Sommaire
Dans les actes de colloque bilatéral franco-russe :
« Le dessin dans les manuscrits littéraires : un défi à la critique génétique »
I
Cette étude est issue d’une recherche sur les rapports entre les éléments de composition pertinents chez Michaux, selon qu’il s’agit de dessins ou d’écriture.
Plusieurs questions se posent ici : dans quelle mesure peut-on parler de manuscrits chez Michaux (existent-ils réellement) ? Quelles relations entretient ce qui est écrit à la main avec ce qui est dessiné (ou ce qui est peint) ? Quels défis l’œuvre de Michaux (notamment ses œuvres mescaliniennes) pose-t-elle à la critique génétique ?
Trois précisions préliminaires :
a/ Force est de constater d’abord que les manuscrits de Michaux sont difficiles à trouver : soit parce qu’ils ont été déchirés par l’écrivain, soit parce qu’ils se trouvent dans des collections privées1. Curieusement on rencontre parfois des pages manuscrites originales de Michaux insérées dans telle ou telle édition2. Cette difficulté d’accès constitue un obstacle pour entreprendre un véritable travail génétique sur les textes de Michaux. On peut dire que c’est le premier défi que l’œuvre de Michaux pose à la critique génétique. De plus, lorsqu’ils existent, les manuscrits de Michaux montrent une écriture souvent surchargée, une substance éphémère (un vrai fantôme, un mirage3). À cet égard, ce que dit Michaux sur ses surcharges dans une lettre adressée à l’un de ses amis peu s’avérer significatif :
N’essayez pas de déchiffrer les surcharges au crayon. Inutile. Sautez comme vous pouvez4.
En ce sens, on peut supposer que le manuscrit (ou plutôt : ce qui est écrit à la main) n’a peut-être pas un statut d’avant-texte pour Michaux, mais qu’il joue un autre rôle dans son œuvre. Ce rôle n’est pas verbal, mais plutôt visuel.
b/ Les manuscrits qu’on trouve souvent dans les archives5 ne sont en fait que des fragments de brouillons de Michaux. Par ailleurs, on y découvre parfois des dactylogrammes où figurent des notes manuscrites de Michaux. En outre, un fait caractéristique chez Michaux est la présence de variantes, parfois sous forme de corrections inscrites à la main, dans ses textes publiés. Ainsi, il existe quand même des matériaux génétiques, parmi lesquels ce qui est écrit à la main doit assurément être pris en compte si l’on veut entreprendre une recherche génétique.
Par conséquent un travail de critique génétique consacré à l’œuvre de Michaux peut prendre deux directions : celle du déchiffrement des textes (fragments) manuscrits en les comparant avec les textes publiés et celle de l’analyse des variantes6 des textes publiés et des notes manuscrites dans les dactylogrammes.
c/ Troisième remarque : dans les pages manuscrites de Michaux n’apparaissent pas de dessins en tant que tels (comme c’est le cas, par exemple, dans les cahiers de Valéry, ou dans les écrits de Giacometti, ou dans les manuscrits de Dubuffet). Certaines pages manuscrites de Michaux présentent parfois des signes de son travail sur le texte, et notamment sur les titres (travail de transformation)7 ou parfois de petites traces spontanées de la main, traces qui semblent parfois presque indépendantes de la volonté de l’écrivain8, et qui rappellent certaines figures graphiques (fig. 1).
J’ajouterai enfin quelques remarques sur les rapports entre écriture et dessin dans le cas de Michaux :
D’une part, il existe des exemples de mots manuscrits qui entrent dans le tissu du dessin mescalinien (Paix dans les brisements9 [fig. 2]). Il est important de noter que les mots deviennent des éléments de composition dans les dessins : Michaux les désigne comme « balbutiement visionnaire ». L’écrit et le dessin se pénètrent ici, en composant une sorte de « nappe » dessinée :
Dans la tempête sans eau, qui parfois en une immense nappe apaisée ondule, des mots apparaissent, balbutiement visionnaire, loques d’un savoir perdu, ou tout nouveau, que l’accident rend aveuglément clairs./ Mots et dessins pareillement sortent du naufrage. Mais d’un inapparent et plus profond naufrage sortiront isolément, des jours et des semaines plus tard, des mots-bouées, étrange, inégal retour10.
Par ailleurs, les pages manuscrites sont parfois reproduites dans le corps du livre (notamment dans Misérable miracle11). Ces pages elles-mêmes, par leur configuration visuelle, se présentent comme des images graphiques et non pas comme des textes (fig. 3). On peut dire que tels manuscrits deviennent « artificiels » (au sens où l’inscription relève du non-verbal). Ils sont composés d’éléments « aussi dessinés qu’écrits », appelés « scriptions » par Michaux :
Dans la seule scription des trente-deux pages reproduites ici sur les cent cinquante écrites en pleine perturbation intérieure, ceux qui savent lire une écriture en apprendront déjà plus que par n’importe quelle description12.
On peut donc parler d’une « écriture imaginaire » chez Michaux. Celle-ci revêt trois aspects principaux dans la pratique picturale de Michaux (en dehors de la pratique mescalinienne).
Chez Michaux certaines œuvres plastiques représentent des images qui imitent en quelque sorte l’apparence visuelle du texte. Telles sont, par exemple, les encres intitulées Narrations, ou Alphabets13. Les signes dessinés ici ne correspondent pas aux signes de l’écriture alphabétique.Michaux présente des « textes » graphiques (c’est-à-dire : non verbaux), des quasi-textes (qu’on trouve parfois dans les livres sans mots : Par la voie des rythmes 14) ;
Par ailleurs, dans certains livres de Michaux (comme par exemple Mouvements, Saisir, Par des traits) se trouvent des signes d’une écriture que l’on pourrait nommer une écriture quasi idéographique, à savoir une écriture qui rappelle les idéogrammes chinois mais qui ne compose jamais un système défini ;
Enfin, Michaux recourt à une écriture peinte en quelque sorte, comportant des signes inscrits sur le support dessiné, disposés en lignes, comme une sorte de strophe composée d’une écriture inexistante : Écritures horizontales15. Ce sont des tableaux qui n’imitent pas visuellement le texte ou l’écriture, mais qui donnent l’impression d’un mouvement d’écriture.
