Sommaire
1. Brouillons et manuscrits
L'ensemble des documents conservés à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, rue de Richelieu, comprend essentiellement 75 Cahiers de brouillon et 20 Cahiers d'un manuscrit pour la partie du roman qui va de Sodome et Gomorrhe au Temps retrouvé.Mais la classification officielle est largement erronée, car elle confond brouillons et manuscrits. Ont été classés parmi les brouillons : les Cahiers 9 et 10 (en même temps que des feuilles volantes) qui forment avec le Cahier 63 un manuscrit pour « Combray » ;les Cahiers 15 à 19 (et 22) qui forment un manuscrit pour « Un amour de Swann »(avec des feuilles volantes arrachées à ces cahiers) ; 24, 20 et 21, qui forment un manuscrit pour tout ce qui concerne Mme Swann et sa fille ; 35, qui est un manuscrit pour le séjour au bord de la mer qui terminait la première partie du roman dans un état premier, en 1911. C'est dire que le manuscrit pour un futur À l'ombre des jeunes filles en fleurs, sans Albertine évidemment et sans le groupe des jeunes filles (mais c'est une lacune de quelques dizaines de pages seulement) était prêt. Il en va de même pour les Cahiers 34, 35, 44 et 45 qui forment, dès 1912, un manuscrit pour ce qui deviendra Le Côté de Guermantes I.D'autres fragments du manuscrit traînent dans ce que l'on appelle les cahiers de brouillon : 34, 33 et 46 pour les séjours balnéaires avec les jeunes filles, un bout de phrase de 55 pour Le Temps retrouvé, 59 à 62 pour les additions aux manuscrits, aux dactylographies et aux épreuves trois types de documents en interdépendance constante dans le travail proustien d'écriture.
De la même manière, le classement thématique ou narratif, qui fait correspondre chaque cahier de brouillon à une section précise du roman achevé en 1927 à titre posthume, devrait être remplacé par un autre, stratigraphique, qui restituerait les différentes étapes successives de la rédaction de l'oeuvre, en 1909, en 1911, en 1914 et à partir de la Grande Guerre. Un fragment de brouillon correspond à un état du chantier, bien plus qu'à un segment du récit. On aurait ainsi plusieurs couches se recoupant parfois, ou plutôt une série de cercles concentriques, avec des transversales, mais tous à partir du Contre Sainte-Beuve.L'analyse interne aussi bien que matérielle des cahiers, celle des quelques séries numérotées par Proust et l'étude comparée de la biographie, de la correspondance et des documents manuscrits pourraient y aider.
À ces documents s'ajoutent un ensemble de dossiers appelés « reliquats des manuscrits » et qui conservent, reliées ensemble, plusieurs séries de feuillets séparés des cahiers. Une belle reliure fabriquée pour les besoins de la cause souligne l'échec de la classification thématique opérée par la BNF : ce ne sont pas des « restes », des déchets et leur exploitation est difficile mais passionnante car, loin de former des rédactions rejetées par l'écrivain, ce sont en général des feuilles rédigées dans les cahiers et découpées pour préparer directement les dactylographies.
Les dactylographies sont conservées aussi, avec des « reliquats » encore, qui sont indispensables pour étudier la genèse de l’œuvre, et ses transformations successives. Mais cette fois, il s'agit vraiment de pages qui n’ont pas été retenues pour former la copie. Deux autres remarques sont à faire, concernant les dactylographies. Tout d'abord, elles font rentrer le roman en chantier dans le domaine du publiable et du social, et elles forment ainsi un frappant contraste avec les cahiers de brouillon et même de manuscrit, qui sont très morcelés, discontinus. Des matériaux narratifs se perdent pendant le travail de dactylographie, mais assez peu. Au contraire, des réseaux thématiques se constituent ou se resserrent. Une construction se dessine, après le désordre apparent, le foisonnement narratif des brouillons et des manuscrits, qui rétrospectivement apparaissent comme de l'inachevé, de l'interrompu, même si cette impression ne rend pas compte du formidable Investissement de l'écriture, au moment précis où la plume court sur chaque feuille de papier.
