Les enfants d’Henry Bordeaux (1870-1963) ont donné aux Archives départementales de la Savoie à Chambéry les manuscrits de leur père et la volumineuse correspondance qu’il reçut tout au long de sa vie. Dans le fonds ainsi constitué sont conservées en particulier treize lettres et deux cartes de visite de Marcel Proust1. Douze de ces lettres ont été publiées par Henry Bordeaux lui-même puis par Philip Kolb. Une treizième lettre, figurant dans ces publications, et appartenant alors à la collection de la famille Bordeaux, ne se trouve pas aujourd’hui dans ce fonds2. En 1995 furent réunies en deux volumes diverses correspondances reçues par ce romancier savoyard. Un choix très restreint fut fait parmi celles de Proust : les éditeurs reprirent trois lettres précédemment publiées, et ajoutèrent une lettre inédite3. Cependant, la transcription de cette dernière est fautive4 et, de plus, n’est nullement annotée, les citations et allusions, que Proust sème à chaque phrase, n’ayant pas été identifiées. Par ailleurs, il reste dans le fonds Henry Bordeaux une lettre et une carte encore entièrement inédites. Je présenterai ici ces deux inédits ainsi que la lettre publiée en 1995, avec une transcription corrigée et amplement annotée5. L’accès aux originaux offre d’abord l’occasion de faire une mise au point de ce qui restait inédit et de dresser un tableau récapitulatif des seize missives de Proust à Henry Bordeaux qui nous sont parvenues jusqu’à ce jour. Malheureusement, aucune lettre de ce dernier à Proust n’a pu être retrouvée, contrairement à bon nombre de celles adressées à d’autres correspondants qui ont été déposées dans diverses bibliothèques6. Ce retour sur la correspondance de Proust à cet écrivain si peu lu de nos jours, oblige alors à repenser un élément de la biographie de Proust qui n’a jamais été vraiment étudié : son amitié avec Henry Bordeaux.
Une amitié en marge
Jusqu’à présent on pensait que la correspondance de Proust à Henry Bordeaux se situait entre 1904 et 19147, or les deux lettres inédites retrouvées rallongent considérablement cette période, qui s’étend maintenant de 1903 à 1920. En effet, la carte de visite (lettre n°1), où il félicite Bordeaux pour la naissance de sa fille, permet non seulement d’avancer la date du premier envoi de Proust retrouvé jusqu’à présent, mais surtout de voir un aspect plus personnel — et assez inattendu — dans le rapport qu’il entretenait avec Henry Bordeaux. La deuxième lettre inédite (n°3), que l’on peut situer en 1920, est une réponse aux félicitations pour le Prix Goncourt que lui a adressées Bordeaux. Kolb a souligné ce hiatus dans la correspondance de ces années-là : « La lettre de Bordeaux ne nous est pas parvenue, ni aucune correspondance échangée entre Proust et lui à l’époque »8. Cette lettre, qui n’est peut-être pas la dernière de Proust à Henry Bordeaux, prouve ainsi qu’il a maintenu jusqu’à une date tardive une relation épistolaire avec cet écrivain, malgré tout ce qui pouvait les séparer.
Quant à la troisième lettre présentée ici (n°2), c’est certainement celle dont Kolb connaissait l’existence mais qu’il n’avait pu retrouver9, c’est-à-dire celle que mentionne Proust dans une autre lettre à Bordeaux : « Je pense, (je ne sais plus rien), vous avoir écrit de la maison de santé où j’étais pour vous féliciter de vos terribles et plus vraies Liaisons dangereuses10. » Cette lettre de commentaires sur Vies intimes : correspondances amoureuses11, a été écrite dans des conditions qui lui confèrent une place particulière dans la correspondance de Proust avec Bordeaux. Proust l’a écrite lors de son séjour dans le sanatorium du Docteur Sollier à Boulogne-sur-Seine, où il entre le 3 décembre 1905, quelques mois après la mort de sa mère, et d’où il sort vers le 25 janvier 1906. Malgré l’interdiction d’écrire qui lui est imposée durant sa cure12, il ne peut s’empêcher de correspondre avec ses amis. Cependant, avec certains il suit la consigne et fait écrire ses lettres par un secrétaire ou ami13. D’ailleurs, aux premiers il demande de ne pas divulguer cette distinction qu’il a établie : « Ne dites pas à nos amis que je vous ai écrit moi-même. Pour les autres en effet je dicte14. » Il est donc plutôt surprenant qu’il prenne la peine, à ce moment-là, d’écrire lui-même une si longue lettre à Henry Bordeaux, qui n’est pas un ami proche. Quand on prend en compte l’état d’esprit de Proust à l’époque, cette lettre éclaire alors non seulement ses diverses motivations à ce moment donné, mais aussi le paradoxe que constitue la persistance d’une correspondance avec cet écrivain, qu’il tenait par ailleurs à distance, et dont la situation sur la scène littéraire différait tellement de la sienne.
En effet, Proust entre dans une maison de repos principalement pour honorer le souhait posthume de sa mère. Il fait alors le bilan de sa vie, et compare le bonheur dont jouissent les parents de ses amis devant les succès de leurs enfants, avec le peu de satisfactions qu’il a lui-même pu donner à sa mère, lui ayant infligé au contraire, jusqu’à la fin, une angoisse constante. À Francis de Croisset, qui lui aussi vient de perdre sa mère, il avoue : « Que je vous plains ! Mais aussi que je vous envie d’avoir par votre talent et votre gloire donné des joies si grandes à madame votre Mère que vous devez pouvoir penser au passé avec une douceur qui m’a été refusée »15. Quelques jours plus tard, il reprend cette même idée dans une longue lettre à Maurice Barrès : « vous êtes bien heureux, parce que vous pouvez songer à vos parents sans remords en vous disant que vous les avez comblés de joie et de gloire »16. Les deux mots qui reviennent ici sont : « joie » et « gloire », horizons qui lui semblent alors à jamais hors d’atteinte. Si la lettre que Proust écrit à Henry Bordeaux, malgré l’interdiction du médecin, est une simple réponse à l’envoi du dernier ouvrage de cet écrivain prolifique, elle est aussi un essai de critique littéraire, une sorte d’exercice de style que Proust effectue devant un écrivain qui n’a qu’un an de plus que lui mais qui est déjà solidement établi dans le monde littéraire, et dont, en plus, les ouvrages sont de véritables « best-sellers ». Bordeaux paraît donc être un homme qui, tout comme Croisset et Barrès, a fait son propre bonheur et celui de ses parents. Proust a peut-être alors besoin, du fond de sa maison de repos, de prouver à un tel littérateur qu’il est lui-même un écrivain à part entière. Mais en réalité, cette lettre, il l’écrit surtout pour lui-même. On y discerne déjà clairement deux éléments qui prendront une grande importance dans l’élaboration de son roman : sa réflexion sur le style de Flaubert, qui lui permettra de dépasser le pastiche inconscient et d’écrire sa propre œuvre, ainsi que son obsession pour le thème de la jalousie, qui apparaîtra en particulier dans Un Amour de Swann et dans l’épisode d’Albertine.
