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« Et là, sur le dernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoir se couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement. » (637)1
On se souvient de cette phrase célèbre, qui clôt la grande description de la devanture de la charcuterie des Quenu‑Gradelle, à la fin du premier chapitre du Ventre de Paris de Zola. Rappelons‑en rapidement le co‑texte. Le « maigre » Florent, un républicain idéaliste échappé de Cayenne (où il a été envoyé pour sa participation – très relative – au coup d’Etat de décembre 1851), vient d’arriver, famélique et loqueteux, aux Halles, transformées par les travaux d’Haussmann et la construction des pavillons Baltard. Il assiste, perdu, au réveil progressif de cet « univers de mangeailles » et finit par retrouver la charcuterie de Quenu, son demi‑frère. C’est donc médiatisé par le point de vue d’un meurt‑de‑faim que « ce monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses » nous est présenté. « Mais Florent n’avait d’attention que pour la grande charcuterie, ouverte et flambante au soleil levant. » Une fois le personnage du « voyeur attentif »2 posé, la description peut commencer : après une vue d’ensemble sur l’enseigne et les deux panneaux latéraux, le regard s’attarde, « dans ce cadre aimable », sur l’étalage, qui « monte », depuis les pots de rillettes jusqu’à ce « dernier gradin » où trône l’aquarium aux poissons rouges.
Ce « détail » a manifestement intrigué :
Quelle signification pourrais‑je extraire de ce bout de phrase de Zola ? « […] un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement ». Dans la description de la charcuterie de la belle Lisa, les deux poissons viennent clore l’énumération des jambonneaux, saucisses et autres boudins. Demeure un rythme, flaubertien avec cet adverbe détaché. La phrase sera reprise, encore une fois en fin de paragraphe, d’autant plus voyante : « deux poissons rouges qui nageaient dans l’aquarium de l’étalage, continuellement » (p. 667). De quoi parlent ces deux poissons ? Du néant ? Ils ne sont pas cette « hypertrophie du détail vrai » qui se mue en symbole, suivant la célèbre confidence de Zola à Céard. Ils ne constituent pas davantage un effet de réel – dont le signifié de connotation, dit Roland Barthes3, est de proclamer : « nous sommes le réel », par une sorte de degré zéro de l’allégorie (une « allégorie réelle » comme eût dit Courbet), où la réalité se symbolise elle‑même. A cela les boudins, les saucisses et les jambonneaux parvenaient parfaitement. Non, les poissons sont l’excès de réel. Ils disent : nous ne sommes que le réel. Créatures du monde du silence, ils renvoient au trou noir de la lettre sur Lucrèce. Le détail détourne de l’essentiel. Il dit l’insignifiance, c’est sa provocation. Absurde, il est un coin enfoncé dans les croyances, les systèmes. Il est inassimilable. Il est le résidu qui démystifie la suffisance des discours dogmatiques. Jusqu’à refuser le discours du récit également : l’excès de réel rend sensible le silence du narrateur, le manque d’une parole. […] L’écrivain ne tient plus un discours volontaire, le réel ne peut plus être sublimé en une signification. Il est laissé à son absurdité. Le trou noir reste tel. Le détail, c’est la matière, l’apparence au premier plan. Il dénie l’idée d’un tout, ou d’un dessous des choses. […] L’excès de réel a pour signifié de connotation : nous avons perdu la totalité. […] Le discours zolien rit de lui‑même, […] avec la mention ironique des poissons rouges. Le logos s’y désigne comme comédie, un faux semblant du sens. Le récit s’y démystifie, avoue tout à coup qu’il ne détient pas la vérité des choses. 4
Après avoir montré comment l’écriture réaliste du XIXe « rêve d’un monde plein », qu’elle tente de rendre « lisible », Ph. Dufour s’arrête ici, dans un chapitre intitulé « Le décadrage du réel », sur les « craquements » qui la caractérisent aussi, notamment dans la deuxième moitié du siècle. En insistant ainsi, au moyen de ce « détail » excessif, sur son impossibilité à tenir la posture mimétique jusqu’au bout et en la rendant d’une certaine façon consciente de cette im‑posture (le discours alors « rit de lui‑même »), l’auteur fait des misères de l’écriture réaliste la condition même de sa réhabilitation au regard de la modernité littéraire (dont deux des valeurs fondamentales sont bien la réflexivité et la crise de la représentation). Rien de pire, en effet, pour cette dernière qu’un sens plein, un texte par trop « lisible » :
« […] la « mauvaise » littérature, c’est celle qui pratique une bonne conscience des sens pleins, et la « bonne » littérature, c’est au contraire celle qui lutte ouvertement avec la tentation du sens »5.
