ici que c’est toute l’aristocratie (la princesse de Parme, le duc de Guermantes) qui éprouve un plaisir immense à ces plaisanteries qui rendent « divins » les dîners de la duchesse….

Citation 16 : la duchesse, à qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier fût résolu à ignorer les Iéna) avaient à grand'peine fini par faire aimer le style Empire, s'écria : « Madame, sincèrement, je ne peux pas vous dire à quel point vous trouverez cela beau ! J'avoue que le style Empire m'a toujours impressionnée. Mais, chez les Iéna, là, c'est vraiment comme une hallucination. Cette espèce, comment vous dire, de… reflux de l'Expédition d'Egypte, et puis aussi de remontée jusqu'à nous de l'Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux candélabres […] » (CG II – II, 808)

Cette dernière plaisanterie d’Oriane joue sur le registre olfactif de l’égout qui caractérise habituellement les diatribes de Charlus et de Swann, justement associés à ce passage. Ironie : ce sont eux, précisément, qui ont initié la duchesse aux charmes de ce style Empire qu’elle prétend aimer… Pourquoi ce « style Empire » est-il associé à l’abjection ? Est-ce à cause de ses Sphinx « accroupis » (voir plus bas la citation 31) ? – Mais pourquoi les voir « accroupis » plutôt qu’allongés ? – Serait-ce simplement parce qu’une aristocratie récente (l’anoblissement, par Napoléon, d’hommes sortis du rang) ne peut être que méprisée par la vieille noblesse ? Ou ne serait-ce pas que l’Empire se trouve résumé par la figure emblématique de Cambronne, le « brave » par excellence, dont le célèbre mot (proféré, détail aggravant, à Waterloo !) rejaillit sur l’ensemble du personnel impérial et le style Empire ? Que Charlus et Swann – et, finalement, Oriane – aiment ce style serait donc un indice significatif.

Le lexique scatologique et la fascination pour l’abjection semblent ainsi, dans un premier temps, être l’apanage du milieu Guermantes (auquel Swann est intimement associé). Ce lexique sert à rabaisser autrui en général, et en particulier les autres milieux mondains (artistes : Verdurin ; aristocratie provinciale ou récente : Saint-Euverte, Cambremer, noblesse d’Empire), considérés comme inférieurs, donc « ignobles » au sens propre (qui n’est pas noble). Ce faisant, les aristocrates de vieille souche révèlent une grossièreté et un goût qui les relient au monde des domestiques.

4) les domestiques et les parvenus

L’injure scatologique est en effet aussi un procédé d’insolence employé par les domestiques – bien que le héros et sa famille prétendent que c’est impensable :

Citation 17 : [Françoise] rapportait (car le discours indirect lui permettait de nous adresser les pires injures avec impunité) le récit d'une cuisinière qui lui avait raconté qu'elle avait menacé ses maîtres et en avait obtenu en les traitant devant tout le monde de « fumier » mille faveurs […] (CG II – II , 654)

Quoi qu'en pense la famille du héros, la parenthèse – en soulignant que le récit de Françoise est en fait un acte indirect de langage – suggère que c'est, au contraire, une habitude répandue même chez les domestiques les mieux stylés. Sans qu’on puisse parler de « lutte des classes » (ce qui supposerait une lutte organisée), il y a dans le roman proustien une férocité de classe dans tous les milieux de la société.

Ainsi, rentrant d’une soirée Verdurin, le héros a droit à cette confidence ahurissante d’un des employés du Grand-Hôtel, qui résume assez bien le lien de commune appartenance (et la possible réversibilité) qui existe, dans la vision proustienne de la société, entre le « peuple » et les milieux mondains :

Citation 18 : Vous savez , Monsieur, c'est une grande dame que ma soeur. Elle touche du piano, cause l'espagnol. Et vous ne le croiriez pas pour la soeur du simple employé qui vous fait monter l'ascenseur, elle ne se refuse rien ; Madame a sa femme de chambre à elle, je ne serais pas épaté qu' elle ait un jour sa voiture. […] Elle a beaucoup d'esprit. Elle ne quitte jamais un hôtel sans se soulager dans une armoire, une commode, pour laisser un petit souvenir à la femme de chambre qui aura à nettoyer. Quelquefois même dans une voiture, elle fait ça, et après avoir payé sa course, se cache dans un coin, histoire de rire en voyant rouspéter le cocher qui a à relaver sa voiture. Mon père était bien tombé aussi en trouvant pour mon jeune frère ce prince indien qu' il avait connu autrefois. Naturellement c'est un autre genre. Mais la position est superbe. S'il n'y avait pas les voyages ce serait le rêve. Il n'y a que moi jusqu'ici qui suis resté sur le carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance est dans ma famille ; qui sait si je ne serai pas un jour président de la République. Mais je vous fais babiller (je n'avais pas dit une seule parole et je commençais à m'endormir en écoutant les siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh ! merci Monsieur. Si tout le monde avait aussi bon cœur que vous il n'y aurait plus de malheureux. Mais comme dit ma sœur, il faudra toujours qu'il y en ait pour que maintenant que je suis riche, je puisse un peu les emmerder. Passez-moi l'expression. (SG II – III, 369 ; nous soulignons)

Le directeur du Grand Hôtel, qui est lui-même un parvenu, ne cesse de commettre des « cuirs » (Freud dirait : « lapsus significatifs »), dont ceux-ci, qui évoquent la position favorite de la sœur du liftier :

Citation 19 : Il m'apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier de Cherbourg : « C'était un vieux routinier », dit-il (probablement pour roublard) et me laissa entendre que sa fin avait été avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait de débauches. « Déjà depuis quelque temps je remarquais qu'après le dîner il s'accroupissait dans le salon » (sans doute pour s'assoupissait). « Les derniers temps, il était tellement changé que si l'on n'avait pas su que c'était lui, à le voir, il était à peine reconnaissant » (pour reconnaissable sans doute). (SG II – III , 149 ; nous soulignons)

Citation 20 : [le héros a pris l’habitude de dîner chez les Verdurin avec Albertine] au grand regret du directeur qui croyait que je finirais par habiter la Raspelière et lâcher son hôtel, et qui assurait avoir entendu dire qu'il régnait par là des fièvres dues aux marais du Bec et à leurs eaux « accroupies ». (SG II – III, 423).

Enfin, il est un autre parvenu qui éprouve un intérêt particulier pour les cabinets d’aisances et les expressions riches et variées qui les désignent, c’est le docteur Cottard (au nom lui-même évocateur !).

5) Cottard

Sodome II, précisément, distribue entre plusieurs épisodes les locutions favorites du docteur :

Citation 21 : [Saniette] enfila le couloir en feignant de chercher ce que Cottard appelait les « waters » (SG II – III, 268).

Citation 22 : [Cottard] ne put donner d'avis car il avait demandé à monter un instant « faire une petite commission » dans le buen retiro […] (SG II – III, 296)

Citation 23 : [Cottard] avait été obligé de s'arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu'on voulût bien lui indiquer « le n° 100 » ou « le petit endroit » (SG II – III, 457-458)

Ce plaisir qu’éprouve Cottard à parler des cabinets et à faire savoir qu’il s’y rend (« sans le moindre souci qu'on doit avoir de cacher ces sortes de besoins », dirait Charlus – citation 1) se trouve redoublé par une obsession médicale suspecte pour la digestion et le lavement. Ainsi, dans une des soirées Verdurin de Sodome II, il se lance dans des explications aussi pédantes qu’inutiles sur les différents types de digestion (III, 351-352). Quant à la sûreté de son diagnostic, un exemple nous en est fourni à l’occasion de suffocations qu’éprouve le héros dans « Autour de Mme Swann » : on ne sait si ces suffocations sont nerveuses, tuberculeuses, asthmatiques, toxico-alimentaires, ou dues à une combinaison de plusieurs de ces facteurs, qui demanderaient des traitements différents, voire contradictoires :

Citation 24 : Mais les hésitations de Cottard furent courtes et ses prescriptions impérieuses : « Purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs jours, rien que du lait. […] » Ma mère murmura que j’avais pourtant bien besoin d’être reconstitué, que j’étais déjà assez nerveux, que cette purge de cheval et ce régime me mettraient à bas. […] il répondit grossièrement : « je n’ai pas l’habitude de répéter deux fois mes ordonnances. […] Ensuite, vous reviendrez progressivement à la vie commune. Mais chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs, lavages intestinaux, lit, lait. » […] (JF – I, 489 ; nous soulignons)

Après quelques hésitations sur la pertinence de ce traitement, les parents se décident à y soumettre leur fils et, miracle, en trois jours il est déjà presque guéri ! « Et nous comprîmes que cet imbécile était un grand clinicien » (I, 490) car il avait su déceler que ces suffocations étaient dues à une intoxication qui s’ajoutait à l’asthme chronique du héros (et le compliquait). Proust est-il sérieux en faisant l’éloge de ces prescriptions dignes du Monsieur Purgon de Molière ? En fait, il semble avoir lui-même souvent pratiqué ce régime de nourrisson (lit et lait), et, se transformant volontiers en médecin pour ses amis, prescrivait ainsi à Lucien Daudet : « purgatif drastique énergique […] lavages intestinaux […] ne prendre que du lait […] » (nous soulignons)4. Ce serait donc une erreur de considérer ce burlesque épisode des « purges » du héros comme une preuve d’incompétence chez Cottard : c’est le contraire ! Néanmoins, ces détails triviaux ne s’imposaient pas dans l’économie romanesque : pour expliquer que le héros n’aille plus jouer plus aux Champs-Elysées et que Gilberte finisse par lui écrire et l’inviter à goûter chez elle, Proust pouvait se contenter de mentionner une « maladie grave » ayant immobilisé le jeune homme quelques semaines, ou simplement des crises d’asthme, puisque le héros est asthmatique. En outre, s’il s’agissait simplement de montrer un Cottard « grand clinicien », Proust – fils et frère de médecins – pouvait bien trouver d’autres maladies présentant des symptômes difficiles à interpréter… Le choix spécifique (et dont Proust pouvait se dispenser) d’une maladie nécessitant un traitement par des purgations renforce donc le paradigme de l’analité et de la scatologie associé au docteur.

Ce docteur au nom suggestif, si bien prédestiné : Cottard… Il ne lui manque qu’un R bien placé, selon la logique des cours de récréation. Cottard, celui qui passe son temps aux toilettes, on l’a vu (citations 22, 23) et/ou, au choix, celui qui purge (voir Molière), qui passe son temps à examiner les « selles ». Comme « Purgon », « Cottard » est un nom quasi pléonastique, pour un médecin ! Proust opère lui-même le rapprochement entre ces deux médecins fictifs dans Sodome II (est-ce un hasard ? un de plus !), par le biais de Brichot (SG II – III, 284). Sa réplique s’interrompt précisément au moment où le petit train arrive à la station de Saint-Mars, au nom évocateur (voir ci-après, citation 45).

Personnage grotesque malgré ses compétences professionnelles, Cottard joue donc dans la Recherche un rôle de bouffon aux plaisanteries douteuses, et prend le relais de Monsieur Biche – c’est-à-dire du peintre Elstir à l’époque où celui-ci fréquentait chez les Verdurin, qu’il égayait de ses bouffonneries.

6) Monsieur Biche

Un intéressant changement de rôles entre le docteur et le peintre apparaît, justement, dans Sodome II. C’est le docteur qui ouvre les yeux du héros sur le secret de la « danse contre seins » des jeunes filles ; dans les brouillons de ce passage, ce rôle était dévolu au peintre (n’oublions pas que M. Biche aimait à «faire des mariages », « même entre femmes » – CS, I, 199 – et qu’il avait peint Odette en travesti). Ils introduisent donc l’un et l’autre le héros à la découverte de l’ambiguïté sexuelle. Ces deux personnages dont les rôles semblent avoir été créés par scissiparité à partir d’une même figure (leur itinéraire social, de l’obscurité à la célébrité, est identique…), sont représentés, à leurs « débuts » dans une soirée chez les Verdurin (ordures) où ils se donnent la réplique de manière subtile, même si personne n’y comprend rien :

Citation 25 : le peintre, au lieu de répondre d' une façon intéressante à Swann […], préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau sur l'habileté du maître disparu.

– Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c'était fait, j'ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! on ne pourrait pas dire si c'est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca !
– Et un font douze, s'écria trop tard le docteur dont personne ne comprit l'interruption. (CS – I, 250-251 ; nous soulignons)

Le commentaire de l’instance narratrice (« s’écria trop tard le docteur ») a valeur explicative : Cottard aurait dû lancer sa réplique au moment où le peintre disait : « avec du bronze » (onze… et un font douze). Apparemment, ce retard souligne l’esprit trop lent de Cottard, provincial « monté » à Paris et encore trop rustre pour tenir brillamment sa partie dans une réunion mondaine. Mais si l’on affine l’analyse, l’interruption décalée n’est pas aussi intempestive qu’il y paraît : Cottard, qui manie admirablement le lexique de la scatologie, doit connaître l’expression argotique « couler un bronze ». En interrompant M. Biche juste après « avec du caca » pour ramener l’attention sur la formule « avec du bronze », il souligne le lien d’équivalence entre les deux termes (bronze/caca).

Notons que, comme la duchesse de Guermantes, le peintre s’est lancé dans cette tirade scatologique pour « se faire admirer », et qu’il ne s’est pas trompé sur ce qui plaît aux « camarades » du « petit clan » : « tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le peintre des regards fascinés par l'admiration » (I, 251).

7) Mme Verdurin

Quant à Mme Verdurin, elle avoue prendre un immense plaisir à contempler et manier ses « bronzes », mais peut-être sans comprendre l’obscénité de ses propos. Elle remercie ainsi Swann qui admire son canapé :

Citation 26 : ”Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé […]. Les petites chaises aussi sont des merveilles. […] Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge de l'Ours et les Raisins. Est-ce dessiné ? […] Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend que je n'aime pas les fruits parce que j'en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n' ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu'est-ce que vous avez tous à rire ? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D'autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, Monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. […] Mais non, à pleines mains, touchez-les bien. […]
Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant, c’est vous qu’on va caresser dans l’oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va s’en charger. » (CS – I, 204-205 ; nous soulignons)

Presque toutes les phrases de Mme Verdurin contiennent des équivoques érotiques ou scatologiques (comme c’était le cas, dans la réalité, du discours de Mme de Saint-Paul, une mondaine mélomane, qui excitait l’hilarité de Proust et de Reynaldo Hahn)5. Rien d’étonnant que Swann trouve « fétides » (citation 9) les plaisanteries du milieu Verdurin, et qu’il y respire un relent de cloaque….

De ce relevé aussi exhaustif que possible, il ressort que le maniement du signifiant scatologique n’est pas l’apanage du milieu Guermantes, même si Charlus, Swann, et la duchesse de Guermantes se distinguent particulièrement dans cet exercice. En fait, il est partagé par tous les mondains (que ce soient les invités d’Oriane ou ceux de Mme Verdurin) aussi bien que par les domestiques qui rêvent de s’élever dans l’échelle sociale. Qu’en penser ?

Cette mise en évidence de la grossièreté dans les milieux mondains est-elle motivée par un souci de réalisme de la part d’un Proust désireux de démystifier le « raffinement » que l’on prête à la haute société ? Ou bien cette fascination pour l’abject dans laquelle (de façon assez peu vraisemblable) communient tous les mondains et parvenus du roman ne serait-elle pas, sur le plan métaphorique et symbolique, un moyen (burlesque) pour l’auteur de régler ses comptes avec la mondanité et le « monde » en général ?

Mais pourquoi la mondanité est-elle peinte aux couleurs de la souillure ? Pourquoi, dans le vocabulaire de Charlus, du peintre et de Cottard, cette précision dans l’évocation de l’excrément ? Que penser de la complaisance avec laquelle Proust raconte le comportement insolite de la sœur du « chasseur louche », épisode d’autant plus gratuit (ou « louche » !) qu’il concerne des personnages qui n’ont aucun rôle (ni avant, ni après) dans le roman ? Ce maniement jubilatoire que Proust prête à ses personnages ne serait-il pas, au premier chef, le sien propre ?

Il convient donc d’examiner les occurrences attribuables directement à la narration même. On y verra que, avant d’être un registre ordurier et métaphorique permettant à certains personnages d’exprimer leur colère ou leur grossièreté, l’excrément, dans la Recherche, est bel et bien une réalité matérielle omniprésente : le transit, la défécation, et les lieux d’aisances sont évoqués à diverses reprises, parfois même décrits, avec une complaisance qui suscite le questionnement.

Les « lieux » de la Recherche et leurs « visiteurs » privilégiés

Alors que Proust se targue de ne jamais montrer ses personnages en train d’ouvrir une porte ou de se moucher, il n’hésite pas à les représenter dans l’activité la plus triviale, la plus animalisante aussi, celle de se rendre aux cabinets, voire d’y faire leurs besoins.

1) le héros, dès les premières pages du roman, se « réfugie » sous les toits dans une petite pièce « sentant l’iris »

Citation 27 : Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d'où l'on voyait pendant le jour jusqu'au donjon de Roussainville-le-Pin , servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu'elle était la seule qu'il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la lecture, la rêverie , les larmes et la volupté (CS – I, 12).

Dans ce lieu, c’est la volupté qui sera décrite, non les « usages plus vulgaires » simplement évoqués. Mais à Doncières, le texte décrit longuement le cabinet d’aisances de la chambre du héros, et détaille les « plaisirs » qu’il éprouve à y faire ses besoins :

Citation 28 : la chambre était prolongée dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges qu'elle, dont le dernier suspendait à son mur, pour parfumer le recueillement qu'on y vient chercher un voluptueux rosaire de grains d'iris ; les portes si je les laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier retrait, ne se contentaient pas de le tripler, sans qu'il cessât d'être harmonieux et ne faisaient pas seulement goûter à mon regard le plaisir de l'étendue après celui de la concentration, mais encore ajoutaient au plaisir de ma solitude qui restait inviolable et cessait d'être enclose le sentiment de la liberté. » (CG I – II, 383)

(Notons encore la présence de l’iris – qui semble être le désodorisant naturel employé à l’époque dans les cabinets. De ce rapprochement il semble permis d’inférer que « petite pièce sentant l’iris » à Combray était une périphrase parfaitement transparente pour les contemporains de Proust.) Il y a évidemment une syllepse dans l’expression « plaisir de la concentration » : du fait de l’opposition étendue/concentration, il semble d’abord s’agir, tout simplement, d’un plaisir visuel d’ordre esthétique : l’œil prend plaisir à s’échapper et à explorer un espace vaste, après avoir pris connaissance de l’espace exigu … Mais étant donné l’endroit où se trouve le héros, l’expression prend un tout autre sens ! Ainsi, après avoir pris plaisir à « concentrer »… ses efforts sur le jeu des muscles, le personnage reste un long moment assis à savourer le bien-être du relâchement tout en laissant aller ses regards dans les autres pièces. Le texte insiste en outre sur l’étonnante jouissance du personnage à laisser ouverte la porte de communication avec la chambre pendant le temps qu’il passe dans le cabinet, transformant ainsi toute sa chambre, en quelque sorte, en un vaste cabinet d’aisances !

A propos des asperges à Combray, on apprend d’ailleurs que

Citation 29 : toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum » (CS – I, 119).

Ici, la chambre est littéralement devenue cabinet d’aisances, et le ton jubilatoire suggère que cette situation (et l’odeur qui en résulte) cause au héros du plaisir, nullement du désagrément.

A Balbec, le cabinet d’aisances de chaque étage fait figure de repère rassurant pour le personnage :

Citation 30 : pour dissiper, au cours de l'interminable ascension, l'angoisse mortelle que j'éprouvais à traverser en silence le mystère de ce clair-obscur sans poésie, éclairé d'une seule rangée verticale de verrières que faisait l'unique water-closet de chaque étage […] (JF – II, 26) 

Élément repris, tel un motif structurant, vers la fin des Jeunes Filles : « Et à chaque étage une lueur d'or reflétée sur le tapis annonçait le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets. » (JF – II, 158) Les toilettes constituent donc le seul repère lumineux dans cette cage obscure… C’est grâce à la verrière des cabinets que le soleil couchant peut venir poétiser d’une « lueur d’or » le tapis des couloirs.

Mais, bien sûr, c’est l’épisode du « chalet de nécessité » des Champs-Elysées qui permet la description la plus enthousiaste de ce type d’endroits et de leur odeur – bien que le héros n’y séjourne pas personnellement et ne fasse qu’y attendre la première fois Françoise, la seconde fois sa grand’mère.

Citation 31 : Il me fallut l'accompagner, dans un petit pavillon treillissé de vert, assez semblable aux bureaux d'octroi désaffectés du vieux Paris, et dans lequel étaient depuis peu installés, ce qu'on appelle en Angleterre un lavabo, et en France, par une anglomanie mal informée, des water-closets.
Les murs humides et anciens de l'entrée, où je restai à attendre Françoise dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui, m'allégeant aussitôt des soucis que venaient de faire naître en moi les paroles de Swann rapportées par Gilberte, me pénétra d'un plaisir non pas de la même espèce que les autres, lesquels nous laissent plus instables, incapables de les retenir, de les posséder, mais au contraire d'un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d'une vérité durable, inexpliquée et certaine.
J'aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui m'avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation vieillotte qui me proposait non de jouir du plaisir qu' elle ne me donnait que par surcroît, mais de descendre dans la réalité qu'elle ne m' avait pas dévoilée (JF – I, 483 ; nous soulignons)

On remarquera ici que le narrateur, à l’instar de Cottard, possède une connaissance lexicologique assez précise et diversifiée pour désigner les toilettes publiques. L’explication de cette « félicité », donnée deux pages plus loin (I, 485) ramène le héros à Combray, « la petite pièce de [s]on oncle Adolphe » exhalant la même odeur – de « renfermé », dit le texte. Le lecteur est en droit de mettre en rapport la félicité éprouvée dans le chalet de nécessité avec celle des plaisirs solitaires que le héros à Combray se donnait dans la « petite pièce sentant l’iris », c’est-à-dire, on l’a vu, le cabinet d’aisances de Combray. En effet, volontairement ou non, ce sont les mêmes termes de « petite pièce » et de « cabinet » qui désignent aussi « le petit cabinet de repos » de l’oncle Adolphe (I, 71). En outre, immédiatement après la description de cette pièce à Combray, apparaît un épisode qu’on ne sait situer chronologiquement dans la diégèse, où le héros à Paris rend visite à son oncle dans son « cabinet de travail » (I, 72) : il y rencontre la dame en rose qui l’invite à venir « prendre le thé » chez elle, proposition qui entraîne une brouille à mort entre les parents du héros et l’oncle. Ce « cabinet » parisien de l’oncle, auréolé de l’attrait des plaisirs interdits, se superpose donc au « cabinet » de repos de ce même oncle à Combray (puisque aussi bien c’est cette visite à Paris et la brouille qui sont cause de ce que le « cabinet de repos » de Combray est une pièce désormais fermée – tabou en quelque sorte), et ces deux « cabinets » finissent par se confondre, dans l’esprit du lecteur, avec le « cabinet sentant l’iris », où le héros, on l’a vu, expérimente les plaisirs (interdits) de la volupté. Déplacement et condensation…6Notons encore que le cabinet de repos de Combray, situé à côté de l’arrière-cuisine, évoquait, par sa fraîche odeur, « certains pavillons de chasse abandonnés » (I, 71). Les pavillons de chasse où avaient lieu, sous l’Ancien Régime, les rendez-vous galants…

Si la première description du petit pavillon des Champs-Elysées dirige l’attention du lecteur vers les plaisirs érotiques, la suite du texte opère une jonglerie avec les évocations scatologiques : le texte décrit ainsi

Citation 32 : ces cubes de pierre où les hommes sont accroupis comme des sphinx (JF – I, 484)

Et le héros est invité à utiliser ces toilettes :

 Citation 33 : Cette marquise me conseilla de ne pas rester au frais et m'ouvrit même un cabinet en me disant : ”Vous ne voulez pas entrer ? en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis” (JF – I, 484)

Citation 34 : [Dans le Côté de Guermantes, tandis que le héros attend sa grand’mère, la « marquise » récidive :]
- Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine ?
Et comme je refusais :
- Non, vous ne voulez pas ? ajouta - t - elle avec un sourire ; c' était de bon coeur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu' il ne suffit pas de ne pas payer pour les avoir. (CG II – II, 606-608)

Cette « marquise » tenancière de toilettes publiques rappelle bien sûr la marquise de Saint-Euverte qui « va à la pêche » de ses invités. Mais surtout ici, il est frappant de voir la tentative de séduction de cette femme, qui propose au jeune homme sa cabine avec une telle insistance qu’il est permis de se demander quels sont les « besoins » qu’elle voudrait lui permettre de satisfaire….Il pourrait bien s’agir, comme le suggère Jarrod Hayes, d’une offre homosexuelle7 (la « marquise » serait alors un nom de code pour une « tante » ; après tout, c’est bien lorsqu’il se rend en visite chez sa tante, la marquise de Villeparisis, que Charlus rencontre Jupien) ; mais si l’on considère la lettre du texte – une simple invitation à faire ses besoins –, cette insistance (« vous ne voulez pas ? » « Non, vous ne voulez pas ? ») évoque une mère qui met toute sa séduction et tous ses sourires pour obtenir de son nourrisson qu’il s’exécute ! Dans les deux hypothèses, le texte conduit le lecteur au seuil d’un voyeurisme obscène, éludé finalement.