Il est à noter que la majorité des lettres de Proust à Henry Bordeaux ont été en quelque sorte sollicitées par ce dernier puisqu’elles forment une longue série de remerciements pour les envois répétés – et insistants ? – de ses publications. On trouve dans ces lettres « une profusion de compliments outrés dont il était coutumier », mais « on y trouve aussi autre chose, ce qui laisse croire que Marcel Proust a dû éprouver une sympathie réelle pour son correspondant, l’homme aussi bien que l’écrivain »17. Quelle est la nature de cette sympathie qui, après leur rencontre en 1899 à Thonon, au château de Coudrée chez les Bartholoni18, semble être restée purement épistolaire19 ? Elle prend sa source dans un moment heureux de son passé, que Proust rappelle au moins huit fois dans ses lettres à Bordeaux. Le séjour au bord du lac Léman est une période plutôt insouciante de sa jeunesse, rythmée par les rencontres dans le train local que prennent les invités des châtelains de la région, qui instaure ainsi une vie mondaine inhabituelle. Ces promenades ont tellement marqué Proust, qu’elles se retrouveront métamorphosées dans ses pages sur le « tortillard » de Balbec. Le souvenir de Thonon, qu’il rappelle parfois à d’autres20, teint cependant de mélancolie ses lettres à Henry Bordeaux : « Quelques noms liés dans mon souvenir à notre rencontre là-bas, me remplissaient au passage de tristesse et de poésie »21. La tristesse du passé se manifestera à nouveau par un sentiment de culpabilité similaire à celui vécu en 1906, durant sa tentative de cure, et qui concernera cette fois sa relation avec Henry Bordeaux : « En revoyant – car vous la montrez – la place de Thonon où je vous ai vu pour la première fois, j’ai amèrement regretté parmi les faillites successives de ma vie, celle d’une amitié possible entre nous qui eût été j’ose le croire chère à tous deux22. ». Cette note personnelle du souvenir semble avoir laissé place, au fil des ans, à des sentiments plus complexes et ambigus chez Proust devant le prestige et la réussite de la carrière littéraire que représentait Bordeaux, qui obtenait la Légion d’honneur dès 1910, alors que Proust ne la recevra qu’en 1920, et qui était élu à l’Académie française en 1919, un an avant que Proust ne commence des démarches, infructueuses, afin de décrocher lui-même cette consécration officielle23.
Le leitmotiv lancinant de leur première rencontre à Thonon-les-Bains sert d’une part à revivre cette période de sa jeunesse, mais également à raviver le souvenir de son correspondant, pour renouer les liens après de longues périodes de silence : « Ainsi je me souviens si bien de ces courts moments que nous avons passés ensemble, je les prolonge, et j’ai toujours interrompu ainsi les prescriptions de l’amitié »24. Pourquoi cherche-t-il à maintenir ce fil ténu de cette étrange amitié ? Au-delà de sa flagornerie habituelle et du besoin de ménager un écrivain, qui est de surcroît critique littéraire, il y a, plus profondément, son penchant naturel pour le souvenir, porteur cette fois de joie :
En trouvant mon nom au milieu de votre chronique il m’a semblé que nous nous rencontrions de nouveau, comme nous le fîmes jadis à Thonon. Et j’ai gardé de vous un souvenir si vif (que plus tard l’admiration, la lecture, ont agrandi sans le modifier) que j’ai ressenti, de votre attention si délicate, une joie émue que de grands articles ne m’ont pas donnée25.
S’il est vrai que Proust se souvient si vivement de cet ami natif de Thonon-les-Bains, c’est surtout parce que celui-ci lui rappelle, presque comme dans un souvenir involontaire, le passé. Or la première description d’une expérience de la « mémoire involontaire » dans l’œuvre de Proust est située sur les bords du lac Léman, où il rencontra justement Bordeaux26. Il trouvera même dans un roman de Bordeaux cette « reprise de possession possible du passé […] celle qu’on tente en remontant le cours de souvenirs enchantés et en écrivant un beau livre »27. Mais les compliments de sa lettre de 1914 servent de leur côté à atténuer l’impact de son irritation devant les remarques de Bordeaux sur Swann : « Je me souviens d’un passage délicieux et démesuré du livre charmant et minutieux de M. Marcel Proust »28. Ce dernier lui répond ainsi :
Oui je serais très content si jamais vous pouviez lire ce deuxième chapitre. Peut-être alors trouveriez-vous que mon livre (essentiellement dogmatique d’ailleurs et dont la composition n’apparaîtra qu’à la fin du troisième volume) n’est pas précisément « minutieux » (ni d’ailleurs, hélas, « charmant »)29.