Au‑delà même des questions de signification que pose l’aquarium aux poissons rouges, on pourrait dire, avec Ph. Dufour, que le rythme et l’aspect voyant de la proposition confortent cette analyse ; sa position terminale et sa construction (avec cet adverbe long détaché en fin de phrase) semblent en effet signifier « je suis une écriture » et peut‑être même une « écriture artiste »6. D’autant que la description toute entière de la charcuterie, conçue comme une véritable nature morte par Zola, se veut esthétisante. Organisée par le regard d’un personnage, elle est donnée à voir comme un tableau (le texte parle de « cadre aimable »), structuré dans l’espace et multipliant les effets de lumière et de couleur (à cet égard, le rouge des poissons, le pourpre des glaïeuls rappellent tous les tons de rouge (et leurs opposés, les verts) de l’étalage.7 « Je ne suis que le réel, et un réel écrit, artificiel, fragmenté, insignifiant» : voilà ce que nous dirait donc, « ironiquement », l’aquarium aux poissons rouges.
Pourtant, en admettant même que l’on puisse parler de « détail » en littérature8, nous ne pensons pas que l’élément en question ici renvoie à ces signifiés de connotation (et ce n’est pas « ringardiser » Zola que de le dire…). Certes, dans un premier temps, c’est dans le rapport que les détails entretiennent avec le réel qu’il convient d’enraciner l’analyse. L’une des caractéristiques essentielles d’une esthétique de type réaliste est bien de les multiplier (et de les valoriser) pour dire la prose du monde.9 Dans cette entreprise d’exhaustivité (impossible), certains d’entre eux peuvent arrêter le lecteur par leur apparente in‑signifiance (on voit le paradoxe…). Comment les comprendre ? Sont‑ils des effets de réel ou des excès de réel ? Si cette alternative peut faire avancer la réflexion, elle semble rendre plus difficilement compte du cas particulier qui nous occupe : l’aquarium aux poissons rouges connaît plutôt, selon nous, le sort habituellement réservé au détail dans l’écriture zolienne, tel qu’il est défini par Ph. Dufour lui‑même du reste.
« Chez Zola […], qui charpente ses œuvres, le détail est le plus souvent fonctionnel. Nous sommes dans un monde du sens où rien ne se perd, tout signifie ou symbolise. »10
Si l’idée qu’il puisse s’agir ici d’un effet de réel11 est écartée d’emblée, c’est en bonne logique structurale. Ce détail peut apparaître « inutile » fonctionnellement (hors structure) mais peu congruent avec le système du texte : que vient‑il faire, aussi voyant (et répété), dans la description d’une charcuterie ? Et pourtant, c’est bien un détail que Zola n’a sans doute pas « inventé » : l’aquarium est déjà présent dans les notes qu’il prend sur le terrain des Halles ! Ce qui revient à supposer que cet ornement se trouve dans l’étalage de la charcuterie modèle que l’écrivain observe minutieusement (sur une douzaine de feuillets dans le dossier préparatoire du roman).
[…] Un étalage. D’abord un lit de frisons roses. L’étalage est paré dans de la fougère. En bas, contre la vitre, pots de rillettes (jaune clair). Puis, dans des assiettes, en montant, des jambonneaux désossés, chapelure jaune, avec leurs petits manches ornés d’un papier frise rose […]. Je terminerai par un aquarium (trois poissons rouges), entre des pots d’arbres verts. […] Entre l’aquarium et les hures, des bouquets de fleurs de glaïeuls roses, ou des gerbes de giroflées jaunes, suivant la saison. Les arbres verts sont pour l’hiver surtout.12
Ce détail auquel Zola tient tant (notons l’insistance métascripturale du « je terminerai ») apparaît donc plutôt comme un embrayeur de réalité. Peut‑être renvoie‑t‑il à la prospérité nouvelle des charcutiers de la fin du siècle dernier, qui se mettent à décorer leurs boutiques de manière ostentatoire.13 En tout cas, l’embourgeoisement des Quenu‑Gradelle ne cesse d’être signalé, dans le roman, en termes d’occupation de l’espace. Ainsi, Lisa Quenu, qui « [a] une conscience très nette des nécessités luxueuses du nouveau commerce », se démène pour quitter le « boyau noir » de son ancienne boutique et en trouver une autre plus lumineuse, dans une artère récente, la rue Rambuteau. Si ironie il y a dans le détail des poissons rouges (et rien n’est moins sûr), ce n’est pas tant parce que l’écriture rit d’elle‑même et de son incapacité à remplir son contrat d’exhaustivité mais plutôt qu’elle stigmatise la prétention petite‑bourgeoise des charcutiers.
