Sommaire
Aujourd'hui j'ai nettoyé ma table. Elle est maintenant couverte de livres relatifs à Hérodias et, ce soir, j'ai commencé mes lectures. Autre guitare !
Croisset, à Caroline, 23 août 1876
Le 17 août 1876, Flaubert finit Un cœur simple. Il passe une quinzaine de jours en septembre à Paris occupés à fréquenter la Bibliothèque impériale, Renan 1, F. Baudry, Clermont-Ganneau, A. Maury, et aussi quelques dames dont la Princesse Mathilde. Il continue ses lectures à la bibliothèque de Rouen et le 25 octobre écrit : Mes notes sont terminées, et maintenant je débrouille mon plan. L'affaire le tiendra bien encore un mois, car c'est seulement en décembre qu'on peut apprendre que la rédaction d'Hérodias avance. Sur la nature du travail préparatoire, une phrase du 17 octobre 1876 nous alerte : Quant à moi je continue à travailler, ou plutôt je vais me remettreà travailler, car lire et prendre des notes, c'est de la débauche...
C'est cette « débauche », cette gestion, ingestion, indigestion documentaire que j'aimerais analyser jusque dans son insertion, une fois mâchée et remâchée, dans le texte publié. Et tout naturellement j'irai vers le festin, autre sorte de débauche qui occupe le troisième chapitre du conte, c'est-à-dire vers ce qui peut apparaître infime, pittoresque, anecdotique, le choix des mets 2. Cependant, on le devine à l'avance, il n'est fil ténu chez Flaubert qui ne croise et se recroise, ne tende une véritable toile arachnéenne, ne s'enfle comme voile en un périple textuel compliqué pour finalement déposer çà et là ses cargaisons dans les ports stratégiques du texte. L'avant-texte, si on l'étudie sous son aspect documentaire, participe d'une poétique génétique particulière, celle de la lecture-écriture et de cette forme, peu étudiée finalement, la copie. Que lit Flaubert ? Comment ? Que recopie-t-il ? Comment le détail de ses lectures peut-il traverser les scénarios et comment s'opère la résurgence de la copie dans les brouillons ? 3.Autant de questions dont les réponses devraient permettre de profiler une méthode et de proposer, pour ainsi dire, des modes et des structures de création.
Lecture et copie
Comme La Tentation, mais aussi Salammbô, dont il procède pour une certaine part dans son matériau, Hérodias participe de cette « littérature » qui n'existe que dans et par le réseau du déjà écrit : « livre où se joue la fiction des livres » 4 comme le dit Foucault de Flaubert et de Manet : « leur art s'édifie où se forme l'archive ». Mais faut-il pour cela, imaginer Flaubert comme un de ses personnages, un Bouvard ou un Pécuchet pour qui « copier, c'est ne rien faire ; c'est être les livres qu'on copie... ?». C'est entre cet « être » et ce « faire » que se jouent le sort du récit et le projet de l'écrivain. Le dossier documentaire d'Hérodias comprend environ 80 pages faites essentiellement de fiches de lectures, plus un folio de notes de voyages, auxquelles on a mêlé quelques folios dont le statut reste à déterminer.5 Il faut y ajouter des éléments du Carnet 16 (C.H.H., 8, pp. 385-387) où se mêlent des notes pour Hérodias et pour Un cœur simple 6, ainsi que la fin du Carnet 16 bis (C.H.H., 8, p. 398).
Je partirai des folios 693ro et 693vo, portant le titre « Festin » (Desaubry, t.1 333 et t.3 p. 460), dont on trouvera en illustration les photocopies et la transcription. Il s'agit de notes tirées de deux chapitres d'un livre de Charles Dezobry, Rome au siècle d'Auguste ou Voyage d'un Gaulois à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une partie du règne de Tibère, livre consulté dans son édition en quatre volumes de 1846 et 1847, revue et augmentée par rapport à la première édition de 1835. Ces quatre volumes figurent dans l'inventaire de la bibliothèque de Flaubert à Croisset 7. Ce devait donc être une sorte d'usuel, de livre de référence sur la vie romaine, au même titre que les onze volumes de Creuzer ou les livres de Maury, « best-sellers » pour intellectuel averti. Pourtant, à regarder de près, ce livre n'est pas des plus sérieux et ne vaut que pour les innombrables références qu'il donne en bas de page. C'est, pour tout dire, une aimable compilation enrobée sous la forme d'une lettre d'un Gaulois (Induciomare) à Rome. Le paratexte, au reste, est éloquent : le titre, qui se veut si précis, est précédé d'une épigraphe empruntée à Montaigne : « J'ai seulement fait ici un amas de fleurs étrangères, n'y ayant fourni du mien que le filet à lier » (Essais, III, c. 12). L'avertissement explique la solution de facilité : « J'ai pris la forme épistolaire comme se prêtant mieux à l'actualité, étant susceptible, par conséquent, de communiquer plus d'intérêt et de chaleur aux récits » (p. 9). De façon plus intéressante pour mon objet, Dezobry justifie le choix de l'époque d'Auguste, puis de Tibère, passage de la République à l'Empire : « Placé comme sur les confins de l'un et de l'autre, on a le passé, le présent et jusqu'à un certain point l'avenir sous nos yeux » (p. 8). Or, nous le savons, Hérodias se passe sous Tibère (14-37 ap. J.C). On pourrait donc imaginer que Flaubert est venu chercher dans ce livre une certaine exactitude historique. Mais, si l'on examine les auteurs de référence qui servent à l'information de Dezobry, ils vont de Plaute (3e-2e siècle av. J.C.) à Isidore de Séville(6e-7e siècle ap. J.C.), en passant par Aulu-Gelle, Juvénal, Martial, Macrobe, aussi fréquemment cités que Virgile, Ovide et Horace. Il faut souligner la place exceptionnelle de Pline l'Ancien (23-79 ap. J.C.), dans la mesure où l'on peut le considérer comme le Cuvier de son époque. Il a déjà servi de garant à Flaubert pour Salammbô. La lecture — non certes intégrale — de son Histoire naturelle nous plonge dans un océan de rêveries dont il eût été dommage que Dezobry, et après lui Flaubert, n'eussent goûté le charme. On s'étonne presque qu'il n'ait pas servi, que je sache, à Bouvard et Pécuchet (Pline l'Ancien avait lui-même dépouillé 2 000 volumes !). Je ne suis pas certaine que Flaubert soit retourné directement à cette source, même en ce qui concerne les parfums. Il a pu se souvenir de ses recherches pour Salammbô 8 . Mais à coup sûr il ne s'agit pas de refaire le festin qui ouvre ce dernier roman et on le voit bien dans le choix et la lecture de Dezobry.
Flaubert se réfère à la lettre XIII du tome 1, pp. 333-345, intitulée « Les repas » et à la lettre XCII du tome 3, pp. 456-476, « Les Cuisiniers et les gastronomes. Les ivrognes. Guerre légale à la gastromanie ». C'est ici que j'examinerai comment une source devient une réécriture, sinon déjà une écriture. En bonne méthode, il faut distinguer ce que Flaubert a négligé, ce qu'il a mémorisé sans le recopier, enfin ce qu'il a recopié et selon quelle manière. La lettre XIII sur les repas insiste plutôt sur le rituel, sur le passage des Bains, suivis des jeux, au principal des trois ou quatre repas (jentaculum, prandium, caena, parfois suivi de la commisatio). Flaubert souligne dans ses notes les étapes rituelles, en désordre, bains, jeux, distribution des couronnes. On remarquera qu'il n'emploie jamais de termes techniques, grecs ou latins, tant dans les notes que dans les brouillons. Il traduit immédiatement : échecs (latrunculi), serviette (lintea ou mappa), tunique (synthèse) ou fait suivre le mot « cyathe » de sa traduction « cuillère » 9 . Dans le texte final, il ne restera que triclinium, mot très acclimaté et du reste intraduisible. Contrairement à ce qui se passe pourSalammbô, Flaubert recherche un texte fidèle en esprit, mais aussi éloigné que possible de la lettre. Or il s'agit bien de représenter un repas à la romaine, offert à un Iduméen, Antipas, fils de l'usurpateur Hérode le Grand, Tétrarque à la solde des Romains : mais on est en territoire juif et le conflit est latent entre la dynastie des Hérode et le peuple juif dont les traditions sont préservées par les Pharisiens et les Sadducéens. Flaubert présente ici une romanité raffinée jusqu'à la décadence.