Proust laisse pointer son agacement par endroits dans ses lettres à Bordeaux, tout en étant conscient aussi de celui qu’il peut lui-même susciter : « Je devine bien que bien des formes de ma sensibilité doivent vous irriter ; mais nous sommes plus près l’un de l’autre que vous ne pensez »30. D’ailleurs, peut-être pour se rapprocher de son correspondant, Proust utilise souvent le même vocabulaire que celui-ci, tels que les mots « charmant » ou « délicieux ». Mais est-il sincère quand il lui écrit en 1906 : « Pardonnez-moi la prolixité de mes compliments, vous savez que vous êtes un sujet sur lequel je n’arriverai jamais à me taire et un ami avec qui j’aimerais causer toujours31. » ? Ou, en 1910 : « j’espère toujours aller assez bien pour vous revoir, et reparler ensemble de cette Savoie que je suis si heureux d’avoir connue »32 ? Proust l’a bien invité une fois, en 1907, avec d’autres personnalités, à un concert au Ritz33, pourtant, lorsque Henry Bordeaux demandera quelques années plus tard à lui rendre visite, Proust répondra : « Vous me dites que vous viendrez me voir, je sais que vous ne le pourrez pas, et d’ailleurs c’est mieux ainsi, car je ne suis pas en état de recevoir34. » Il se garde donc de le rencontrer, malgré les occasions que pourraient offrir les nombreux amis qu’ils ont en commun. Proust ici ne fait pas de croisements, et maintient une étanchéité entre certaines amitiés, telle que celle-ci. Lorsqu’il refuse une étude que Bordeaux propose de lui consacrer, il insiste sur la confidentialité de leur amitié (tout en signalant à plusieurs personnes ce projet d’article de Bordeaux) : « Ce qui m’enchante c’est la sympathie que vous me témoignez et la sympathie n’a pas besoin de publicité35. » Il n’est pas anodin que Proust termine cette lettre de refus en citant le poème « Aux amis inconnus » de Sully Prudhomme, en particulier la dernière strophe, devenue son subterfuge habituel pour faire passer ce qu’il appellera ailleurs « un p.p.c. uniforme » (« pour prendre congé ») :
Jusqu’ici chaque fois que quelque « ami inconnu » me plaisait à distance, je retrouvais du talent à Sully Prudhomme, et je répondais à l’ami, lequel n’était pas toujours négligeable :
Cher lecteur ne prenez de moi-même qu’un peu
Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble
Mais de nous rencontrer ne formons pas le vœu,
Le vrai de l’amitié c’est de sentir ensemble,
Le reste en est fragile, épargnons-nous l’adieu36.
Bordeaux fait donc partie de ces amis que Proust préfère ne connaître qu’à travers l’écrit. Il établit cette distance très tôt, et non pas, comme c’est le cas pour d’autres amis de jeunesse, quand il se calfeutrera pour se consacrer entièrement à son œuvre. Cependant, de son côté, Henry Bordeaux fournira une explication toute pragmatique à l’absence de rencontres qui est au cœur de leur relation :
Ma sympathie pour Marcel Proust a bien failli se muer en véritable amitié. Nous le désirions l’un l’autre et nos lettres indiquent ce rapprochement sentimental. Les circonstances matérielles s’y prêtèrent mal : il était malade et j’avais une trop belle santé entretenue par l’escrime, la bicyclette, la marche, et les courses en montagne ; il vivait le soir et la nuit et j’étais matinal […] il se plaisait dans un monde raffiné et mes goûts de simplicité se révoltaient contre lui. D’où venait cette attirance que nous ressentions l’un pour l’autre ? Il aimait mon équilibre et j’aimais ses complexités qui me faisaient l’effet de ces orchidées cultivées en serre chaude, de ces tubéreuses à l’odeur pénétrante dont on ne peut plus se détacher37.
L’explication du paradoxe de cette amitié n’est donc peut-être pas à chercher du côté des souvenirs tardifs d’Henry Bordeaux, mais dans la nature paradoxale de Proust lui-même. Ce caractère contradictoire se retrouve en particulier dans l’amitié chez Proust, dont la théorie sur l’amitié s’oppose à la pratique. Dans le volume « dogmatique » de son roman, Le Temps retrouvé, il dénoncera l’irréalité de l’amitié :
[…] l’amitié qui est une simulation puisque, pour quelques raisons morales qu’il le fasse, l’artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n’existe pas (les amis n’étant des amis que dans cette douce folie que nous avons au cours de la vie, à laquelle nous nous prêtons, mais que du fond de notre intelligence nous savons l’erreur d’un fou qui croirait que les meubles vivent et causerait avec eux) […] 38.
La causerie avec l’ami est contraire à la nécessité vitale du « moi intérieur » de se retrouver dans le silence. Pour un artiste, elle est même « funeste » car elle fait obstacle à « la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique »39. Mais comme Proust le fait remarquer aussi : « les contempteurs de l’amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs amis du monde »40. Ainsi Henry Bordeaux pouvait croire en ce mot d’amitié, presque toujours joint à celui d’admiration, qu’il retrouvait sans cesse, depuis leur lointaine rencontre, sous la plume de son correspondant. Mais celui-ci devait rester « l’ami lointain » pour pouvoir le remercier sans relâche du souvenir « de ces jours de Thonon »41, le seul fil peut-être qui reliait ces deux écrivains que tout opposait, mais qui, c’est indéniable, étaient attirés l’un vers l’autre. Dans l’état présent des documents qui nous sont parvenus, et malgré un éclairage nouveau qu’apportent trois lettres supplémentaires, le lecteur de Proust ne peut donc rester que perplexe devant cette amitié.
Trois lettres dont deux inédites42
Lettre 1
[décembre ? 1903]43
Mon cher ami, ma sympathie (voulez-vous me permettre de dire mon amitié) pour vous, me fait ressentir très vivement, comme une joie, la naissance de votre fille44. Je sens quel beau poeme sera, grâce à vous, sa vie, quel plus beau poeme encore qu’il n’eut [sic] été sans elle, sera, grâce à elle, la votre. Je vous félicite très joyeusement, très affectueusement. Je vous demande de mettre aux pieds de Madame Bordeaux mes respectueux hommages45.
Lettre 2
Vendredi
[janvier 1906 ?]46
Cher Monsieur
Vous m’avez envoyé (vous êtes trop gentil, ne le faites plus, il est bien naturel que j’achète vos livres puisque je les aime) un livre délicieux47. Il en monte une inexprimable odeur d’amour et de mort. C’est un cimetière des cœurs. Hic quos durus amor48. L’histoire et la critique ne devraient être faites que par des poètes comme vous qui ont trouvé d’abord au fond de leur cœur le rameau d’or qui leur livrera l’entrée des cœurs des autres49. Vos romans sont à votre critique ce qu’une psychologie est à une métaphysique. Mais quelle nature diverse et riche vous êtes.