Le héros est donc un des « visiteurs » privilégiés des « lieux », que ce soit pour y faire, ou non, ce pour quoi l’on s'y rend habituellement. Si la petite pièce de Combray est détournée de son usage ordinaire au profit de la volupté, on constate qu’inversement l’exercice des besoins ordinaires est lui-même décrit comme voluptueux, qu’il s’agisse du jeu musculaire (citation 28) ou de l’odeur qu’on y respire (citations 28 – « voluptueux rosaire » – et 31).

2) Charlus

Bien que le baron soit plutôt caractérisé par son discours scatologique que par sa fréquentation des « lieux », on trouve dans Sodome II et III deux occurrences qui le rapprochent du héros :

Citation 35 : Constamment le maître d'hôtel disait : « Certainement M. le baron de Charlus a pris une maladie pour rester si longtemps dans une pistière. Voilà ce que c'est que d'être un vieux coureur de femmes. Il en a les pantalons. Ce matin, madame m'a envoyé faire une course à Neuilly. A la pistière de la rue de Bourgogne j'ai vu entrer M. le baron de Charlus. En revenant de Neuilly, bien une heure après, j'ai vu ses pantalons jaunes dans la même pistière, à la même place, au milieu où il se met toujours pour qu' on ne le voie pas. » (Pris. – III, 695)

Charlus pourrait-il appartenir à la catégorie des invertis « renifleurs »8 ? En tous cas, ce plaisir à faire de longues stations dans les toilettes – quelle que soit l’activité à laquelle il se livre – évoque celui du héros.

La deuxième occurrence qui souligne ce rapprochement entre Charlus et le héros se situe au moment du duel :

Citation 36 : Aussitôt qu'il [= Cottard, deuxième témoin] fut là, le Baron l'emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaire que Charlie et moi n'assistions pas à l'entrevue et il excellait à donner à une chambre quelconque l'affectation provisoire de salle du trône ou des délibérations. (SG II – III , 457-58 ; nous soulignons)

Dans le co-texte (Cottard, on l’a vu, est tellement ému qu’il a dû s’arrêter partout en route pour demander le « n° 100 » et le « petit endroit » – citation 23), l’expression « salle du trône » reçoit nécessairement, en superposition à son sens propre, le sens familier bien connu dans les familles, qui s’ajoute ainsi implicitement à la liste des expressions de Cottard. Or on a vu que le héros aime lui aussi à transformer sa chambre en « salle du trône » (citations 28 et 29). N’oublions pas que Charlus se dit cousin des Bourbon, de sang royal, et démontre que ses ancêtres, au XVIIe siècle, auraient dû avoir le trône plutôt que Louis XIV. L’épisode du « duel » à l’épée (cadre de notre citation 36) est lui-même une parodie des mœurs du « Grand Siècle ». Charlus « trônant » éclaire, en retour, le plaisir « aristocratique » qu’éprouve le héros à ne pas fermer la porte du cabinet d’aisances, donc à « trôner » dans une vaste chambre (citation 28)9.

Ici, certes, la locution entend évoquer une réelle « salle des délibérations ». Mais le jeu avec le co-texte immédiat et les superpositions paradigmatiques qui s’imposent interdisent d’en rester à une simple lecture littérale… L’allusion scatologique est, de toute évidence, « délibérée » elle aussi.

3) Cottard

Les citations qui concernent ses « visites » aux « lieux » se trouvent déjà dans la section précédente, du fait qu’elles sont accompagnées par le maniement du signifiant scatologique. Toutefois, cette insistance de la narration à montrer le docteur dans les lieux d’aisances apparaît, dans le passage suivant, particulièrement suspecte :

[Cottard] ne put donner son avis, car il avait demandé à monter un instant « faire une petite commission » dans le buen retiro et à écrire ensuite dans la chambre de M. Verdurin une lettre très pressée pour un malade. (SG II – III, 296 ; voir citation 22)

Le docteur ayant à s’isoler pour écrire une lettre, le compte rendu exact de son emploi du temps (d’abord aller aux toilettes, ensuite écrire une lettre) ne s’imposait pas pour demander l’autorisation de s’absenter. Nous sommes encore ici en présence d’un détail qui paraît d’autant plus gratuit que Proust pouvait imaginer bien d’autres raisons à cette absence momentanée de Cottard.

4) Swann

On ne le voit jamais fréquenter les lieux d’aisances. Mais il doit y séjourner longtemps, car le texte prend soin de nous informer qu’il souffre d’une constipation chronique :

Citation 37 : par hygiène, il en consommait beaucoup [de pain d’épices], souffrant d'un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes (CS – I, 395).

5) les personnages anonymes ou secondaires

Le roman proustien, par l’intermédiaire du discours de la « marquise », décrit la vie quotidienne dans les toilettes publiques de la Belle-Époque, et les habitudes des clients :

Citation 38 : il y en a un qui est sorti il n'y a pas plus de cinq minutes, c'est un magistrat tout ce qu'il y a de plus haut placé. Eh bien ! […] depuis huit ans, […] tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l'autre, ne salissant jamais rien, il reste plus d'une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins.
[…] Une femme mal vêtue entra précipitamment qui semblait précisément les éprouver [« les » = certains besoins que le héros, au même instant, n’éprouve pas. La marquise refuse de la laisser entrer, et s’en justifie] : « ça a une tête de mauvais payeur, dit la ‘marquise’. Ce n'est pas le genre d' ici, ça n'a pas de propreté, pas de respect, il aurait fallu que ce soit moi qui passe une heure à nettoyer pour madame ». (CGII – 605-608)

Sans doute ce diptyque a-t-il pour fonction de mettre en évidence la cruauté de la « marquise », aussi féroce et snob que les femmes du monde. N’appelle-t-elle pas les cabines ses « salons » ? Une équivalence se dessine ainsi entre les lieux d’aisances et les salons mondains, équivalence qui justifie les diatribes de Charlus et de Swann. Mais cette description complaisante du magistrat qui « reste plus d’une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins » était-elle indispensable pour opposer les comportements de la « marquise » selon les clients ? Cette insistance rappelle étrangement celle des citations 28 et 35.

Autre personnage anonyme, ou presque, la fille de cuisine à Combray :

Citation 39 : Une de ces nuits qui suivirent l'accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut prise d'atroces coliques. (CS – I, 121)

Ce détail, là encore, est parfaitement gratuit. (Il est vrai que « colique », au sens médical du terme, peut signifier simplement « atroce douleur », comme dans « coliques néphrétiques », mais le contexte évoque trop la formule percutante de Saint-Augustin : « entre les urines et les fèces, je suis né », pour qu’on n’entende pas immédiatement ce terme de « coliques » en son sens trivial). Cet épisode sert bien sûr, comme dans le cas précédent, à souligner la cruauté de Françoise, indifférente aux cris de la servante. Mais la cruauté de la servante est aussi bien illustrée par l’épisode où l’on apprend qu’elle met au menu des asperges presque tous les jours pour la simple raison que ces légumes incommodent la fille de cuisine qui les épluche… Sur le plan de la diégèse, ce détail des « coliques » ne s’imposait donc pas.

De même, le philosophe norvégien qui fréquente chez les Verdurin dans Sodome II semble affligé de coliques, c’est du moins ce que le texte suggère :

Citation 40 : Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d' une rapidité vertigineuse pour s'échapper dès qu'il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu'il avait la colique ou encore un besoin plus pressant. (SG II – III, 321)

Citation 41 : On chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l'avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans une Assomption ? Toujours est-il qu' il avait disparu sans qu'on eût eu le temps de s'en apercevoir, comme un Dieu. (SG II – III, 365)

La peur de manquer le train est, en effet, plus probable. Alors, pourquoi suggérer en premier l’hypothèse burlesque de la colique ? Sans doute l’hypothèse d’une Assomption poursuit-elle dans ce registre de la bouffonnerie. Mais la colique semble bien une obsession de la narration.…

Colique ou non, c’est encore le besoin « naturel » qui sert de potentielle explication au retour de Jupien dans sa boutique, dans Sodome et Gomorrhe I :

Citation 42 : au bout de quelques instants […] Jupien (peut-être afin de prendre un paquet qu’il emporta plus tard et que dans l’émotion que lui avait causée l’apparition de M. de Charlus, il avait oublié, peut-être tout simplement pour une raison plus naturelle) Jupien revint, suivi du baron. (SG I – III, 8 ; nous soulignons).

Quand on sait ce qu’il en est de la cause réelle de ce retour de Jupien « suivi du baron » dans sa boutique, la parenthèse paraît singulièrement inutile : le lecteur a forcément déjà compris la cause de ce retour, et il ne peut croire un instant aux hypothèses présentées. S’il s’agit de rendre compte des hypothèses du héros encore naïf, surpris de ce retour, l’hypothèse du paquet oublié ne tient pas : comment, avant d’avoir vu (beaucoup plus tard) Jupien ressortir avec un paquet, le héros pourrait-il savoir que l’employé de bureau avait un paquet à emporter ? Tout au plus pourrait-il penser que Jupien a oublié « quelque chose »… Et s’il s’agit d’un questionnement non du héros, mais du je-narrant, qui organise le récit et connaît pertinemment la raison pour laquelle Jupien revient, cette parenthèse est invraisemblable. Une fois de plus, cet ajout superfétatoire qui évoque une possible visite aux « lieux » se signale par son apparente gratuité, son incohérence. Un en-trop, un lapsus de l’écriture.

Une narration suspecte…

Le plaisir à manier le signifiant de l’excrément ou, de manière générale, des déjections, n’est donc pas le fait des seuls personnages. L’intention de réalisme dans les dialogues y joue un rôle incontestable, mais il n’explique pas tout. Le texte met en scène trop de visites aux « lieux », trop d’allusions scatologiques pour qu’on ne voie pas, dans les diatribes et plaisanteries qu’il prête à ses personnages « grossiers », une fascination imputable à l’auteur lui-même.