Flaubert mémorise simplement, sans noter, la position des trois places du lit d'honneur, non sans se tromper souvent dans les brouillons. Le maître de maison est au centre, la place à sa gauche s'appelle « place consulaire » : « parce que quand un consul est parmi les convives, jamais il ne se met autre part, afin qu'on puisse lui parler plus commodément s'il survient quelque affaire dont il ait besoin d'être informé sur le champ » (p. 336). Lucius Vitellius occupera cette place, en gardant ses cothurnes, pour la même raison, mais surtout pour être à même de quitter au plus vite le banquet s'il survient quelque échauffourée (l'explication est répétée dans bien des scénarios et des brouillons, puis finalement effacée). Aulus, au contraire, se sent chez lui et suit les usages, mais alors Flaubert y met une sorte d'excès : « Alors ses pieds nus dominaient l'assemblée » (p. 120)10. Toute la stratégie spatiale se met en place lourdement et lentement dans l'avant-texte, mais se lit à peine dans le conte. On peut mesurer également l'économie descriptive dans Hérodias en imaginant combien Flaubert a dû se retenir d'exploiter les indications plastiques, par exemple celles des couronnes, dont il note cependant quelques détails : Qques unes en feuilles de roses cousues très serrées. Pourtant Dezobry est prolixe : « Cousues ensemble sur des écorces de tilleul ornées de petits bas-reliefs ». Flaubert puisera un moment dans leurs parfums et couleurs : « tressées d'ache et de lierre, ou d'ache et de lis, ou de myrte et d'ache entremêlés ; et le plus souvent de roses, de violettes, de safran ou de nard... » (p. 338). L'hiver « on fait également usage de fleurs artificielles, composées soit avec des raclures de corne, soit avec de l'étoffe de soie de diverses couleurs. Pour achever de rendre l'imitation parfaite, ces couronnes sont imprégnées du parfum des fleurs qu'elles représentent ». Voilà des couronnes dignes de la pièce montée ou du bouquet de mariée de Madame Bovary. Dans un tout autre cadre, Flaubert eût exploité ces détails d'une plastique un peu « kitsch », comme celle dont il aime à se moquer. Après quelques expansions, le rite sera réduit à « Toutes les figures étaient joyeuses, sous des couronnes de fleurs.
Les Pharisiens les avaient repoussées comme indécence romaine » (p. 121).
L'alinéa est chargé de marquer l'hiatus entre deux civilisations en même temps que le passage d'un cérémonial à l'autre, des couronnes à l'aspersion des parfums.
Bien d'autres détails ne sont pas recopiés qui seront cependant utilisés dans le déroulement du festin. Par exemple, la présence habituelle d'esclaves « jeunes et beaux » non seulement pour servir, mais pour tenir compagnie, à toutes fins utiles. L'« Asiatique » dont Aulus est tombé amoureux du côté des cuisines et qui se tient à ses pieds (« Près de lui, sur une natte et jambes croisées, se tenait un enfant très beau, qui souriait toujours ») est donc un élément naturel romain cependant attribué à la débauche native d'Aulus et du reste tiré tout droit de Suétone. Tout se passe comme si Flaubert n'avait mémorisé les coutumes romaines que pour les faire ressortir comme des curiosités luxurieuses et érotiques toutes d'excès. Plus généralement, toute la structure temporelle du festin est donnée dès ce chapitre de Dezobry et rejoint la narration des Evangiles. En effet, outre les premiers cérémoniaux et les trois services (réduits à deux chez Flaubert puisque la tête de Iaokanann servira de dessert), Dezobry indique que les festins romains se terminaient par des danses : « A la fin du festin, quand chacun a cessé de boire et de manger, on introduit de jeunes garçons et de jeunes filles qui exécutent des danses voluptueuses, et chantent des poésies érotiques, grecques ou latines ou quelques élégies des poètes modernes. Les Gaditanes sont surtout renommées pour leurs danses, qu'elles exécutent en s'accompagnant avec des crotales » (p. 341). Ces belles de Cadix ont déjà tout le raffinement et la luxure de Salomé comme celle de Kutchuk Hanem. Par conséquent l'épisode de la danse, inscrit dans le récit biblique, se trouve conforté par la tradition historique proprement romaine, jusque dans sa coloration exotique. Pour l'instant, Flaubert se contente de noter « danseurs. jongleurs ». On peut, s'arrêtant ici un instant, se demander s'il n'y a pas une sorte d'imperméabilité entre les sources bibliques dont est certainement parti Flaubert (qu'elles aient été réactivées ou non par la sculpture ou par les tableaux de Gustave Moreau à l'exposition de 1876) et les lectures historiques préludant à la rédaction qui correspondent mieux, me semble-t-il, à l'originalité de son projet (histoire des civilisation, des religions, politique, mythe). J'accorderais volontiers plus de prégnance à ces « petits faits vrais » pour parler comme Stendhal, dont abonde un livre comme celui de Dezobry, éminemment parlant à l'imagination comme préparée à cette osmose. De là vient, peut-être, que Flaubert n'éprouve pas le besoin de les noter. Je réserve pour plus tard une dernière coutume, seulement mémorisée, sur la fin ensanglantée des repas, qui affleurera nettement dans les folios suivants.
Si l'on considère maintenant les éléments recopiés par Flaubert, tirés de ce chapitre sur les repas, on est frappé par une sorte de nivellement des informations. Certes, on l'a vu, Flaubert souligne les premiers temps forts du cérémonial, mais sur le même plan, d'un même trait de plume, surgissent des « cure-dents en lentisque » qui vont le ravir et l'obséder dans presque tous les avant-textes du festin11. Pourtant le texte de Dezobry n'a rien de percutant : « l'on a des couteaux pour couper les viandes, des cuillères pour manger des oeufs ou quelques aliments sans consistance, des tuyaux de plume ou des brins de lentisques pour se curer les dents, et voilà tout » (p. 340). On retrouve, ou plutôt on trouve, dès la copie, la prise de notes, le système de bien des avant-textes flaubertiens : la saisie du détail a un rôle organisateur fédératif autant que la saisie d'un ensemble (en l'occurence, le déroulement d'un repas). Rarement en effet, chez Flaubert, le point d'appui d'un récit est le pilier du pont, mais plutôt l'arche dont l'ornement s'élance et donne le mouvement. De l'avant-texte à l'œuvre, on glissera en effet des cure-dents aux magdaléons (f° 693v°) dont Flaubert donnera la paraphrase : « Chacun avait devant soi une galette de pâte molle, pour s'essuyer les doigts ; et les bras, s'allongeant comme des cous de vautour, prenaient des olives, des pistaches, des amandes » (p. 121). Cure-dent ou galette, c'est le mouvement du bras qui compte, avide, excessif, distendu : tout est ramené à la goinfrerie, et non point aux bons usages de la propreté. On voit bien, dès la copie de la note, non seulement comment Flaubert découpe les informations, mais plus encore, comment l'information découpe à l'avance le récit, de par la répartition même étrangement choisie et les éléments soulignés.
Quand il s'agit des mets proprement dits, Flaubert puise en un long chapitre dont on aura remarqué qu'il ne traite pas de gastronomie, mais de « gastromanie », voire d'ivrognerie. Aussi les mets recopiés, et spécialement ceux qui sont soulignés, paraissent-ils volontiers extravagants. La plupart sont tirés d'une liste « abrégée » (p. 466) parmi ceux « qui mettent à contribution toutes les mers et toutes les terres ». Il semble que Flaubert ait écarté ceux qui venaient d'Italie, choisissant au contraire ceux du bassin méditerranéen, de Grèce, d'Asie mineure. Souvenir de voyage, il y ajoute tout de suite le sanglier de la Mer morte. Ce sont tous mets distingués, ou, plus encore, déguisés (Aulus : « ...et le repas lui déplaisait, les mets étant vulgaires, point déguisés suffisamment » (p. 126)). Là encore, Flaubert se retient de noter le détail trop rare, bien que spécifique. Un long développement, par exemple, repris de Pline, citait comme le mets le plus recherché les tétines, et surtout les vulves de truies (« ejectitia, quand on ouvre la mère pour en tirer les petits ; porcaria, quand on la laisse mettre bas avant de la tuer... On estime infiniment celle d'une truie vierge » (p. 466-467)). Finalement, quatre mets seront sortis de cette longue liste : les loirs (sans leur confit de miel), les rossignols, les tourterelles, l'âne sauvage. C'est qu'une autre règle viendra commander le choix : nommer des mets qui répugnent aux Juifs ou à telle secte religieuse. D'autre part, autant qu'à ingurgiter, le Romain apprend à dégurgiter, afin de mieux s'emplir. Flaubert coche d'une croix les façons de se donner faim ou soif. Aulus concentrera la plupart de ces traits. En revanche, on se demande ce que Flaubert pouvait faire de la liste interminable chez Dezobry, des lois contre le luxe de la table. Il résume ici leurs noms et note que Tibère n'osa lutter contre ce moyen de pression politique démagogique et clientélaire. Transposée dans le conte, une telle remarque explique la dépendance de Lucius Vitellius lui-même à l'égard de son fils, « cette fleur des fanges de Caprée ». On constate ainsi, dès ces notes, que le projet politique domine jusque dans ces détails culinaires12. Si l'on s'en tient à cette première série de notes, on peut estimer que Flaubert ratisse de façon inégale les informations mais qu'il le fait avec une écoute et une mémoire attentives. Ce qui paraît désordonné obéit, sinon à un plan, du moins à un point de vue général sur l'oeuvre à venir.
