Sommaire
- 1. Une ambiguïté à l’
- 2. Une science trop difficile ?
- 3. La lutte entre les équivalentistes et les atomistes
- 4. Le classement des brouillons de l’
- 5. Vers la narrativisation d’une ambiguïté scientifique
- 6. De « premier doute » à « d’abord » : la part esthétique de la transposition du savoir dans le récit
- Notes de bas de page
Introduction
Bouvard et Pécuchet est un roman sur les sciences. Les deux bonshommes parcourent toutes les sciences modernes, tous les modes possibles du savoir qui circulait et se développait au XIXe siècle en France. Cette idée générale sur le dernier roman de Flaubert, si elle risque d’être simplificatrice, n’est pas fausse en elle-même. L’auteur lui-même la suggère, et bien des chercheurs ne cessent d’aborder ce roman « philosophique » ou cette « encyclopédie critique en farce » selon cette perspective1. Or, comment le récit peut-il narrativiser les sciences ? Quels rapports le savoir entretient-il avec l’écriture romanesque ? L’œuvre posthume de Flaubert cherche à répondre à ces questions-là. Et c’est précisément par sa manière d’y répondre qu’elle reste moderne dans un temps où les rapports entre le savoir et le récit sont remis en question, comme nous pouvons le constater à travers les œuvres de Joyce, Borges ou Perec.
L’épisode de la chimie qu’on lit au début du chapitre III attire notre attention pour deux raisons. D’abord parce que c’est là, avec la chimie, une des rares occasions où une science exacte ou théorique est abordée. Queneau a déjà évoqué le fait que la mathématique échappait au programme de Bouvard et Pécuchet2). La physique également. La chimie se distingue des autres expériences scientifiques par sa place dans le système des sciences.
Ensuite ce moment chimique nous intéresse parce qu’il s’agit d’un domaine où l’auteur lui-même avoue son ignorance. On se rappelle ses mots célèbres :
Je lis maintenant de la chimie (à laquelle je ne comprends goutte), etc.3.
Comment est-ce possible de narrativiser une science qu’on ne comprend pas ? Un tel aveu met en question la pertinence de la visée du roman : critiquer les sciences modernes sous forme narrativisée. Il est donc essentiel de connaître le sens des expériences chimiques de Bouvard et Pécuchet dans l’histoire de la chimie au XIXe siècle en France, en un mot l’historicité de leur échec.
Ces deux points concernent la crédibilité du roman comme critique des sciences modernes. Notre objet sera donc d’abord de mesurer le degré d’intelligence de la chimie chez l’auteur et ses personnages. Il s’agira ensuite de replacer l’épisode de la chimie dans le contexte historique pour savoir si l’échec des deux bonshommes ou l’ignorance avouée de l’auteur ne prennent pas une signification particulière dans l’histoire de la chimie française du XIXe siècle, et enfin de savoir comment le récit narrativise le conditionnement de cette historicité de l’épisode.
1. Une ambiguïté à l’incipit de l’épisode
L’examen du degré d’intelligence de la chimie n’est pas séparable de l’interprétation de l’incipit du chapitre III. Dans le texte définitif, nous pouvons lire ceci :
Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault --et apprirent d’abord que « les corps simples sont peut-être composés »4.
L’indication semble, à première vue, n’avoir rien d’équivoque. Le texte, comme pour bien d’autres disciplines, commence par s’attaquer à l’ambiguïté de la terminologie. En fait, le Cours élémentaire de chimie de Regnault, leur livre de référence, semble donner raison à cette interprétation :
Nous ne voulons pas affirmer par là que ces corps soient réellement simples ; il est très-possible que les progrès futurs de la science nous permettent, par la suite, d'opérer des décompositions qui ont résisté à nos moyens actuels ; et qu'alors un certain nombre des corps que nous regardons aujourd'hui comme simples, peut-être même tous ces corps, seront considérés comme des corps composés5.
Il s’agit d’une réserve que le spécialiste émet à propos des progrès futurs de la science. C’est la garantie de la scientificité de la chimie : caractère hypothétique des connaissances acquises. Cependant, Bouvard et Pécuchet sont-ils vraiment en mesure de comprendre la nécessité de ce genre de réserve ? S’agit-il d’une connaissance qu’un néophyte doive acquérir de prime abord, comme nous le suggère le texte ? On note une certaine ambiguïté sur l’usage des termes. « Simple » et « composé », ne sont-ils pas à prendre dans le sens usuel ?