Car votre ardente et mélancolique intuition des vies rapidement consumées n’exclut pas les qualités les plus positives de l’intelligence critique. Votre érudition est stupéfiante et donne l’idée d’une force spirituelle merveilleuse et saine. J’aime que vous puissiez dire en connaissance de cause à M. de Ségur50 qu’il aurait du compulser les archives des couvents que Mlle de Condé a traversés, des archives <villes> qu’elle a parcourues51 – et à M. Le Roy52 qu’il s’est trompé en attribuant à la publication <de> Lucrezia Floriani53 la rupture de Madame Sand et de Chopin54. Tout cela est admirable. Et ce qui ne l’est pas moins pour le dire en passant c’est l’indépendance hautaine avec laquelle vous parlez de ces messieurs55. Quels « éreintements » magnifiques ! – . Hélas si je croyais que pour la conduite des affaires de cœur, comme pour toute action, on peut se fier à autre chose qu’au pressentiment personnel, et si je croyais aux « leçons de l’histoire » com <’>56 est de votre livre que j’essaierais de dé <in>duire57 des maximes amoureuses, des consolations et des encouragements. Mais la lecture de l’histoire ne peut pas conseiller un homme politique et la lecture des romans imaginés ou vécus ne peut pas servir de règle ou de présage à notre vie amoureuse. Mais
« Les mortes en leur temps belles et désirées
D’un frisson triste et doux secouent nos sens rêveurs
Et la fuite des jours, le retour des soirées
Nous font sentir la vie avec d’âcres saveurs58. »
Ce frisson, cette saveur, ah ! comme vous savez nous les donner. Ce qui me semblerait peut’être un peu plus contestable comme forme que le reste, si vous me permettez de me croire assez en sympathie avec vous pour la pousser jusqu’à la plus entière franchise, c’est votre dédicace à M. Hallays59. Je ne suis pas très sur [sic] que l’opposition entre anciennes églises et vieilles maisons soit là pour autre chose que pour la symétrie et que ces deux épithètes ne soient pas interchangeables (quoique à vrai dire il y ait bien une nuance)60. Et l’image de la fin n’est pas agréable, si elle est juste. Je sais bien qu’on dit la course à la mort, et je sais bien aussi qu’à force de « sentir son cœur » j’en sais quelque chose c’est un véritable essoufflement qu’on éprouve61. De sorte que vos moindres paroles sont de celles qui résistent. Et je suis obligé de battre en retraite après avoir voulu attaquer62. En tous cas ce que je n’aurais jamais songé à attaquer c’est l’admirable fin du Balzac et Me Hanska. Elle le trouvait léger est un de ces traits que Balzac eut [sic] adorés63. Flaubert aurait préféré « pour la vanité de son esprit et les exigences de son tempérament »64 rythme qui lui était cher65 quand il écrivit dans l’Education « le désoeuvrement de son esprit et l’inertie de son cœur »66 ou dans Madame Bovary « les desillusions souillures du mariage et les désillusions de l’adultère »67 [.] Mais il ne pourrait le revendiquer car c’est bien à vous. Mais ce qui est à vous, et sans partage, ce sont les deux coups de tonnerre de la fin « l’honneur immérité » et : l’Etrangère68. Ce que j’aime peut’être le mieux c’est Correspondances amoureuses69. Savez-vous quelle est la plus belle correspondance amoureuse que j’aie jamais lu. C’est une nouvelle [de] quelques pages de Madame de Noailles parue dans la Renaissance Latine70 et dont le nom, stupidement m’échappe71. Un amant <amoureux72> écrit à celle qu’il aime et lui donne en termes choisis des raisons merveilleuses de céder. Elle lit, se plaît aux termes choisis, se laisse incliner aux raisons merveilleuses. Et avec les <mêmes73> mots, les mêmes images74, elle écrit à un autre75 qu’elle est convaincue, qu’elle cède. Nos lettres d’amour sont ces joyaux qu’on ne peut pas faire fondre. Et qui resservent. L’amoureux n’a pas convaincu, mais sans le savoir il a été entremetteur ! Quelle torture pour la jalousie76. Tout cela n’est pas exprimé dans la petite nouvelle admirable77. Mais j’y pense sans cesse.
Croyez cher Monsieur à ma dévouée sympathie[.]
Marcel Proust
Lettre 3
[janvier ? 1920]78
44 rue Hamelin
Cher ami
Si j’ai été trop malade, si je suis encore trop errant <(non à la recherche du temps perdu mais d’un appartement79)>, pour les remercier, j’ai été ému de voir que bon nombre d’Immortels gardent assez de simplicité et de gentillesse sous la Coupole80, pour féliciter d’aussi peu de chose que d’un Prix Goncourt81, un écrivain qui n’a pas acquis la même notoriété qu’eux82. J’ai surtout été ému de voir à leurs noms se joindre le vôtre. Je n’ai jamais oublié les heures charmantes de Thonon et vous sais un gré infini de faire comme moi. Je voudrais causer avec vous plus longuement si je n’étais encore bien faible pour écrire. Trouvez ici du moins l’expression de mon souvenir bien admiratif et bien reconnaissant
Marcel Proust
Concordances entre les cotes des archives83 et la correspondance publiée
1 Le site Internet « Opaline » de la BnF indique par erreur : treize lettres et une carte de visite.
2 Il s’agit d’une lettre datée par Kolb du 16 avril 1913 (Corr., XII, pp. 142-143). Voir mon tableau en fin d’article.
3 Les Correspondants d’Henry Bordeaux et leur temps (1902-1963), lettres choisies, publiées et annotées par Simone Vierne, Luce Czyba, Daniel Grange et Philippe Paillard, Honoré Champion éditeur, 1995, t. I, p. 21-27.