Remaniement de notes : l'apographisme
Le dossier d'Hérodias offre la particularité de comporter, outre les notes de lectures, des étapes transitionnelles où Flaubert recopie sa copie et remanie, en partie, ce « recopiage ». Le mot « copie » ne suffit donc plus. Le mot « recopiage », au reste fort laid, n'est guère correct. D'autre part, on ne peut former aucun adjectif à partir de lui. C'est pourquoi il me semble nécessaire de recourir au verbe grec * apographomaï. qui signifie très exactement recopier (écrire d'après quelque chose) et d'en tirer les termes d'apographie et d'apographique. Au reste je ne fais que reprendre une tradition d'édition médiévale qui parle, sous la dictée d'Alcuin, d'« exemplaire apographe »13. Il y a en effet chez Flaubert un besoin apographique, dont le système et les fonctions constituent l'apographisme. Ce besoin, les folios à étudier vont le montrer à l'évidence. Le système consiste à rassembler et à juxtaposer des listes, comme ici dans le f° 700, réunion d'éléments tirés pour l'essentiel des f° 693r° et v°, et des oeuvres de Renan, Josèphe et S. Munk (Palestine). Ce folio garde encore la répartition entre le cérémonial et la liste des mets. La répétition de syntagmes figés du type « cure-dents en lentisque », « tables en bois de cèdre où il y a dans le bois comme des formes de cheveux », et surtout « cervelle de palmier délicieux — mais fait mal à la tête », répétition qui se retrouvera dans les scénarios comme dans les essais rédactionnels, concurrement sans doute14, indique non tant un blocage, une butée devant le détail écrit, qu'une poussée de l'imaginaire, comme une fièvre d'écriture, prête à se libérer.
On voit, en effet, à partir de ce remaniement apographique, s'accrocher des éléments de rédaction et de scénarios. Par exemple s'esquissent certains effets de réel : « le tricliniarque, eunuque », « des lampes entourées de violettes », qui disparaîtront longtemps après. Mais il est plus naturel de voir s'ébaucher des linéaments de scénarios, comme la motivation psychologique suivante : « merles roses qui mangent des sauterelles. attention d'Ant. des chasseurs étaient sortis en grande hâte. ». Flaubert se reprend et développe : « Antipas s'excuse auprès des juifs. Il a pris ce qui lui tombait sous la main n'ayant eu le temps de se préparer. ». Ce dernier fragment explicatif confirme l'idée, importante pour le conte, selon laquelle l'opposition passe bien entre les rites romains et les rites juifs, alors que ce sont les Vitellii qui sont pour Antipas des hôtes d'honneur, dangereux, auprès desquels il devrait s'excuser plutôt qu'auprès des Juifs. De façon plus notable encore, les listes se trouvent in extremis (bas de page, à droite) rattachées à la première idée de Plan : le festin est conçu d'abord, nous le verrons, comme une occasion de discussions et de disputes, une conversation générale portant sur les curiosités du pays (ici : Phenix, taches de léopards, théangélis, naissances monstrueuses) dont Jésus ne sera qu'un élément particulièrement contestable15. Comme toujours chez Flaubert, les additions de bas de page sont des sortes de pilotis. Dans la distension entre la liste des mets et le regroupement des propos s'esquisse une structure polyphonique fondamentale, un peu analogue à celle des Comices de Madame Bovary.
Ainsi dans une même page essentiellement apographique, on voit Flaubert s'élancer vers une expansion productive, et de la même plume se tasser sur ses informations et leur formulation même. Comment concilier ces échappées et ces blocages ?
La symphonie documentaire
Le f°744v°, et ses annexes (f° 740, 703), est, littéralement et dans tous les sens, à la croisée de mon propos. Très exactement il dessine le destin et le dessein documentaires. Ici s'opère le premier temps d'une double fonction, celle d'une part entre l'apographie documentaire et le scénario, et celle d'autre part entre la copie et l'essai rédactionnel, le brouillon proprement dit. Ce type de notes à été classé dans le dossier documentaire, non sans apparence de raison. Mais on sent bien le statut intermédiaire, plus même, médiateur, d'un tel folio. Il obéit à plusieurs systèmes : 1) le système apographique ; 2) le système de la liste, qui n'est pas forcément pure copie, qu'on pourrait appeler tabulaire ; 3) le système de gestion générale de la page, celui d'une vectorisation de la lecture qui oblige à faire se croiser les lignes apographiques et tabulaires et à en orienter le sens. Dès lors du paradigmatique tend à s'organiser en du syntagmatique. Si nous nous fions à notre perception de lecture traditionnelle occidentale, la page commence sur une liste de convives, d'effet tabulaire, parataxique, mais non pas taxinomique. Aucun ordre, en effet, ne semble présider à sa présentation, si ce n'est la diversité politique, religieuse et géographique des convives. Il ne fait aucun doute que dès ce moment Flaubert a lu Derenbourg (Histoire et géographie de la Palestine, 1867), mais aussi Renan, comme l'indiquent les remarques sur les Esséniens16. Le Sadducéen s'appelle encore Manahem (et non pas Jonathas ; ni même Eléazar (voir f° 703). Cette diversité ne passe pas à l'état d'opposition ni de parallélisme. Contrairement à ce que peuvent nous apprendre les avant-textes de Zola si diligemment fournis par H. Mitterand, la liste peut, en tant qu'élément génétique, rester aléatoire, non programmatique, dans la mesure où sa conception d'ensemble est encore incertaine. A peine a-t-il esquissé cette liste que Flaubert part à nouveau dans un système apographique : en bas, à droite, autour du terme Mets se recopient à nouveau et s'étoilent les folios 693r° et v° et 700r°. Sur quoi fonder, dira-t-on, l'orientation de notre lecture, la direction des vecteurs, et, par là-même, l'interprétation de ce que j'appelerai ici un scénario tabulaire ? Avant tout sur les habitudes graphiques de Flaubert, et, bien sûr, les blancs qui entourent comme des ajouts. Voici la figuration, seulement plausible, il va de soi, de l’ordre, j’allais dire de l’énergie, qui régit et enrichit une telle page :
Quel besoin pousse Flaubert à recopier en souscription de la liste des convives celle des mets ? Il y a là un concentré apographique saisissant, surchargé : il allait, par exemple, oublier les jeux, par lesquels débute le chapitre de Dezobry ; il les rappelle. Tout avoir sous les yeux, en avoir plein les yeux, activer la mémoire, la forcer à l'invention. Mais comment répéter peut-il conduire à inventer ? C'est qu'il y a effervescence. Il n'y a pas seulement effort pour qu'il n'y ait pas déperdition, il y a même débordement. C'est d'abord qu'à ce moment, sans doute, Flaubert puise dans le livre de Salomon Munk, Palestine, Description géographique, historique et archéologique, Paris, 1845 qui se trouve aussi dans sa bibliothèque17. Livre étrange, bien que classique à cette époque, dans son statut scientifique. Se plaçant en « historien », « sous un point de vue rationnel » (p. 2), Munk prétend faire « une peinture fidèle » de la Palestine à partir essentiellement de la Bible, mais aussi des récits des voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles (en particulier Volney et Chateaubriand). Flaubert se servira plus précisément des indications données dans « l'état physique et géographique ». Une fois encore, il ne critiquera pas ses sources, persuadé qu'il est, du reste, que rien n'a changé depuis les descriptions bibliques18. Est-ce donc seulement accumuler de l'authentique, de l'oriental, du coloré ? Il y a là, plutôt, sur les mets romains et orientaux, comme un dictionnaire des idées reçues. Un seul exemple montrera comment se fabrique ce dictionnaire. On lit, ajouté au-dessus de Mets : « pain de doura avec du beurre et du lait de chameau, mauvais ». Ce mot, répété, recopié autant de fois que les cervelles-de-palmier-qui-font-mal-à-la-tête, vient du livre de Munk, via un voyageur : « Les Arabes pétrissent la farine de dourra avec du beurre, de l'huile, de la graisse et du lait de chameau, et ils en font du pain dont Niebuhr trouva le goût fort désagréable » (p. 18). Voilà un Van der Nyenburg qui n'avait pas perdu son temps ! On remarquera encore une fois que ni Munk ni Flaubert ne respectent l'orthographe des noms propres. Mais l'appréciation des mets fixe, sans aucun doute, l'attention. S'il règne encore dans cette apographie un assez grand désordre, en revanche Flaubert cherche dès lors à motiver le choix de telle ou telle nourriture : « poissons : répugnent au Syrien. de là observances »19. Le choix de « l'Ane sauvage. mets nouveau. Mécène.» se voit justifier par « *allusion à la tête d'âne. vous voyez que nous n'y croyons pas ». On lit dans Munk (p. 29) que l'âne était un animal impur pour les Juifs. Le détail sera conservé et même amplifié dans le texte publié :
Les Pharisiens, restés sur leur triclinium, se mirent dans une fureur démoniaque. Ils brisèrent les plats devant eux. On leur avait servi le ragoût chéri de Mécène, de l'âne sauvage, une viande immonde.
