Voilà près de vingt ans que le groupe de recherches valéryennes, mené par Nicole Celeyrette, publie les Cahiers de Paul Valéry en vue de l’édition intégrale, chez Gallimard, des Cahiers des vingt premières années (1894-1914). Neuf tomes en collection blanche ont déjà paru sur les douze prévus. De nombreux colloques se sont tenus au cours des années à propos de cette parution, mais pas à l’Université de Paris XII-Val de Marne depuis plus de quinze ans. Or c’est Paris XII qui a fourni le budget nécessaire – un gros budget – à la saisie des manuscrits. Il était donc opportun de faire le point dans le cadre de Créteil. Ce point a donné lieu à une journée d’études, le 7 novembre 2003, qui a été à l’image de l’équipe de recherches valéryennes (Institut des Textes et Manuscrits modernes, CNRS) : féconde, amicale, internationale. La journée a été d’autant plus chaleureuse qu’elle s’est déroulée en présence de trois des petits-enfants de Paul Valéry, toujours à la fois attentifs et bienveillants devant le travail accompli par les chercheurs sur l’œuvre de leur illustre grand-père.
La première, comme il se doit, à prendre la parole, est Nicole Celeyrette, dont la haute compétence et le dévouement sans bornes ont dirigé depuis le début cette entreprise d’envergure. Co-responsable, avec Judith Robinson-Valéry (jusqu'au troisième volume) de ce qui était, au début des années 1980, bien plus une aspiration qu'une visée réellement envisageable, Nicole Celeyrette-Pietri a su mobiliser les énergies d'une équipe d'experts valéryens à la fois internationaux et transdisciplinaires; elle a pu tout au long du parcours s'assurer de l'indispensable regard bienveillant des petits-enfants de Paul Valéry, du soutien aussi du Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, sous la direction de Florence de Lussy et, plus récemment, de Marie-Odile Germain. Outre les circonstances qui ont présidé à la décision d’éditer cet ensemble de manuscrits déjà publiés intégralement en fac-similé, mais de manière défectueuse, par les éditions du CNRS, elle rappelle l’histoire de ces précieux documents élaborés pendant plus de cinquante ans par leur auteur sur des supports variés, cachés pendant la guerre, sauvegardés après la mort de Paul Valéry par les soins de sa femme, Jeannie Valéry. Elle évoque les difficultés soulevées par les manuscrits : leur datation d’abord, objet de plusieurs inventaires avant le classement définitif établi par Florence de Lussy, également le problème d’établir un texte lisible à partir de notes fragmentaires, rédigées le plus souvent, mais aussi de présentation très variée, émaillée d’abréviations. Une des difficultés des manuscrits est aussi dans ce qu’ils contiennent : une pensée qui se cherche, qui voudrait établir l’activité de l’esprit comme un système, hésite, change de voie, multiplie les approches.
Intervient ici, bien entendu, tout le débat entourant la légitimité ou non d'établir un texte, dans le cadre d'une publication destinée à servir de référence pendant des décennies, soucieuse aussi de respecter la mouvance d'une pensée en acte et le surgissement de l'écriture qui en découle. Un protocole très étudié, soumis à révision fréquente, a été élaboré pour refléter le plus étroitement possible la mouvance, la complexité et les phénomènes de genèse de ce document exceptionnel de notre littérature. Plusieurs aspects de cette présentation en font un fleuron de l'édition proprement génétique : respect strict des limites et du contenu de chaque page manuscrite : adhésion au détail de la mise en page, cette dernière étant souvent conçue en colonnes ou en un vis-à-vis écriture-dessin explicatif, quand elle n'établit pas des correspondances recto-verso par flèche ou renvoi : reproduction des croquis et dessins les plus significatifs, placés exactement par rapport à leur configuration dans le texte original : indications «gauche/droite» des limites de la page, souvent infidèles dans l'édition en fac-similé du CNRS : renvois, à partir du tome cinq, à la pagination du CNRS, pour que le lecteur puisse se repérer par rapport à la situation et aux caractéristiques de l'écrit, saisies dans leur surgissement autographe. A ces facettes novatrices il convient d'ajouter les retombées de nouveaux regards portés sur tous les documents originaux - retour très vigilant aux sources comprenant, par exemple, la publication de cahiers, d'essais ou de petits carnets d'écrivain inédits, ainsi qu'une annotation éclairée, alignant à côté d'explications souvent indispensables du texte, des pistes de lecture qui éclairent la naissance et le développement de telle pensée, de tel motif, en fonction des cahiers ultérieurs, situés au-delà de 1914.
Par ces multiples aspects, l'édition nouvelle reste au plus près possible des mouvements d'écriture et de pensée des cahiers originaux. Elle nous fournit, pour la première fois, un guide clair et fidèle à l'original, et pose d'innombrables jalons pour des recherches futures sur la pensée et l'écriture de Paul Valéry.
Les contributions suivantes concernent d’une part ce qui entoure l’édition, et d’autre part entrent au cœur même de ce texte si étrange dans son approche, pour en mettre en évidence quelques aspects.
Eric Le Bigot présente la face la plus moderne de l’entreprise, avec le site Web des Cahiers, qui, grâce à la saisie informatique du texte intégral, offre souplesse et variété d’utilisation. C’est un outil précieux qui s’étoffe sans cesse et qui est déjà porteur de mille pages à la disposition des chercheurs. Toutes les manipulations s’en trouvent facilitées : index, repérage et contextualisation des mots et des expressions, classement par fréquence, etc.