En effet, si l’on prend au niveau du langage quotidien la dernière moitié de la première phrase, elle signifie simplement la divisibilité de la matière par le moyen chimique. Une substance qui paraît simple et qui est en fait indivisible par le moyen physique peut se décomposer chimiquement en plusieurs, comme l’eau en oxygène et hydrogène. Rien ne semble plus adéquat comme premier pas en chimie.
Ainsi, l’incipit de l’épisode de la chimie est étroitement lié à la question du degré d’intelligence de la matière. Nous allons voir que la narrativisation des expériences chimiques se déroulera autour de cette ambiguïté.
2. Une science trop difficile ?
Qu’est-ce que nous pouvons savoir sur le niveau de connaissances en chimie ? On a tendance à considérer que l’épisode de la chimie est court parce que l’auteur manque de connaissances dans le domaine. Du moins, c’est l’avis d’Alberto Cento :
Le passage sur la chimie est court : c'est que Flaubert, comme ses deux bonshommes, a abordé cette science « « sans le moindre scrupule » et n'y a rien compris6.
Il est intéressant de constater que l’expression « ne comprendre goutte [à la chimie] » se retrouve aussi dans certains brouillons. Flaubert fait en effet ainsi avouer à ses personnages la même incapacité en des termes semblables :
[En définitive s'ennuyaient, ne voulaient se l'avouer, n'y comprenaient goutte].7
Ou bien encore :
revenir sur les équivalents des corps simples. --n'y comprirent goutte8.
Pour l'auteur et ses personnages, il est évident que l'expérience chimique se caractérise avant tout par une difficulté d’approche.
D’ailleurs, on ne peut nier que Flaubert ait manqué de connaissances en chimie. Une des preuves en est qu'il ne s'apercevait pas de sa faute de lecture concernant la pesanteur de l'air. Tous les brouillons ainsi que le texte définitif notent que c’est de Girardin que Bouvard et Pécuchet acquirent la certitude que dix litres d'air pèsent cent grammes9, tandis que l'auteur du livre auquel ils se sont référés donne, lui, un autre chiffre :
Nous savons que 10 litres d'air, dans l'état ordinaire, pèsent 13 grammes, ou, en d'autres termes, que 380 litres d'air pèsent à peu près une livre10.
Faute d'indications allant dans ce sens, il est difficile de croire que Flaubert souhaitait imposer à ses personnages une lecture erronée. La fausse information ne semble donc pas être ici intentionnelle.
3. La lutte entre les équivalentistes et les atomistes
Le caractère théorique de la discipline et l’absence de formation contribuent à rendre difficile l’accès à la science. Cependant, la brièveté de l’épisode ainsi que l’ambiguïté de l’incipit ne reflètent pas seulement une incompréhension individuelle. Elles sont aussi l’expression d’un contexte historique spécifique à la recherche chimique française dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’accent que le texte et l’avant-texte mettent sur la combinaison chimique et la loi des équivalents le prouve.
Le texte définitif de l’épisode de la chimie présente deux fois une crise des études chimiques. La plus grave, puisqu’elle est définitive, arrive à la fin de l’épisode :
Elle [la fermentation] les conduisit aux acides - et la loi des équivalents les embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l’élucider avec la théorie des atomes, ce qui acheva de les perdre11.
C’est la loi des équivalents qui a fait abandonner la chimie aux deux bonshommes. Ou, plus précisément, la confrontation de la loi des équivalents avec la théorie des atomes. Or, on sait que les chimistes français étaient divisés entre équivalentistes et atomistes dans la première moitié du XIXe siècle en France. La théorie des atomes avait été proposée déjà par Dalton au début du siècle. Mais elle tardait à se propager en France, étant jugée trop « métaphysique », donc contraire à la méthode expérimentale.
Bien entendu, la théorie des atomes telle que Dalton la concevait n’était pas exactement celle que nous connaissons aujourd’hui sous ce nom. Cette insuffisance de la théorie elle-même et le rejet de réflexion théorique ont conduit un des chimistes les plus éminents de l’époque, Jean-Baptiste Dumas, à nier l’atome. La position qu’il prend à ce sujet est clairement exprimée dans ses Leçons de philosophie chimique :
Ma conviction, c'est que les équivalents des chimistes, ceux de Wenzel, de Mitscherliche, ce que nous appelons atomes, ne sont autre chose que des groupes moléculaires. Si j'en étais le maître, j'effacerais le mot atome de la science, persuadé qu'il va plus loin que l'expérience ; et jamais en chemin nous ne devons aller plus loin que l'expérience12.