Le cas de la « devise » de Gilberte est intéressant. Le héros malade, qui ne peut plus aller jouer aux Champs-Élysées, reçoit un jour une lettre qu’il ouvre distraitement :

Citation 43 : au bas du papier, timbré d'un sceau d'argent représentant un chevalier casqué sous lequel se contournait cette devise : PER VIAM RECTAM, au-dessous d'une lettre, d'une grande écriture […], ce fut justement la signature de Gilberte que je vis. (JF – I, 490)

La devise, qu’un enseignement minimal du latin permet aisément de traduire (« par le droit chemin »), ne peut manquer cependant d’évoquer – à la manière du Virgile travesti – une autre traduction, une prescription de suppositoires ou de lavement, par exemple. Est-ce le lecteur qui aurait l’esprit mal tourné ? ou l’auteur ? Cette lettre de Gilberte suit de quelques lignes les longs commentaires sur les « suffocations » du héros qui cessent grâce aux « purgatifs drastiques » et aux « lavages intestinaux » prescrits par Cottard, nouveau Monsieur Purgon, comme on a vu (citation 24). Le co-texte incite donc le lecteur à entrer lui-même dans le jeu… Faut-il aller jusqu’à penser que cette équivoque est voulue par Gilberte elle-même (après tout, la « lutte » aux Champs-Élysées peut éveiller les soupçons quant à l’innocence de la jeune fille, dont on apprendra finalement, dans le Temps retrouvé, les jeux avec les garçons du village) ? Ou faut-il penser à une connivence entre auteur et lecteur par dessus le dos des personnages ?

Sans doute y a-t-il dans le texte du je-narrant une retenue lexicale, mais cette litote, qui appelle au décryptage (du reste aisé), entretient une connivence plus grande, finalement, avec le lecteur : ainsi, exposant par le discours indirect les pensées de Morel concernant son projet de rompre avec la nièce de Jupien :

Citation 44 : [il avait] décidé, il y avait une quinzaine de jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronnesque) entre eux, et avant d'annoncer la rupture, de « fout' le camp » pour une destination inconnue (Pris. – III, 700 ; nous soulignons)

Dans les propos du chasseur louche énoncés au discours direct, Proust n’hésitait pas à employer le verbe « emmerder », justifié par l’effet de réel recherché (citation 18). Ici, la parlure de Morel exigerait « se démerder » ; ce verbe suggéré est-il trop grossier pour être assumé par l’instance narratrice ? Pourtant, dans la même phrase, le texte n’hésite pas à se faire l’écho du style direct en reproduisant la locution « fout’ le camp », qui n’est pas plus relevée – Charlus, malgré sa grossièreté, employait « Vatefairefiche », et non la locution synonyme, et plus vulgaire, « Vatefairefoutre » (citation 4). Finalement, la censure pure et simple de « démerder », qui eût pu être employé en mention comme « fout’ le camp », ne peut recevoir aucune explication rationnelle.

Cette réticence est d’autant moins explicable que Proust fait employer par Brichot le mot de Cambronne lorsqu’il explique l’étymologie de « Saint-Mars » :

Citation 45 : Quant à Saint-Mars jadis (honni soit qui mal y pense !) Saint-Merd, c'est Saint-Medardus qui est tantôt Saint-Médard, Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et jusqu'à Dammas. (SG II – III, 281 ; nous soulignons)

Brichot n’étant pas par ailleurs un personnage grossier, cette occurrence n’est pas à mettre sur le compte de quelque goût scatologique de sa part. Si Proust a choisi de situer dans la région de Balbec un Saint-Mars, c’est évidemment afin d’en faire commenter l’étymologie par Brichot ! Notons en outre que le récit situe dans cette localité au toponyme cambronnesque un « restaurant de forme oblongue » où Charlus et Morel vont déjeuner (SG II – III , 395), restaurant où, bien entendu, Charlus ne trouve rien qu’il ne décrie.

Proust lui-même, dans un poème intitulé « Jeunes Filles en Fleurs », s’est livré à des variations sur le nom de saint Médard :

Laissons à Wagner l’ennuyeuse déesse Erde
Limon vil où Wotan se laissait oublier
Belle d’azur, pourtant quand vient un grain, la mer de
Marmara n’est que fange où périt maint voilier
S’il n’a pas assez tôt supplié St. Médard,
Dont, tiré du latin, le vrai nom est St. Merde :
N’insistons pas, on doit savoir sacrifier
- Que l’étymologie elle-même se perde ?
Les choses sans beauté, par exemple la merde.
[…]10

Enfin, cette étymologie qui est la même que celle de Saint-Marc amène quelque suspicion quant à la réminiscence des pavés inégaux qui évoque Venise, la place Saint-Marc, et son baptistère…. Cette réminiscence (réussie) a lieu dans la cour de l’hôtel de Guermantes, comme on sait, mais la nouvelle princesse de Guermantes n’est autre que Mme Verdurin, remariée… Pas étonnant, au fond, que les pavés de sa cour évoquent ceux de Saint-Marc ! L’évocation des lieux d’aisances, de ce que l’on y fait, ou du lexique de l’abjection serait-elle une condition nécessaire pour qu’une réminiscence puisse se produire ?

Le morceau de bravoure qui clôture le premier chapitre de Sodome II, et donc, de ce fait, clôture la section des « intermittences du cœur » (ces sortes de réminiscences dysphoriques), associe justement la « boue » et même la « crotte » à un éblouissement extatique – extase matérielle qui rachète, en somme, le sentiment pénible provoqué par la réminiscence de la grand’mère morte :

Citation 46 : je partis me promener seul vers cette grande route que prenait la voiture de Mme de Villeparisis quand nous allions nous promener avec ma grand'mère ; des flaques d'eau que le soleil qui brillait n'avait pas séchées, faisaient du sol un vrai marécage et je pensais à ma grand'mère qui jadis ne pouvait marcher deux pas sans se crotter. Mais dès que je fus arrivé à la route ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand’mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précaution pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; [… ] puis aux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon […] : c’était une journée de printemps. (SG II – III, 177 ; nous soulignons).

« Se crotter » est employé ici, bien sûr, au sens de « se salir »… mais pourquoi le choix, précisément, du premier ? Pourquoi associer préférentiellement la grand’mère à la souillure, plutôt que, par exemple, à des images de marche dans le grand vent qu’elle affectionnait ? Cette image de la grand’mère aux souliers et aux vêtements souillés ne renvoie pas, en fait, au premier séjour à Balbec, mais à l’épisode de son attaque dans le petit pavillon des Champs-Elysées :

Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l'aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d' une personne qui vient d' être bousculée par une voiture ou qu' on a retirée d' un fossé. (CG I – II, 608)

D’un « fossé », c’est-à-dire, à peu de chose près, d’une « fosse » (d’aisances)… Pourquoi faut-il que les merveilleux pommiers en toilette de bal aient, chez Proust, les pieds dans la boue ? Et que, précisément, cette métaphore un peu dégradante, malgré la floraison somptueuse, soit associée à l’image de la grand’mère ?

Cet examen des « lieux », et de ce qui s’y passe, croise en fait, constamment, deux isotopies, deux types de scénarios : le plaisir, on l’aura compris, mais aussi la culpabilité.

Dès le début de « Combray », le cabinet sentant l’iris est un refuge contre la cruauté ambiante à laquelle le jeune garçon ne veut pas être associé. Lâcheté et mauvaise conscience :

Citation 47 : dès que j' entendais : « Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais pas les voir ; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d'études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l'iris […] (CS – I, 12)

Le cabinet d’aisances abrite donc quatre activités : « la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. »

Dans Sodome II, c’est Saniette qui cherche dans les « water » un refuge pour se dissocier de la violence exercée par Cottard à l’encontre d’un homme du peuple :

Citation 48 : […] craignant déjà à cause de la quantité de paysans qui étaient sur le quai qu'elle ne prît les proportions d'une jacquerie, il feignit d'avoir mal au ventre et pour qu'on ne pût l'accuser d'avoir sa part de responsabilité dans la violence du docteur, il enfila le couloir en feignant de chercher ce que Cottard appelait les « waters » (SGII – III, 268).

Dans ces deux exemples, le personnage se distingue du groupe par sa sensibilité, mais il se révèle tout aussi lâche11 que les « méchants », puisqu’il ne fait rien pour s’opposer à ces agissements qu’il réprouve. Sa politique de l’autruche est tout aussi coupable… Quelques années plus tard, d’ailleurs, dans le train qui le mène pour la première fois à Balbec, le héros torture volontairement sa grand’mère du spectacle de son ébriété.

A tout l’épisode de la maladie et de la mort de la grand-mère s’associe la culpabilité du héros, culpabilité que ne manquent pas de rappeler les « intermittences du cœur » de Sodome II.

Premier bilan : du côté du sadisme

Les « lieux » sont donc un endroit surinvesti dans le texte proustien : la « cruauté mondaine » d’un Charlus ne fait que synthétiser deux séries contradictoires en apparence : celle du plaisir, et celle du sadisme (qui implique, rétrospectivement ou même de façon concomitante, la culpabilité).

Plaisir à manier les signifiants de la scatologie, plaisir à évoquer la défécation et les dysfonctionnements du transit (colique, constipation), plaisir à prescrire purgatifs et lavements, et à en parler ; plaisir à humer les odeurs de ces lieux, plaisir à « trôner » (étronner ?), et à « concentrer » ses muscles ; à cette jouissance des déjections, s’ajoute une autre volupté, érotique celle-là, qui se déroule aussi dans les mêmes lieux…

Sadisme : tous les milieux mondains, et, d’abord, familiaux, font preuve de « sadisme ». Les cabinets peuvent être un « refuge » pour les innocents ; mais aussi le signifiant de la scatologie peut être l’instrument du sadisme, comme le montrent les diatribes de Charlus.

Aussi ces deux séries se rejoignent-elles : n’y aurait-il pas un plaisir sadique dans le maniement de l’abjection et de l’analité dans le texte proustien ? Freud a situé trois stades érotiques dans le développement de la libido, comme on sait : stades oral, sadique-anal, génital. Le plaisir de l’analité, lié à l’apprentissage de la propreté, à l’éducation des sphincters, est dit «sadique» car le nourrisson découvre que, par le jeu de ses muscles, il peut satisfaire ou refuser de satisfaire la demande de sa mère. Il peut aussi faire à côté.

Charlus, au « derrière presque symbolique » (SG II – III, 254), illustre de façon superlative cette jouissance anale ancrée dans la petite enfance, lui qui ne parle que de «pipi - caca » – registre enfantin pour lequel il semble avoir une prédilection curieuse12. La fixation anale de ses fantasmes semble ici coïncider avec ce que le texte appelle lui-même les « impérieuses localisations » de Sodome (SG I – III, 24). Nous laisserons aux psychanalystes le soin d’approfondir cette perspective…

Mais si cet envahissement de la scatologie et de l’analité culmine dans Sodome II en général, et chez Charlus en particulier, nous avons vu que ces réseaux sont disséminés dans tous les volumes du roman proustien, que le maniement verbal de l’abjection affecte presque tous les personnages principaux, en particulier Swann, le peintre Biche, et le docteur Cottard, figures paternelles. En outre, la narration proustienne détaille les nombreuses « visites » aux lieux, les indications d’odeurs, et les dysfonctionnements du transit des personnages avec une obsession presque médicale. Le rôle de Cottard, devenu dans Sodome II « visiteur » zélé des latrines partout où il passe, ne demande-t-il pas à être lu comme un indice, plutôt que comme un « symptôme » ?

L’omniprésence du signifiant scatologique dans la Recherche ne saurait en effet être réduite à la manifestation d’un « symptôme » du scripteur, à la prévalence, plus ou moins « pathologique », d’une fixation sexuelle, indicible directement pour le sujet tant elle serait chargée de culpabilité, et qui trouverait un exutoire dans un paradigme romanesque dont la fréquente « gratuité » narrative a été soulignée. S’il ne fait certes pas de doute que la jubilation scatologique et ordurière de Charlus ne doive quelque chose à Marcel Proust lui-même, (qui avouait à Paul Brach au détour d’une lettre de 1922 : « Je commence à dire un peu moins souvent : ‘je vous noierai dans un océan de merde’ »13…), il nous paraît plus éclairant, et moins arbitraire, de chercher du côté de la « langue » familiale quels ancrages, quels appuis, quels relais, voire encouragements, ont pu favoriser le développement de la « tendance » proustienne.