Allons plus loin. Si le détail se met à signifier, c’est qu’il n’est ni du côté de l’effet de réel ni de celui de l’excès de réel. Il aurait fallu pour cela qu’il soit véritablement « inassimilable ». Or, « ce qui permet de rendre compte d’un élément textuel quelconque est sa mise en contexte »14. A commencer par le co‑texte immédiat d’où il est tiré (la description de la charcuterie), le détail en question ici nous apparaît complètement pris dans les filets du texte. Pour le dire autrement : l’aquarium n’aurait pas existé dans la réalité que le texte l’aurait sans doute suscité. En bref, la lecture que nous faisons du passage (et du roman) nous y mène presque à coup sûr…
Ce que nous signale déjà la place de la phrase, à la fin de la description, remarquable comme peut l’être une belle chute bien amenée (rappelons que Zola, dans sa prise de notes, emploie le verbe « terminer »). En effet, elle est comme l’apothéose du passage, puisque le narrateur y scelle explicitement la métamorphose de la charcuterie en « chapelle du ventre », dans laquelle les gras habitants des Halles viennent célébrer le culte de leur nouveau dieu, le cochon d’or. Notons que la description s’ouvre sur la charcuterie qui «flambe au soleil levant », sur l’enseigne « où le nom de Quenu‑Gradelle [luit] en grosses lettres d’or ». La boucle est bouclée… Au‑delà de la prospérité récente des charcutiers (qui ont trouvé un magot au fond d’un saloir), ce triomphe du porc signale, on le sait, l’ « entripaillement » des bourgeois, et, par extension, celui du second Empire tout entier.15 La critique zolienne est violente, comme l’implique l’utilisation d’un lexique du sacré pour qualifier cet « univers de mangeailles », profane par définition (puisqu’habité par les marchands du temple). Dans cette « chapelle du ventre », le dernier gradin peut devenir alors un « reposoir », qui porte, au milieu des bouquets de glaïeuls (sont‑ils si étonnants sur un autel ?), le fameux aquarium, dont on a du mal à imaginer qu’il n’aurait rien à voir avec ce co‑texte… Nous y reviendrons.
Pour le moment, nous voudrions montrer d’abord à quel point il coïncide avec l’économie structurelle du texte. Citons la description intégrale de l’étalage.
Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu ; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangées, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. D’abord, tout en bas, contre la glace, il y avait une rangée de pots de rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés venaient au‑dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminé par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats : les langues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes à côté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon ; les boudins noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles ; les andouilles, empilées deux à deux, crevant de santé ; les saucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes d’argent ; les pâtés, tout chauds, portant les petits drapeaux de leurs étiquettes ; les gros jambons, les grosses pièces de veau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités de sucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et des hachis, dans des lacs de graisse figée. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit de rognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d’aschards, de coulis, de truffes conservées, des terrines de foies gras, des boîtes moirés de thon et de sardines. Une caisse de fromages laiteux, et une autre caisse, pleine d’escargots bourrés de beurre persillé, étaient posées aux deux coins, négligemment. Enfin, tout en haut, tombant d’une barre à dents de loup, des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques, semblables à des cordons et à des glands de tentures riches ; tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoir se couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement. (636‑637).
À comparer les notes prises sur le terrain (voir plus haut) et leur mise en écriture, on voit que les descriptions zoliennes sont orientées, fictionnalisées. Il s’agit, pour l’écrivain, de rendre la « palpabilité » des choses (par une volonté de densité qui peut conduire parfois à une « hallucination de vérité ») dans le cadre strict des exigences narratives, de raccorder les morceaux descriptifs à l’intrigue romanesque.
« La grande réussite du Ventre de Paris réside dans cette dialectisation de la Nature Morte et du Projet politique ».16
On l’a vu, notre passage associe bien la première présentation de la charcuterie à la critique du règne du ventre.