Aulus les railla à propos de la tête d'âne, qu'ils honoraient, disait-on, et débita d'autres sarcasmes sur leur antipathie du pourceau. C'était sans doute parce que cette grosse bête avait tué leur Bacchus ; et ils aimaient trop le vin, puisqu'on avait découvert dans le Temple une vigne d'or (p. 126).
Ici Flaubert fait d'une pierre deux coups et paraphrase des détails peu sûrs tirés de Tacite (Histoire, IV et V), historien romain fort hostile aux Juifs : « Les pratiques des Juifs sont bizarres et sordides » écrit-il (Judaeorum mos absurdus sordidusque). Il est vrai qu'il est naturel dans la bouche d'un Romain de se fier à une opinion de son pays, fût-elle cautionnée par un écrivain bien postérieur à Tibère, en un temps où l'on avait pris l'habitude de persécuter les Juifs à Rome. Une fois encore, on constate que Flaubert vise l'esprit, non la lettre de l'Histoire. Au reste, Flaubert, dès ce scénario tabulaire, sent qu'il doit concentrer ses effets sur le personnage romain le plus marquant, Aulus, celui qui deviendra empereur. Ainsi s'étoffe tout un commentaire autour de ses « pots de Commagène (pas frais). d'ailleurs Aulus aime mieux des pattes d'oie grillées. choses simples et qui l'excitent ». Néanmoins Flaubert note à nouveau : « mets déguisés en citrouilles. approuvé ». Longtemps ces détails, venus de Dezobry, hanteront scénarios et essais rédactionnels. Il n'y a donc pas pur effet de copie, mais formation embryonnaire d'un schéma plus dramatique que psychologique. Les ajouts vers le haut à gauche de ce groupe : « dattes d'Egypte. figues fraîches se cueillent au commenc. d'août. raisins énormes. pastèques » indiquent un retour, ou un aller, vers le livre de Munk (p. 24, col. b). Flaubert s'aperçoit alors qu'il a oublié le premier service.
C'est pourquoi il me semble qu'il faut repartir vers l'espace gauche du milieu du folio dont les éléments sont tirés des pages 24, 25, 26 de Munk. De là viennent les bois dont sont faites les tables et les constructions : « sycomores comme bois de construction. chênes de Batanée < De Baran (Moab)>. cyprès. cèdre. » « sittim dont était fait le tabernacle = une espèce d'accacia ». Munk, p. 155 : « L'échafaudage du Tabernacle était formé de quarante-huit planche épaisses de bois de sittim ». De là une nouvelle série de mets destinés au premier service : [gd. Bois de palmiers à Jéricho] (p. 25, col. a) et les variétés de vins, en particulier « grappes de 12 livres » (p. 23, col. a). Flaubert songe-t-il dès à présent à préparer une symphonie de couleurs pour présenter les tables ? Les essais rédactionnels développeront progressivement la symphonie des lumières « buissons de feux », des « cubes de neige » et des « monceaux de raisins », mais longtemps sans arriver à la séparer de la consommation du premier service. On voit encore dans un brouillon (f° 619v°) le mélange des mets et de la symphonie des couleurs attribué à Aulus, l'esthète et le goinfre : « [les oeufs de faisan, les becs-figues, les gateaux de doura au lait de chamelles, les olives < poivrons>, le garum [disparaissaient dans sa bouche, les bains de Callirhoé lui avaient donné un grand appétit — et non content de manger il jouissait < de voir tout en mangeant> la répétition des mêmes mets sur les autres tables] mottes de beurre, [tas] < blocs> de neige < cuivres, coupes, cratères> raisins de douze livres de Sibma rouges-courges.]20. J'affirmais naguère que pour Flaubert « toute description était, par excellence, un lieu de travail pour l'imagination du lecteur ». Il ne me semble pas que l'étude de la documentation, dans sa réécriture, son apographisme, contrevienne à ce principe de poétique textuelle autant qu'avant-textuelle. La précision des données brutes vise déjà un effet plastique et dramatique, dans sa teneur comme dans sa répartition dans la page. Je parlais alors d'« excès » et de « transformation d'énergie » (p. 61). Il me semble que la documentation fomente cette poétique. Il y a dans l'apographisme ainsi mis en scène un dispositif réticulaire que j'ai tenté de figurer dans un tableau et qui me semble forcer le travail de l'imagination et de l'irruption scripturale, par le seul fait de recopier et de regrouper, à tel ou tel endroit de la page.
Rien dans l'écriture ne permet de décider si Flaubert a écrit les indications sur les vêtements des convives juste après la liste de ceux-ci, ou parallèlement à la mise en place du premier service, placée sur le centre gauche du folio. J'incline vers cette dernière solution pour deux raisons : l'équivalence graphique des deux tirets (— tunique... — béliers...), l'idée, d'autre part, que Flaubert est préoccupé essentiellement par le début du festin. Avec les tables donc, les gens à table, du moins les plus importants. Ici Flaubert ouvre à nouveau un autre livre dont il s'est déjà servi pour la généalogie des Vitellii : La Vie des douze Césars de Suétone. Mais il emprunte à l'un des plus extravagants et des plus dégénérés de ces Césars, l'empereur Caligula. Suivons le texte de Suétone (livre IV, chap. LII) : « Ses vêtements, sa chaussure et sa tenue ne furent jamais dignes d'un Romain, ni d'un citoyen, ni même de son sexe, ni, pour tout dire, d'un être humain. Souvent il parut en public avec des manteaux brodés de pierres précieuses, une tunique à manches et des bracelets ; de temps à autre, vêtu de soie, avec une robe brodée d'or... très souvent on le vit porter une barbe dorée ». Le commentaire fortement moralisateur de Suétone restera en arrière fond ; la tunique à manches et les bracelets iront à Aulus, sans oublier « la soie lamée d'argent », mais les pierreries et la peinture se répandront plutôt sur Antipas, son manteau « dont la trame disparaissait sous des applications de couleurs », son diadème de pierreries, « de la poudre d'azur dans ses cheveux ». Détails notés, détails mémorisés, détails atomisés en même temps que personnalisés, mais après bien des scénarios où dans le meilleur des cas n'apparaît que la mention « costumes des principaux convives ».
Pourquoi Flaubert fait-il un sort particulier à ces « béliers à large queue — chariot — on ne servait que la queue ? ». Tout bonnement peut-être parce qu'ils figurent dans une des planches qui ornent l'ouvrage de Munk pour illustrer cette description: «La Palestine possède, comme tout l'Orient et le nord de l'Afrique, une espèce de béliers qui ont la queue très longue et très grasse. Cette queue pèse quelquefois jusqu'à 40 livres, et on est obligé de la soutenir par un petit chariot que le bélier traîne après lui» (p. 30, coll. a et B). Cette curiosité, ainsi isolée, finalement bloquera la partie proprement alimentaire du festin, apaisant Aulus furieux contre les superstitions des Juifs, inassouvi dans sa goinfrerie : « Il se calma, en voyant des queues de brebis syriennes qui sont des paquets de graisse » (p. 127, « brebis » est sans doute une mauvaise lecture que Flaubert fait de ses brouillons). Voilà calés l'homme en même temps que le récit, suspendu par ce présent pour ainsi dire gnomique, qui fait comme un point d'orgue, avant que n'éclatent l'exaltation du peuple, la colère de Vitellius, l'apparition d'Hérodias, entre les panneaux de la tribune d'or soudain déployés. On voit, en cet exemple, comment Flaubert dévoie le pittoresque en du monstrueux, le monstrueux en du dramatique. Les aliments seront la ponctuation, non la substance du festin. Car c'est avant-tout, comme on l'a souvent noté et comme le prévoient les tout premiers scénarios, on le verra, un festin de paroles21.
On pourrait y faire sonner les noms propres du crû, souvent tirés de la Bible, transcrits de façon différente d'un livre savant à l'autre. Ce sont, pour ainsi dire, des noms à consommer qui s'inscrivent dans l'angle bas gauche du folio. Un certain nombre se trouvent dans Munk avec la même graphie : Hilkia, mais d'autres avec une graphie différente : Azaria, Thalmai, Cantheras. La plupart, comme Aminadab, écrit, je crois, Aminabad, se trouvent dans l'Ancien Testament. Munk est une source sûre pour « Phanuel = face de dieu » (voir p. 72, col. b). Mais c'est alors un nom de lieu (ibid., p. 237, col. a). Il est amusant que ce nom soit attribué d'abord au Pharisien, alors qu'il deviendra, tout naturellement, nous semblait-il, celui de
l'Essenien, prophète, comme malgré lui, du Messie. Il y a là, dans cet ensemble enfermé, comme un bloc erratique qui, en un sens, ne se dispersera guère quand on lira au chapitre II : « Antipas nomma les principaux de son entourage : Tolmaï, Kanthera, Séhon, Ammonius d'Alexandrie... ». Une liste de convives, quelques vêtements, des noms, dissociés de toute représentation sociale ou physique, signifiants exotiques plus que signifiés : il s'agit, maintenant, de coller les morceaux de ces êtres véritablement de papier, voire de gratte-papier.