Proust cependant, et c'est la deuxième remarque, corrigeait abondamment ses dactylographies, comme s'il s'agissait de brouillons encore. L’œuvre est toujours inachevée, ou plutôt en perpétuel devenir, quel que soit le degré atteint par son élaboration : il n'y a pas de fin prévisible au travail de l'écrivain. Mais cette dialectique de l'interrompu et de la finalité nous entraînerait vers l’idée de l’inachèvement constitutif de l’écriture, beaucoup plus loin que la description des papiers en tout cas.
On peut en dire autant des nombreux jeux d'épreuves conservées, même si elles sont lacunaires. Disons simplement qu'il est étonnant qu'elles aient été conservées, puisque l'usage est qu'elles restent entre les mains des typographes, après l'impression de l'ouvrage. Le mystère n'est pas résolu mais il nous révèle une surprise qui n'est pas des moins fortes : c'est toujours ce travail indéfini à partir de documents qui ne devraient théoriquement plus changer de forme, qui devraient être fixés par l'impression. Mais cette remarque vaut surtout pour Du côté de chez Swann,dont les documents préparatoires forment bien la moitié du fonds Proust, si l'on considère ce volume dans son état premier, comme Le Temps perdu (Swann, Jeunes Filles et une partie de Guermantes 1). Le reste du roman, par précipitation, par maladie, a été moins remanié et retravaillé. A partir de La Prisonnière, il est quasiment posthume.
Il faut noter des lacunes cependant : la pauvreté en dossier de travail, en notes de l'écrivain (4 carnets seulement, plus celui dont on sait qu'il se trouve dans une collection particulière, mais qu’il n’a pas utilisé). Est-ce que Proust rédigeait immédiatement, sans réunir de documentation au préalable, ou a-t-on perdu ses notes ? Le « manuscrit » des Jeunes Filles a été découpé et dispersé entre les 50 exemplaires d'une édition de luxe, mais c'étaient simplement des placards augmentés de considérables additions. De nombreux cahiers de brouillon, pour Swann, Sodome, Le Temps retrouvé, ont été conservés jusqu'à une date récente par un collectionneur, qui ne les montrait pas. Ces 13 Cahiers viennent maintenant s'ajouter aux collections de la BNF, formant un ensemble extensif sinon complet.
2. Une façon d’écrire
La description critique du fonds Proust est déjà une manière d'étudier l'histoire du texte. Mais il est possible d'en dire plus. Proust écrivait au lit, à la plume mécanique, et ce seraient des détails anecdotiques et insignifiants s'ils ne déterminaient pas une technique d'écrivain. Il ne paginait pas ses cahiers de brouillon ni ne les numérotait (il le faisait pour les cahiers de manuscrit), et il préférait donner des noms à ces pages ou à ces cahiers. Il les désignait aussi par de petits dessins. Ce refus de l'arithmétique, lié à une écriture fragmentaire, dispersée et répétitive (Proust rédigeait plusieurs fois le même segment narratif : son écriture se répète à l'infini), explique la difficulté du classement. Longtemps les chercheurs proustiens ont renoncé à une vision synthétique de l'ensemble du fonds, préférant en tirer des citations ou des exemples isolés. Henri Bonnet, Maurice Bardèche, Claudine Quémar ont renversé cette tendance, et les chercheurs réunis autour de l'équipe Proust du C.N.R.S. leur ont emboîté le pas1. Une écriture dispersée et répétitive donc, avec cependant quelques regroupements, à l'intérieur de chaque cahier, autour de thèmes ou de motifs assez voisins, contigus ou antithétiques : Proust essayait de se rappeler dans quel cahier il fallait rédiger de préférence tel ou tel morceau. Une écriture concentrique mais qui se disperse, dans toutes les directions, autour du Contre Sainte-Beuve. Une écriture plutôt centrifuge donc, qui joint de façon contradictoire, à travers les réécritures et les répétitions, le désir de condenser le récit et la pulsion instinctive de le laisser se développer à l'envi.