Mais l’analyse mérite d’être affinée. La description est toute entière construite sur les (ambi‑)valences sémiques du « cochon » : cet animal à la viande grasse par excellence, qui emblématise l’appétit sous toutes ses formes, connote aussi bien l’intempérance scandaleuse et égoïste que la succulence festive. « C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. » Une charcuterie est un lieu où se joue en permanence le passage de l’inquiétant (la viande rouge, le ventre engloutisseur) au réjouissant (la chair et le sang maîtrisés, goûteux).17 Ce que signifie l’étymologie même du mot : dans l’antre de la chair cuite (découpée, travaillée, épicée), tout l’art du charcutier consiste d’une certaine manière à atténuer les dangers toujours potentiellement présents du sang et de la chair crue. C’est, en tout cas, ce qui nous semble clairement ressortir de la description zolienne, articulée autour de la tension nature / culture et déclinée par une série d’oppositions entre le rouge et le blanc, le cru et le cuit, la vie et la mort.18 Ainsi l’accumulation – inquiétante – des pièces charcutières et la présence d’outils agressifs (« la barre à dents de loup » par exemple) sont pris dans un décor noté comme décor (ainsi que l’indiquent les détails de l’enseigne et des panneaux latéraux, on l’a vu, et les ornements divers dans l’étalage19) ou comme tableau (la picturalisation du passage a été signalée aussi). Finalement, même « les viandes crues y [prennent] des tons de confiture ». D’autres procédés métaphoriques tentent d’euphémiser la crudité de la viande rouge : ainsi elle peut être végétalisée (on a déjà noté la présence des fougères et des pompons verts qui finissent par « changer » les assiettes charcutières en « bouquets ») ou anthropomorphisée (les jambonneaux sont rendus inoffensifs par leur « bonne figure ronde » ; les boudins sont des « couleuvres » mais « bonnes filles » ; les andouilles « [crèvent] de santé » et les saucissons sont pareils à « des échines de chantre »). La chair est bien là, mise en évidence, mais travaillée par les pouvoirs du charcutier et du narrateur. Soulignons également l’insistance posée sur ce qui la maintient hors d’une corruption toujours possible : les « conserves », les « bocaux » et autres « boîtes moirées » ; les matières qui gardent (le « glacis », la « gelée » qui a « des limpidités de sucre candi », la graisse qui prend, « figée », et dans laquelle « dorment » les viandes). La description se clôt enfin sur la transformation de la charcuterie en « chapelle » et sur la présence d’éléments / aliments opposés à ce que connote la viande de porc (les fromages laiteux, les escargots au beurre persillé, les bouquets de glaïeuls et, bien entendu, les poissons rouges).
Il est temps de leur faire un sort plus direct. Ils ne relèvent pas du comestible mais leur apparition dans l’étalage de la charcuterie zolienne est loin d’être fortuite : il s’agit là, déjà, d’un ornement (l’aquarium est « garni de rocailles »), mettant en scène, dans un univers carné, la chair maigre et blanche de deux êtres vivants au milieu de viandes cuites. A un premier niveau d’analyse, on peut raisonnablement soutenir que cet aquarium participe de la logique d’atténuation du dangereux que nous venons de décrire. En fait, c’est plutôt la tension entre les pôles nature / culture (soit donc l’ambivalence constitutive de tout le passage)20 qui est rappelée ici : ces poissons sont « rouges » et leur nage « continuelle », dans un aquarium « carré » (cette quadrature du cercle apparaît comme l’illustration d’une marche empêchée…), se fait sur un « reposoir », au milieu des glaïeuls (terme dont le signifiant et les signifiés de connotation peuvent renvoyer au deuil)21. Cette vie prisonnière n’annoncerait‑elle pas plutôt une mort prochaine ?
Arrivons‑en à l’essentiel : cette structuration de type « anthropologique » ne permet de donner un sens (une orientation) à la description étudiée que si l’on en dégage la logique culturelle. Que raconte Le Ventre de Paris ? Très explicitement – le peintre Claude Lantier se fait porte‑parole de l’auteur au chapitre IV – la lutte des Gras et des Maigres :
« Est‑ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres ? » demanda‑t‑il.
Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s’enthousiasma, parla de cette série d’estampes avec beaucoup d’éloges. Il cita certains épisodes : les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d’échalas envieux ; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l’audace de s’introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d’un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain ; il finit par classer les hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et jouit. […].
« ‑ Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez… […] En principe, vous entendez, un Gras a l’horreur d’un Maigre, si bien qu’il éprouve le besoin de l’ôter de sa vue, à coups de dents, ou à coups de pieds. C’est pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. Les Quenu sont des Gras, les Méhudin sont des Gras, enfin vous n’avez que des Gras autour de vous. » (804‑805)
Plus profondément, le roman nous semble la réappropriation zolienne du motif traditionnel tant folklorique qu’artistique du combat de Carnaval et de Carême.22 Relisons culturellement les divers éléments de notre description et repensons du même coup au champ lexical du religieux mentionné plus haut. Dans nos sociétés (et plus particulièrement au XIXe siècle), le cochon, gras à souhait, symbole du temps de carnaval, fait pendant à son symétrique opposé, le poisson, denrée de carême par excellence. « Carnaval‑cochon, Carême‑poisson », disait‑on...