4 Cette transcription contient dix erreurs de lecture.
5 Ces lettres sont collationnées sur les originaux. Des photographies numériques de toutes les lettres de Proust conservées dans le Fonds Henry Bordeaux sont dorénavant disponibles aux chercheurs à la bibliothèque de l’équipe « Proust » de l’ITEM.
6 Pour ne prendre qu’un exemple, la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet conserve des lettres de Bordeaux à André Gide.
7 Récemment encore, une anthologie de la correspondance de Proust reprend cette fourchette chronologique (Marcel Proust, Lettres 1879-1922, sélection et annotation par Françoise Leriche, Plon, 2004, p. 1190).
8 Corr., XX, p. 643, note 6.
9 Voir Corr., VI, p. 47, note 2.
10 Cote 73F90, n°11321 (Corr., VI, p. 46).
11 Henry Bordeaux, Vies intimes : correspondances amoureuses, Mme de Warens, la dernière des Condé, Adélaïde de Bellegarde, les amours de Xavier de Maistre, Rosalie de Constant, Balzac et Mme de Hanska, Victor Hugo fiancé, la vie de George Sand, lettres de Beethoven et de Wagner, vie singulière d'une sainte moderne,etc… Paris, Albert Fantemoing, collection « Minerva », 1904.
12 Proust écrit ainsi à Francis de Croisset : « je suis en train de faire une cure dans une maison de repos où il m’est défendu d’écrire et où pourtant je tiens à vous dire que je pense souvent à vous. » (Corr., V, p. 376. Voir aussi la lettre à André Maurel, où Proust s’excuse de ne pas écrire une longue lettre : « il m’est tout à fait défendu d’écrire », p. 24 )
13 Pour le susceptible Robert de Montesquiou par exemple, Proust s’appuie sur Reynaldo Hahn, qui écrit : « Ce mot pour vous dire de la part de Marcel Proust qu’il est entré pour quelque temps dans une maison de repos et que s’il ne vous écrit pas c’est qu’il n’a pas la permission d’écrire » (Corr., V, p. 379).
14 Corr., V, p. 380 (à Robert de Billy, [décembre 1905]).
15 Corr., VI, p. 23 [6 janvier 1906].
16 Corr., VI, p. 29 [19 janvier 1906].
17 Gérard Bauër, « Henry Bordeaux et Marcel Proust », BMP, n°7, 1957, p. 347.
18 Mme Anatole Bartholoni, qui fut dame d’honneur de l’Impératrice Eugénie, et sa fille Louise-Eugénie, dite Kiki, filleule de l’Impératrice.
19 Bordeaux déclare qu’il a vu Proust « deux trois fois » avant la guerre (Les Nouvelles littéraires, 10 mai 1950), c’est peut-être pourquoi Kolb dit que Bordeaux fait une première visite à Proust chez lui, au printemps 1914 (Corr., XIII, p.11). Cependant, dans une lettre de décembre 1919, Proust raconte n’avoir pas vu Henry Bordeaux « depuis vingt-cinq ans » (Corr., XX, p. 643). L’on sait que Proust tend à exagérer, il est donc possible qu’ils se soient revus mais probablement fort peu.
20 Ainsi Proust écrit-il à Clément Maugny, un autre ami de cette région : « combien j’aime, combien je regrette Thonon. Tout ce temps où on était heureux sans le savoir » (Corr., XV, p. 33 [janvier 1916]).
21 Cote 73F127, n° 14970 (Corr., IX, p. 55-56).
22 Corr., XII, p. 142, [1913].
23 Jacques Rivière soulignera l’absurdité d’une telle démarche : « Croyez-vous vraiment que vous ayez des chances ? Avez-vous lu le discours d’Henry Bordeaux ? Imaginez-vous que les gens à qui ce ronron a fait plaisir, puissent, d’une même âme goûter, pénétrer, embrasser une chose comme Swann ? […]. Dans l’ensemble ils ne peuvent pas vous comprendre : leur sommeil est trop profond »(Corr., XIX, p. 284, du 29 mai 1920).
24 Cote 73F127, n° 14973 (Corr., XIII, p. 105, lettre datée par Proust du 5 mars 1914).
25 Cote 73F127, n° 14972 (Corr., XIII, p.103) ; où il s’agit de La Voie sans retour, Plon-Nourrit, 1902.
26 JS, 398-402.
27 Cote 73F90, n°11318 (Corr., IV, 98).
28 Henry Bordeaux, cité par Kolb, Corr., XIII, p. 104, n. 3.
29 Cote 73F127, n° 14972 (Corr., XIII, p.103).
30 Corr., XII, p. 142 (avril 1913).
31 Cote 73F127, n° 14969 (Corr., VI, p. 252).
32 Cote 73F127, n° 14971 (Corr., X, p. 185).
33 Cote 73F90, n° 11323 (Corr., VII, p. 204).
34 Cote 73F127, n° 14973 (Corr., XIII, p. 105).
35 Cote 73F90, n° 11319 (Corr., IV, p. 104).
36 Corr., XIX, p. 59 (à Jacques Boulanger, [janvier 1920]).
37 Henry Bordeaux, Mémoires, t. III, pp. 74-75.
38 RTP, IV, p. 454.
39 RTP, II, p. 260.
40 RTP, II, p. 689.
41 Cote 73F127, n°14973 (Corr., XIII, p. 106).
42 La transcription de ces lettres reprend fidèlement le texte de Proust, y compris ses fautes d’orthographe.
43 Cote 73F90, n° 11322. Recto verso sur carte de visite de grand deuil au nom de Marcel Proust et à l’adresse 45, rue de Courcelles. Le seul autre exemplaire connu d’une telle carte, pour cette année-là, date de décembre 1903, c’est-à-dire après la mort d’Adrien Proust, le 26 novembre 1903. Trois éléments permettent de dater celle-ci : le papier de deuil, l’adresse et la naissance dont il est question. On retrouve une carte identique, à Henry Bordeaux, en novembre 1905, cette fois Proust est en deuil de sa mère, morte le 26 septembre 1905 (Corr., V, pp. 363-364).