La correspondance entre Marcel et sa mère nous dévoile, certes, sur cette question des « besoins » une grande liberté de propos où ne manquent ni l’humour et la jubilation, ni les jeux sur les références littéraires, ni peut-être ce soupçon de maniaquerie et d’hypocondrie qui caractérise la litanie des misères physiologiques du fils, toujours trop heureux de se plaindre à « Maman »14. Cependant, l’indice fourni par Cottard nous mènera à examiner ici le rôle paternel – rôle qui fournit l’arrière-plan discursif, historiquement ancré, sur lequel, ou contre lequel, vient se déployer le discours romanesque.

Les citations relevées dans la première partie de notre étude (complétées de quelques autres) vont donc maintenant être lues selon cette nouvelle perspective interprétative, celle d’un jeu intertextuel entre les écrits du fils, Marcel Proust, et le discours du père, le docteur hygiéniste « inspecteur général des services sanitaires »…

Le côté d’Adrien Proust

Les biographes du professeur Adrien Proust15 ont souligné le rôle important que cet ardent promoteur de l’ « hygiène internationale » joua dans la lutte pour l’instauration des contrôles sanitaires, afin d’endiguer les épidémies de choléra asiatique qui, après l’hécatombe de 1832, avaient encore sévi en France et en Europe en 1849, 1866 et 1884. Très grave maladie bactérienne, le choléra est caractérisé par une intense diarrhée provoquant le détachement de la muqueuse intestinale ; la mort survient par déshydratation, acidose et urémie16. Dans la deuxième édition de son monumental et encyclopédique Traité d’hygiène (1881)17, Adrien Proust affirme déjà que « ce sont les matières fécales de l’homme qui sont le véhicule du miasme spécifique »18. Mais il admet aussi que « le principe générateur » de la maladie « ne nous est connu que par ses effets, et [que] nous n’avons encore pu découvrir quelle est sa nature »19. C’est encore la théorie « miasmatique » de Pettenkoffer, selon laquelle les manifestations épidémiques dépendraient de facteurs locaux liés au sol20, qui a la faveur de l’hygiéniste : « la propagation du choléra a lieu […] souvent aussi [par] le miasme [qui] se dégage du sol, des fosses d’aisances, des cloaques, des égouts, où ces matières ont été déposées. Il se répand alors dans les parties environnantes, dans les maisons les plus voisines »21. Quelques pages – moins d’une dizaine – sont donc consacrées à « cette question si infime et rebutante à tant d’égards », mais qui « soulève les problèmes les plus graves », et pour laquelle l’auteur restera « sobre pour ce qui touche aux détails intimes » : celle des latrines, fosses d’aisances et égouts (p. 612-618).

Or dans la 3ème édition du Traité d’hygiène, parue en 1902 et 190322, la place consacrée à la question a décuplé : une quinzaine de pages pour les latrines et fosses (903-915), et plus de cinquante pour l’égout (964-1018). Entre les deux éditions, la victoire enfin acquise – en partie, d’ailleurs, grâce au professeur Proust – du « tout-à-l’égout »23, mais aussi une découverte décisive pour l’étiologie du choléra : en 1884, Koch – qui deux ans plus tôt avait découvert le bacille de la tuberculose – prouva le rôle pathogène du vibrion cholérique (Vibrio cholerae ou Vibrio comma, le « bacille-virgule ») déjà observé par Pacini (1854). Il apporta la confirmation de sa transmission non seulement par l’eau, mais aussi par la nourriture ou les vêtements contaminés : les fèces des malades, où prolifèrent les microbes sous la forme virulente, servent de véhicule immédiat à l’infection 24.

Deux allusions au choléra dans la Recherche confirment, s’il en était besoin, que le fils était très au fait de ces préoccupations paternelles. Oriane, princesse des Laumes :

Citation 49 : « trouve ridicule au fond qu'un homme de son intelligence [Swann] souffre pour une personne de ce genre et qui n'est même pas intéressante, car on la dit idiote », ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui trouvent qu'un homme d'esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine ; c'est à peu près comme s'étonner qu'on daigne souffrir du choléra par le fait d'un être aussi petit que le bacille virgule. (CS – I, 337 ; nous soulignons)

L’amour, qu’on savait déjà peu chargé de positivité dans la vision proustienne, est donc comparable à la contamination cholérique : la médiocrité du facteur déclenchant ne préjuge en rien de la gravité de l’infection et de sa potentialité mortelle. Dans Sodome I, le héros, voyeur dissimulé, entend Charlus avouer l’intérêt amoureux qu’il lui porte :

Citation 50 : […] en ce moment j’ai la tête tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit bourgeois, qui montre à mon égard une incivilité prodigieuse. Il n’a aucunement la notion du prodigieux personnage que je suis et du microscopique vibrion qu’il figure (SG I – III, 13-14 ; nous soulignons)

Après le « bacille virgule », Proust emploie donc l’autre désignation scientifique du facteur déclenchant du choléra : le « vibrion ». Si le procédé injurieux est traditionnel, il s’aggrave donc, pour le lecteur averti, d’un coefficient implicite d’abjection lié au caractère de la maladie propagée par le « microscopique vibrion ». Le héros intègre donc, lui aussi, le paradigme des victimes du discours scatologique de Charlus.

Cette même année 1884 de la découverte du « bacille virgule , qui est aussi celle de la dernière épidémie parisienne de choléra, le professeur Proust était nommé inspecteur général des services sanitaires, et en 1885 professeur d’hygiène à la Faculté de médecine de l’Université de Paris25. En 1902, l’Introduction à la troisième édition du Traité d’hygiène précise que « la détermination exacte des agents parasitaires qui provoquent la plupart des affections transmissibles, a fourni une base plus solide et plus raisonnée aux règles de prophylaxie à opposer aux maladies infectieuses ». Bouleversé, le plan général de l’ouvrage reflète une petite révolution scientifique : la treizième et avant-dernière partie consacrée aux « Maladies virulentes et miasmatiques. Etiologie et prophylaxie », devient la troisième partie, et s’intitule désormais, en un révélateur changement de vocabulaire : « Maladies infectieuses et contagieuses. Etiologie, épidémiologie et prophylaxie » ; la partie consacrée à l’ « Hygiène internationale », quatorzième et dernière précédemment, remonte à la quatrième place, suivie d’un nouveau chapitre, « Hygiène publique ». Dans la section consacrée à l’ « Habitation privée », l’ « Évacuation des matières usées » est longuement analysée : une page pour les « ordures ménagères solides », cinq pour les « matières usées liquides », treize enfin pour « la question si importante de l’évacuation des excréments ». La gêne n’est plus de mise ; les progrès de la science légitiment un discours technique fouillé :

« Ce sont assurément les excreta humains qui représentent la souillure la plus dangereuse pour l’habitation. En dehors des matières putrescibles et des gaz méphitiques, ils renferment des quantités extraordinaires de microbes dont la plupart sont saprophytes, mais dont quelques-uns sont pathogènes et peuvent transmettre des maladies graves, soit directement, soit indirectement, en souillant les eaux superficielles et la nappe d’eau souterraine utilisées pour l’alimentation. Certaines maladies épidémiques, la fièvre typhoïde, la dysenterie, le choléra, sont bien connues pour transmettre leurs germes par l’intermédiaire des matières fécales, qui leur servent de véhicule » (897-898)

Adrien Proust passe alors en revue, avec force illustrations à l’appui (voir figure), les différents types de cabinets d’aisances, salubres et insalubres (903-906), y compris l’urinoir public26, puis de fosses d’aisances, fixes ou mobiles, attenantes aux habitations privées (907-913) ; enfin, il compare, du point de vue de la salubrité, la maison de « construction ancienne », desservie par une fosse fixe, et la maison assainie par le tout-à-l’égout, bien préférable (913-915).

Si la révolution scientifique que constitue la découverte de l’étiologie du choléra a transformé la maladie « virulente et miasmatique » en maladie « infectieuse et contagieuse », si les « miasmes » ne font plus l’objet d’un article dans la section consacrée à l’ « atmosphère » (et non plus à l’air), la vieille hantise, dont Alain Corbin a retracé l’histoire sociale depuis le XVIIIème siècle dans Le Miasme et la jonquille, est cependant toujours lisible dans la troisième édition du Traité d’hygiène : malgré son effacement lexical, le miasme demeure vivace dans l’imaginaire. La préoccupation principale de l’hygiéniste, c’est d’empêcher le reflux dans l’atmosphère des gaz « nauséabonds » (910), « fétides » (907, 909, 910) et « méphitiques » (897, 903, 907, 908), c’est à dire des gaz produits par la corruption des matières. C’est un véritable leitmotiv : il faut avant tout « intercepter le refoulement des gaz », « empêcher tout reflux des mauvaises odeurs » (904), « chasser toute mauvaise odeur » (905), « éviter tout refoulement » (907), établir le mode d’évacuation par l’égout « de façon qu’à aucun moment les gaz et les odeurs […] ne puissent refluer dans l’habitation »(899)… Dans cette véritable hantise du reflux de l’odeur fécale, on déchiffre à la fois l’abaissement du « seuil de tolérance » olfactif, à l’œuvre depuis le XVIIIème siècle, et le maintien d’une vieille confusion médicale : le nauséabond est assimilé au malsain, le puant au morbide, en dehors de toute épidémiologie scientifique, puisque seul le contact alimentaire est capable, dans le cas du choléra, de provoquer la contamination bactérienne27. La « disqualification pathogénique de l’odeur »28 mettra quelque temps à s’imposer.

Or le reflux malodorant constitue, on l’a vu, une métaphore récurrente du dégoût dans le milieu Guermantes :

Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. (Swann – citation 9 )
Je me dis tout d' un coup, oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d'aisance, c'est simplement la marquise qui dans quelque but d'invitation vient d'ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j'avais le malheur d'aller chez elle, la fosse d'aisance se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. » (Charlus – citation 1)
Vous avez toléré que cette expression fétide de payer le thé, à 15 centimes je suppose, fît monter son odeur de vidange jusqu'à mes royales narines ? (Charlus – citation 5)

Le : « On a crevé ma fosse d’aisance » de Charlus impliquerait, selon la configuration mise en place dans le Traité d’hygiène, des cabinets qui ne soient pas rattachés à l’égout public, et que les excréments « séjournent un certain temps jusqu’au moment de leur enlèvement périodique » dans une fosse à proximité de l’habitation. Système qui n’a pas la faveur d’Adrien Proust : « la fosse fixe présente deux inconvénients majeurs : son défaut d’étanchéité pour ainsi dire fatal, sa surproduction de gaz fétides » (907) :

« Au moindre refoulement, les gaz ont tendance à se faire jour dans les cuvettes des cabinets en forçant l’obturation incomplète de la soupape. De là ils se répandent dans les pièces voisines et dans toute la maison. A chaque époque de vidange d’ailleurs, quelques soins qu’on prenne, les odeurs nauséabondes infectent non seulement l’habitation, mais encore le voisinage » (908).

Et encore :

« la vidange des fosses fixes s’opère encore trop souvent par le simple enlèvement des matières avec des seaux et des pelles, après brassage. Les matières sont alors déversées dans des tonneaux, qu’on transporte ensuite aux dépotoirs. Pendant ces opérations, les gaz nauséabonds se répandent dans la maison et dans le voisinage » (910)

Si le moment de la vidange est le moment redoutable, le moment insalubre par excellence, le discours de Charlus, par son caractère hyperbolique (« crever ma fosse d’aisance », « formidable tonneau de vidange ») met en scène le cauchemar de l’hygiéniste, non sans cruauté. Il y a là, de la part du fils, une transgression jubilatoire, qui reste implicite.