En effet, les équivalentistes qui occupaient des postes importants dans le monde des chimistes français faisaient tout pour retarder l’expansion de la théorie des atomes. Il faut attendre les années soixante pour qu’elle commence à être reconnue.
Dans ce contexte, il est donc tout à fait significatif et juste de chercher un sens à la fois historique et esthétique dans la manière dont le récit met fin à l’étude de la chimie, dans cette confrontation de la loi des équivalents avec la théorie des atomes. L’auteur du manuel des deux bonshommes, Regnault, était équivalentiste. Il est donc normal qu’on ne comprenne rien aux lois chimiques si on mélange deux théories sinon incompatibles, du moins avancées par les deux partis opposés. Il est permis de penser que Flaubert qui écrivait dans les années soixante-dix, donc à une époque où la chimie française sortait enfin du retard imposé par les équivalentistes, voulait profiter de cet écart entre le temps de la rédaction et le temps du récit pour concevoir l’abandon définitif de la chimie.
Il en va de même pour le premier échec.
[...] Les Proportions multiples troublèrent Pécuchet.
- « Puisqu’une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant de parties ; mais si elle se divise, elle cesse d’être l’unité, la molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. »
- « Moi non plus ! » disait Bouvard13.
Certes, il ne s’agit pas de la loi des équivalents mais de la loi des proportions multiples. Mais, si Bouvard et Pécuchet ne comprennent pas cette loi ou plus généralement la combinaison chimique, c’est parce qu’ils ne distinguent pas la molécule et l’atome. Cette confusion est caractéristique aussi des équivalentistes de l’époque. Par conséquent, leur premier échec en chimie est aussi influencé par la lutte entre les atomistes et les équivalentistes.
Malgré ou plutôt à cause de l’incompréhension apparente des deux bonshommes, l’épisode a donc une portée critique à l’égard de la situation de la chimie française dans la première moitié du XIXe siècle.
4. Le classement des brouillons de l’incipit
Lire ainsi l’échec des deux bonshommes à la lumière de l’histoire de la chimie sert à décrypter l’intrusion du savoir dans le récit. Mais cette lecture historique ne peut, à elle seule, éclaircir l’entrelacement de la narration et de la science, la question de savoir comment le récit met en scène le savoir dans le dernier roman de Flaubert. Un examen des brouillons s’impose pour mettre en jour cette part esthétique des rapports entre le savoir et le narratif.
A notre connaissance, les brouillons de l’incipit peuvent se classer ainsi14 :
Ces dix versions elles-mêmes se divisent en trois groupes :
Le premier groupe : de la version 1 à la version 3
Le deuxième groupe : de la version 4 à la version 6
Le troisième groupe : de la version 7 à la version 10
Chaque groupe présente les traits d’écriture propres à sa période de rédaction. Les folios du premier groupe expriment mieux que les autres l’état intermédiaire entre les notes de lecture et la narration15. En effet, emprunté au livre de Regnault ou de Girardin, le savoir y est fidèlement reproduit sans être nécessairement narrativisé. En un sens, la science déborde l’espace littéraire. Les manuscrits du deuxième groupe, en revanche, témoignent des efforts pour assimiler le savoir au récit, le distribuer dans les paroles des personnages, construire l’intrigue à partir des oppositions du savoir. Equilibrées et réconciliées, la science et la littérature s’assimilent. Enfin le troisième groupe représente la période de rédaction où s’opère le « travail d’excavation »16) où l’écriture s’efforce de produire délibérément « un vide » sémantique pour donner un « effet définitif d’inachèvement »17. L’ambiguïté de la phrase flaubertienne n’est pas la reproduction fidèle des oppositions ou des ambiguïtés de la science, ni le produit d’un pur travail stylistique. D’une part le contexte de l’histoire de la science est à l’origine de l’ambiguïté flaubertienne, d’autre part celle-ci le reproduit à sa propre manière, sans se contenter d’être le véhicule transparent de l’histoire de la science. L’esthétique l’emporte sur le savoir par la représentation littéraire d’une ambiguïté scientifique.