[…] le carême intéresse d’autant plus notre propos qu’il n’est pas tant une période d’abstinence – où l’accent porterait sur l’absence de certains aliments – qu’une période de régression, de retour aux origines et de retour au cru primordial, celui de l’enfance du monde mais aussi celui de la proximité à (aux) Dieu(x) […].23
L’aquarium nous apparaît donc comme faisant système avec l’étalage des pièces charcutières. D’autant que, pendant le carême (où l’on mange blanc), les chrétiens se préparent à la mort et à la résurrection du Christ, dont l’un des symboles les plus anciens est justement un poisson (en grec, ichtus, mot pris par les chrétiens comme un idéogramme composé des initiales de « Jésus‑Christ, Fils de Dieu, Sauveur »). Notre texte prédirait alors, dès l’ouverture du roman, le sacrifice futur, sur l’autel de Saint‑Cochon24, d’un nouveau Christ. Comment ne pas penser maintenant au personnage dont le regard autorise l’écriture même du passage ? Avant de le conduire devant la charcuterie de son demi‑frère, le narrateur a pris soin de laisser Florent, complètement égaré, faire littéralement le tour des Halles :
Il n’eut plus qu’une pensée, qu’un besoin, s’éloigner des Halles.[…] Les trois rues du carrefour, la rue Montmartre, la rue Montorgueil, la rue Turbigo, l’inquiétèrent : elles étaient encombrées de voitures de toutes sortes ; des légumes couvraient les trottoirs. Alors il alla devant lui, jusqu’à la rue Pierre‑Lescot, où le marché au cresson et le marché aux pommes de terre lui parurent infranchissables. […] Il essaya de sortir de ce flot qui l’atteignait dans sa fuite […]. Et il s’arrêta, découragé, effaré, ne pouvant se dégager de cette infernale ronde d’herbes qui finissait par tourner autour de lui en le liant aux jambes de leurs minces verdures. […] Il butait à chaque pas. Du côté de la Halle au blé, les bouts de rue se barricadaient d’un nouvel obstacle de charrettes et de tombereaux. Il ne tenta plus de lutter, il était repris par les Halles, le flot le ramenait. Il revint lentement, il se retrouva à la pointe Saint‑Eustache. (630‑31)
Florent, le meurt‑de‑faim, tourne en rond « [en butant] à chaque pas » dans les cercles du maelström digestif que sont devenues pour lui les Halles. C’est à l’image de son destin romanesque : il revient dans un quartier qui va très vite le renvoyer au bagne… Destin préfiguré par la nage continuelle des maigres poissons dans la chapelle du ventre, qu’il regarde fasciné et que le lecteur (qui en sait toujours plus ici que le personnage) reçoit en tout cas comme un indice. D’autant qu’effectivement le parcours de Florent est mis tout entier sous le signe du poisson. L’ex‑forçat est une véritable face de carême : ce « roi des Maigres » (805), petit mangeur toujours vêtu de sombre et d’une chasteté à toute épreuve, finit par accepter une place d’inspecteur au pavillon de la Marée ! Il est aussi une figure christique :
[...] il arrangeait des mesures morales, des projets de loi humanitaires, qui auraient changé cette ville souffrante en une ville de béatitude. Quand les journées de février ensanglantèrent Paris, il fut navré, il courut les clubs, demandant le rachat de ce sang « par le baiser fraternel des républicains du monde entier » Il devint un de ces orateurs illuminés qui prêchèrent la révolution comme une religion nouvelle, toute de douceur et de rédemption. Il lui fallut les journées de décembre pour le tirer de sa tendresse universelle. Il était désarmé. Il se laissa prendre comme un mouton et fut traité en loup. Quand il s’éveilla de son sermon sur la fraternité, il crevait la faim sur la dalle froide d’une casemate de Bicêtre. (645)
Au terme d’une trajectoire carnavalesque, ce christ républicain sera bel et bien jugé et sacrifié par la communauté des Halles.
D’une certaine manière, c’est l’aquarium aux poissons rouges qui assure l’essentiel du contact entre le monde de la description et l’intrigue romanesque. Les deux autres occurrences du détail le montrent aussi. Il est repris, presque dans les mêmes termes effectivement au chapitre II, lors de la présentation intérieure de la charcuterie, et signale au lecteur que le piège est en train de se resserrer autour de Florent.
Elle lui apparaissait au‑dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s’étalaient, dans des plats en porcelaine blanche, les saucissons d’Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l’eau […]. Intimidé à mesure qu’il la regardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit par l’examiner à la dérobée dans les glaces, autour de la boutique.[…] C’était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l’emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue qu’elle n’éveillait aucune pensée charnelle et qu’elle ressemblait à un ventre. Il s’arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu’il avait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accrochées à des barres à dents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquer pendaient ; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, la belle charcutière se pencha, sourit d’une façon amicale aux deux poissons rouges qui nageaient dans l’aquarium de l’étalage, continuellement. (667)
Tout figure ici l’enfermement du personnage : assis dans la charcuterie, il paraît bien fragile au milieu des images démultipliées de la forte Lisa, qui va lui faire accepter quelques lignes plus loin la place d’inspecteur aux Halles. Elle peut être contente (Florent se plie à ses désirs) ; c’est le début de la fin pour lui... Au fond, ce détail est à la fois un opérateur descriptif (qui signifie « nous sommes dans la charcuterie ») et diégétique (« voilà où en est l’histoire de Florent dans le V/ventre »). Sa troisième apparition, au chapitre V, en témoigne également. Le quartier vit maintenant dans la peur – fantasmatique – d’un complot républicain fomenté par Florent et le narrateur nous présente, dans un troisième grand tableau descriptif, une boutique en deuil avec son étalage « malade ». La conclusion en est :
« Et parfois [Lisa] se baissait, elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l’aquarium de l’étalage, languissamment. » (852)
Le signal semble clair : rien ne va plus dans le Ventre mais le dénouement est proche, puisque la charcutière s’apprête à dénoncer son beau‑frère à la Préfecture de Police. Et c’est, évidemment, sur une dernière description de l’étalage, « guéri », que le roman se clôt. L’aquarium n’y est plus mentionné… Florent est sorti de l’H/histoire.25
Sans doute le détail réaliste est‑il à interroger dans son rapport à la mimesis. Mais, pour une lecture ethnocritique26, il naturalise bien moins la culture du texte qu’il n’en culturalise le monde représenté. Au fond, plus que d’effet / excès de réel, on pourrait parler d’effet de culture.