Dans ce dernier exemple, il faut déchiffrer un réseau d’allusions convergentes :

Cette espèce, comment vous dire, de… reflux de l'Expédition d'Egypte, et puis aussi de remontée jusqu'à nous de l'Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils […]. » (Oriane – citation 16 )

Il ne s’agit plus ici de dégoût, mais de fascination. C’est la légère ostentation de pudeur d’Oriane (indiquée par la ponctuation) qui confirme que les termes de « reflux » et de « remontée » soient bien à prendre ici dans leur sens olfactif nauséabond. La présence de l’imaginaire cloacal est encore confirmée par celle des « sphinx », déjà présents lors de l’épisode du chalet de nécessité des Champs-Élysées pour figurer l’accroupissement de la défécation (citation 32), et dont Serge Doubrovsky avait souligné ailleurs la parenté phonique avec les sphincters29. Enfin, il n’est pas jusqu’à la mention de l’Egypte qui ne soit suspecte : dans sa Défense de l’Europe contre le choléra (1892), Adrien Proust voulait faire de ce pays, où il s’était notamment rendu pendant sa mission sanitaire de 1869, « la barrière de l’Europe contre le choléra »30. Cette allusion, et le syntagme « envahir nos maisons », qui suggère bien une épidémie, confirme la secrète présence paternelle dans ce « mot » d’Oriane.

Si l’hygiéniste fait la chasse au miasme et au nauséabond, que penser du héros de la Recherche, qui, dans le pavillon d’aisances des Champs Élysées, éprouve une intense félicité à humer cette « fraîche odeur de renfermé » dont nous avons déjà noté le caractère ambigu, donc suspect (citation 31) ? La «vérité durable, inexpliquée et certaine » (I, 483) que contient cette impression est, exceptionnellement, éclaircie dès son retour chez lui :

Citation 51 : j'aperçus, je me rappelai brusquement l'image, cachée jusque-là, dont m'avait approché sans me la laisser voir ni reconnaître, le frais, sentant presque la suie, du pavillon treillagé. Cette image était celle de la petite pièce de mon oncle Adolphe, à Combray, laquelle exhalait en effet le même parfum d’humidité […] il me sembla que je méritais vraiment le dédain de M. de Norpois ; j'avais préféré jusqu'ici à tous les écrivains celui qu'il appelait un simple « joueur de flûte » et une véritable exaltation m'avait été communiquée, non par quelque idée importante, mais par une odeur de moisi. (JF – I, 485 ; nous soulignons)

Cette prédilection pour une « fraîche odeur de renfermé », pour un « parfum d’humidité » et une « odeur de moisi » contrevient encore à l’idéologie hygiéniste, qui préconise l’aération31, craint l’humidité, source de stagnations méphitiques, a fortiori dans un lieu d’aisances, et redoute les moisissures : le plaisir du héros s’inscrit donc en contravention directe aux injonctions du père du scripteur. Il convient d’ailleurs d’éviter à tout prix la fréquentation des odeurs excrémentielles :

[…] même sans flair particulièrement fin , on ne choisit pas d'aller villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des excréments. (Swann – citation 12 )
On me dit que l'infatigable marcheuse donne des ”garden-parties”, moi j'appellerais ça ”des invites à se promener dans les égouts.” Est-ce que vous allez vous crotter là ? (Charlus – citation 1)

Visiter les latrines et les égouts : c’est pourtant, paradoxalement, la vocation de l’hygiéniste inspecteur des services sanitaires… Invité à une réception à l’Hôtel de Ville, Alexandre Parent-Duchâtelet aurait confié qu’il aimait « cent fois mieux aller dans un égout que de venir à cette réunion »32. N’est-ce pas d’ailleurs ce que laisse entendre le texte : le désir caché de l’hygiéniste, c’est la puanteur excrémentielle ? Le dégoût n’est qu’un masque : Legrandin nous le confirme, qui stigmatise ceux qui sont capables de « rester un instant dans l’atmosphère nauséabonde, irrespirable pour [lui], des salons » (II, 452) – objet précis, en réalité, de son désir secret.

Une autre espèce sociale est assignée à résidence dans les égouts… Sans que le père du scripteur y soit cette fois pour quelque chose, c’est encore le moment de la vidange qui est évoqué ici, lorsque le héros, invité chez le prince de Guermantes, vient enfin de lui être présenté :

Citation 52 : J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la puissance d’une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, mais me dirent certaines personnes, ‘afin de le mettre à la porte’ (SG II – III, 55-56 ; nous soulignons)

Les pompes aspirantes, puis aspirantes et refoulantes à haut débit, avaient en effet dès le milieu du XIXème siècle progressivement remplacé les seaux pour la vidange des fosses d’aisances fixes33. Swann se trouve donc traité, par le prince de Guermantes, comme les matières fécales qu’il faut évacuer au plus vite. Le voilà expédié, « à la porte » : c’est en tout cas l’interprétation immédiatement proposée par « certaines personnes », anonymes, mais qui semblent représenter un certain « sens commun ». Car que peut bien faire Swann, en effet, chez un prince de Guermantes dont le texte n’a cessé de nous asséner qu’il était aussi violemment antisémite qu’antidreyfusard ? La lecture dégradante que font certains du geste du prince renvoie ainsi au paradigme du Juif prédominant dans la caricature antisémite à l’époque de l’Affaire : les souscripteurs du monument Henry, par exemple, veulent « jeter les Juifs » au tout-à-l’égout, « les loger dans les tinettes », « nettoyer l’ordure […], le fumier de l’écurie sociale »34 ; le Juif, « façonné de fiente et de vomi, maçonné d’urine, pétri de crachats »35, incarne l’abjection même. La métaphore proustienne épingle – juste avant le « coup de théâtre » du dreyfusisme du prince de Guermantes – un certain usage social de la scatologie.

Le côté des noms

On a déjà vu Oriane et Swann se délecter du nom de « Cambremer » (citation 13), qui cumule de manière plaisante deux « abréviations » convergeant vers un même signifié, que Charlus n’hésitera plus à expliciter : « Cambremerde » (citation 4). Si « merde » est le mot de Cambronne, on peut dire que « Cambremer » est, en quelque sorte, le nom propre de l’excrément dans la Recherche.

Appartenant à un même versant oublié de la poésie des noms, et déjà évoquée elle aussi, l’assimilation par Swann de « Verdurin » avec « ordures » (citation 9 ). On peut supposer ici la contamination implicite de « verdeur », qui tient au comparé par le signifiant (« verdur- ») et au comparant par le signifié : la verdeur (« langue verte ») est libre usage de la grossièreté, scatologique ou sexuelle. Cette couleur, est-ce un hasard, est d’ailleurs celle du pavillon des Champs-Élysées, treillissé ou grillagé « de vert » (I, 483 ; II, 605), et celle de l’uniforme du garde préposé aux « verdures » qui y tient compagnie à la « marquise » (II, 605) …

Si le texte prend la peine de préciser l’innocuité du personnage (« le protecteur des massifs et des pelouses […] gard[ait] inoffensive au fourreau une épée qui avait plutôt l’air de quelque instrument de jardinage », II, 605), le nom « Saint-Euverte » (citation 1) appelle de la part de Charlus un jeu suivi sur la « verdeur » entendue comme vigueur sexuelle (« que d'histoires intimes […] qui n' avaient certainement rien de ‘Saint’, mais devaient être très ‘Vertes’, si l'on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse ! »). Il glissera ensuite à une « verdure » chargée d’une connotation ordurière :

Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l'infatigable marcheuse donne des ‘garden-parties’, moi j'appellerais ça des invites à se promener dans les égouts. « Est-ce que vous allez vous crotter là ? » demanda-t-il à Mme de Surgis (citation 1)

Il se pourrait ici que l’assimilation injurieuse du jardin à l’égout soit motivée. Rappelons que « verdure » peut avoir, au XIXe siècle, le sens de notre « crudité » : plante potagère mangée crue, en salade. L’évocation conjointe de la « verdure » et du jardin malodorant évoque donc les cultures maraîchères engraissées au fumier : or à la fin du XIXe siècle, avant la généralisation du tout-à-l’égout, on utilisa ainsi pour l’épandage, aux environs de Paris et sur le modèle anglais, les « eaux-vannes ». Dans la seconde édition du Traité d’hygiène (1881), le professeur Proust se félicite de telles initiatives (479, 486-8), puisqu’il s’agit de veiller aux « intérêts de l’agriculture » (614), de lui rendre « les matériaux précieux que fournissent ces sortes d’engrais » (617), et que les « résultats donnés par [cette] culture » sont « excellents » : au congrès de Bruxelles, « les produits de l’industrie maraîchère de Gennevilliers ont excité l’admiration générale » (489). On raconte d’ailleurs que le préfet de la Seine aurait offert aux Thiers des légumes ainsi engraissés, pour leur prouver qu’ils ne dégageaient pas d’odeur nauséabonde36

La « question des vidanges » est ainsi, selon le professeur Proust, la « première question sanitaire », celle qui « intéresse directement la prospérité de l’agriculture, la salubrité des villes et la richesse des nations » (617). Loin d’être isolé dans son siècle37, ce discours « utilitariste » a des précédents et des relais littéraires, que le fils ne pouvait ignorer. Hugo, dans l’ « Intestin de Léviathan », fameux chapitre des Misérables consacré à la fuite dans les égouts de Paris, entonnait le refrain : « la science, après avoir longtemps tâtonné, sait aujourd’hui que le plus fécondant et le plus efficace des engrais, c’est l’engrais humain […] Employer la ville à fumer la plaine, ce serait une réussite certaine […] notre fumier est notre or »38. Zola ensuite, dans La Terre (1887), fait dialoguer Jean et le fermier Hourdequin sur la question des engrais ; tandis que Jean respire avec « jouissance » le fumier qu’il remue, dont la puanteur, « l’odeur même du coït de la terre », le « ragaillardit », Hourdequin, le fermier utilitariste, expérimentateur dans l’âme (« il avait essayé de tout »), explique comment il en est venu « à utiliser précieusement la vidange des latrines » :

[…] la mère Caca m’a converti […] le chou au pied duquel elle a vidé son pot, est le roi des choux, et comme grosseur, et comme saveur. Il n’y a pas à dire, tout sort de là 

Et il poursuit :

Quand on pense que la vidange seule de Paris pourrait fertiliser trente mille hectares ! […] Et lui, dans sa passion, voyait Paris, Paris entier, lâcher la bonde de ses fosses, le fleuve fertilisateur de l’engrais humain. Des rigoles partout s’emplissaient, des nappes s’étalaient dans chaque labour, la mer des excréments montait en plein soleil, sous de larges souffles qui en vivifiaient l’odeur. C’était la grande ville qui rendait aux champs la vie qu’elle en avait reçue. Lentement, le sol buvait cette fécondité, et de la terre gorgée, engraissée, le pain blanc poussait, débordait, en moisson géantes.39

Si Proust prétend n’avoir guère lu Zola40, Oriane a sans doute lu La Terre, quand elle chante le poète du « fumier épique », cet « Homère de la vidange » (citation 15), qui se révèle donc être l’écho fortement amplifié d’une voix plus discrète, celle d’Adrien et des hygiénistes de la fin du XIXème siècle. Des Verdurin à Saint-Euverte, de Swann à Charlus, l’entrelacement des « verdures » diverses et de l’ordure41 ironise donc encore sur la fascination paternelle pour la matière fécale : nourricière, promesse de fécondité agricole et d’enrichissement social.

Dans la tirade de Charlus, l’association d’une « infatigable marcheuse » et du verbe « se crotter » évoque d’ailleurs une autre figure : celle de la grand-mère « dans le jardin » au début de Combray, son « petit pas enthousiaste et saccadé », les « taches de boue sous lesquelles [sa jupe] disparaissait » (I, 11). Grand-mère dont il sera dit un peu plus loin dans Sodome et Gomorrhe II que « jadis [elle] ne pouvait marcher deux pas sans se crotter », on l’a vu (citation 46). Ce qui, sans paradoxe, confirme la présence paternelle dans le passage : on sait bien que les traits « hygiénistes » de la grand-mère du héros (goût du grand air et des longues promenades à pied, anti-alcoolisme) ont été empruntés au père de l’auteur, et on comprend peut-être mieux, maintenant, pourquoi le personnage est si souvent associé à la « boue » et la « crotte ».