44 Il ne peut s’agir ici que de l’aînée des trois filles d’Henry Bordeaux, Paule, née le 21 mai 1903 (étant donnée l’adresse sur cette carte, sachant que Marcel Proust quitte la rue de Courcelles pour le boulevard Haussmann en 1906). Celle-ci publiera sous le nom de Paule Henry-Bordeaux et épousera le marquis Bernard de Masclary. Les deux autres filles sont : Martine, née le 17 décembre 1908, qui épousera le baron Edmond du Roure ; et Chantal (29 octobre 1912-18 juillet 1955) qui épousera Paul Jarrier.
45 Henry Bordeaux épousa le 22 janvier 1901 Odile Gabet, fille d’Antoine Gabet, notaire à Chambéry.
46 Cote 73F90, n°11320. Lettre sur papier de grand deuil. Une transcription fautive de cette lettre figure dans Les Correspondants d’Henry Bordeaux et leur temps (1902-1963), éd. citée, t. I, p. 24-26.
47 Il s’agit de l’ouvrage de Vies intimes : correspondances amoureuses (éd. citée).
48 Virgile, Énéide, Livre VI, v. 442 : « Là ceux que le dur amour a consumés en cruelles langueurs trouvent asile sur des sentiers secrets » (Énéide, Livres V-VIII, texte établi et traduit par Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1989). Il s’agit de l’épisode où Énée descend aux Enfers, et entre d’abord dans « les Champs des Pleurs », où se trouvent les amoureuses malheureuses, telle que Didon. Proust devait connaître ce vers grâce à ses études classiques mais aussi parce qu’il est cité par Anatole France dans Le Livre de mon ami (Calmann-Lévy, 1885), ouvrage que Proust qualifie d’« admirable », et dont il cite justement quelques phrases sur les bienfaits des passions, en note de sa traduction de Sésame et les Lys de Ruskin (édition Antoine Compagnon, p. 176, n. 66). Proust cite plusieurs fois l’Énéide dans sa correspondance mais jamais ce vers.
49 C’est seulement avec un rameau d’or qu’Enée peut entrer vivant aux Enfers.
50 Pierre de Ségur (1853-1916), historien, élu Académicien en 1907, auteur de La Dernière des Condé : Louise Adélaïde de Condé ; Marie-Catherine de Brignole, princesse de Monaco, Lettres inédites du prince L.-J. de Condé, Calmann-Lévy, 1899. Dans son article « La comtesse de Guerne », Proust avait loué le marquis de Ségur, cet « habile évocateur du salon de Geoffrin, un académicien de demain » (Le Figaro, 7 mai 1905 ; repris dans EA, in CSB, p. 506). Mais en 1911, dans une lettre à son ami Reynaldo Hahn, il l’appellera « votre immonde Ségur » (Corr., X, p. 362). Puis, dans un pastiche des Goncourt, écrit en 1912 sur l’album de la comtesse de Lauris, Proust ne fera qu’une « petite critique » de ce « noble académicien qui a d’ailleurs écrit de beaux livres » mais qui « n’est peut’être pas toujours un écrivain très sûr » (cité dans Corr., X, p. 161).
51 La phrase d’Henry Bordeaux, à propos de Pierre de Ségur, est : « S’il ne s’était point contenté des archives déjà bien fouillées de Chantilly, s’il avait suivi un peu Mlle de Condé dans ses courses à travers le monde, les archives des couvents qu’elle a traversés, les humbles monographies des villes qu’elle a parcourues, lui aurait fourni une ample moisson de notes nouvelles et pittoresques. » (Henry Bordeaux, Vies intimes, éd. citée, p. 77)
52 Il s’agit en réalité de François Clément Albert-Le-Roy (1856-1905), qui fut avocat à la Cour d’Appel de Paris, sous-Préfet, député, professeur libre à la Sorbonne et homme de lettres. Son nom, qui porte souvent à confusion, n’apparaît pas dans la Correspondance de Proust. Il est l’auteur, entre autres, de George Sand et ses amis, Société d’éditions littéraires et artistiques, Librairie Paul Ollendorf, 1903.
53 George Sand, Lucrezia Floriani, impr. de E. Proux, 1846. Mais on trouve également cet ouvrage présenté comme une « première édition » chez Desessart, 1847.
54 Bordeaux reproche à Albert-Le-Roy de n’avoir pas consulté les ouvrages des spécialistes de Sand, car alors « il n’eût pas attribué à la publication de Lucrezia Floriani, dans la Presse, en 1847, la rupture de Mme Sand et de Chopin, quand Lucrezia Floriani, qui met en scène un musicien sous les traits du prince Karol, parut en 1846 dans le Courrier français et ne fut pour rien dans une rupture qu’il faut attribuer à des motifs d’un ordre plus intime et plus douloureux. » (Henry Bordeaux, Vies intimes, éd. citée, p. 249)
55 En effet Bordeaux n’épargne pas ces historiens. Ainsi écrit-il à propos de Ségur : « les peintures mondaines convenaient sans doute davantage à son talent calme et un peu fade […]. La princesse Louise demandait un autre biographe. […]. Mais surtout le travail de M. de Ségur est incomplet. » (Henry Bordeaux, Vies intimes, éd. citée, pp. 76-77). Le Roy reçoit les critiques les plus sévères, à propos de sa « vulgarité » (p. 248) : « Sa documentation personnelle étant insuffisante, y supplée-t-il du moins par des qualités de clarté, de précision, d’agrément ? Point du tout. […]. Cuistre jovial, il jongle avec les citations et prend des airs évaporés de professeur qui va dans le monde. […]. Mais son ton habituel se contente d’être plat. […]. Mais si je ne me trompe, M. Albert Le Roy professe en Sorbonne. Il forme le jugement de la jeunesse et dédaigne de former le sien. Il lui suffit de piller ses prédécesseurs, sans même indiquer ses sources, et de nous présenter son butin en un style dégingandé et sans tenue où se mêlent les charlataneries de pédant et des trivialités de conversations » (pp. 249-250).