Du premier brouillon jusqu’au texte définitif, nous trouvons le même argument concernant la combinaison chimique. Mais sa présentation est tout à fait différente selon la visée que chaque phase de rédaction projette. Essayons de dégager les traits généraux de cette stratégie.
5. Vers la narrativisation d’une ambiguïté scientifique
Le classement et la lecture des brouillons nous permettent de constater qu’il y a au moins trois genres de stratégie que le texte et l’avant-texte mettent en jeu successivement pour la narrativisation esthétique du savoir.
Le premier moyen consiste à moderniser la critique de Pécuchet pour la combinaison chimique. Dans les premiers brouillons, l’accent est mis sur la réflexion métaphysique. Le folio 214 la présente ainsi18 :
Des mots tels que « métaphysique par nature », « passe encore », jamais » suggèrent qu’il s’agit d’une contestation radicale émise d’un point de vue métaphysique, et nullement d’un aveu d’inintelligence, comme dans le texte définitif. Cette attaque violente suit la tradition cartésienne qui n’admettait pas l’atome19).
Cependant, aussi catégorique soit-elle, la contestation métaphysique de Pécuchet est-elle vraiment efficace comme critique de la chimie, de cette science qui, depuis Lavoisier, se veut « expérimentale » et « empirique » avant tout ? Dans les versions ultérieures, en effet, la connotation métaphysique va disparaître et la contestation se transforme en simple doute ou plutôt en aveu d’incompréhension. Dans le folio 323 verso, le dernier folio de la version 5, la contestation de Pécuchet est barrée. Dans cette partie supprimée, on voit un ajout : « théorie des atomes ». Du coup la critique de Pécuchet change de registre. Elle n’est plus métaphysique et cartésienne mais contemporaine et inhérente au monde chimique de l’époque. Quand elle réapparaît dans la marge du folio de la version 6, elle se prive en effet de connotation métaphysique. Enfin la version 7, c’est-à-dire le folio 269 verso, l’intègre dans le texte, mais à ce moment-là, l’intention de rejeter la métaphysique pour se spécialiser dans la chimie se manifeste plus que jamais :
Le ton autoritaire qu’on trouvait auparavant dans la contestation métaphysique de Pécuchet est perdu. Et des ajouts tels que « je suppose», « il me semble à moi » et « enfin je ne comprends pas » atténuent la critique et contribuent à transformer la contestation métaphysique en aveu d’ignorance. Cette tendance se renforce progressivement avec la réécriture vers le texte final. Seuls les mots « unité » et « primordiale » y restent comme un résidu du débat métaphysique dans les premières versions.
Cette modernisation de la critique et la transformation d’une contestation en aveu d’impuissance sont à considérer comme la stratégie du texte qui veut attaquer la chimie française de l’époque par ses points les plus faibles. La combinaison chimique n’est pas compréhensible sans distinguer l’atome et la molécule, ce qui était difficile à l’époque, étant donné la domination des équivalentistes. Mettre les deux bonshommes dans l’inintelligence de la combinaison chimique est le meilleur moyen pour critiquer la chimie française de l’époque, plutôt que de recourir à la discussion métaphysique.
Une autre modification vient accentuer encore cette stratégie textuelle. C’est aussi dans le passage de la version 5 à la version 6 qu’elle intervient. Il s’agit d’un transfert de la critique de Pécuchet. En effet, les premiers brouillons la présentaient à l’incipit de l’épisode. Mais, au moment où elle réapparaît dans la version 6 après avoir été supprimée une fois dans le dernier folio de la version 5, elle n’est plus là où elle était. Elle est transférée plus tard, juste avant le premier échec, c’est-à-dire l’abandon du livre de Regnault. On a déjà vu que, simultanément à ce transfert, la critique avait changé totalement de contenu. Si une causalité est établie entre l’inintelligence de la combinaison chimique et l’abandon du livre de Regnault, cela veut dire que la combinaison chimique est promue au rang d’obstacle majeur dans l’expérience de chimie.
Ainsi, les deux moyens concourent à moderniser l’expérience de la chimie dans Bouvard et Pécuchet, et à rendre ce roman plus adéquat pour critiquer les sciences modernes.