Le professeur Proust devait être frappé d’une attaque dans les lavabos de la Faculté de médecine, le 24 novembre 190342, et décéder deux jours plus tard. En 1935 le Dr Robert Le Masle, après avoir évoqué les circonstances de la disparition du médecin, fut le premier d’une longue série de lecteurs à suggérer un rapprochement avec le texte romanesque : « Marcel Proust semble avoir emprunté quelques-uns de ces détails pour décrire la première attaque de sa grand-mère dans le retiro des Champs Élysées »43. Discret hommage du fils ? Sans doute, mais nos analyses précédentes suggèrent aussi une mise à mal, intime, dissimulée, de la figure paternelle, que seuls les proches, lecteurs du Traité d’hygiène, ou au fait, par fréquentation familiale, des préoccupations du professeur Proust, pouvaient déchiffrer ou entrevoir. Est-ce tout à fait une coïncidence, d’ailleurs, si le Dr Le Masle n’avance ce rapprochement qu’en 1935, soit après la disparition de Robert Proust, auquel son ouvrage est dédié ?

Au terme de ce parcours à travers les « lieux », il reste une question non résolue : comment rendre compte de la fascination paternelle pour les « matières », que Proust avait si bien perçue et dont il s’amuse avec quelque cruauté dans son roman ? La psychanalyse peut ici encore nous ouvrir une piste : chaque individu, on le sait, investit son nom, son patronyme, le roman familial – le signifiant familial en général. Or Adrien Proust était le fils de Virginie TORCHEUX (la grand-mère paternelle de Marcel, donc). Le fils écrivain, qui aimait tant jouer avec les « noms », n’aura pas manqué de s’en apercevoir : le nom de « Torcheux » se trouve inscrit, en lettres distendues, dans le texte même de la Recherche – sans surprise, dans Sodome II, non loin du signifiant-maître de la scatologie dans l’onomastique romanesque, « Cambremer[de] », et au voisinage immédiat du nom du père, tout à la fois masqué et résumé par le syntagme « papier hygiénique » :

Quant à tous les petits messieurs qui s'appellent marquis de Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune différence entre eux et le dernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chez la Comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c'est la même chose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre. (Charlus – citation 4 ; nous soulignons)

Torch[on bren]eux : nom propre, mais « qui est malpropre », en effet.

Et le nom de « PROUST » ? À Illiers, on prononçait « Prou », comme il est normal en phonétique française. Mais à Paris ? Dans la cité cosmopolite où les noms étrangers sont légions, on avait sûrement déjà pris l’habitude de prononcer les consonnes finales…, ce qui, à une lettre près, donne l’onomatopée qui, dans les familles, désigne les gaz malodorants… Marcel en souffrait, lui qui demandait qu’on l’appelât par son prénom plutôt que par ce nom « peu harmonieux » :

« Prière de ne pas m'appeler Proust quand vous parlez de moi. Quand on a un nom aussi peu harmonieux, on se réfugie dans son prénom » (à François de Pâris, première quinzaine de juillet 1903, Corr., X, p. 397)

Dans la vie réelle, on ne peut pas bénéficier de l’heureux anonymat du héros de la Recherche !

Cette piste intertextuelle ouvre donc la voie d’une étude plus approfondie de la figure du père dans le roman proustien. On a beaucoup écrit sur la figure maternelle, et souvent à tort puisque, nous venons de la voir, plusieurs des traits caractéristiques de la grand-mère incarnent les manies, les obsessions secrètes, et même les circonstances de la mort d’Adrien Proust – et non de Jeanne Weil. Peut-être l’étude des figures paternelles du roman réserverait-elle bien des surprises…

Celle du père du héros au premier chef. Relisons, à la lumière des signifiants de l’analité dont nous venons de repérer l’association avec le père réel, l’épisode du dîner Norpois au début des Jeunes Filles. L’insistance du récit à mentionner les séances de la Commission où le père du héros siège à côté de Norpois est-elle tout à fait innocente ? (JF – I, 428, 432, 435, 437, 447, 448, 474). Il est permis d’en douter, lorsque ce même père – que Norpois a invité « de nouveau » à dîner (« tout le monde en est stupéfait à la Commisssion où il n’a de relations privées avec personne » – I, 428) s’exclame : « Je sais bien que le père Norpois est très boutonné, mais avec moi, il s’ouvre si gentiment » ! (I, 429).

La jubilation allusionnelle est ici à son comble, et dépasse la simple transgression burlesque de cette privatisation des « besoins » que l’idéologie hygiéniste s’efforce d’imposer44. Dans sa plurivocité (politico-diplomatique, scatologique, homosexuelle…), la « Commission » implique une complicité masculine du désir, dont le texte va resserrer à dessein les fils. Ce que le père désire apprendre de Norpois, ce sont des détails de première main sur la visite du roi Théodose, dont l’instance narratrice va rendre compte, de manière décalée, pendant le dîner de Norpois dans la famille du héros. Or dans le récit que fait l’ambassadeur du « toast » du roi, et qui est censé témoigner du seul resserrement de l’alliance franco-russe, la présence de Vaugoubert, ce « sensible », ce « cœur exquis » (I, 452), suggère assez la vraie nature de ces « affinités » dont Théodose détache le terme, « à bon escient et en toute connaissance de cause », en fixant sur le marquis « son regard si prenant » (I, 454-455). Sodome se caractérise donc par la maîtrise du jeu allusionnel, que manient, avec brio et insolence, Norpois, Théodose, Vaugoubert, et bien sûr l’instance narratrice... La suspicion n’épargne évidemment plus la figure paternelle, si friande du « déboutonnage » de l’ambassadeur. Le héros est, quant à lui, exclu des avantages de la « commission » : prévenu de son désir pour Gilberte et enclin à l’entraver, Norpois ne va pas s’entremettre en sa faveur auprès des Swann comme il l’avait escompté : « Et je compris que cette commission, il ne la ferait jamais… » (I, 471).

Finissons sur une dernière interrogation. L’association plusieurs fois repérée des latrines (ou du signifiant scatologique, anal) et de la réminiscence amène à questionner la façon dont il s’agit de lire et de comprendre ces moments « privilégiés » de « mémoire involontaire »45 et d’ « intermittences du cœur ». Cryptage ironique ? sublimation cathartique ? En tous cas, ces passages « poétiques » que l’on fait étudier aux élèves des lycées pourraient bien, finalement, être les plus scabreux, ou du moins, parmi les plus pervers du roman.46

1  Toutes les références à A la recherche du temps perdu renvoient à l’édition de la Pléiade, en 4 volumes, sous la direction de Jean-Yves Tadié (Gallimard, 1987-1989). Les références à la correspondance de Proust (Corr.) renvoient à l’édition établie par Philip Kolb en 21 volumes (Plon, 1971-1993).

2  Comparativement : SG II : 16 –  CS : 14 – JF : 5 –  CG I : 3 – CG II+SG I : 8 – SG III : 4 – TR : 1.

Ce relevé a été établi à partir des résultats obtenus par le moteur de recherche du cédérom Proust. Œuvres romanesques complètes, Champion électronique. Notre parti pris a été de ne retenir que les termes explicites, dénotant les lieux d’aisances, l’excrément, la pestilence de façon incontestable. Nous avons donc laissé de côté les termes ambigus, tels que « siège », « chaise », etc., afin d’éviter toute sur-interprétation. Toutefois, il est possible que dans le champ même des termes explicites, si diversifié qu’ait été le lexique utilisé pour cette enquête, nous ayons oublié certains mots, et a fortiori des allusions faites par métaphores ou citations. Mais ces possibles oublis ne pourraient sans doute pas changer dans des proportions considérables ce relevé, tant la disproportion entre les tomes est flagrante. L’étude typologique menée ci-après permettra de comprendre pourquoi ces références sont particulièrement concentrées dans Swann et Sodome II.

3  Parmi les cent lettres de Proust à Lucien Daudet vendues à Londres le 27 novembre 1997, figure une lettre inédite que nous ne pouvons reproduire, faute d'en connaître le propriétaire actuel, où Proust ironise sur le « catéchisme mondain » de Montesquiou, selon lequel il n’y a que sept ou huit familles qui comptent. (Voir le catalogue de vente de Christie’s, p. 83, lot 64). Le baron de Charlus nomme neuf familles, mais celle des Guermantes proustiens (la première de toutes !) étant fictive, il ne reste en effet que huit familles réelles qui comptent à ses yeux.

A propos de la diatribe contre Mme de Saint-Euverte, l’annotation de la Pléiade (III, 1375) signale que le Journal de Cocteau identifie ce style comme celui de Montesquiou. Autre anecdote, rapportée par Fernand Gregh (Mon amitié avec Marcel Proust, Grasset, 1958, p. 56) : «Quand on demandait à Montesquiou : ‘Qu’est devenu Delafosse ?’ [le pianiste Delafosse fut pendant quelques temps le protégé de Montesquiou, comme le violoniste Morel celui de Charlus], il répondait : ‘Il est tombé dans son nom’ ».

4  Corr., t. XV, 149-50.

5  Notons que Charlus se prétend lui aussi amateur de bibelots et de bronzes : « Oui, malgré mon âge j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, je fais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien. J’adore le Beau »(SG II – III, 377). Il s’agit d’un passage de Sodome II, où Charlus essaie de donner le change au notaire qui aurait pu entendre une partie de sa conversation avec le valet de pied de Mme de Chevrigny, auquel il demandait de lui présenter des jeunes gens, lui expliquant «ce qu’il voulait, le genre, le type, soit un jockey, etc.» (ibid.). Il n’est pas insignifiant que Charlus « masque » l’érotisme homosexuel en bibelotage et en prédilection pour les « bronzes ».

6  Le terme de « cabinet », du fait de la multiplicité de ses emplois spécialisés, permet l’association de plusieurs isotopies : les déjections (cabinet d’aisances), les soins corporels, qui conjuguent médecine, hygiène et érotisme (cabinet médical, de toilette, de douches), la lecture (cabinet de lecture, de travail), et les rendez-vous galants (les cabinets particuliers dans les restaurants de la Belle-Époque). Voir ainsi dans la Recherche : le cabinet médical de Cottard (SGII –III, 265) ou du professeur E… (CGII – II, 613), le cabinet de toilette de Mme Swann à Paris (JF - I, 501) ou de la mère à Balbec (SG II – III, 383), celui de la Raspelière où la Patronne entraîne Albertine (SG II –III, 424) ; le cabinet de douches de Balbec où Albertine a des rencontres saphiques (IV, 99) ; les cabinets particuliers où Saint-Loup reçoit Rachel (CGI – II, 468) et où le héros désire inviter Mlle de Stermaria (CGII – II, 645, 681).

7  Dans un article qui a fait date, « Proust in the Tearoom » (PMLA, volume 110, numéro 5, octobre 1995, pp. 992-1005), Jarrod Hayes développe la thèse d’un cryptage homosexuel de certains épisodes du roman proustien, destiné aux seuls initiés. Et qui permettrait donc à ceux-ci une lecture toute différente de certains passages. Son point de départ est lexicologique. On trouve dans le Dictionnaire de l’argot de Colin et Mével d’intéressantes définitions : « Tasse – Urinoir public. On dit parfois : tasse à thé. Syn : théière » ; « Thé – prendre le thé : copuler, notamment entre homosexuels » ; « théière – Urinoir public (fréquenté par les homosexuels) » (Hayes, p. 992). En ce qui concerne la « marquise », Hayes écrit : « Using the interpretative technique that has become a commonplace in Proustian criticism, one could argue that the marquise is really a man, that Proust was propositionned when he stumbled on a tearoom instead of an ordinary rest room. The marquise’s self-naming with a feminine aristocratic title (another possible example of a secret code) calls to mind both the English use of the word queen and Morel’s assimilation of aristocratic women and male homosexuals in his homophobic article, ‘Les Mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de la baronne’, where he also calls Charlus ‘Frau von den Bosch’. » (Hayes, art. cit., p. 1001 ; IV, 346-7). Ajoutons à cette analyse judicieuse que « douairière » rappelle à un phonème près « derrière » ! Quant à la rime en « us » que permet le patronyme de Charlus, Rimbaud l’avait déjà imprimée en toutes lettres dans l’obscène sonnet de « Venus Anadyomène ». Les deux citations fournies par Hayes rendent donc vraisemblable la possibilité d’une lecture homosexuelle de cette « marquise » des Champs-Élysées. A propos du caractère suspect des Champs-Élysées, voir note 8. En tous les cas, comme l’explique très bien Hayes, la « vérité » du texte proustien ne réside pas dans telle ou telle interprétation (pédérastique ou non), mais dans ce jeu de superposition de plusieurs lectures possibles d’un même épisode.