Le Cahier 49, par exemple, qui semble de prime abord la suite d'un brouillon pour Guermantes 1 (fin de la conversation entre Charlus et le héros), se poursuit indéfiniment par la quête frénétique du héros poursuivant une jeune fille aperçue et désirée, une jeune fille à la rose rouge ou noire, à travers plusieurs soirées mondaines: chez la princesse de Guermantes, chez la duchesse de Marengo, chez Mme de Villeparisis, à l'Opéra. Le récit réécrit ici d'anciens brouillons, reprend d'anciens fantasmes, et comment pourrait-il s'arrêter ? Le Cahier 49 reprend simplement le récit du Cahier 7 (le héros rencontre Charlus à la sortie de l'hôtel du prince de Guermantes) à son tour complété au début du Cahier 24. La conversation entre Charlus et le héros a ainsi longtemps hésité entre la réception chez la princesse de Guermantes (Cahier 43) et celle chez Madame de Villeparisis (ajoutée à la main sur la dactylographie de Guermantes I).A partir de chacun des atomes narratifs esquissés dans le Contre Sainte-Beuve (1908-1909), par cette réécriture expansive et dispersive, le récit se développe sans cesse et sans but apparent dans les brouillons de 1910.
Cette réécriture, cette fragmentation et cette dispersion permettront, à partir de 1911 et de la constitution de l'oeuvre romanesque en tant que telle, de la décision de publier, une série de rappels thématiques et narratifs constants. La volonté de créer un réseau de correspondances internes est née d'une intention de l'écrivain, bien sûr, mais surtout de sa façon de rédiger dès le départ, à partir d'un noyau qui se développe dans tous les sens. Quand Proust abandonne le Contre Sainte-Beuve,les principaux fils de l'histoire sont rédigés. En 1909-1912, quand il fait dactylographier un premier volume du roman, le reste est esquissé en brouillons sinon prêt en manuscrits. Après la Guerre, quand commence la publication définitive en plusieurs volumes (avec Swann republié, puis les Jeunes Filles), la rédaction de tout un manuscrit d'ensemble est achevée, sous une forme première tout au moins. À chaque étape de la réorganisation, les correspondances peuvent ainsi être soulignées par l'écrivain, ainsi que le désir constant de rédiger un diptyque, de créer des symétries, un rythme binaire qui conduira, dans le roman imprimé, à couper en deux ou à répéter systématiquement les épisodes et les scènes (le temps perdu et le temps retrouvé, Gilberte et Albertine, les deux séjours à Balbec, etc.). Ce rythme binaire est cependant resté très longtemps dans les brouillons en concurrence avec un rythme ternaire (trois séjours à Balbec, par exemple), lié à une étape de la rédaction où le système bipartite n'existait pas encore clairement (avant l'invention du temps perdu et du temps retrouvé vers 1910).
À l'inverse, la publication progressive des volumes permettait, au fur et à mesure, d'enrichir le manuscrit et d'organiser un jeu d'interactions entre les premières parties et les dernières. Le Temps retrouvé dans sa version de 1911, par exemple, ne faisait que reprendre les éléments d'un premier volume dactylographié, et des parties de Guermantes et de Sodome esquissées en brouillons. Mais le manuscrit pour Le Temps retrouvé qui était terminé dans ses grandes lignes en 1918, sept ans plus tard, s'adapte, lui, aux éléments narratifs plus récents et aux situations différentes contenues dans les divers volumes qui existaient tous alors déjà sous forme manuscrite, depuis l'invention d'Albertine en 1913. D’un point de vue matériel, on voit dès cette époque l’écrivain découper des feuillets des cahiers de brouillon pour les coller dans les cahiers manuscrits. On y reviendra.