6. De « premier doute » à « d’abord » : la part esthétique de la transposition du savoir dans le récit
Cependant, la singularité de la stratégie mise en place dans le dernier roman de Flaubert consiste à pousser l’ambiguïté de l’énonciation, à tel point qu’on ne sait plus si le texte se moque de la science, ou bien des personnages. En ce qui nous concerne, les modifications introduites que nous avons vues jusqu’ici avaient toutes pour but de rendre fidèlement la situation qui entourait les deux bonshommes lorsqu’ils se mettent à étudier la chimie. En revanche, la dernière phase de la rédaction ne recherche guère cette reproduction exacte de l’histoire de la chimie. Elle invente des « vides », ou une ambiguïté de la phrase qu’il est impossible de réduire à l’histoire de la science. Cessant d’être la représentation transparente du savoir, l’écriture romanesque tente de s’offrir une matérialité opaque dont l’existence n’a pas de sens sinon esthétiquement.
La première phrase de l’incipit que nous avons évoquée plus haut est un exemple qui illustre bien la production de ce genre d’ambiguïté. Nous avons déjà signalé deux possibilités pour lire « les corps simples sont peut-être composés. La méthode génétique nous fait comprendre, plutôt que de le régler, comment ce double sens s’est produit à travers le travail de réécriture. Suivons le processus de l’écriture dans les versions 7 à 9 appartenant à la dernière période de rédaction.
Les étapes par lesquelles Pécuchet arrive à douter de la notion de la combinaison chimique sont claires dans la version 7. D’abord Bouvard et Pécuchet font la distinction entre les corps simples et les corps composés, ensuite les arrête lorsqu’ils apprennent que les corps simples peuvent bien ne pas l’être. A ce stade, il n’y a pas lieu de relever une quelconque ambiguïté dans cette phrase, comme nous l’avons fait pour le texte définitif. Les réécritures qui vont être apportées à partir de cette version visent à priver la phrase de cette clarté même. Dans la version 8, comme la version précédente l’a indiqué, le syntagme « la distinction des corps en simples & composés était faite » est supprimé. Mais reste encore « un premier doute les arrêta [troubla] ». Ce dernier élément est à son tour effacé dans la version 9. Ainsi, il ne reste que « [ils] apprirent d’abord que les corps simples sont peut-être composés ». Ici la phrase devient identique à la version finale, et une transformation sémantique s’opère. Car ce qui était un doute auparavant se présente désormais comme une acquisition. On ne sait plus exactement ce que les deux bonshommes ont appris. D’où la possibilité d’un double sens.
L’équivoque de la phrase provient du remplacement de « premier doute » des versions précédentes par « d’abord ». Entre « premier » et « d’abord », le sens lexicographique ne diffère presque pas. Mais le texte subit un changement profond. C’est la continuité langagière apparente au niveau sémantique entre l’adjectif et l’adverbe qui permet cette mise en équivoque de la phrase. C’est en ce sens-là que la production de l’ambiguïté à partir des oppositions du savoir peut être esthétique dans Bouvard et Pécuchet.
Conclusion
L’épisode de la chimie est un exemple qui illustre bien comment Bouvard et Pécuchet fait jouer les sciences modernes. D’une part le roman cherche à représenter fidèlement la situation contemporaine du monde chimique, d’autre part il s’efforce de la rendre moins visible, ne se contentant plus d’en être le porte-parole. Dans le processus de la transposition d’une ambiguïté scientifique, l’écriture romanesque profite d’une fausse continuité langagière pour inventer les vides et assimiler comme la sienne l’équivoque de la science. C’est ainsi que l’opacité de la phrase peut s’acquérir sa propre valeur esthétique.
Notes
1) cf. Introduction de Claudine Gothot-Mersch à son édition de Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, “Folio”, 1979, p. 19 sqq. Toutes les citations de Bouvard et Pécuchet viennent de cette édition. On indique la page après l’abréviation BP.
2) cf. sa préface à Bouvard et Pécuchet, reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950. Elle est partiellement reprise aussi dans notre édition de référence. cf. BP, 46.
3) A George Sand, 3 février 1873, Correspondance, in Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Paris, Club de l’Honnête Homme, tome 15, 1975, p. 202.
4) BP, 116. Souligné par nous. Il en sera de même pour les citations qui suivent, sauf indication contraire.