Ces remarques nous incitent à formuler l’hypothèse suivante. Il existe dans l’œuvre de Michaux une synthèse entre les divers éléments manuscrits que sont les scriptions, les graphismes et les formes ; les compositions auxquelles ils appartiennent doivent être considérées comme spécifiques ; il s’agit de créer une « autre » œuvre, qui diffère de la peinture et de la poésie, tout en présentant une substance à la fois écrite et plastique que nous désignerons ici par le terme d’« écriture imaginaire ».
Suivant une telle hypothèse, notre analyse doit répondre à plusieurs questions : Comment Michaux a-t-il essayé de casser le statut ordinaire du manuscrit (c’est-à-dire le statut de texte écrit original qui précède le livre imprimé) ? Que signifie dans le cas de Michaux l’action écrire à la main ? Quel rapport cette action entretient-elle avec l’action peindre à la main ?
II
La notion de « manuscrit » chez Michaux
Je peins comme j’écris.
Pour trouver, pour me retrouver,
pour trouver mon propre bien que je possédais sans le savoir.
Pour en avoir la surprise et en même temps le plaisir de le reconnaître.
Pour faire ou voir apparaître un certain vague,
une certaine aura où d’autres veulent voir ou voient du plein16.
Dans certains textes, Michaux fait du mot « manuscrit » un usage assez symptomatique. En premier lieu, le poète désigne le manuscrit comme un « document17 ».
Ainsi, dans Misérable miracle, Michaux annonce la présentation dans le corps du livre de « documents manuscrits18 », qui illustrent son expérience vécue sous l’emprise des drogues en adoptant un point de vue presque médical.
Il est important de constater que ces documents manuscrits ne présentent pas vraiment de correspondance avec le texte du livre. Il n’existe pas de véritable liaison génétique entre les « documents manuscrits » reproduits dans le livre et le texte imprimé, qui ne suit pas directement les manuscrits. Les documents manuscrits ne sont donc pas considérés par Michaux au sens ordinaire, comme quelque chose qui précède le texte publié.
On peut dire que c’est là le deuxième défi à la critique génétique que pose l’œuvre de Michaux.
Par ailleurs, la notion de « manuscrit » chez Michaux s’applique parfois à un domaine entièrement pictural.
Ainsi Michaux parle d’une forme visuelle du manuscrit. Pour lui, la forme essentielle du manuscrit est définie en premier lieu par la ligne. Remarquons que, au point de vue théorique, la ligne est l’une des formes élémentaires de la peinture19.
Dans le texte de 1973 intitulé Apparitions-Disparitions20,Michaux écrit :
………………………………….. (a’)
Les lignes qu’une main a tracées (a)
que c’est surprenant !
L’autre à cœur ouvert
Son écriture que je respire… (b)
De l’inconnu, d’emblée familier
son écriture
son écriture en mon âme (b)
les lignes d’un manuscrit écrit il y a deux siècles
comme si, à l’instant même
elles sortaient de la plume
délivrées par l’esprit (c), qui en fait sur-le-champ (d)
la découverte toute fraîche21
Plusieurs points de ce passage appellent un commentaire22 : a/ le manuscrit est identifié par Michaux en tant que « lignes » : traces de la main. Pour Michaux donc, il est important d’attribuer le manuscrit à une gestuelle, au geste et à sa matérialisation sous forme de ligne ; b/ le manuscrit est constitué d’une écriture que Michaux « respire ». Le manuscrit n’est donc pas une écriture destinée à être lue, mais à être sentie, ou saisie (ce qui est proche de l’usage pictural) ; c/ « les lignes d’un manuscrit » sont liées à la pensée : « elles sortaient de la plume/ délivrées par l’esprit ». Ces lignes sont presque autonomes à l’égard du sujet : elles sont produites par la plume, indépendamment de la voix (ce qui évoque les principes de l’art de la calligraphie chinoise) ; d/ on peut dire que, dans la mesure où il est une inscription graphique des pensées, le manuscrit se fait comme se manifeste l’esprit : « sur-le-champ ».
Il faut constater qu’il existe chez Michaux la conception d’une suite linéaire qui va du manuscrit au texte typographique. Il s’agit pour lui d’une microforme poétique : ses mots-lignes figurent dans le texte typographique du livre. Ainsi, dans l’Avant-propos de Misérable miracle, Michaux évoque des mots qui « se soudaient sur-le-champ » pendant l’expérience mescalinienne :
Parfois des mots se soudaient sur-le-champ. « Martyrissiblement » par exemple me venait et me revenait, m’en disant long, et je ne pouvais m’en dépêtrer. Un autre, infatigable, répétait « Krakatoa ! » « Krakatoa ! Krakatoa ! » ou un plus commun encore comme « cristal » revenait vingt fois de suite, me tenant à lui seul un grand discours, chargé d’un autre monde, et je ne serais pas arrivé à l’augmenter de si peu que ce soit, ou à le complémenter de quelque autre. Lui seul, comme un naufragé sur une île, m’était tout et le reste et l’océan agité dont il venait de sortir, et qu’il rappelait irrésistiblement au naufragé que j’étais comme lui, seul et résistant dans la débâcle23.
Dans le texte typographique de Misérable miracle existe un effet linéaire (horizontal) à divers niveaux : les mots-liens composent des chaînes presque infinies de lettres et de syllabes : « Martyrissiblement », « l’anopodokotolopadrom24 » ; les « mots-estafettes » apparaissent en un rythme d’écho (répétition, chaînes d’onomatopées25) : « contre-courant/ contre-carrant/ contre-hachant ».