3. Naissance d'un roman
La vision d'un dessein d'ensemble, la fragmentation de la rédaction comme la dispersion du récit, l'écriture simultanée et répétitive de toutes les parties de l’œuvre à chacune des différentes étapes du projet, expliquent la clarté de la construction romanesque à travers les contradictions des méthodes de travail de l'écrivain, si bien révélées par l'observation des dossiers conservés. Mais n'anticipons pas, sur ce qui n'existe pas encore, à partir de ce qui est un chantier indécis. Le roman est né en 1909, d'une réutilisation des matériaux narratifs constitués par les oeuvres de jeunesse, comme on dit (mais c'est à nouveau une vision rétrospective) : principalement le Jean Santeuil, discontinu, interrompu (deux caractéristiques majeures de l'écriture proustienne), et dont le manuscrit (mais n'est-ce pas plutôt un brouillon ?) est conservé aussi à la BNF. Il ne faut pas oublier les importantes traductions de Ruskin, ainsi que les nombreux articles de critique littéraire et d’esthétique, ainsi que les pastiches, qui ont permis à Proust de fixer ses idées et son style. Mais ces matériaux ont été transformés complètement par le projet du Contre Sainte-Beuve (fin 1908). Un projet contradictoire : une critique de la conversation à travers une discussion avec Maman (Cahiers 3, 2,5 et 1). Un projet discontinu, d'après ce qui en reste, et qui très vite, dès le début de 1909, à partir des feuilles volantes et des cahiers, a pris des formes évolutives: un essai, un récit, un roman (Cahiers 4, 31 et 36, 7 et 6, 51). Proust cherchait une forme, à partir de la problématique des genres littéraires. Nous ne pensons pas qu'il ait jamais existé de manuscrit complet pour le Contre Sainte-Beuve : nous n'étudions en tout cas que les traces conservées.
Mais à vrai dire, cette question n'a guère de sens. Proust appelait encore Sainte-Beuve, fin 1909, ce qui était déjà un roman, et c'est cette confusion qui a trompé de nombreux critiques. La réponse est assez simple, cependant: l'essai projeté fournissait un cadre théorique (critique littéraire et esthétique) et un système original de voix narratives (une série de décrochements dans le passé d'un narrateur) qui, conjugués ensemble et avec le matériau accumulé pendant les « années de jeunesse », ont débouché sur une forme romanesque sans solution de continuité. Au printemps de 1909, les Cahiers 25, 26, 12, 32, 27, 23, 29 et 8 formaient déjà l'essentiel d'un récit à Combray, au bord de la mer, à Paris, qui ne faisait que reprendre les éléments du Contre Sainte-Beuve. Swann, sa femme et sa fille, Sodome étaient en place, et la question de dater la naissance du roman est ainsi sans objet. Automne 1909, avec la rédaction d'un manuscrit pour « Combray » (Cahiers 9, 10 et 63, complétés par une première dactylographie et des cahiers) ? C'est oublier que jusque fin 1910-début 1911, jusqu'à l'invention d'un Temps retrouvé, l'oeuvre se terminait sans doute encore, dans le projet de Proust, par la discussion critique, littéraire et esthétique (avec Maman).
Il est plus important de noter la volonté, présente dans chaque page des brouillons comme du roman terminé, pour qui sait lire (et le roman est aussi une méthode de lecture), de mêler le récit à la démonstration esthétique, philosophique. Chacun des fils narratifs est aussi une illustration de la théorie. Le milieu Guermantes cherche à découvrir la « vraie réalité », qui est le but du narrateur. Il a cherché dans le système des valeurs mondaines. Le Monde, Sodome, les voyages (à Combray, Balbec, Doncières, Paris, Venise) structurent dès le départ l'oeuvre en chantier autour d'un « je » qui s'exprime à différents niveaux du passé. Une critique de l'intelligence et de la conversation se dessine, mais aussi de l’imagination et des apparences : noms de pays et noms de personnes. Mettre la démonstration esthétique au début ou a la fin de l'essai, au milieu ou au terme du roman: c'est un problème qui a longtemps retardé Proust et justifie ses hésitations, mais qui trouvait dès le départ sa solution dans chaque ligne de l'écriture.