56 L’apostrophe est ajoutée en surcharge.
57 Proust a corrigé en surcharge.
58 Je remercie vivement Monsieur Jean-Yves Tadié de m’avoir suggéré Anatole France comme auteur de ces vers. Il s’agit en effet ici de la huitième et avant-dernière strophe d’un poème de France intitulé « L’Auteur à un ami » (Les Noces Corinthiennes, Paris, A. Lemerre, 1876). Ce poème est repris, avec de légères variations de ponctuation, dans Poésies, chez le même éditeur en 1896 ; puis une édition « définitive » est publiée chez Edouard Pelletan en 1902, ce qui a pu rafraîchir la mémoire de Proust :
Les mortes, en leurs temps jeunes et désirées,
D’un frisson triste et doux troublent nos sens rêveurs.
Et la fuite des jours, le retour des soirées
Nous font sentir la vie avec d’âpres saveurs.
Il semble que Proust ne cite ce poème que deux fois dans le reste de sa correspondance : seulement les deux premiers vers de cette strophe, dans une lettre de 1914, (Corr., XIII, pp. 45-46. Dans cette lettre-ci Proust indique au moins le nom de l’auteur, ce qui permet à Philip Kolb d’identifier cette fois la source) ; puis le troisième vers dans une lettre de 1920 (Corr., XIX, p. 122. Kolb n’a pas reconnu ici ce poème dont la source n’est pas donnée, et ne figure donc pas dans l’Index de la Correspondance). Ces vers étaient tellement connus jusque dans les années 30, qu’un traducteur de Callimaque les cite sans donner la source dans sa préface (Œuvres de Callimaque, traduction nouvelle avec notices et notes de Joseph Trabucco, Librairie Garnier Frères, 1933, p. 10). Proust s’est peut-être souvenu de ces vers de France en lisant les vers de Musset que Bordeaux cite dans le chapitre sur la vie de George Sand (Henry Bordeaux, Vies intimes, éd. citée, p. 258) :
Les morts dorment en paix dans le sein de la terre.
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.
Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière,
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
59 André Hallays, écrivain et critique (1859-1930). La longue dédicace, datée du 30 septembre 1904, commence ainsi : « A André Hallays : Mon cher ami, Vous êtes l’infatigable pèlerin de nos cathédrales et de nos monuments qui vous révèlent un passé dont notre sensibilité demeure imprégnée ». Proust suivait attentivement la chronique d’Hallays dans le Journal des débats, bien qu’il ne l’appréciât guère. Il se plaint de sa conception de la préservation de monuments historiques (Corr., XVII, p. 546, lettre de décembre 1907), et fait référence aux théories d’Hallays dans un article sur Ruskin (Pastiches et Mélanges, in CSB, p. 84-85). Ainsi Proust remarque que « L’artiste ne croit plus à l’Hallaynsisme [sic] » et fustige la « niaiserie d’une attitude hallaysique », c’est-à-dire un point de vue matérialiste et fétichiste des choses anciennes (Carnet 1, f°12v° ; Marcel Proust, Carnets, édition établie et présentée par F. Callu et A. Compagnon, Gallimard, 2002, pp. 52-53).
60 Dans sa dédicace à Hallays, Bordeaux écrit : « A vous qui lisez des biographies sur les murs des anciennes églises ou des vieilles maisons, j’ai pensé offrir ces études, consacrées à des mémoires ou à des correspondances, que je voudrais toutes chaudes et palpitantes de vie humaine. » (Henry Bordeaux, Vies intimes, éd. citée)
61 Après avoir raconté une anecdote sur le Corrège, mort d’avoir couru trop vite pour porter le paiement d’une fresque à sa famille, Bordeaux termine la dédicace ainsi : « En courant, il ne pensait pas à son génie, mais au pain que sa charge représentait. Peut-être le lecteur remarquera-t-il dans ces Vies intimes une certaine prédilection pour ceux d’entre mes personnages qui n’ont pas mesuré leurs forces et n’ont pas craint de s’essouffler dans la course. Il arrive qu’on en meurt, mais on ne vit qu’en courant. »
62 Dans sa prochaine lettre à Bordeaux Proust dira : « Quelle force de style et quelle pureté (moi qui m’étais permis quelques maussades critiques jusqu’ici, cette fois je n’ai qu’à admirer). » (Corr., VI, p. 46).
63 Proust reprend ici l’expression de Bordeaux qui souligne le terme « léger » de Mme Hanska elle-même (puisque Bordeaux y joint un "sic") : « elle nous apparaît égoïste, calculatrice, pratique et sèche […]. Elle ne comprit jamais l’âme emportée, l’esprit désordonné de son amant ; elle le trouvait léger (sic). Quelle misère que l’amour qui, en dix-huit ans, ne pénètre pas mieux un cœur ! » (Henry Bordeaux, Vies intimes, éd. citée, p. 216).
64 Pour une fois Proust cite juste. Bordeaux écrit en effet à propos de Mme Hanska : « sans doute elle se félicitait de posséder à la fois un vieux mari pour lui garantir le côté matériel de l’existence, et un amant célèbre pour la vanité de son esprit et les exigences de son tempérament. » (Henry Bordeaux, Vies intimes, éd. citée, p. 216)
65 Proust identifie ici pour la première fois ce caractère de symétrie chez Flaubert. Il l’explicitera vers 1910, dans une note restée à l’état d’ébauche, où il donnera d’autres exemples de ces « symétries des substantifs et adjectifs opposés » (Cahier 29, ffos 43-45 ; « A jouter à Flaubert », CSB, p. 301). Dans cette note Proust décrit cette caractéristique de symétrie pour dénoncer les médiocres imitateurs qui la reprennent de façon involontaire (alors que Proust avait fait des pastiches « volontaires » de Flaubert en 1908). Il ne reprendra pas cet exemple de l’écriture flaubertienne dans son article de la NRF, en janvier 1920 (« A propos du style de Flaubert », CSB, pp. 586-600). Au sujet de la note de 1910, voir Mireille Naturel, « A ajouter à Flaubert : une énigme », BIP, n° 23, 1992, pp. 7-12.
66 La phrase de Flaubert est : « il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur » (L’Education sentimentale, édition présentée et annotée par Pierre-Marc de Biasi, Le Livre de Poche, 2002, p. 615).