Ces mots-chaînes, mots-lignes (disposition typographique de Misérable miracle) représentent en quelque sorte l’équivalent imprimé et visuel des lignes manuscrites. Par ailleurs, quelques mots qui figurent dans les « documents manuscrits » figurent aussi dans le texte du livre imprimé26. Quoique limitée, il existe donc une correspondance entre le texte typographique et le texte manuscrit. Au niveau de la forme visuelle on peut déceler en quelque sorte une succession de la linéarité.
Il semble significatif que la notion de « manuscrit » (dans les deux acceptions évoquées ci-dessus : document et forme-ligne) soit liée à un domaine inquiétant : celui de l’expérience mescalinienne de Michaux. Examinons plus attentivement cette relation.
Expérience mescalinienne ou picturale ?
[…] je mets en garde contre toute explication mescalinienne.
La mescaline n’a fait que cueillir quelque chose qui était prêt27.
Un seul manuscrit est reproduit partiellement par Michaux lui-même dans un livre, publié en 1956, Misérable miracle28. Il s’agit ici d’une présentation de manuscrits que l’on peut désigner comme originaux, ceux qui relèvent d’une « écriture première », du « manuscrit primordial » ou « manuscrit initial »29.
Pourtant ces manuscrits peuvent également être perçus comme relevant d’une « écriture imaginaire » : les manuscrits sont en effet presque illisibles, et ils ressemblent beaucoup aux images dessinées. Si problématique que soit la lecture des manuscrits mescaliniens de Michaux, certains mots peuvent être devinés30. Or, ce déchiffrement ne permet pas de relier directement le manuscrit au texte du livre. On ne peut constater qu’une correspondance d’ordre général. Par rapport au texte imprimé, il convient de considérer ces manuscrits comme des notes fictives 31.
Faute de pouvoir donner intégralement le manuscrit, lequel traduisait directement et à la fois le sujet, les rythmes, les formes, les chaos ainsi que les défenses intérieures et leurs déchirures, on s’est trouvé en grande difficulté devant le mur de la typographie. Tout a dû être récrit. Le texte primordial, plus sensible que lisible, aussi dessiné qu’écrit, ne pouvait de toute façon suffire32.
Dans l’édition de Misérable miracle – il s’agit à mon sens d’une édition quasi-génétique– sont présentés deux cahiers de dessins mescaliniens et trois cahiers de « documents manuscrits » de Michaux. Ils sont séparés du texte typographique, et chacun d’eux fournit un modèle graphique de l’écriture « documentaire », et non d’une véritable écriture (au contenu verbal identifiable).
Notons que le statut de « documents manuscrits » permet de corroborer l’affirmation selon laquelle le livre Misérable miracle se donne comme le journal d’une expérience réelle33. Ainsi, la première édition de Misérable miracle porte le sous-titre suivant : « Notes prises au cours d’une expérience mescalinienne ». Il s’agit donc d’une expérience spécifique, pendant laquelle Michaux a fait un travail d’auto-expérience ou d’auto-observation (expérience sur ses propres ressources psychiques et physiques). Les manuscrits jouent le rôle de preuves visuelles (réelles) d’une telle expérience plutôt que celui de matériaux qui précédent le texte publié34.
Certains éléments montrent qu’il s’agit bien d’une expérience réelle. Dans l’Avant-propos Michaux annonce : « Ceci est une exploration. Par les mots, les signes, les dessins. La Mescaline est l’explorée » (OC II-619). Les manuscrits reproduits ne sont-ils pas à la fois les mots, les signes, les dessins en question ? Par ailleurs, le titre du cinquième chapitre, dans l’édition de 1972, est : « Schizophrénie expérimentale » (OC II-723) ; en 1956, c’était : « Expérience de la folie », tandis qu’une correction manuscrite dans les épreuves corrigées indique : « Psychose expérimentale ». Le texte de Michaux donne certaines notes tirées d’une revue médicale (la mescaline – hallucinogène, « alcaloïde tiré du Peyotl » [OC II-620])35. Enfin on trouve dans les marges du texte imprimé les notes précises suivantes : « Dans une chambre obscure après injection d’une ampoule de 0,1 g de Mescaline » (OC II-622) ; « Six mois plus tard je prends six ampoules, soit 0,6 g » (OC II-723). Les notes en marge sont imprimées en italiques – une imitation typographique du manuscrit.
Le statut pictural des « documents manuscrits » mescaliniens de Misérable miracle se constitue à deux niveaux, du point de vue technique :
Parfois les manuscrits mescaliniens originaux sont écrits au crayon. Cette technique donne une impression de fragilité, comme on pourrait le dire d’un croquis au crayon. On peut considérer en ce sens cette écriture manuscrite au crayon comme une écriture artificielle, voire fictive. Il paraît assez évident que la page ne livre pas des mots (il est presque inutile de les déchiffrer), mais elle correspond plutôt à une image graphique, donnée par la ligne dessinée, tracée.
En outre, dans la première édition de Misérable miracle (1956), figure une précision en sous-titre : « Avec 48 gravures hors texte de l’auteur ». Les « documents manuscrits » ainsi que les dessins mescaliniens ont explicitement le statut de gravures36. Dans la deuxième édition, en revanche, Michaux distingue seulement les « documents manuscrits » et les « dessins mescaliniens ». Le terme de « gravures » relève en effet du domaine à la fois pictural et gestuel, corporel.