4. Le roman de 1911
« Combray » n'est pas terminé avec le manuscrit et la dactylographie lacunaires de la fin 1909. De nombreux cahiers de complément, qui selon la méthode de Proust mêlent les intrigues et les fragments (Cahiers 28, 14 et 30, 37, 38, 13 et 11) développent eux aussi le projet de démonstration littéraire et esthétique, à travers un récit toujours plus circonstancié. Dans ces Cahiers de 1910-1911, Bergotte, Elstir, la Berma (mais ce ne sont pas les noms définitifs) incarnent la lecture, la peinture, le théâtre. Quelques pages du Cahier 11 formeront une partie du manuscrit pour « Combray » et pour Le Temps retrouvé : brouillons et manuscrits se confondent souvent. Et toujours, l'écrivain travaille plusieurs parties ensemble, pour ce qui n'est pas encore « Un amour de Swann », mais où apparaît déjà une démonstration de l'amour et de la musique (Cahiers 22 et 69, 15 à 19). Pour ce qui n'est pas encore Le Côté de Guermantes, mais où apparaît une démonstration du Monde (Cahiers 39 à 43).
Dès le début de 1911, Proust a réuni dans ses cahiers la matière de ce qui n'est pas encore un roman en deux volumes, ni trois comme ce sera le cas plus tard, mais qui a déjà une structure binaire: le futur Swann (en manuscrit), le futur Guermantes (en brouillon). La mort de la grand-mère (rédigée plusieurs fois, comme tous les épisodes l'ont été, à chaque étape du projet, et dès les Cahiers 29 ou 14, mais maintenant dans le Cahier 47), cette mort qui est celle de la mère enterre définitivement le projet de discussion finale, et donc le Contre Sainte-Beuve. Proust en tire les conséquences: des éléments pour un futur Sodome,qui n'a pas encore ce nom et cette expansion (Albertine n'existe pas, même si l'homosexualité est présente) sont en place (Cahiers 47, 48 et 50). Les Cahiers 50, 58 et 57, Il et 13 terminent un état premier du roman sur l'« Adoration perpétuelle » et le « Bal de Têtes », reprenant l'intrigue et le personnel mondain des brouillons de Guermantes auxquels ils doivent être comparés et qui leur sont symétriques. Le Cahier 51 bouclait le Contre Sainte-Beuve,en liaison peut-être avec un état intermédiaire dont le seul vestige serait le Cahier 49. Mais avec le Cahier 5 7, c'est le cycle du roman de 1911 qui s'achève provisoirement. La réécriture des mêmes scènes correspond cependant à un changement radical de projet : la découverte d'un temps retrouvé qui coupe en deux le roman, mais pas dans le sens de l'épaisseur des volumes qui de toute façon ne sont pas encore constitués : verticalement plutôt, au niveau de chaque scène maintenant dédoublée et qui acquiert brusquement une double signification.
5. Les transformations du roman
C'est donc fin 1910 - début 1911 que nous situons le remplacement de la matinée de conversation avec Maman par la matinée du Temps retrouvé (qui est d'ailleurs une soirée à cette époque). Cette transformation d'une œuvre qui n'est plus tout à fait en brouillons n'est certes pas la première. Le refus de Valette à la fin de 1909 en avait déjà sans doute entraîné une première (refus de publier le Contre Sainte-Beuve).Mais cette fois, la transformation est radicale. Proust remanie la dactylographie en chantier du Temps perdu (premier volume du roman qui était alors intitulé Les Intermittences du Coeur)pour rédiger Le Temps retrouvé. De nombreux critiques ont montré ce travail de suppression et de déplacement des éléments de la démonstration esthétique qui étaient jusqu'alors dispersés dans les brouillons, les manuscrits et les dactylographies de l'oeuvre en chantier, et donc aussi dans le fil du récit (Cahiers 26, 10, dactylographies, etc.). Le temps perdu ne sera pas immédiatement retrouvé: les souvenirs involontaires ou non, les impressions poétiques et les effets de symétrie qui jalonnent le roman attendront leur explication finale.