Robert Pickering, qui dirige, avec Nicole Celeyrette, l’édition des Cahiers, s’intéresse ici aux réactions de la critique devant cette parution. Cette réception critique, de dimension internationale, a été – et est toujours – un guide précieux pour le groupe afin d’améliorer sans cesse l’établissement du texte et la qualité des annotations : c’est que ce travail d’équipe n’est pas un travail figé, mais il évolue selon la pertinence des remarques qui sont faites afin de garder une fidélité aussi grande que possible au texte de référence. Robert Pickering donne, en Annexe de sa contribution, un échantillon de seize extraits de critiques soit en français soit en anglais, qui donnent une idée aussi représentative que possible de cette réception.
Un autre élément de dimension internationale est la composition même de l’équipe de chercheurs qui travaille autour de l’entreprise des Cahiers. Monique Allain-Castrillo en donne une idée de manière allègre et sur un ton enlevé, et montre bien que l’œuvre de Paul Valéry n’est pas l’affaire des seuls Français, mais appartient véritablement au patrimoine mondial.
Les autres contributions entrent dans le texte lui-même des Cahiers.
Micheline Hontebeyrie, explorant le remarquable ferment génétique que les cahiers ne cessent de proposer, ainsi que les interactions qui s’installent entre la quête psychophysiologique et la naissance d’une écriture fragmentaire, destinée parfois à être composée dans des publications précises, s’attache aux notes qui deviendront le corpus de poèmes en prose « Alphabet ». Les vingt-quatre heures d’une journée offrent la charpente structurelle de vingt-quatre textes, qui suivent la remontée matinale à la lumière, l’émergence, la pleine fonctionnalité de l’être, et le déclin du jour – belle réalisation aussi bien de la dynamique de genèse que du travail dont le document est exemplaire.
Christina Vogel se propose de montrer comment, à travers l’éparpillement des fragments et la diffraction thématique qui fait aussi leur richesse, les Cahiers sont bien régis par la logique d’une pensée, ce qui les situe effectivement « entre ordre et désordre ». Elle prend pour cela l’exemple d’une perception - l’acte de voir – et indique comment Valéry procède par démontage pour retrouver ensuite sa voie propre et sa cohérence pour penser l’idée de voir.
Nombreuses sont les démonstrations mathématiques qui accompagnent la pensée valéryenne à la recherche d’un système. Paul Valéry est sensible à la beauté de la mathématique, et les Cahiers en sont une preuve éclatante. Rima Lanning montre comment c’est un substrat mathématique précis qui est à la base du sonnet « L’Abeille », dans une logique de transposition d’un système de notation à un autre, chère également à Valéry. La première version du poème date de 1919, donc au-delà de la date butoir de l’édition Gallimard, mais c’est un exemple bien choisi de ce que Valéry entend par « Système » également lorsqu’il s’agit d’écriture poétique.
Le terme donné à cette édition, 1914, n’est pas dû seulement à l’éclatement de la première guerre mondiale, mais, dans l’histoire valéryenne, au fait, comme le rappelle Nicole Celeyrette, que Valéry est alors en train d’écrire La Jeune Parque, et donc a repris véritablement sa plume de poète. C’est cette émergence du poète qu’évoque Paul Gifford, en réfléchissant sur l’allusion mystérieuse à « ce poème (que je n’ai pas pu faire) » que fait Valéry en 1910 dans une note des Cahiers. Paul Gifford procède à une anabase de l’écriture poétique qui montre comment un poème où se faisait entendre la voix rauque de l’horreur a pu ne pas se faire, cédant la place à une autre écriture, solaire celle-là.
Ainsi, en une seule journée, et à travers un nombre obligatoirement restreint de contributions, se sont fait entendre la richesse et la diversité d’une recherche valéryenne sans cesse en cours, toujours plus nourrie par la confrontation avec les Cahiers et l’établissement d’un texte difficile et passionnant. Si l'investissement considérable de l'Université Paris XII dans la transcription des cahiers originaux sera relayé par l'Université Blaise Pascal - Clermont II (au travers du Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines) à partir de 2005, la saisie étant pratiquement terminée, ce volume témoigne du soutien que l’Université Paris XII a bien voulu consacrer à cette entreprise.
Restent les lendemains. Car cette édition intégrale – fait paradoxal puisque c'en est vraiment une –, ne l'est pourtant pas. Cahiers 1894-1914 : qui oserait prédire les lendemains d'une entreprise certes bien entamée mais encore à mener à bonne fin, et qui ne va couvrir à son terme qu'un sixième des cahiers répertoriés de Paul Valéry ? Faut-il préciser qu'à sa fin programmée en 2009 l'édition en cours n'en sera – par rapport à l'indispensable, très belle mais incomplète édition en fac-similé des Cahiers réalisée par le CNRS – qu'au cinquième tome d'un ensemble de vingt-neuf, chaque tome comprenant près d'un millier de pages manuscrites ? Les temps actuels, voués à la numérisation, devront tenir compte des besoins et de l'attente futurs du lecteur informatisé, souhaitant parcourir en quelques secondes l'ensemble de cette œuvre si prodigieusement riche en aperçus et préfigurations. Les échappées très prometteuses signées par Eric Le Bigot donnent sur ces possibilités – confortées par le projet actuellement en cours, parrainé par la Bibliothèque nationale de France, l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes, et l'Institut National de Recherche en Informatique et Automatique, d'une amorce de numérisation de certains corpus de grands écrivains français, parmi lesquels figure l'un des cahiers de Valéry, le numéro 78 (ouvert le 5 novembre 1915, clôt début janvier 1916), situé précisément en dehors des paramètres de l'édition intégrale.
Valéry ne démentirait pas : « Mais – je ne sais pas. Je ne fais que dévider des conséquences. » (Œuvres, I, 987)