Dès lors on peut dire que, dans le livre Misérable miracle, les « documents manuscrits » mescaliniens jouent le même rôle que les cahiers de dessins mescaliniens (qui sont à leur tour des documents de l’expérience). Leur fonction est la même : c’est essentiellement une fonction visuelle. Leurs caractéristiques graphiques sont les mêmes : linéarité, spontanéité, illisibilité. Formellement donc, les « documents manuscrits » reproduits dans Misérable miracle ainsi que les dessins mescaliniens représentent une forme graphique visuelle qui est celle de l’écriture, fixée sous forme de lignes.
Il semble important d’évoquer la fonction de la ligne chez Michaux, particulièrement dans sa peinture. Quant à l’organisation de son espace pictural, il convient de distinguer un modèle linéaire et l’autre, non linéaire.
Ainsi, du point de vue strictement formel, le graphique peut être considéré chez Michaux comme relevant d’une composition linéaire de l’espace visuel. Les éléments principaux de cette organisation tels que le trait, la ligne, doivent être pris en considération. Cette organisation permet de mettre en valeur une représentation du mouvement, de l’action, du geste. Il semble que le geste graphique s’exprime par la linéarité chez Michaux. En même temps, si l’on considère le pictural chez Michaux en tant qu’organisation non-linéaire (éclatée) de l’espace visuel, on constate que la tache et le point en sont les éléments principaux. Or, il existe un passage intérieur entre ces signes-formes élémentaires linéaires et non-linéaires. Les petits traits et les lignes font apparaître une « vibration » gestuelle sur le support (représentant une « course sans fin » selon Michaux), composant des figures formées à même les taches, et qui cherchent à remplir le blanc du papier37 (Vents et poussières38). C’est dans la même perspective que les points sont mis en mouvement, de façon linéaire.
Dans d’autres cas, les taches chez Michaux se brisent par l’intervention du geste linéaire et deviennent « forme en mouvement » (Mouvements) représentant une sorte de « champ de bataille » de l’encre de Chine. Par ailleurs, dans ses aquarelles, la ligne pénètre dans la substance même de l’eau et devient tache. Enfin, ses peintures à l’huile de 1960-1970, intitulées « Écritures horizontales », voient un support supplémentaire s’organiser selon un ordre linéaire. La couleur y ajoute un vecteur de mouvement, révélant le geste : on a alors ce qu’on peut nommer un espace pictural linéaire.
Les manuscrits de Michaux, ainsi que ses « narrations graphiques » adoptent évidemment l’organisation de l’espace linéaire. Ils sont donc, du point de vue « graphique » non verbal de son œuvre, la représentation visuelle d’une « écriture graphique », prenant pour une unité de référence la ligne et non pas des mots.
Michaux décrit dans l’Avant-propos de Misérable miracle le processus selon lequel les lettres manuscrites deviennent des lignes :
Lancées vivement, en saccades dans et en travers de la page, les phrases interrompues, aux syllabes volantes, effilochées, tiraillées, fonçaient, tombaient, mouraient. Leurs loques revivaient, repartaient, filaient, éclataient à nouveau. Leurs lettres s’achevaient en fumées ou disparaissaient en zigzags39.
Dans les dessins mescaliniens, Michaux nous donne à voir un tissu graphique, qui représente le geste vibratoire de la main (le « zigzag »). Ce geste vibratoire nous rappelle en quelque sorte celui de l’écriture. On peut dire que Michaux traduit visuellement ce que les mots ne peuvent pas exprimer, en composant une matière dessinée, qu’il qualifiait autrefois de « tapis vibratile » graphique :
Ce tapis vibratile, qui avait quelque chose de commun avec des décharges électriques à étincelles ramifiées et aussi avec des spectres magnétiques, ce je ne sais quoi de tremblant, d’ardent, de fourmillant, semblable à des spasmes faits nerfs, cet arbre aux fines branches, qui pouvaient aussi bien être des éclatements latéraux, ce fluide tempétueux, contractile, secoué, champagnisé, mais élastiquement retenu et empêché de déborder par une sorte de tension superficielle, ce nerveux écran de projection, plus énigmatique encore que les visions qui s’y posaient, je ne sais, je ne saurai jamais en parler convenablement40.
Force est constater que dans Misérable miracle Michaux fournit un schéma de lignes qui sont les microformes essentielles, communes aux dessins et aux « documents manuscrits » (fig. 4).Michaux s’en explique au bas de la page :
Vibrations et formes élémentaires qui sous-tendent la plupart des apparitions et poussent à voir une pullulation de pointes, de hampes, de clochetons et de collonnettes (sic) microscopiques ainsi que des formes élancées, fines, centrées, indéfiniment répétées et de petites formes convulsives aux déplacements égaux d’avant en arrière et d’arrière en avant41.
Les lignes zigzagantes symbolisent donc un effet de visualisation du rythme corporel (le geste de la main, la pulsation du cœur). Ces lignes de zigzag sont les vrais graphismes de l’expérience mescalinienne de Michaux, qui est en premier lieu une expérience plastique. Certains exemples montrent cependant que cette ligne zigzagante n’est pas spécialement réservée aux dessins mescaliniens. Ainsi un dessin à la plume de 1944 représente une silhouette humaine faite d’une ligne zigzagante42.
La question que je me pose finalement est la suivante : la production graphique constitue-t-elle une forme spécifique de la genèse des textes chez Michaux ?
D’une part, les documents mescaliniens (les manuscrits ainsi que les dessins) apparaissent pendant l’événement, pendant l’expérience, immédiatement ; c’est-à-dire qu’ils précèdent l’élaboration du texte proprement dit. On peut donc faire l’hypothèse que ces documents représentent pour Michaux une forme de pré-écriture.
Inversement, on peut dire que les documents mescaliniens jouent un rôle d’oscillogramme graphique, qui n’a pas pour fonction de précéder le texte achevé sous sa forme typographique mais sert plutôt à inscrire visuellement une image de la pensée.