Restaient les redoutables « scorpions, au bord de la mer Morte ». Ils viennent toujours de Munk, mais par tant de relais ! Ils sont déjà dans les Nombres (34,4), le livre de Josué (15,3), celui des Juges (1,36) et « Volney a ouï dire qu'il y a d'énormes scorpions dans les nombreuses ruines qui se trouvent au sud-est du lac » (p. 27, col. a). Ils sont bien tentants, mais comme, contrairement aux sauterelles, ils seraient plutôt mangeurs que mangés, ils ne sont guère consommables dans ce festin et ils apparaissent dans ce folio un peu comme dans la taxinomie « chinoise » inventée par Borges. Pourtant il faut les repenser à partir de l'esthétique du détail flaubertien : surplus, blocage du lointain, repoussoir (variante du grotesque), exactitude scientifique, caution réaliste, je dirais qu'ils sont ici, à mes yeux, la chute stylistique naturelle dans la graphie dynamique de cette page. Si Flaubert les coche d'une croix, c'est moins parce qu'il veut les réutiliser que parce qu'il veut y rêver. De façon plus générale, il semble que plus Flaubert fantasme en écrivant un détail (« cures-dents en lentisques », « cervelles de palmier — délicieux — mais fait mal à la tête ») moins l'élément ou l'aliment a de chance de reparaître in fine. Il ne peut-être économe dans son texte que s'il a été prodigue dans son avant-texte.
Ce type de scénario tabulaire me paraît, à cet égard, exemplaire : il témoigne d'une attitude flaubertienne fondamentale face au savoir et à son insertion dans un récit. On y voit, pour reprendre les termes de Foucault dans l'Archéologie du savoir, une tension entre « une histoire générale qui déploierait... [...] l'espace d'une dispersion » et une histoire globale « qui resserre les phénomènes autour d'un centre unique ». L'apographie, le resserrement et l'étoilement du graphisme même, contribuent de façon fondamentale à cette prise de conscience, à cette posture narrative qui fera passer de la notion de diversité à celle, plus fonctionnelle, de la divergence.
Le folio 740r°, retranscrit dans C.H.H., pp. 618-620, où il est intitulé « memento », participe du même principe de ce que j'appelle scénario tabulaire. Flaubert recopie et confronte deux listes, celle des convives, celle des mets. La liste des convives est plus complète. On y nomme les principaux officiers, on y énumère les différents partis religieux juifs, on y esquisse la variété des peuplades. Les précisions scéniques qui concernent Aulus (« il avale de la pierre ponce, se renverse la tête en élargissant la poitrine » pour se faire vomir) viennent du chapitre de Dezobry sur la gastromanie. En parallèle, le choix des mets se fait de plus en plus selon des motivations rituelles religieuses. Les « poissons répugnent aux Syriens », les « colombes aux Samaritains », l'âne sauvage aux Juifs, le sanglier de la Mer Morte « doit sembler abominable. c'est un cochon ». N'oublions pas la cervelle de palmier... On surprend même Flaubert en flagrant délit de contorsions pour introduire par prétérition des mets rares : « Sanglier... Antipas regrette de n'avoir pu y mettre des langues de phénicoptères ». Exeant, donc, ces langues pittoresques. Flaubert les aura toujours rêvées un moment.
Deux additions dans la marge, au centre et en bas droit(Assassinats pendant les Festins) nous offrent un intéressant détournement de documents. Je ne lis nulle part dans la Palestine de Derenbourg que « les Juifs tenaient à faire ressembler un repas à un sacrifice ». Suivant en cela le récit de Josèphe, Derenbourg cite, bien sûr, quelques grands et dangereux tournants dans la vie du peuple juif où se commettent des assassinats lors de festins, comme chez d'autres peuples. Mais quand Derenbourg traite des repas communautaires chez les prêtres juifs et chez des confréries laïques qui les imitaient, il écrit de ces « syssities » : « on les entoura des soins qu'on ne prodiguait d'ordinaire qu'aux sacrifices » (p. 142). C'est cette phrase, me semble-t-il, qui prend une tournure affirmative et drastique chez Flaubert. En revanche, on lit dans Dezobry (Rome) que c'était un trait fondamental du tempérament romain et méridional que de faire dégénérer tout repas en combats, au point de garder la coutume de les mimer22. Or c'est à la fois Vitellius et Antipas (fonctionnaire romain, sectateur de leurs mœurs, issu d'un usurpateur, Hérode le Grand), qui feront mourir un Juif Iaokanann. Mais dans le scénario, comme dans le texte final, si l'on y regarde de près, tout se passe comme si les Juifs étaient la seule source de violence dans le festin et les véritables responsables du meurtre. Il y a du Ponce-Pilate chez Flaubert. Dans le fond, de l'antisémitisme de Tibère, deTacite, à celui de Flaubert et d'autres « intellectuels » de son époque, en passant sans doute par Voltaire, la tradition se continue, par une sorte de dévoiement idéologique des sources et un retournement de leur sens.
Quand il travaille, à ce moment, ces sortes de listes, Flaubert commence à avoir le souci de les transformer en scénarios. C'est le sens de l'addition sur les menus propos qui portent sur les merveilles et les curiosités du pays : « béliers à large queue », « Phénix », « taches de léopard suivant les phases de la lune », « théangélis du Liban » qui « donne la faculté divinatoire aux mages », « poudre dans les narines qui apaise les possédés ». Tel sera le lien syntagmatique entre les paradigmes des convives et ceux des mets : un discours curieux des merveilles locales et des miracles.
Même addition dans le folio 703 : « menus propos » sur l'asphalte, Callirhoë, les démons. Retour des Assassinats. La liste des convives est surtout remarquable par le flottement des noms des chefs de file religieux. Au-dessus de Phanuel apparaît [Amasai], premier nom de Mannaeï, le bourreau samaritain. Rien n'indique que Phanuel soit déjà le nom de l'Essénien. Comme tout romancier sans doute, Flaubert a un fond dans lequel puiser et c'est un des lieux communs les plus douteux du discours du romancier créateur que de prétendre que ses héros dépendent tout entiers de leur onomastique primitive. Il manque surtout à cette liste la cohorte des vieux soldats barbares enrôlés par Antipas aux quatre coins du monde et adorateurs des dieux les plus divers, qui n'apparaîtront que dans les brouillons. Nous savons qu'un matin Flaubert fut réveillé par la séquence « un sultan des bords de l'Euphrate, des marins d'Eziongaber »23. Mais on est là désormais dans l'écriture.
La régulation narrative
Donc, Flaubert, pour se mettre en train, commençait par lire et noter. Puis les scénarios tabulaires que nous venons de voir participent à la fois de la lecture, de l'apographie, du paradigmatique, mais aussi, un tant soit peu, d'une recherche des attaches narratives et d'un enchaînement syntagmatique. On est sûr, en tous cas, qu'à partir du folio 740 où s'introduisent les « menus propos », Flaubert se réfère à l'armature, certes dépouillée, de ce qu'il nomme lui-même dans un coin droit du folio 708 Plan (le folio 704, intitulé Résumé, se place, comme il arrive souvent, à un stade assez élaboré de la rédaction). Voici donc la troisième partie du Plan :
Il est évident qu'à ce premier moment Flaubert ne songe pas à la mise en place du décor, des invités, des oppositions spatiales, religieuses et politiques à figurer. Un festin, c'est un endroit où l'on parle du monde comme il va, ou plutôt comme il va étrangement, pour en arriver à ce qui devrait faire le centre du débat, le Messie. Au reste, Flaubert a du mal à placer Iaokanann dans ce concert, lui qui occupait le cœur du deuxième chapitre.
Outre le Plan et le Résumé, nous possédons sept (dix, si l'on y ajoute les trois scénarios tabulaires) scénarios du début de cette troisième partie. C'est dire la difficulté que rencontre Flaubert à instaurer la polyphonie discrépante des objets, des idées et des hommes autour d'un enjeu : le pouvoir et ce qui le menace : la mort, les forces obscures de la révérence religieuse plus ou moins magique et démoniaque. Dans ce premier Plan, Rome et les Parthes (sur lesquels Flaubert a pris beaucoup de notes) concurrencent les curiosités de la Judée et de ses environs. Les lois somptuaires romaines, si étalées dans Dezobry, devaient-elles faire pendant aux discours sur la Judée ? C'eût été, pour le coup, un bien mauvais hors-d'oeuvre.