5) Henri-Victor Regnault, Cours élémentaire de chimie, Paris, Langlois, Leclercq et V. Masson, 1840, tome 1, p. 3.
6) Alberto Cento, Commentaire de “Bouvard et Pécuchet”, publié par Lea Caminiti Pennarola, Liguori, Napoli, 1973, pp. 39-40.
7) Folio 284 verso, g 225 (1).
8) Folio 221, g 225 (1).
9) BP, 116.
10) Jean-Pierre-Louis de Girardin, Leçons de chimie élémentaire faites le dimanche à l’école municipale de Rouen, Paris, Ranvier, 1836-1837, tome 1, p. 24.
11) BP, 117.
12) Jean-Baptiste Dumas, Leçons sur la philosophie chimique, professées au Collège de France par M. Dumas, recueillies par M. Bineau, Paris, Ebrard, 1837, p. 290.
13) BP, 116.
14) Tous les manuscrits évoqués appartiennent à g 225 (1). Les folios liés par une flèche signifient que le folio droite fait suite au folio gauche. En revanche, les folios juxtaposés par le “/” veulent dire qu’il s’agit de réécritures pour la même séquence de l’épisode.
15) Suite du f. 215.
16) Suite du f. 323 v. et réécriture du f. 230 v.
17) Pour la chimie, nous ne possédons pas de notes de lecture.
18) Pierre Marc de Biasi, Flaubert et la poétique du non finito, in Le manuscrit inachevé, écriture, création, communication, “Textes et manuscrits”, collection publiée par Louis Hay, Paris, Editions du Centre national de la recherche scientifique, 1986, p. 54.
19) Ibid., p. 48.
20) Pour la transcription, le passage supprimé est mis entre crochets, le passage ajouté est mis en italique. Les * signifient la partie illisible. Les ô marquent la fin d’une ligne dans le manuscrit, uniquement utilisés lorsqu’une ligne de manuscrit ne peut être reproduite dans une ligne dans la transcription.
21) cf. Descartes, Les principes de la philosophie, II-20, in Œuvres philosophiques, tome 3, Paris, Bordas, “Classiques Garnier”, 1989, pp. 165-166.
1 cf. p. 19 sqq. de l’Introduction de Claudine Gothot-Mersch à son édition de Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, “Folio”, 1979. Toutes les citations de Bouvard et Pécuchet viennent de cette édition. On indique la page avec l’abbréviation “BP”.
2 cf. sa préface à Bouvard et Pécuchet, reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950. Elle est partiellement reprise aussi dans notre édition de référence. cf. BP, p. 46.
3 A George Sand, 3 février 1873, C. H. H. t. 15, p. 202.
4 BP, p. 116. Souligné par nous. Il en sera de même pour les citations qui suivent, sauf indication contraire.
5 Henri-Victor Regnault, Cours élémentaire de chimie, Paris, Langloi, Lecerc et V. Masson, 1840, tome 1, p. 3.
6 Son Commentaire, pp. 39-40.
7 Folio 284 verso, g 225 (1).
8 Folio 221, g 225 (1).
9 BP, p. 116.
10 Girardin, Leçons de chimie élémentaire, p. 24.
11 BP, 117.
12 Jean-Baptiste Dumas, Leçons de philosophie chimique, 1837, p.290.
13 BP, p. 116.
14 Les folios liés par un trait vertical signifient qu’il s’agit de réécriture. En revanche, une flèche veut dire que l’un des deux folios fait suite de l’autre.
15 Pour la chimie, nous ne possédons pas de notes de lecture.
16 Pierre Marc de Biasi, “Flaubert et la poétique du non finito”, in Le manuscrit inachevé, écriture, création, communication, “Textes et manuscrits”, collection publiée par Louis Hay, Paris, Editions du Centre natinal de la recherche scientifique, 1986, p. 54.
17 Ibid., p. 48.
18 Pour la transcription, le passage supprimé est mis entre crochet, le passage ajouté est mis en italique. Les * signifient la partie illisible. Les | marquent la fin d’une ligne dans le manuscrit, uniquement utilisés lorsqu’une ligne de manuscrit ne peut être reproduite dans une ligne dans la transcription.
19 Descartes, Les principes de la philosophie, 20, Seconde partie, Œuvres philosophiques, Paris, Classiques Garnier, tome 3, pp. 165-166.