Or, la chaîne génétique est cassée : il n’y a pas de brouillons qui correspondent bien au texte du livre. Par ailleurs, si l’on se réfère aux sources biographiques concernant la genèse des œuvres de Michaux, il apparaît que ce qui est dessiné est toujours postérieur à ce qui est écrit43.
Face à ces données contradictoires, j’avancerai une hypothèse.
Chez Michaux se manifeste quelque chose de plus spécifique qu’une véritable trace graphique (trace visible) de la genèse des textes. Sa peinture donne à voir la représentation de ce qui est avant la véritable écriture (trace de l’avant-langue). En ce sens, on peut dire qu’il attribue un aspect irréel à la genèse de l’écriture. On a chez Michaux quelque chose qui précède le geste visuel. Michaux essaie de saisir le geste irréel, invisible, le pré-geste graphique. Son idée du pré-geste, semble-t-il, représente le troisième défi à la critique génétique.
Ainsi Michaux écrit ceci dans le poème Mouvements :
Gestes du défi et de la riposte
et de l’évasion hors des goulots d’étranglement
Gestes de dépassement
du dépassement
surtout du dépassement
<Gestes qu’on sent, mais qu’on ne peut identifier>44
(pré-gestes en soi, beaucoup plus grands que le geste, visible et pratique qui va suivre)45
Il semble que Michaux cherche les pré-gestes qui s’opposent au réel, à la signification. Ces pré-gestes créent un nouvel espace, en composant une sorte d’avant-tension : quelque chose apparaît avant les signes de l’écriture.
Espace ! L’espace a changé, lui aussi. Que ne s’est-elle contentée d’espace, comme fait l’éther où l’on plonge, où l’on réside en prince, dans un parfait et grandiose isolement ?/ […]
Espace qui regorge, espace de gestation, de transformation, de multiplication, et dont le grouillement même s’il n’était qu’une illusion rendrait mieux compte que notre vue ordinaire de ce qu’est le Cosmos46.
Michaux mentionne un changement de l’espace déjà existant. Il existe un « champ de force » du pré-geste. Ce pré-geste invisible, c’est la main qui s’approche à la surface de la page pour poser le signe graphique (réel) et le désir de faire ce geste. L’écriture de Michaux dite « imaginaire » a sa propre genèse, laquelle est attribuée à une écriture « pré-existante ».
III
Pour récapituler, nous pouvons dire qu’on peut distinguer chez Michaux trois types de manuscrits :
Le type des manuscrits réels. Ils possèdent un contenu verbal, mais sont fragmentaires. Ce sont des brouillons déchirés ou parfois des copies, qui précédent les textes publiés. Dans ces manuscrits les dessins sont absents.
Il existe en second lieu des manuscrits non verbaux, qui présentent parfois certains graphismes ou dessins spontanés. Ce sont des manuscrits non ordinaires, des manuscrits de peintre, où l’écriture apparaît essentiellement comme une écriture iconique. Là encore, il ne s’agit sans doute pas d’un manuscrit original, mais il s’agit plutôt d’une représentation visuelle de quelque chose qui ressemble à un manuscrit (« écriture illisible47 »).
Enfin on rencontre des manuscrits où le verbal et le visuel coexistent. La substance même de cette écriture imaginaire permet une sorte de rapprochement entre ce qui est écrit et ce qui est dessiné à la main. On parvient donc à une sorte d’équivalence entre manuscrit et dessin. C’est en ce sens que la main de Michaux donne à ses pages un rythme visuel spécifique (représenté schématiquement par la ligne en zigzag, notamment dans Misérable miracle).
Conclusion
L’« écriture imaginaire » de Michaux représente visuellement des pages d’écriture, des lignes d’écriture. Ces pages donnent l’impression d’une écriture à la main (par une représentation visuelle du mouvement gestuel de l’écriture), mais dont les signes ne peuvent être traduits. Il s’agit d’une écriture graphique, hermétique, personnelle, une quasi-écriture, qui représente une avant-langue, une langue de signes préexistants, prenant en compte le rêve (ou la nostalgie) qu’éprouve Michaux à l’égard d’une langue universelle :
J’ai rêvé un moment, sans obtenir de résultats sérieux, de chercher une langue universelle. <…> J’ai toujours espéré trouver cette langue chez autrui, ou ailleurs, en Afrique par exemple <…> J’ai voulu indiquer des caractères qui aient un contenu psychique. L’être d’aujourd’hui est mécontent de sa langue… En dehors des signes de signalisation il y aura bientôt cinq cents signes qui seront nécessaires dans le monde actuel48.
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1 Voir une liste des manuscrits de Michaux ci-jointe.
2 Voici quelques exemples : 1/ dans un exemplaire du livre La Vie dans les plis (éd. 1949), déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet par Adrienne Monnier, entre les pages 146 et 147 il y avait une page manuscrite du poème Meidosems (p. 52 de l’édition de « Point du Jour », 1948. Cette page comprend le texte à partir des mots : « Sortez-moi d’ici… » jusqu’aux mots : « […] Une petite personne voudrait une petite liberté ») ; 2/ une fois dans une revue figure la poème de Michaux Dans l’ultime moment avec le fac-similé du manuscrit (voir Le Point (Souillac-Lot), n° XLVIII (« Poésie d’aujourd’hui »), juin 1954, p. 12 (voir OC II, p. 432 et p. 1207) ; 3/ le manuscrit du poème Têtes (1939) était inséré par Michaux dans un des exemplaires du livre Exorcismes (éd. 1943) (voir OC I-1309) ; 4/ Il existe un exemplaire de Paix dans les brisements (Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet), dont la page de titre intérieure est littéralement couverte de mots peu lisibles (voir OC II-1368).