1 Le Ventre de Paris est cité dans l’édition des Rougon‑Macquart chez Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, volume I, 1960.
2 Voir Ph. Hamon, Le Personnel du roman. Le Système des personnages dans les Rougon‑Macquart d’ E. Zola, Genève, Droz, 1983.
3 R. Barthes, « L’effet de réel », Littérature et réalité, Paris, Seuil, coll. Points, 1982, p. 89.
4 Ph. Dufour, Le Réalisme, Paris, PUF, coll. Premier Cycle, pp. 300‑302.
5 R. Barthes, Essais critiques, Seuil, coll. Points, p. 267.
6 Pour une synthèse rapide sur l’écriture artiste, voir A. Pagès, « L’espace littéraire du naturalisme », Pratiques, 107‑108, décembre 2000, pp. 100‑101. On connaît, dans ce type d’écriture, l’importance accordée au détail : voir, par exemple, H. Scepi, « Fragments et décomposition : de la prose artiste à l’écriture décadente, une autre manière de penser le détail », Le Détail, Publications de la Licorne, Hors série ‑ Colloques VII, UFR Langues Littératures Poitiers, 1999, pp. 47‑60.
7 De nombreuses études ont été consacrées à la comparaison entre l’écriture naturaliste et la peinture (l’impressionnisme notamment) ; pour notre roman, voir, par exemple, S. Woodward, « Un tableau du Ventre de Paris. Etude de texte », L’Ecole des Lettres, II, 1989‑1990, 6, pp. 43‑51.
8 On le sait, la question du détail littéraire est difficile, tant pour des raisons de délimitation que d’interprétation : ainsi, comment expliquer que l’on note ce qui est, par définition, non notable ? Peut‑on encore parler de détail quand, désigné comme tel, il n’en est, du coup, plus vraiment un ? On peut toujours en tenter une définition textuelle (dans la lignée de celles proposées par R. Barthes (art. cit.) et Ph. Hamon, voir plus loin) mais reste posée la question de son in‑signifiance. D’autant que si l’on se place en réception, le détail peut devenir l’essentiel (cf. son importance en psychanalyse et dans le plaisir que procure le texte). C’est du reste R. Barthes lui‑même qui insiste sur ce point. V. Jouve écrit (dans La Littérature selon Barthes, Paris, Les Editions de Minuit, 1986, p. 99) : « La fascination de Barthes pour l’objet détaché, sensuel et palpable qui passe par le langage est à rattacher à son goût obsessionnel pour le détail. Ce qui est jouissif dans le détaillé, c’est sa valeur qualitative, faite à la fois de finesse (le détail est toujours précis) et de nuances (le détail, par sa justesse, garantit le comblement). » Pour des analyses plus « détaillées » de cette problématique, voir les ouvrages collectifs Le Détail, op. cit. (notamment l’article de D. Boisseau, « De l’ « inexistance » du détail », p.15‑33), et Le Pouvoir de l’infime (Presses Universitaires de Vincennes, 1997) ainsi que les articles de Ph. Hamon, « Thème et effet de réel », Poétique, 64, 1985, pp. 495‑503 et de M. Charles, « Le sens du détail », Poétique, 116, 1998, pp. 387‑424.
9 Pour une belle histoire du détail littéraire, voir N. Schor, Lectures du détail, Paris, Nathan, coll. Le Texte à l’œuvre, 1994.