Le premier scénario proprement dit (f° 739) se présente ainsi :
Ce scénario est très archaïque, puisqu'il commence sur une prédiction de l'Essénien que Flaubert aura l'intelligence dramatique de placer à la fin du chapitre II, comme une pierre d'attente et une sorte de prolepse que développera le troisième chapitre. Mais il n'est pas antérieur au plan, car pour la première fois le décor et la cérémonie sont intégrés aux propos. Comme souvent, l'idée essentielle est en addition : « entremêler les mets à l'action ». Les bouffons, qui apparaissent dans Dezobry, reviendront périodiquement jusque dans les essais rédactionnels, pour la simple raison qu'ils font partie traditionnellement des festins romains. Or ils font concurrence à la danse de Salomé. En bas gauche de la page, Flaubert essaie de les intégrer : «< pr relier Salomé au festin, au commencement du repas, des bouffons. on les renvoie. ils empêchent de causer> ». A suivre de trop près les cérémonies romaines, Flaubert raterait l'effet central de la danse de Salomé qui, nous l'avons vu, n'a pas besoin de se justifier, puisque c'était une coutume romaine que de faire entrer des danseuses à la fin des repas. Des convives, d'autre part, seul se dégage Vitellius qui a peur et se tient en tenue de marche. Flaubert ne renonce pas encore au parallèle entre ce qui se passe à Rome et ce qui se passe en Judée.
Je ne suis pas l'ordre de présentation du C.H.H., qui mêle un peu tout. Le problème est en effet de nommer de tels folios : scénarios ? ébauches ? esquisses ? Je garderai en tous cas le terme d'essai rédactionnel pour ce qui est écrit au prétérit. Je transcris le deuxième scénario, parce qu'il met en place l'essentiel de la documentation que nous avons vu copier. Voici, le f° 738 (numéroté par Flaubert 6, chiffre que l'on trouve dans les scénarios du chapitre II)
Le Festin
La salle. colonnes. tenture. tribune pour les femmes. les lits < une grande baie au fond. illuminations. dans les coins autres tables. la ville endessous sur les terrasses >
On prend place < costumes des principaux convives. Ant. très fardé. diadème >. distribution des couronnes. Vitellius a gardé ses cothurnes en cas d'alerte. aspect du service.
menus propos : curiosités du pays. mets locaux < aspersion de parfums rares >. le Baume [le phénix ?] < gde curiosité du pays. une autre plus forte > le Baaras. prodiges. enchantements. cela amène à parler de Jésus.
La suite organise la conversation où « < deux courants vont crescendo pendant tout le repas : le mystique et le politique > ».
Dès ce moment Flaubert tient à peu près l'utilisation et la place des renseignements qu'il a été chercher auparavant. Les mets locaux et le premier service sont bien intégrés au déroulement du festin. Il ne manque que la suite des convives et leur répartition.
Suivent encore cinq scénarios qui ne déplacent plus rien, du point de vue qui est le mien ici.
Il y a entre les notes, les scénarios tabulaires d'une part, et les scénarios syntagmatiques de l'autre, un resserrement bien naturel, puisque le scénario proprement dit doit marquer l'enchaînement des actions. Mais quand Flaubert arrive aux essais rédactionnels, à ce qu'on appelle des brouillons, il peut à nouveau déployer ce que ses notes ou sa mémoire ont gardé en réserve. Ces brouillons étant forts complexes et eux aussi au nombre de sept (s'il n'en manque aucun), je choisirai des extraits de celui qui est sans doute le deuxième et conduit presque jusqu'à la distribution des couronnes. C'est qu'on y voit les traces encore inscrites de la documentation, d'autre part l'élaboration, mi-visionnaire mi-réaliste, d'un tableau de festin, l'invention enfin d'une cohorte très « vieil antique ».
Voici la bizarre phrase qui ouvre ce folio 617 :
« [Les] cent quatre-vingt douze convives [non compris les femmes et les pauvres] occupaient la salle du festin ».
Le passage barré est le reste des indications de Dezobry sur la place des femmes et des pauvres sur des escabeaux ou par terre. Le chiffre, lui, ne doit qu'à l'invention de Flaubert, que je sache. Il disparaîtra seulement au quatrième essai rédactionnel: C'est un effet de réel sans doute excessif, mais dont on regrette le charme.
Flaubert brosse ensuite l'intérieur de la salle à « trois nefs comme une basilique ». Or « au fond une troisième [plus bombée] formant une bosse était plaquée par des animaux ressemblant aux lions de Mycènes ou aux bêtes du palais d'Aaraq-el-Emyr ». Ici Flaubert indique ses sources, en particulier le mémoire de Volney sur la forteresse d'Aaraq-el-Emyr, orné de planches. Dans le même ordre d'idées, ou presque, le roi nabathéen se nomme Harrêta, adaptation des inscriptions de Waddington (f° 677v°) ; Haréthath, mais aussi bien Arretas à la ligne suivante du même folio. Ce problème de l'adaptation romanisée des noms étrangers fut déjà un casse-tête pour Salammbô. Dans Hérodias, Flaubert ira vers une simplification ne parlant que du « roi des Arabes», en effaçant aussi le nom de sa fille Hulda.
Je reprendrai ici, toujours dans ce même folio, dans un propos tout différent, un tableau général des tables du premier service que j'avais transcrit autrefois 24:
Ce qui me frappe maintenant, c'est l'excellente intégration des éléments documentaires dans l'effet plastique. Sont recopiés de Dezobry « les chevelures sur les tables », c'est-à-dire le glissement de « tables en bois de cèdre où il y a dans le bois comme des formes de cheveux », tous les ustensiles, les éponges, dont il est dit seulement dans Dezobry qu'elles sont rouges, non pas « comme des caillots de sang », la périphrase sur les magdaléons qui servent à s'essuyer les doigts, le système des tables « étroites », parce qu'on posait au fur et à mesure des plateaux tout servis dessus. A partir de documents, Flaubert est en train de bâtir une description à la fois esthétique, morale et symbolique. Il n'y manque que les esclaves « alertes comme des chiens » et les bras « comme des cous de vautour ». Inversement, l'invention trop personnalisée comme « le tricliniarque » qui est né « eunuque », si je puis dire, comme Mme Aubain « marquée de petite vérole », dans tous les brouillons, sombrera avec le côté « bazar » des turbans et des mouchoirs. Le premier essai rédactionnel ne comportait, lui, que « lignes de têtes ». On saisit bien ici comment les supports historiques viennent soutenir un ensemble que Flaubert veut donner comme une vue globale. Mais il lui faudra encore dévisser son paragraphe, en faire glisser une partie vers la lumière des candélabres, l'autre, cinq paragraphes plus loin, vers la fin de la présentation des convives. Celle-ci, outre la difficulté d'accoutrer Antipas, Aulus et Vitellius, s'organise de façon beaucoup plus gauche, hésitante. Voici le bas de ce folio 617 :
Les [officiers d'Antipas] prêtres à gauche. Les officiers d'Antipas à gauche. puis les princes de la Galilée, en face des citoyens des colonies grecques — puis d'autres... [les Anciens] Germains, Gaulois, Thraces < vieux soldats> Vétérans des gardes d'Hérode. Nomades ennemis du roi [Arreta] Harreta < cheveux nattés> gardent leurs flèches dans le dos — tous joyeux, ébahis en entamant les oeufs de faisan, les olives, les figues et les poissons salés [pr se mettre en] qui étaient le début du repas.
Pour une fois, et le cas est assez rare dans les brouillons des Trois Contes, il y a une pure liste écrite comme à l'étourdie (les prêtres devraient, semble-t-il, n'être pas du même côté que les officiers). Peu à peu, on sent que Flaubert cherche plutôt l'éloignement, l'hétéroclite, mais il n'obtient pas encore la bigarrure savante du texte final : « douze Thraces, un Gaulois, deux Germains, des chasseurs de gazelle, des pâtres d'Idumée, le sultan de Palmyre, des marins d'Eziongaber », bigarrure fondée sur trois groupes inégaux, l'un, chiffré, des peuplades (et ici les chiffres ont une certaine magie poétique) ; l'autre caractérisé par la spécification des fonctions enchaînant par le mot « Idumée » avec le dernier groupe fondé sur l'exotisme des signifiants et signifiés géographiques (Idumée → Palmyre, Eziongaber)25. Tout cela, la correspondance nous l'apprend, fut le fruit d'une nuit d'Idumée ou du moins de son petit réveil où les rythmes ont chanté comme des rites d'écriture. Il faudra à Flaubert au moins cinq brouillons pour mettre au point cette liste et son enchaînement. Car, pour l'instant, la chute est plate : liste des mets « qui étaient le début du repas ». Ce membre de phrase fait penser à une autre chute dont Flaubert mettra longtemps à se débarrasser : « Son perroquet qui était le St Esprit » .
Entre les bribes de la documentation, Flaubert invente un tissu interstitiel un peu trop étoffé pour parvenir enfin à un récit lacunaire où tout entière happée par l'intensité des propos, l'attention, toutefois portée par la progression des mets et de leur ingestion, oublie la matérialité des faits, elle-même absorbée par l'amplification et l'intensification oratoire.