3 Pour le concept du manuscrit – fantôme et mirage initial (voir par exemple L. Hay, « Pour une sémiotique du mouvement », dans Genesis, n° 10, 1996, p. 29) on peut rappeler une notion proposée par Michaux pour caractériser son “école” : le “fantomisme”. Cette notion aussi ironique qu’auto-ironique répond quand même à l’essentiel de sa méthode : créer un fantôme, une image irréelle (soit en poésie, soit en peinture). « Si donc j’aimais les Ismes et devenir capitaine de quelques individus, je lancerais bien une école de peinture, le FANTOMISME (ou le “psychologisme”) » (OC II, p. 322, En pensant au phénomène de la peinture).
4 Correspondance A. Monnier et H. Michaux, 1939-1955, Paris, éd. « La Hune », 1995, p. 25. Lettre du 1952.
5 Archives Michaux, Paris ; fonds Cendrars, archives littéraires suisses, Berne ; fonds Bertelé ; Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet ; fonds des « Cahiers du Sud » à la bibliothèque municipale de Marseille ; archives Gallimard ; fonds G.L.M., à la Bibliothèque nationale de France.
6 Voir un exemple de l’analyse des variantes des textes de Michaux L’Étranger parle, Tranches de savoir, Agir, je viens 1930, dans Cahier de l’Herne, « Michaux », 1999 : article de F. d’Argent, « L’art des variantes », p. 427-429.
7 Voir par exemple Fragments du manuscrit de « Mes propriétés » (collection privée), OC I, p. 1186-1187. Voir aussi la reproduction du Manuscrit de « Vision », OC I, p. 1263.
8 Le « griffonnage » spontané est considéré par Michaux comme un aspect de sa propre méthode de dessin : « Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages » (Michaux, En pensant au phénomène de la peinture 1942, voir OC II, p. 320). Dans la Postface de Mouvements Michaux écrit aussi : « Je ne sais trop ce que c’est, ces signes que j’ai faits. <…> J’en avais couvert douze cents pages, et n’y voyais que flots <…> ». Or, cette « inconscience » de l’écriture chez Michaux ne correspond pas à celle de l’écriture automatique. Un des premiers dessins connus de Michaux représente un tel griffonnage à la plume (Michaux, Hommage à Léon-Paul Fargue, encre, 1927, repris dans A.Paquement, Henri Michaux. Peintures, Gallimard, 1993, p. 16).
9 Michaux, Paix dans les brisements, Paris, Karl Flinker (Paris), 1959. Tirage : 1190 exemplaires.
10 Michaux, Document sur les apparitions, les disparitions et les résurgences, dans Paix dans les brisements (OC II-1369).
11 Chronologie des éditions de Misérable miracle. 1/ Première édition de Misérable miracle : Monaco, éd. du Rocher, 1956 (tirage : 1685 exemplaires). 2/ En 1969, dans la revue Hermès (n° 6) a été publié (sous une forme remaniée) le texte des addenda de Misérable miracle intitulé : Le Vide. 3/ Deuxième édition de Misérable miracle : Gallimard, collection « Le Point du Jour », édition revue et augmentée, 1972 (tirage : 8770 exemplaires) ; rééditions chez Gallimard : 1987, 1990 (collection « Poésie », 244). 4/ Michaux, H., Œuvres complètes, vol. II, Gallimard (« Pléiade »), 2001, p. 619-788.
12 Michaux, Misérable miracle, OC II-619.
13 Alphabet (1927) présente visuellement deux pages d’écriture à la plume (illisibles, sans signification textuelle) – comme si c’était la page d’un livre (en recto et verso). Narrations (1927) peut être considéré comme une image du texte dessiné, c’est une sorte de « narration » graphique, un texte imaginaire, composé de lignes et de signes qui composent l’illusion d’un tissu de strophes écrites.
14 Michaux, Par la voie des rythmes (82 dessins, 12 lithos), Montpellier, Fata Morgana, 1974. Voir aussi Parcours, album de douze eaux-fortes originales de Michaux (en feuilles sous couverture repliée et portefeuille d’éditeur). Les eaux-fortes sont éditées dans un porte-folio (535 x 415 mm) par J. Hugues. Préface de R. Bertelé. Édition de la Galerie « Le Point Cardinal », Paris, 1966. Tirage : 70 exemplaires. (Michaux a exécuté vingt gravures pour le « Point Cardinal »). Les planches de ce livre ont été gravées par Michaux en 1965. Douze feuillets présentent des strophes linéaires indéchiffrables.
15 Il s’agit de plusieurs peintures qui souvent ne portent pas de titre, sauf quelques-unes intitulées par exemple Cinq lignes d’écriture horizontale (voir par exemple le catalogue de l’exposition organisée en 1998 à Moscou par le Centre Georges-Pompidou : Henri Michaux, Peinture, Moscou, éd. de la Bibliothèque des Langues étrangères, 1998). Celles-ci représentent des impulsions imaginaires, des gestes horizontaux, des mouvements linéaires, comme s’il s’agissait de strophes d’une « écriture », mais inscrites (traduites) par des procédés picturaux. Voir aussi Mason, R. M., Cherix, C., Henri Michaux : les estampes, 1948-1984, (catalogue raisonné), Genève, Cabinet des estampes du Musée d’art et d’histoire, 1997, p. 34 : trois plaques imposées conjointement avec un intervalle de 60 mm. Technique : vernis mou, eau-forte, aquantinte (coll. Gheerbrant). Voir aussi un dessin de Michaux extrait de la série de 1940, reproduit dans Le Carnet et les instants, Lettres belges de Langue française, 89, 1995 (collection particulière de J.-C. Pirotte).
16 Michaux, « Sur ma peinture », OC II, p. 1026. Exposition collective : Moments of vision, New York, 1959. Les peintres exposés (y compris Joseph Sima, Marc Tobey, René Guiette, Camille Bryen, Jean Degottex) présentent des tableaux « calligraphiques ». Le dessin de Michaux est un dessin mescalinien (proche de ceux de Paix dans les brisements). Par sa pratique, qui est une pratique à la fois visuelle et verbale, Michaux touche l’essentiel de la nature de l’écriture, en ce qu’elle se rapproche du geste pictural.