10 Ph. Dufour, op. cit., p. 299.
11 Ph. Hamon en propose le résumé suivant, dans « Notes sur la description naturaliste » (L’Ecole des Lettres II, 8, 1991‑1992, p. 6) : « Le détail (R. Barthes) est à la fois inscrit dans le système descriptif (c’est la notation d’une partie d’un ensemble), et un élément hors structure générale de l’œuvre (il ne se répète pas ; il ne sert à rien). En tant qu’inscrit dans un système descriptif, il est légitimé, il fait partie d’une cohérence (la cohérence est une métaphore de la compétence, donc de la crédibilité de l’auteur comme maîtrisant son texte) ; en tant que hors structure, il ne fait pas partie de la fiction, donc « n’a pas pu être inventé ». Le précis est imputé comme vrai. » Ce qui fait que les pièces charcutières décrites par Zola, complètement utiles dans une charcuterie, ne peuvent pas être, selon nous, considérées comme des effets de réel.
12 Dossier préparatoire du Ventre de Paris, Ms. 10338, fos 185‑197, Bibliothèque Nationale, Manuscrits, Nouvelles Acquisitions françaises.
13 Dans un ouvrage intitulé Boutiques du temps passé et sous‑titré Décors peints des boulangeries, charcuteries, crémeries (Paris, Presses de la Connaissance, 1977), les ethnologues Cl. Reinharez et J. Chamarat, étudiant cette nouvelle mode, notent : « De tous les boutiquiers commerçants de Paris, ce sont les charcutiers qui ont poussé le plus loin le luxe de leur maison. » La base de données Frantext (Inalf‑Cnrs) propose, pour le XIXe siècle littéraire, 40 occurrences de « bocal / bassin / aquarium aux poissons rouges ». D’après les aquariophiles, l’élevage à des fins d’ornementation de cette espèce originaire d’Asie explose en France entre 1850 et 1930.
14 M. Charles, art. cit., p. 395.
15 Voici les premières lignes de l’Ebauche du roman (Dossier préparatoire du Ventre de Paris, Ms. 10338, f° 47‑f°48), dans lesquelles Zola précise ses intentions :
« L’idée générale est : le ventre, le ventre de Paris, les Halles, où la nourriture afflue, s’entasse, pour rayonner sur les quartiers divers ; – le ventre de l’humanité et par extension la bourgeoisie digérant, ruminant, cuvant en paix ses joies et ses honnêtetés moyennes ; – le ventre dans l’empire, non pas l’éréthisme fou de Saccard lancé à la chasse des millions, les voluptés cuisantes de l’agio, de la danse formidable des écus, mais le contentement large et solide de la faim, la bête broyant le foin au râtelier, la bourgeoisie appuyant sourdement l’empire parce que l’empire lui donne la pâtée matin et soir, la bedaine pleine et heureuse se ballonnant au soleil et roulant jusqu’au charnier de Sedan.
Cet engraissement, cet entripaillement est le côté philosophique et historique de l’œuvre. Le côté artistique est les Halles modernes, les gigantesques natures mortes des huit pavillons, l’éboulement de nourriture qui se fait chaque matin au beau milieu de Paris. »
16 Ph. Jousset, « Une poétique de la « Nature morte ». Sur la pratique descriptive dans Le Ventre de Paris », Les Cahiers Naturalistes, 72, 1998, pp. 337‑350. Pour ne prendre qu’un petit exemple – mais significatif pour nous – Zola choisit, pour orner le dernier gradin de l’étalage, les bouquets de glaïeuls et non, les giroflées ou les pots d’arbres verts (qui auraient pu faire l’affaire aussi bien, on l’a vu dans les notes préparatoires, si le seul souci de l’auteur avait été d’ordre réaliste).
17 Ce qui n’est pas le cas pour la description d’une boucherie : on peut comparer, à cet égard, notre texte au passage consacré à la boucherie des Halles (Le Ventre de Paris, p. 631), qui ne produit ni les mêmes effets ni les mêmes valeurs.
18 P. Carles et B. Desgranges, dans Le Ventre de Paris (Paris, Nathan, coll. Balises, 1993), parlent même du « pouvoir prométhéen » du charcutier Quenu. Rappelons aussi ce qu’écrit Cl. Lévi‑Strauss, dans « Le triangle culinaire » (L’Arc, 26, 1967, p.20), à propos du cru, du cuit et du pourri : « Il est clair que, par rapport à la cuisine, le cru constitue le pôle non marqué, et que les deux autres le sont fortement, mais dans des directions opposées : en effet, le cuit est une transformation culturelle du cru et le pourri en est une transformation naturelle. Sous‑jacente au triangle primordial, il y a donc une double opposition entre : élaboré / non élaboré, d’une part, et entre : culture et nature, d’autre part. »
19 Notons le « lit de fines rognures de papier bleu », les « feuilles de fougère délicatement rangées », les « pompons verts » qui terminent les manches des jambonneaux, les « chapes d’argent » qui enserrent les saucissons, les « colliers de saucisses […], symétriques, semblables à des cordons et à des glands de tentures riches », la « dentelle » de crépine, etc.