L'effet final
Si l'on considère toute la première partie du festin jusqu'à l'apparition d'Hérodias, puis de Salomé (soient le premier et le deuxième service), en songeant aux documents dont Flaubert disposait, on est frappé par deux types d'économie. L'une est restrictive et purement quantitative. Il suffit de rassembler, assez bêtement, les termes finalement utilisés :
— neige, raisin (p. 11)
— olives, pistaches, amandes, galbanum, encens, baume (p. 121)
— baaras (p. 122)
— rapure de marbre, schiste de Naxos, eau de mer (p. 124)
— terrine de Commagène, merles roses, courges au miel (p. 124)
— rognons de taureau, loirs, rossignols, hachis dans des feuilles de pampre (p. 124)
— vins de palme, de tamaris, de Safed et de Byblos (p. 124)
— tourterelles (p. 125)
— âne sauvage (p. 126)
— queues de brebis (p. 127)
Flaubert a sacrifié plus de la moitié de ses notes. Je ne parle pas de la liste fleuve que lui donnait Dezobry, dans laquelle il avait sévèrement tranché. D'autre part, sans être nommés, les deux services se distinguent nettement, le deuxième étant naturellement le plus important. Celui-ci se termine d'une façon chère à Flaubert, non pas « en queue de rat », mais en « queue » toutefois ; nous dirions en quenouille.
L'autre économie consiste à rassembler les hommes (personnages principaux et leur suite) et à disperser les mets ; à les donner aussi de façon incidente. Une seule fois : « on servit des rognons de taureau... ». Si l'on mange beaucoup chez Flaubert, c'est parfois sans qu'on y prenne garde, sauf à souligner l'incivilité ou l'inconvenance religieuse des mets. On y mange pour ainsi dire, presqu'autant par prétérition que par nomination : « et des gens de Sichem ne mangèrent pas de tourterelles, par déférence pour la colombe Azima ».
Enfin n'oublions pas le dessert : « La tête entra ». Mannaeï la met sur un plat (comme dans les Evangiles et dans presque tous les tableaux, sauf ceux de Gustave Moreau). « Elle arriva à la table des prêtres ». On la sert enfin à Aulus « qui en fut réveillé » et à Antipas, qui en pleura.
Rassemblons, à notre tour, les quelques règles de cette consommation documentaire.
Notons d'abord l'extraordinaire réceptivité de Flaubert aux suggestions du livre savant, aussitôt soumises à leur tour aux lois du récepteur. Si Flaubert ne pratique pas, en tout cas pour Hérodias, la critique des sources26, il passe du moins au crible de son imagination ce qui deviendra semence.
Dans l'évolution génétique, telle que je l'ai suivie ici, le document a plusieurs fonctions en même temps qu'il change de statut.
A l'état de notes, il n'est pas seulement le notable, mais aussi le mémorisable, et plus encore l'imaginable. L'étude des folios 693 r° et v° montre que ces deux aspects peuvent entrer en concurrence.
Puis Flaubert investit la forme même des notes. Il passe de la liste au programme. En faisant jouer une imagination structurale, le document connaît alors son maximum d'extension, mais aussi, fait spécifique, je crois, à Flaubert, son maximum d'insistance apographique. Il n'est pas toujours aisé de savoir si la répétition de la copie tient à la valeur des signifiants ou à celle des signifiés. Flaubert trouve dans l'apographisme une forme fondamentale de sa création. Il y réalise un fantasme d'écriture qui porte non tant sur le savoir, à la façon de Zola, que sur l'imagination que donne ce savoir. Le rôle du document est alors de faire voir, y compris graphiquement, plus que de faire savoir.
Cette valorisation de l'apographique ne doit pas laisser sous-estimer le rôle de la mémorisation. On en a la preuve dans les résurgences non tant au niveau des scénarios qu'à celui des brouillons. L'exubérance alors des détails fait avec raison rimer « mémoire » avec « grimoire ». Quelques-uns de ces silences, de ces « trous de mémoire » coïncident parfois, nous l'avons vu, avec un détournement idéologique du fonds documentaire.
Enfin il y a une grande disproportion entre la masse des notes et scénarios apographiques, la série des scénarios syntagmatiques, le déploiement des essais rédactionnels, et l'utilisation finale. L'information est abrégée et dispersée au profit du dramatisme narratif. Il est probable que ce grand désinvestissement n'est possible que grâce à la saturation de l'avant-texte. L'obéissance aux lois restrictives du conte tient pour partie à la liberté débridée de l'information. Il y a donc une sorte d'effet dissuasif de l'avant-texte documentaire qui devient l'arrière-fond mental du récit. Une des lois essentielles de cette économie documentaire peut se définir par le fait que la capacité d'impact final du document est en proportion inverse de son abondance antérieure. Tel le fils prodigue et débauché, Flaubert lecteur retourne gérer sagement son capital au foyer du père narrateur.
Il serait présomptueux de vouloir généraliser ces quelques conclusions en les étendant à l'ensemble de la pratique flaubertienne de la lecture-découpage-copie-insertion-mise en scène-écriture du document. D'autant que mon exemple n'affecte qu'une mince partie d'Hérodias. Tout au plus pourrait-on mettre en claire relation l'évolution qui va de l'embarras que provoque, dans Salammbô, l'emploi de divers savoirs, à la fois trop abondants et très lacunaires en ce qui concerne Carthage proprement dite, comme l'a parfaitement montré J. Neefs dans l'article déjà cité, vers une plus grande assurance dans un récit comme Hérodias où le fonds historique a de multiples références utilisables et fiables. En un sens, Flaubert y utilise moins de documents écrits, alors qu'ils surabondent, mais les place de façon plus efficace. Il est vrai que la brièveté de la forme narrative l'y invite, ou plutôt l'y contraint.
Aussi est-il difficile de comparer le travail préparatoire de tels récits historiques à celui d'une fiction originale composite comme la Tentation. Il y a alors une folie de lecture et de la copie qu'autorisent les fantasmes mêmes d'Antoine. De cette « ventrée » religieuse, Hérodias n'est pas sans bénéficier : paganisme, judaïsme, christianisme apparaissent encore comme des sortes de « monstruosités » dont l'esprit humain ne saurait se passer. Toute religion est une lutte avec la figuration aussi terrifiante que rassurante.
Mais c'est peut-être ici le rapport de Flaubert aux livres, à leur découpage, aux notes, à leur reprise dans ce que j'ai appelé la fonction apographique de la réécriture, qu'il faudrait rapprocher de l'étude fine et serrée qu'en ont faite C. Mouchard et J. Neefs pour Bouvard et Pécucbet 27. Non que Flaubert écrivain soit à identifier à ses personnages, ce qui serait simpliste. Mais certaines des suggestions des scénarios pour la première partie de Bouvard et Pécuchet ne seraient pas déplacées ici : « Plaisir qu'il y a dans l'acte matériel de recopier ». C. Mouchard et J. Neefs parlent d'un certain « rapport plastique et gestuel aux énoncés ». Les deux hommes commencent par copier en paix, à l'écart du monde : « manie douce » dira-t-on. « La copie n'est pas un espace neutre. La coexistence des citations, leurs caractéristiques respectives, leur classification — rien de tout cela ne reste immobile » (op. cit., p. 187). Une telle analyse s'applique tout à fait à mon corpus. On se croirait presque devant l'étrange folio 744 quand on lit dans les scénarios : « Mais comme souvent deux textes de la même classe qu'ils ont copiés séparement se contrarient, ils les recopient d'un bout à l'autre sur le même registre ». « Il faut que la page s'emplisse... ». Bien sûr, on les croit fous. Mais leur folie peut tenir à ce qu'ils ne voient pas, non plus que lecteur, quelle butée peut arrêter cette activité. Tandis que l'apographisme de l'avant-texte est à la fois plaisir et fonctionnalité. Cette copie-là débouche bien vers un volume, avec ce temps de repliement et d'entassement où la matérialité crée une envie tout autant qu'elle apporte une autorité. Elle dépose un humus bénéfique. Tout document (mais est-ce encore un document ?) qui survit à ce travail de cloporte n'est ni plus précieux ni sans doute plus vrai qu'un autre, mais il devient plus consistant et plus lumineux, de sorte qu'il forme autour du récit comme une gloire.
1 Une lettre du 6 septembre à Renan nous permet d'affirmer la priorité dans ses lectures du livre d'A. Parent sur Machoerous (1868) utilisé pour le chapitre I du conte, et d'un autre livre que Flaubert baptise « La géographie du Talmud de Derimbourg » qui est en fait l'Essai sur l'histoire et la géographie de la Palestine de J. Derenbourg (1867), livre remarquable dont j'aurai à reparler ici même
2 « Maintenant, mon Caro, il ne faut pas se coucher, mais se mettre au festin de Machoerous », 17 janvier 1877. Flaubert finira son conte le 1er février 1877, à 5 heures du matin. Il en achèvera la copie le 15 février.
3 Je suis ici amenée à reprendre, pour le compléter ou en corriger telle affirmation, mon propre article « Science et écriture » in Littérature 15, octobre 1974, et surtout à m'appuyer sur l'excellent article de J. Neefs dans le même numéro, qui porte sur Salammbô. On sait que Flaubert, en écrivant Hérodias, craignait sans cesse de retomber dans les procédés de Salammbô. Il est certain qu'il corrigea son tir. Il faut aussi renvoyer nécessairement à l'article de M. Foucault « La Bibliothèque fantastique », in Travail de Flaubert, Seuil, coll. Points, pp. 103-122.