17 Ainsi, dans un compte rendu de Michaux intitulé : « Manuscrit trouvé dans une poche » (publié dans Le Disque Vert, Paris-Bruxelles, 2e année, n° 3, déc. 1923, p. 31), le manuscrit est désigné comme un document et plus précisément comme un « certificat médical » : « Un certificat médical du docteur Grattefesces ( !) réclame pour le propriétaire de la poche au manuscrit un internement pour la durée d’au moins un an. / Eh ! eh ! La seule qualité du manuscrit est précisément que l’auteur a le diable au corps et du souffle », voir H. Michaux, OC I, p. 42 et Notes, p. 1035-1036 : Le titre complet de cette plaquette singulière est le suivant : Manuscrit trouvé dans une poche. Chronique de la Conversion de Bodor Guila, Étranger. Publié tel quel par Eddy du Perron. / Avec un Portrait du converti par Creixams ; / et un Certificat Médical du Dr L. Grattefesces.
18 Le sous-titre de cette édition est : « Avec quarante-huit dessins et documents manuscrits originaux de l’auteur ».
19 Selon la théorie de Kandinsky : il y a « deux éléments de base, qui constituent le départ de toute œuvre picturale » : le point et la ligne (voir V. Kandinsky, Point et Ligne sur Plan [Punkt und Linie zu (der) Fläche], trad. de l’allemand par Suzanne et Jean Leppien, Gallimard, 1991).
20 Michaux, Moments, Gallimard, 1973, p. 38-39.
21 Michaux, « Apparitions-Disparitions », dans la revue L’Ephémère (Fondation Maeght), n° 7, oct. 1968, p. 32-47, repris dans Moments, Gallimard, 1973, p. 38-39. La deuxième édition présente un texte presque totalement changé par Michaux. Selon François d’Argent (« Bibliographie », dans Michaux, Cahier de l’Herne, 1999, p. 470) il y a « 81 variantes intervenant à tous les niveaux, mots, lignes en plus et en moins, inversées ». On a ici un exemple significatif du travail de correction effectué par Michaux sur ses textes.
22 (a’) : figure en tête de ce texte une image typographique, constituée d’une ligne de points. N’est-ce pas une représentation visuelle imitant la ligne d’un manuscrit ?
23 OC II, p. 620. Les mots qui « se soudaient sur-le-champ » sont à rapprocher de la gestualité du « griffonnage ». Voir « Là les malfaiteurs, pris en flagrant délit, ont le visage arraché sur-le-champ. Le Mage bourreau aussitôt arrive. / Il faut une incroyable force de volonté pour sortir un visage, habitué comme il est, à son homme. / Petit à petit, la figure lâche, vient » (Michaux, Au pays de la magie, OC II, p. 74). Voir aussi : « Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages » (Michaux, En pensant au phénomène de la peinture 1942, voir OC II, p. 320). Voir aussi : « Le réseau complexe des lignes apparaissait petit à petit : // Celles qui vivent dans le menu peuple des poussières et des points, traversant des mies, contournant des cellules, des champs des cellules, ou tournant, tournant en spirales, pour fasciner, ou pour retrouver ce qui a fasciné, ombellifères et agates » (Michaux, Aventures de lignes, OC II, p. 361). Dans les citations je souligne.
24 Dans un chapitre supplémentaire de l’édition 1972, Michaux décrit sa vision d’un livre, qui est composé par « des lignes de lettres » : « Un petit livre à mes pieds <…> cessa d’être inaperçu. Je l’ouvris. Sous mon regard des lettres, des lettres, qui demeuraient des lettres, des lignes de lettres… » Nous trouvons un exemple réel d’un tel livre dans l’édition Par la voie des rythmes (Montpellier, Fata Morgana, 1974), où il n’y a pas de texte, mais où l’on reconnaît l’imitation graphique de formes de textes et de structures d’un livre (des idéogrammes imitent les titres des chapitres, la table des matières).
25 « […] et l’on se trouve alors, pour tout dire, dans une situation telle que cinquante onomatopées différentes, simultanées, contradictoires, et chaque demi-seconde changeantes, en seraient la plus fidèle expression » (Michaux, épigraphe de Misérable miracle).
26 Par exemple, Michaux parle de « pullulation » dans le texte manuscrit (schéma reproduit dans le livre) et dans le texte canonique (typographique). (Voir OC II, p. 678-679 ; voir aussi Documents déchiffrés in Notes de OC II, p. 1291-1294).
27 Rey, J.-D., Henri Michaux, rencontre (entretien avec Michaux, le 29 février 1972).Paris, éd. Bernard Dumerchez, 1994, p. 26.
28 Sur les manuscrits de Misérable miracle voir OC II, p. 1281-1286 (article de Raymond Bellour : Manuscrits et « Notes » des livres de la drogue). La reproduction de deux pages de Misérable miracle (collection B. Gheerbrant) : OC II, p. 1284 et 1285. Selon R. Bellour : on trouve dans les archives de Michaux un certain nombre de cahiers et notes qui correspondent aux « notes de la drogue » (300 pages). Il évoque ensuite à propos de Misérable miracle : « Il existe seulement, dans les archives de Michaux, quatre pages qui devraient en faire partie. Ces pages ont été montrées dans le cadre de l’exposition Dibuicos mescalinisc Dibujos mescalinicos, et reproduites dans le catalogue. »