Ce faisant, Proust réintroduit en partie la linéarité du roman d'apprentissage et d'initiation dans une œuvre qui avait pourpivot une chronologie morcelée à travers les différents niveaux de rétrospection d'un « je » (héros-narrateur). Mais ce faisant, il souligne une structure binaire, antithétique, qui sera à son tour bouleversée par les transformations ultérieures du roman. Celles-ci, on peut les reconstituer sommairement, en comparant les documents à la correspondance. Les refus de publier de Calmette (1910) et de Fasquelle (1912) sont des incidents mineurs par rapport au gigantesque travail d'édition qui commence chez Grasset en 1913. Répétons d'abord que Proust continue à écrire et à réécrire, constamment, les mêmes éléments de son oeuvre, indéfiniment et simultanément. La dactylographie ne l'empêchait pas de poursuivre ses brouillons et ses manuscrits. Mais cette fois, il est obligé de mettre en forme. La dactylographie du Temps perdu est trop longue pour l'éditeur (elle se terminait à la fin d'un premier séjour au bord de la mer, sans les jeunes filles et sans Albertine évidemment, avec la rédaction du manuscrit du Cahier 35, en 1912). Mais Proust ne le sait pas encore. Le manuscrit de ce qui deviendra Le Côté de Guermantes 1 (Cahiers 34,35,44 et 45) est prêt dès 1912 et dactylographié début 1913. Mais la fabrication des épreuves pour le premier volume, en 1913, confirme la nécessité de partager l'oeuvre en trois volumes, et il faut alors changer les titres. Du côté de chez Swann est imprimé, et l'annonce faite au verso du faux titre permet d'analyser les transformations :
Le Côté de Guermantes (Chez Mme Swann. Noms de pays: le pays. Premiers crayons du baron de Charlus et de Robert de Saint-Loup. Noms de personnes: la duchesse de Guermantes. Le salon de Mme de Villeparisis).
Le Temps retrouvé (À l'ombre des jeunes filles en fleurs. La princesse de Guermantes. M. de Charlus et les Verdurin. Mort de ma grand-mère. Les Intermittences du cœur. Les « Vices et les Vertus » de Padoue et de Combray. Madame de Cambremer. Mariage de Robert de Saint-Loup. L'Adoration perpétuelle).
Le premier volume (Swann)est écourté, un second volume (Guermantes)est mis en épreuves. Il comprend la fin du premier volume dactylographié, c'est-à-dire de ce qui deviendra la plus grande partie des Jeunes Filles (mais sans les jeunes filles et sans Albertine précisément), et la dactylographie de Guermantes I.Une première version de Guermantes était donc terminée en épreuves quand la Grande Guerre éclata. Mais en même temps, Proust finit de rédiger, dans les Cahiers 34 et 33, le manuscrit d'un second séjour au bord de la mer avec les jeunes filles, lequel, avec les Cahiers 47, 48, 50, 58, 57, 11 et 13, forme la matière, sinon la copie définitive, du troisième volume annoncé lors de la publication de Du côté de chez Swann.