4 M. Foucault, op. cit., p. 106.
5 L'édition du Club de l'honnête homme (C. H. H.) donne une liste de titres d'ouvrages lus et recopiés, liste un peu lacunaire, comme d'habitude (tome 4, pp. 611-612), et quelques transcriptions de notes (pp. 612-620).
6 La référence, dans ce carnet, à l'ouvrage de Vogué, Architecture de la Syrie centrale, ne laisse aucun doute : on y trouve le nom de « M'annaï », le roi Haretath ou Aretas et sa fille Hulda, l'envoi de Vitellius au secours des Juifs. Il reste qu'une édition commentée et précise des Carnets serait des plus utiles.
7 On remarquera l'étourderie de Flaubert (« Desaubry »), incapable d'orthographier correctement le nom de l'auteur dont il a le volume sous la main. L'édition C. H. H. n'indique aucun nom correspondant aux folios 693 r° et v°. Nous retrouverons souvent chez Flaubert cette négligence orthographique liée à une hyperacuité attentive pour d'autres éléments.
8 En effet, Flaubert renvoie au livre X de Pline pour les parfums, alors qu'ils sont traités au livre XII (Salammbô, C. H.H. , 2, p. 492). Mais il se peut que ce soit une erreur de transcription. Ailleurs, dans un dossier, il s'agit bien du livre XII, où Pline parle, en XLVI, du Myrobolan, parfum du pays des Troglodytes, en Arabie, entre Judée et Egypte. En LIV, c'est le baume : « Les Juifs sont acharnés contre lui, mais les Romains l'ont défendu ». En LV, le Styrax de Syrie. En LVI, le Galbanum, la résine de Syrie. Tous ces parfums occuperont longtemps notes et brouillons pour Hérodias.
9 Je crois qu'il faut lire comme une traduction analogue le mot « couffes » du texte final (« avec trois couffes de ce véritable baume »), adaptation étymologique du mot « conge » recopié du grec Koufion (mesure de 3 litres 1/4).
10 Les références aux Trois Contes renvoient à l'édition Dumesnil des Belles-Lettres. Mais les quelques pages étudiées sont si courtes qu'il est aisé de se repérer dans n'importe quelle édition.
11 Peut-être a-t-il pensé à la présence de ce détail dans Rabelais. On sait combien Flaubert affectionnait cet auteur. On aurait là un bel exemple d'hypertextualité avant-textuelle.
12 Les notes du folio 693v°, commençant à « la chair de l'âne sauvage » sont d'une autre source, probablement commune aux Mœurs orientales (folios 670 r° et v°), sans indication de provenance. Elles ont dû être ajoutées après coup. Flaubert n'en gardera presque rien et pourtant les répétera et en sera obsédé longtemps. Il est des sortes de syntagmes qui ensorcèlent ses yeux et tympanisent ses oreilles. Les merles roses étaient déjà dans les notes de Salammbô
13 Histoire de l'édition française, Promodis, 1983, t.I, p. 52. Chez Littré, le mot « apographe » est opposé à « autographe », sans qu'on renvoie à aucune citation.
14 Pour l'analogie probable dans la méthode de travail, voir C. Duchet, « Ecriture et désécriture de l'histoire dans Bouvard et Pécuchet » in Flaubert à l'oeuvre, Flammarion, 1980, p. 107, note 6
15 Le livre de Derenbourg sur la Palestine (1867) et la Vie de jésus comme celle de Saint Paul de Renan (O. C . , Calman-Lévy, t. IV, p. 788) indiquent l'opposition fondamentale entre la haggada, ou agada, prédiction populaire, rêvant comme les Prophètes la conversion du monde et des païens, et la halaka, « casuistique savante qui ne songe qu'à l'exécution stricte de la Loi, sans viser à convertir personne... Les Evangiles sont des agadas ; le Talmud au contraire est la dernière expression de la halaka . Bien qu'il reprenne les paroles des Prophètes et joue un peu leur rôle, il y a en Ioakanann une raideur doctrinale, notamment sur le mariage, qui en fait plutôt un halakiste, tandis que Jésus, comme l'écrit joliment Derenbourg, « fut au début un agadiste (Palestine, p. 202). C'est pourquoi Pharisiens et Sadducéens sont ses ennemis, les Esséniens ses amis naturels (à la phobie des taches près).
16 La source commune à la réflexion de la seconde moitié du XIXe siècle sur les sectes juives, et spécialement les Esséniens, est sans aucun doute Flavius Josèphe, Guerre des Juifs. Je dois à M. Roger Pierrot ce rappel. Je renvoie à l'édition commode, commentée par P. Vidal-Naquet, éd. de Minuit, 1973, II, 8, 2sq., pp. 237-243. Toutefois, quoi qu'en dise le commentateur et préfacier, les historiens comme Derenbourg ne se font pas faute de lire avec esprit critique cette seconde Bible qu'est devenu Josèphe (voir notamment, Palestine, p. 167)
17 R. Rouault de la Vigne : « L'inventaire après décès de la bibliothèque de Flaubert », Revue des Sociétés savantes de Haute-Normandie, 3e trimestre 1957, pp. 73-84
18 « La Bible est ici une peinture des moeurs contemporaines », lettre à Jules Cloquet, 15 janvier 1850, éd. de la Pléiade, I, 564. Ou encore, de la Palestine, Flaubert écrit : « On ne dépense pas à la Bible ; ciel, montagnes, tournure des chameaux (oh les chameaux !), vêtements des femmes, tout s'y retrouve... Si tu veux avoir une bonne idée du monde où je vis, relis la Genèse, les Juges et les Rois ». Lettre à sa mère, 25 août 1850, éd. de la Pléiade, I, 673. Il faudrait y ajouter toutes les justifications tirées de la Bible pour Salammbô.
19 Déjà dans les notes de Salammbô, folio 158: « Les Syriens ne voulaient pas qu'on blessât les poissons ni les colombes ». C. H. H. , t. 2, p. 500 et Lucien, ibid. , p. 502.
20 Je transcris de façon un peu plus complète un passage dont j'avais parlé dans les Essais de critique génétique (Flammarion, 1979, p. 64). Ici, mon point de départ est la documentation dont je ne m'étais pas préoccupée alors. Ce sont pour moi deux temps de réflexion sur les manuscrits, à huit ans de distance, qui me servent d'« épreuves . J'allais alors du texte aux brouillons, de la poétique à son application. Je vais ici de la documentation au texte, d'un donné qu'on ne peut pas même dire brut aux étapes de son élaboration textuelle.
21 Michel Tournier, grand amateur de Flaubert, fournit une sorte de pastiche d' Hérodias au début de Gaspard, Melchior et Balthazar (Gallimard, 1980). Sa pratique hypertextuelle offre en fait une grande différence de conception et de style, malgré la citation tronquée ou l'à-peu-près : « La forteresse de Méroé — forme grécisée de l'égyptien Baroua — est construite sur les ruines et avec les matériaux d'une ancienne cité pharaonique de basalte » (p. 18) ; il n'y a pas la concision de l'incipit d' Hérodias et une sorte de surplus de savoir déborde. Quant au festin qu'offre le roi Gaspard, il est plus exubérant et la chute de phrase fait cliché : « Je fus d'autant plus heureux de la voir faire honneur à la gigue d'antilope du souper après avoir goûté sans retenue aux amuse-gueule qui la précèdent traditionnellement, salade d'estragon en fleurs, brochettes de colibris, cervelles de chiots en courgettes, pluviers rotis en feuilles de vigne, museaux de béliers sautés, sans oublier les queues de brebis qui sont des sacs de graisse à l'état pur » (p. 24). D'une écriture difficile à une écriture facile, il y a tout l'espace d'un banal « état pur ». Mais Tournier s'amuse là où Flaubert concentre ses effets.
22 Lettre XIII : « Grâce à l'humeur querelleuse de nos compatriotes, souvent nos festins sont ensanglantés, et les convives se lèvent pour aller terminer, le glaive à la main, une discussion entamée la plupart du temps sur des sujets frivoles ». Puis on introduit l'usage d'esclaves qui simulent le combat. « Mais en Campanie, c'était un combat réel avec des armes réelles, et les coupes et la table étaient arrosées de sang » (I. p. 342).
23 Lettre à Caroline, 21 janvier, 1877.
24 Essais de critique génétique, p. 61.
25 Le folio 619v° porte : « Les vétérans [ill.] du Liban — des [chefs de navire] des pilotes d'Eziongaber ». En marge « des chasseurs de gazelle portant des tatouages sur le front. des prêtres d'Idumée bruns comme des dattes mûres ». C'est dans ce même folio que l'Euphrate le cède à Palmyre.
26 Il serait juste cependant de distinguer le sérieux des livres qui l'informent sur les courants religieux à l'époque de Tibère, de la liberté qui peut s'en tenir au vraisemblable quand il s'agit de nourriture ou du décor.
27 « Vers le second volume de Bouvard et Pécuchet », Flaubert à l'oeuvre, Flammarion, 1980, pp. 169-217.