29 Voir A. Brun : Henri Michaux ou le corps halluciné, 1999, p. 19 et 67.
30 Voir une page d’un manuscrit mescalinien de Michaux (collection Micheline Phankin) dans Passages et langages de Henri Michaux, réunis par J.-C. Mathieu et M. Collot,Paris, Librairie José Corti, 1987, p. 189 :
« Malgré le tremblé et les accidents de l’écriture, on devine les mots suivants. “La Mescaline c’est le froissement/ c’est être froissé/ l’amoncellement (?)/ qui peut être/ indicible qui/ peut être le froissement/ et (?)/ qui ne (?)/ peut être (??) fixé (…)”»
Voir aussi le déchiffrement des documents manuscrits de Misérable miracle (collection Bernard Gheerbrant) : OC II, p. 1291-1294. « Malgré l’absence des mots, l’écrivain accède à l’existence par le simple geste d’écrire, par cette rythmicité corporelle qui autorise la fixation sur un support des hallucinations et par la convocation imaginaire du lecteur qui suscite un écart entre le Je et sa production. » (A. Brun, Henri Michaux ou le corps halluciné, 1999, p. 72).
31 Ce rôle fictif est attribué aussi aux marges de Misérable miracle. Les notes marginales de Misérable miracle imitent typographiquement le manuscrit, par l’emploi des italiques. Ces notes forment le métatexte poétique qui peut être considéré autonome.
32 Michaux, Avant-propos de Misérable miracle (OC II-619).
33 Le style du journal se représente par exemple dans les notes marginales : « le lendemain » (OC II-694), « dix jours après » (OC II-694), « trois semaines après » (OC II-695), etc. Outre cela, Michaux mentionne aussi divers protocoles d’expérience envisagés : « l’expérience d’introduire des images dans les visions mescaliniennes » (OC II-643), « Début des visions intérieures » (OC II-623), etc.
34 « Dans l’écriture initiale de Michaux, il s’agit moins de dégager une signification que de tracer des formes… » (A. Brun, Henri Michaux ou le corps halluciné, 1999, p. 71). Remarquons à ce sujet que l’ordre des dessins est modifié par Michaux dans l’édition de 1972, par rapport à la première édition de 1956, tandis que l’ordre des manuscrits n’est pas changé. On peut supposer dès lors que les manuscrits constituent les seules vraies preuves de l’expérience.
35 « Un mot encore. Aux amateurs de perspective unique, la tentation pourrait venir de juger dorénavant l’ensemble de mes écrits, comme l’œuvre d’un drogué. Je regrette. Je suis plutôt du type buveur d’eau. Jamais d’alcool. Pas d’excitants, et depuis des années pas de café, pas de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s’abstenir. Surtout s’abstenir. La fatigue est ma drogue, si l’on veut savoir » (MM [767]). Sur la littérature consacrée aux rapports de Michaux avec les drogues voir Milner, M., L’Imaginaire des drogues. De Thomas de Quincey à Henri Michaux, Paris, Gallimard, 2000, p. 368-435.
36 Il existe un livre de Michaux dont le texte a été gravé : Poésie pour pouvoir, éd. R.Drouin, (28 p., frontispice de Michaux et linogravures de Michel Tapié), 1949 (voir OC II, p. 442 et 1224).Par ailleurs, le livre Parcours comporte aussi les 12 gravures d’écriture imaginaire.
37 « À coups de traits zigzagants, à coups de fuites transversales, à coups de sillages en éclairs, à coups de je ne sais quoi, toujours se reprenant, je vois se prononcer, se dérober, s’affirmer, s’assurer, s’abandonner, se reprendre, se raffermir, à coups de ponctuations, de répétitions, de secousses, hésitantes, par lents dévoilements, par fissurations, par indiscernables glissements, je vois se former, se déformer, se redéformer, un édifice tressautant, un édifice en instance, en perpétuelle métamorphose et transsubstantiation… » (Michaux, Misérable miracle, OC II, p. 644).
38 Michaux, Vents et Poussières (9 dessins), Paris, K. Flinker, 1955-1962 (225 x 172 mm, 87 p., 890 exemplaires).
39 Michaux, Avant-propos de Misérable miracle (OC II-619).
40 Michaux, Paix dans les brisements (OC II-996).
41 Michaux, Misérable miracle, note manuscrite pour le schéma (OC II-678).
42 Voir Pacquement, A., Henri Michaux : peinture, Paris, Gallimard, 1993, p. 85.
43 Ainsi, les dessins mescaliniens apparaissent selon Michaux à partir de troisième expérience (voir Misérable miracle). Par ailleurs, les « documents manuscrits » mescaliniens semblent plus spontanés que les dessins mescaliniens, qui sont pleins de détails. Plus généralement, d’un point de vue biographique, la pratique de l’écriture précède chez Michaux celle de la peinture (voir Michaux, Émergences Résurgences).
44 Ce vers figure dans le dactylogramme de Mouvements (1951) (OC II, p. 1224).
45 Michaux, Mouvements, 1951, OC II, p. 439 et p. 1224.
46 Michaux, Misérable miracle (OC II-679).
47 R. Barthes, « une sémiographie particulière (déjà pratiquée par Klee, Ernst, Michaux et Picasso) : l’écriture illisible ». Voir le texte Illisible (1973), qui décrit bien le problème : « En 1930, l’archéologue Persson découvrit dans une tombe mycénienne une jarre portant des graphismes sur son rebord ; imperturbablement, Persson traduisit l’inscription, dans laquelle il avait reconnu des mots qui ressemblaient à du grec ; mais plus tard, un autre archéologue, Ventris, établit qu’il ne s’agissait nullement d’une écriture : un simple griffonnage ; au reste, à l’une de ses extrémités le dessin s’achevait en courbes purement décoratives » (Œuvres complètes, éd. du Seuil, vol. II, p. 1632).
48 J.-D. Rey, Henri Michaux, rencontre (entretien avec Michaux, le 29 février 1972).Paris, éd. Bernard Dumerchez, 1994, p. 28.