20 Les catégories de nature et de culture sont surtout utiles sur un plan méthodologique mais difficiles à délimiter clairement. On voit bien que, dans un tel passage (ce phénomène est particulièrement frappant chez Zola), tout se passe dans l’interaction des deux, voire dans la constante redéfinition de chacune d’entre d’elles. Comme si, en cette fin de XIXe siècle où on théorise la nette distinction des deux entités, la littérature, objet de culture par excellence, ne cessait d’interroger la validité d’une telle séparation. Voir, sur la remise en cause de ce paradigme dichotomique, Ph. Descola, « L’anthropologie de la nature », Annales H.S.S., 1, janvier‑février 2002, pp. 9‑25.
21 Si le Dormeur du Val gît, « les pieds dans les glaïeuls », c’est sans doute aussi parce que « glaïeul » vient de gladiolus, qui signifie « petit glaive ». Et le terme fait entendre [glas / aïeul]...
22 Nous nous permettons de renvoyer ici à notre ouvrage, Le Carnaval des Halles. Une ethnocritique du Ventre de Paris (Paris, CNRS Editions, 2000), où nous montrons à quel point ce schème culturel structure le roman de Zola. L’ethnocritique peut se définir comme une critique de la littérature – associant poétique des textes et ethnologie contemporaine – qui s’intéresse à la polyphonie culturelle constitutive des œuvres littéraires les plus légitimes (et plus spécialement, pour l’instant du moins, à la présence, dans ces dernières, de formes de culture dominée, populaire, folklorique et à leur textualisation). Pour une présentation synthétique de cette approche, ses problématiques et ses enjeux, on peut se reporter aussi à M. Scarpa, « Pour une lecture ethnocritique de la littérature », Littérature et Sciences humaines, Centre de recherche Texte / Histoire, Université de Cergy‑Pontoise, Paris, Les Belles Lettres, 2001, pp. 285‑297.
23 C. Méchin, Bêtes à manger. Usages alimentaires des Français, Nancy, Presses Universitaires, 1992, p. 197. On se rend compte que l’opposition entre carnaval et carême subsume toutes les autres que nous avions notées (rouge / blanc, cuit / cru, gras / maigre).
24 Cette description de la devanture nous apparaît comme une sorte de célébration écrite et urbaine de la Saint‑Cochon, fête qui clôt, dans les sociétés rurales, la tuée du porc. Fête de l’abondance et du gras, vraie ripaille, bref fête de la vie dans la mort de l’hiver, elle est clairement marquée du sceau du carnavalesque. Voir, à ce propos, J. Verroust, M. Pastoureau, R. Buren, Le Cochon. Histoire, symbolique et cuisine, Paris, Editions Sang de la terre, 1987. Que l’on repense simplement aux jambonneaux, « avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminé par un pompon vert », aux andouilles « crevant de santé », aux saucissons « pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes d’argent », etc. Pour une analyse plus poussée de la carnavalisation de ces descriptions (et de l’usage que nous faisons des travaux de Bakhtine à ce sujet), voir Le Carnaval des Halles, op. cit.
25 Le fait qu’il y a deux poissons dans l’aquarium zolien n’est pas contradictoire avec cette démonstration. Cela correspond, d’une certaine manière, à une double exigence du texte : l’espace décrit est « naturellement » vraisemblable et « culturellement » profanatoire (dans cette chapelle‑là, l’Unique n’a plus sa place). En effet, tout ici est mis sous le signe de l’inversion (sans doute une façon pour Zola de souligner le triomphe de ce carnaval qu’est pour lui le second Empire). Si la dernière phrase du texte fonctionne en sorte que son climax suscite bien l’attente du Saint Sacrement, puisque c’est sur le reposoir de l’autel – signifié aussi par la crépine / dentelle – que se trouvent le calice et le ciboire de l’Eucharistie, les poissons rouges – qui opèrent pourtant la synthèse de l’hostie (par la maigreur plate de leur chair) et du vin / sang (par leur couleur) – nagent, stériles, dans une eau dormante (alors que l’eau chrétienne, celle du baptême et de la foi, est une eau vive), dans une éternité dérisoire (dans un vase carré au lieu de rond), et sont deux quand le Christ est l’Unigenitus.
26 Rappelons que J.M. Privat, dans Bovary Charivari (Paris, CNRS Editions, 1994) – ouvrage fondateur de la démarche ethnocritique –, ouvre son étude par toute une série de « détails » du roman de Flaubert (les auvents, l’araignée, le noyer, etc.), qu’il lit comme des folklorèmes particulièrement signifiants dans l’ethno‑poétique du récit. On peut se reporter aussi à l’étude qu’il propose d’un autre type de… bocal (les confitures de Madame Bovary), dans « A la recherche du temps (calendaire) perdu », Poétique, 123, 2000, pp. 301‑319.