Cette transformation est aisée à suivre, si l'on oublie les titres des Jeunes filles et de Guermantes, en abandonnant toute vision rétrospective de l'oeuvre, pour analyser le contenu. Le premier volume recoupé perd son sens, le second est fait de deux parties différentes, et l'analyse du milieu Guermantes se trouve ainsi également coupé en deux : la progression dans la connaissance de l'univers mondain (Villeparisis, Saint-Loup, Charlus, duchesse et princesse de Guermantes) se disloque pour des raisons purement éditoriales. On a maintenant du mal à discerner la cohérence de la critique de l'imagination : noms de pays (Balbec), noms de personnes (Guermantes). Deux séjours à Balbec s'organisent cependant : avec et sans jeunes filles. Un troisième est prévu peut-être, d'après les quelques traces laissées dans les brouillons des Cahiers 27 et 13. Albertine apparaîtrait alors, dès le remaniement des épreuves Grasset en 1913. Mais cette réorganisation est plutôt une déstabilisation du texte (déstabilisation qui est une des lois fondamentales de l'écriture proustienne dans son expansion infinie), qui amorce de plus graves transformations.
6. La Grande Guerre
En 1916 le manuscrit pour le futur Guermantes II est achevé, mais tout est déjà transformé depuis deux ans, non seulement par la Guerre et l'interruption de la composition, mais surtout par l'invention d'Albertine. Nous ne referons pas le travail de reconstitution de Yoshikawa2 ; regardons simplement ce qui reste dans les cahiers. Les Carnets 2, 3 et 4 (1913-1915) esquissent l'intrigue conservée dans un nouveau manuscrit pour A l'ombre des jeunes filles en fleurs (cette fois, les Cahiers 46 et 54 présentent deux séjours avec Albertine), poursuivie dans ce qui reste des brouillons pour Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière, La Fugitive (les deux derniers volumes ne formaient au départ que des parties de Sodome) :Cahiers 52 à 56 (1915). Les lacunes sont très importantes dans les brouillons, mais, dès 1916, Proust avait de quoi rédiger le manuscrit de Sodome au Temps retrouvé,et c'est la version à peu près définitive, dans les 20 Cahiers de mise au net (1916-1918).
Précisons la liste des cahiers pour Albertine, à partir de son invention en 1913, et des travaux de Nathalie Mauriac Dyer : Cahier 71 (« Dux » en 1913), 54 (« Vénusté » en 1914), 46 (deuxième séjour à Balbec), 72, 53, 73, 55 et 56, 74 et 57 (notes). Ces brouillons seront repris dans le manuscrit au net.
Le reste est l'histoire de la lente publication du roman, telle qu'il est possible de la reconstituer d'après l'examen de la correspondance, des épreuves et des originales. Swann est republié en 1917 par la N.R.F. Suivent les Jeunes Filles (1918), les deux Guermantes (1920-1921), les deux Sodome (1921-1922). Les autres volumes sont posthumes. Mais Proust travaillait ensemble à toutes ces différentes parties. Répétons ce que nous avons déjà dit, qui est essentiel et qui oblige à regarder chacun des documents conservés de façon à la fois syntagmatique et paradigmatique. Un travail constant de relecture et de réécriture simultanées permet à Proust un double mouvement: enrichissement des cahiers (de brouillon ou de manuscrit) par « surnourriture », « ajoutage » des correspondances avec les autres brouillons de la même époque, correspondant au même état du texte, ou avec les volumes en cours de publication. Et diffusion dans ces volumes du matériau manuscrit accumulé, comme c'était le cas dans chacun des cahiers de brouillon.
Albertine est ainsi redistribuée dans tous les volumes, à partir de la création du personnage : dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs (deuxième partie), dans Le Côté de Guermantes, etc. La fin de la rédaction du manuscrit correspond en effet au début du travail de publication du deuxième volume (Jeunes Filles).Il suffisait à Proust de relire et de réadapter chaque volume au grand développement du roman, dans un mouvement de va-et-vient; tout comme il faut que les chercheurs qui étudient brouillons et manuscrits les lisent, non seulement dans le sens du récit, mais dans le sens de l'histoire du texte. Le mouvement horizontal et linéaire cède alors la place à un autre, vertical, stratifié ou circulaire, qui est plus proche de l'authenticité de l’œuvre. Les cahiers d'ajoutages (Cahiers 59 à 62,1917-1922) témoignent de cette dernière étape du travail de Proust (mais à vrai dire, elle n'est pas dernière, elle intervenait dès le départ), la plus harassante, celle qui donne au roman son économie définitive. Mais là encore, l'expression est inexacte : il n'y avait aucune raison pour que s'arrêtât, autrement que par la mort, le système de correspondances instauré par les retours en arrière d'une écriture qui continuait de progresser. Une tâche, en tout cas, qui empêchera l'écrivain, après Guermantes, de s'atteler à une autre qui était aussi importante pour lui, nous l'avons vu : la correction des dactylographies et des épreuves. Les volumes du roman sont publiés dans des conditions difficiles, et avec une médiocre qualité d’exécution. Ce travail d'édition reste à compléter.