67 Proust cite encore de mémoire, l’expression exacte étant : « les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère » (Madame Bovary, préface, notes et dossier par Jacques Neefs, Le Livre de Poche, 1999, p. 344).
68 Le chapitre sur Balzac et Mme Hanska se termine ainsi : « Elle connaîtra l’honneur immérité d’attacher son nom au sort immortel de Balzac, mais elle demeurera pour les admirateurs du glorieux maître de la Comédie humaine ce qu’elle fut pour lui en réalité : l’Étrangère. » (Henry Bordeaux, Vies intimes, éd. citée, p. 216)
69 Le premier chapitre de Vies intimes s’intitule : « Petites méditations sur des correspondances amoureuses ».
70 La revue La Renaissance latine, était dirigée par Constantin de Brancovan, frère d’Anna de Noailles et ami de Proust, qui avait justement publié dans cette revue, du 15 février au 15 mars 1903, de longs extraits de sa traduction de la Bible d’Amiens de Ruskin.
71 Anna de Noailles, « L’Exhortation », La Renaissance latine, 15 novembre 1903, pp. 273-279. Proust est tellement frappé par cette nouvelle, qu’il envoie en cadeau à Anna de Noailles un vase de Gallé sur lequel il avait fait graver des fougères, en référence à la fougère « jaunie » évoquée dans cette nouvelle (voir Corr., IV, pp. 23-24 et 30). Au sujet des commandes similaires que faisait Proust à Gallé voir le très intéressant article de Françoise Charpentier « Remarques à propos de quelques lettres inédites de Marcel Proust » (Lorraine. Etudes archéologiques, Nancy-Metz, 1980, p. 325-332).
72 Proust corrige, écrivant en surcharge : « oureux ».
73 Mot rajouté en interligne inférieur.
74 Julien Vignaud écrit à Mme Clairmont : « Hier, j’ai passé l’heure du crépuscule et du soir sur la plus solitaire colline. […]. L’air, le ciel, étaient d’une couleur qu’on ne peut dire : une couleur faite de silence et d’éternité. » (« L’Exhortation », p. 275). Mme Clairmont reprend cette phrase à la fin de sa lettre à Jacques Lebrun : « Je regarde en cet instant le crépuscule. Monsieur, le ciel si tendre est d’une couleur qu’on ne peut pas dire, une couleur faite de silence et d’éternité… » (p. 279). Elle copie aussi ce passage de la lettre de Vignaud : « Vous serez une petite morte entre les morts. Rien n’agitera plus vos pieds croisés. Nulle chose dans l’univers qui se souvienne de vous. Vous serez, aux yeux de la Nature, plus délaissée que cette fougère que je vois, déjà jaunie, mais à qui le vent prend encore une peu de pollen. » (p. 275) Dans la lettre de Mme Clairmont cela devient : « Ah ! Monsieur, mourir, quelle angoisse ! Être un jour une petite morte entre les morts ; être plus délaissée que cette fougère que, derrière la grille de ces jardins, je voyais déjà jaunie, mais à qui le vent prend encore un peu de parfum. » (p. 278)
75 Proust reprend les termes de l’amoureux qui prédit dans sa lettre : « vous vous donnerez ; demain, si vous cédez à mes prières, ou alors plus tard, à un autre quand vous ne serez plus belle et que ce sera vous qui aimerez. » (p. 276)
76 C’est peut-être en repensant à leur fascination commune pour la jalousie que, des années plus tard, Proust écrira à Henry Bordeaux, au sujet d’Un Amour de Swann : « Je suis sûr que toute la partie sur la jalousie vous intéresserait » (Corr., XIII, p. 103).
77 Cette nouvelle eut un certain succès lors de sa publication. Augustine Bulteau, écrivain, critique et amie d’Anna de Noailles, écrivit à celle-ci : « J’ai lu votre nouvelle et j’en ai goûté l’amère violence. Ces quelques pages sont terribles, le savez-vous. » (lettre du 28 novembre 1903, citée dans Elisabeth Higonnet-Dugua, Anna de Noailles : cœur innombrable, Edition Michel de Maule, 1989). Sur l’importance de l’œuvre de cette poétesse chez Proust voir Catherine Perry, « Flagorneur ou ébloui ? Proust lecteur d’Anna de Noailles », BMP, n° 49, 1999, pp. 37-53.
78 Cote 73F127, n° 14974. Proust obtient le Prix Goncourt le 10 décembre 1919, et reçoit tellement de lettres de félicitations qu’il s’excuse auprès de nombreux correspondants pour le retard de ses réponses, dont la plupart datent de janvier 1920. Mais il pourrait s’agir d’avril 1920, puisque Bordeaux ne sera officiellement reçu à l’Académie française que le 27 mai.
79 Dès avril 1919 Proust se met à chercher un appartement, ou plutôt demande à ses amis de lui en trouver un. Il s’installe temporairement en avril, au 8 rue Laurent-Pichat, dans un meublé qu’il sous-loue à Réjane. Puis, enfin, le 1er octobre 1919 il emménage dans son dernier appartement, au 44 rue Hamelin.
80 Henry Bordeaux est élu à l’Académie Française le 22 mai 1919, mais ne rentrera sous la Coupole, dans le fauteuil de Jules Lemaître, que le 27 mai 1920, lorsqu’il sera reçu par Henri de Régnier.
81 Proust utilise la même formule pour remercier Henri de Régnier de « ces gentilles félicitations pour si peu de chose » (Corr., XX, p. 640).
82 Peu après la réception du Prix, Proust annonce fièrement à Henri de Régnier : « J’ai reçu hier une longue lettre de félicitations d’Henry Bordeaux que je n’ai pas vu depuis vingt-cinq ans » (Corr., XX, p. 643 [11 ou 12 décembre 1919]). Puis il signale aussi ces félicitations d’Henry Bordeaux à Mme Scheikévitch (Corr., XVIII, p. 561 [26 décembre 1919]).
83 Il y a deux séries de cotes car mesdames de Masclary et du Roure, filles d’Henry Bordeaux, ont déposé ces archives en deux temps : en 1979 et 1988.