8  Dans son article « Les Ombres de la ville lumière : un aspect du Paris proustien », BIP , n° 29, 1998, Roberto Gramolini étudie l’ouvrage du policier François Carlier, Les Deux prostitutions, Paris, E. Dentu, 1887, dont la deuxième partie est consacrée au tableau de la « prostitution antiphysique ». Carlier évoque une « catégorie fort nombreuse de pédérastes », appelés « renifleurs », qui, pour atteindre le plaisir, ont besoin de « recoins malpropres et puants » (Gramolini, p. 145 note 2 ; Carlier, p. 305, 370, 371. Voir également Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille, Paris, Aubier Montaigne, 1982 ; rééd. Flammarion, « Champs », 1986, p. 309 note 26). La thèse de Gramolini consiste à questionner le caractère « innocent » des jeux du héros aux Champs-Élysées : alerté par le plaisir intense que ce dernier éprouve à sentir l’odeur qui émane du petit pavillon, puis par le plaisir érotique qu’il prend immédiatement après en luttant avec Gilberte derrière un massif, l’auteur, qui s’appuie sur l’ouvrage de Carlier, suggère que ces passages ne prennent leur véritable sens que si l’on se souvient que les jardins des Champs-Élysées étaient un lieu de rencontres et de prostitution homosexuelles.

9  Louis XIII et Louis XIV recevaient d’ailleurs sur leur chaise percée ; ainsi que Vendôme, prisé par Charlus dans un autre contexte du roman (Saint-Simon, Pléiade, II, 694-695 ; voir Roger-Henri Guerrand, Les lieux. Histoire des commodités, La Découverte/Poche, 1997, p. 38-39).

10  Publié dans les Cahiers Marcel Proust, n° 10, 1982, p. 86.

11  Un des modes traditionnels de rabaissement du poltron est la satisfaction des besoins naturels : la peur est un « excellent remède contre la constipation », rappelle M. Bakthine, L’œuvre de Françoise Rabelais, Gallimard, 1970, p. 176. Sans doute ici Saniette ne fait-il que « feindre » d’avoir la colique ; mais Cottard, dans l’épisode du duel, en est véritablement affecté. Les deux épisodes tendent à se superposer dans l’esprit du lecteur.

12  Après le pipi-caca, viendra le temps du « panpan-cucul » – flagellations par lesquels, dans le Temps retrouvé, le personnage se punit.

13  Corr., XXI, 409.

14  En septembre 1888, l’installation à Auteuil d’un cabinet d’aisances donne lieu à un amusant couplet sur l’« instrument destiné à des affaires d’état si graves » (Corr., I, 111). En villégiature au Tréport en 1896, Mme Proust en décrit les lieux d’aisances : « nous avons des closets avec planche à écrire comme ceux de la maison – mais ce qu’ils ont de plus c’est la lumière électrique s’allumant pour éclairer nos œuvres et s’éteignant après… » – ce qui ouvre des perspectives inattendues, et suggestives, sur les habitudes familiales (Corr., II, 133). Marcel détaille telle influence du temps « sur [ses] entrailles » (Corr., II, 304), telle « formidable colique » (Corr., V, 192), évoque lavements (Corr., II, 451 ; III, 98 , 99, 108) et laxatifs (Corr., IV, 294, 296 ; V, 187). Cela semble d’ailleurs une habitude familiale du côté Weil (Corr., I, 423). Mère et fils font assaut de références littéraires : Mme Proust ironise sur le titre d’un roman de Zola (« Surveiller les entrailles de Monsieur et pas de 90ème mille de la Débâcle ! » –Corr., I, 181), évoque la question des « garde-robes » dans la correspondance de Mme du Deffand (Corr., I, 131), tandis que Marcel cite Saint-Simon (« «[Lauris] est resté jusqu’à une heure du matin. Un peu plus, le cascara agissant, j’ai failli comme la Pcesse d’Harcourt ‘m’en soulager devant lui’ » (Corr., V, 237). Selon Jean-Yves Tadié, Jeanne Proust « ne recule pas devant la vieille scatologie française, qui sera chère à Marcel (comme en ont témoigné les Albaret) » ( Marcel Proust, Gallimard, 1996, p. 40). La figure paternelle n’est pas tout à fait absente de cet aspect de la correspondance : on voit, en août 1890, Adrien « ennuyé » de la diarrhée de Marcel ; il « voudrait, écrit Mme Proust à son fils, pouvoir te mettre au régime lacté » (Corr., I, 154) – comme Cottard…

15  Voir Dr Robert Le Masle, Le Professeur Adrien Proust, Librairie Lipschutz, 1935, p. 36 sq. ; Claude Francis et Fernande Gontier, Marcel Proust et les siens, Plon, 1981, p. 45 sq. Voir également Marie Miguet-Ollagnier, « La Recherche : tombeau d’Adrien Proust ? », Bulletin d’informations proustiennes, 1991, n° 22, et, du même auteur : « Adrien et Marcel Proust devant l’anthropologie et l’ethnologie », Littérature et médecine, Presses Universitaires franc-comtoises, 2000, p. 185-195. Nous avons également consulté l’ouvrage de Christian Péchenard, Proust et son père, Quai Voltaire, 1993.

16  Jean Théodoridès, Des miasmes aux virus. Histoire des maladies infectieuses, Paris, Louis Pariente, 1991, p. 115-116.

17  Paris, Masson, 984 pages.

18  P. 941. « Des blanchisseuses ont pris la maladie en lavant des linges souillés par les évacuations. D’autres avaient seulement touché ces linges », ibid.

19  P. 944.

20  R. Pollitzer, Le Choléra, OMS, Genève, 1960, p. 888.

21  Traité d’hygiène, p. 941.

22  « Troisième édition revue et considérablement augmentée, avec la collaboration de A. Netter et H. Bourges », 1245 pages. « J’ai cru devoir recourir à la collaboration de deux de mes élèves », écrit le professeur Proust (p. 12).

23  Sur cette question, voir le très intéressant et complet article de Gérard Jacquemet : « Urbanisme parisien : la bataille du tout-à-l’égout à la fin du XIXè siècle », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, tome XXVI, octobre-décembre 1979. L’auteur signale le rôle important joué par le professeur Proust, appelé à plusieurs reprises à rapporter devant la Chambre (p. 526-7).

24  Pollitzer, 889, 892 ; Théodoridès, 118.

25  Le Masle, 43.

26  Curieusement étudié dans le chapitre consacré à l’ « Habitation privée » (p. 905-6). Dans la section « Hygiène des villes », le professeur Proust recommande l’établissement systématique d’urinoirs et de water-closets publics « afin que la malpropreté n’ait point d’excuse », mais exprime le souhait qu’ils « fussent établis sous terre, comme cela se pratique à Londres » (p. 949).

27  Il faut noter que les compagnons vidangeurs étaient parfois les victimes de graves intoxications et d’ophtalmies dues au « plomb », c’est à dire aux deux gaz du « méphitisme », le sulfhydrate d’ammoniac et l’acide sulfhydrique, identifiés en 1805. D’où, dès 1820, la désinfection des matières fécales au chlorure de soude ou peroxyde de fer avant leur enlèvement, puis, à partir de 1849, au sulfate et chlorure de zinc (Guerrand, p. 95-96 ; Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle, Larousse, 1872, s.v. « Fosses d’aisances » ; Corbin, 145).

28  Corbin, op. cit., p. 260.

29  Voir La Place de la madeleine, Paris, Mercure de France, 1974, p. 49.

30  Cité par Le Masle, p. 40.

31  « Il faut que le local [des cabinets] soit convenablement ventilé pour chasser toute mauvaise odeur », Traité d’hygiène, 3ème édition, p. 905.

32  Rapporté par A. Corbin, d’après Leuret, dans la présentation de l’ouvrage de Parent-Duchâtelet, La Prostitution à Paris au XIXème siècle, Seuil, 1981, p. 13. Corbin souligne l’engagement « physique » de Parent-Duchâtelet, qui « vit au milieu des cloaques, en renifle les odeurs, boit et mange le putride, dort dans la pestilence » (p. 21, 23). Selon R.-H. Guerrand (p. 109), l’hygiéniste serait allé jusqu’à dresser une typologie des odeurs des égouts : fade, ammoniacale, putride, savon en décomposition, urine de vache, etc. Il aurait déclaré à propos des égoutiers : « Je ne serais pas surpris qu’on fût obligé d’aller chercher dans les égouts de Paris le type du véritable bonheur » (ibid., 98).

33  Voir Guerrand, p. 96 ; Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle, Larousse, 1872, s.v. « Fosses d’aisances ».

34  Pierre Quillard, Le Monument Henry, Paris, Stock, 1899 ; cité par Bertrand Tillier, Cochon de Zola ! ou les infortunes caricaturales d’un écrivain engagé, Séguier, 1998, p. 85.

35  La Silhouette de Constantine, 10 mars 1896, cité ibid.

36  Guerrand, p. 146.

37  Voir A. Corbin, Miasme, p. 136 sq., et D. Laporte, Histoire de la merde, Paris, Christian Bourgois, 1978, p. 99 : « On a peine à croire aujourd’hui à l’existence de la somme d’écrits qui ont pu jalonner l’histoire du mouvement hygiéniste à seule fin de promouvoir la prévalence des déjections humaines sur celles du reste de la création ».

38  Pléiade, p. 1281.

39  La Terre, Garnier-Flammarion, p. 384-385.

40  Voir Corr., t. XXI, p. 678 : « De Zola je n’ai lu que ‘J’accuse’ ». Toutefois, dans une lettre inédite à Lucien Daudet, il indique qu’il s’efforce de le lire (Catalogue Christie’s, vente de novembre 1996).

41  Jean-Pierre Richard (Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974) avait déjà signalé que la verdeur connaissait, dans la Recherche, un « branchement pulsionnel inattendu, celui de l’analité » (p. 90). Nous le trouvons donc, au contraire, secrètement motivé.

42  Voir Corr., t. IV, p. 293.

43  Le Masle, p. 45.

44  Et que le héros, en ouvrant toutes grandes les portes de ses cabinets de Doncières, semble défier. Notons que la quasi-totalité des lieux d’aisances de la Recherche sont publics ou semi-publics : pavillon des Champs-Élysées, pissotière de la rue de Bourgogne, hôtels de Balbec et de Doncières, restaurants et cafés où s’arrête Cottard… Le seul cabinet d’aisances réellement « privé » de la Recherche est celui de Combray – et il est perverti de son usage pour des activités que l’hygiénisme déconseille : la lecture, et l’onanisme ! A propos de la privatisation des besoins imposée par les hygiénistes au XIXe siècle, voir Corbin, op.cit, p. 204 et la note 8 ci-dessus.

45  Peut-être faut-il interroger en ce sens les « réminiscences confuses » et inabouties de Sodome II : la « lustrine verte », le « vent coulis » dont le héros « s’arrêt[e] avec extase à renifler l’odeur »… (III, 334-5) ?

46  Ce qu’avait déjà vu Serge Doubrovsky dans sa Place de la madeleine, op.cit.. Mais la perspective de l’auteur est strictement psychanalytique : il déchiffre à partir de l’épisode de la madeleine et de celui du pavillon des Champs-Élysées, qu’il juge matriciels, un fantasme proustien d’ « écriture anale ».