7. En guise de conclusion
La discontinuité et la réécriture sont constantes, au niveau de chaque cahier, de chaque unité de rédaction, de chaque fil du récit. Elles sont liées sans doute à une écriture qui prétend traduire une théorie littéraire et esthétique jusque dans le récit et dans les structures narratives. La description des cahiers rejoint l'analyse des techniques de l'écrivain et de la structure profonde de l’oeuvre. Cette discontinuité et cette répétition de 1 écriture se retrouvent aux différentes étapes du projet dans son évolution (1909, 1911, 1914). L'organisation du roman, à partir de ce matériau chaotique, se fait seulement au niveau des dactylographies et des épreuves, sauf quand le temps commence à manquer, très vite, après la Guerre.
Cette technique, chaque cahier, qu'il soit de brouillon ou de manuscrit, en porte la trace. Nous avons relevé le même phénomène, à l'intérieur des brouillons d'une même époque, ou des différentes parties du manuscrit en Cours de publication. Chacun est relu et réécrit, dans les marges ou sur les pages de gauche, sur des « paperoles » encore, pour instituer le réseau de correspondances narratives et thématiques qui crée l'originalité de l’œuvre dans son morcellement. Chaque brouillon éclate et se disperse, pour être récupéré dans les différentes parties du roman. Chaque manuscrit entretient un jeu de relations avec les autres. Cette technique de relecture active permettait à l'écrivain de pallier le morcellement accidentel, dû d'abord à des contingences éditoriales, puis à l'expansion du personnage d'Albertine qui vient détruire peu à peu l'image de Gilberte, de la duchesse, et l'économie primitive du diptyque.
Mais cette expansion et ce morcellement sont-ils vraiment accidentels ? Ils semblent portés par une logique scripturale dès les premiers cahiers, dès le récit du Contre Sainte-Beuve, par une force de la plume qui court sur le papier. De la même manière, la nostalgie de la symétrie et du diptyque subsistent, dans l'oeuvre imprimée, par la bipartition systématique des épisodes du récit et des volumes publiés. Une leçon pour les chercheurs : l'écriture se développe indépendamment du récit qu'elle soutient. Suivre chaque étape de la rédaction ne permet pas d'établir chaque état du projet dans sa totalité : entre les premières lignes qui s'écrivent et les dernières, il a évolué. Les dernières pages ne coïncident jamais exactement avec les premières, et il serait illusoire de chercher à reconstituer un Contre Sainte-Beuve ou un roman de 1913. Quant aux trois derniers volumes du roman, ils sont posthumes, ils ont été interrompus et ils ne sont pas achevés.
1 Tous ces travaux, qui ont renouvelé la critique génétique en la faisant passer de l'histoire littéraire à l'interprétation, ont été malheureusement publiés en ordre dispersé. Voir notamment les cinq numéros parus des Études proustiennes, Gallimard et les quinze numéros du Bulletin d'Informations proustiennes, P.E.N.S. Pour une bibliographie synthétique de ce champ de la recherche, voir le B.I.P. n° 10, automne 1979, p. 51.
2 Kazuyoshi Yoshikawa, « Remarques sur les transformations subies par la Recherche autour des années 1913-1914 d'après des cahiers inédits », Bulletin d'Informations proustiennes n° 7, Paris, 1978.