Sommaire
Sur la page du manuscrit littéraire de travail, celle où se cherche l'œuvre (qu'il faut radicalement distinguer, en ce point, du manuscrit de copie), tout s'essaie à la fois. La phrase, la pause, le récit et la prose, l'ensemble et le détail, la conception et la réalisation. Les formes de ces dispositifs sont très diversement réglées selon les "auteurs" et selon les finalités.
L'exemple de Flaubert, analysé ici même par Almuth Grésillon, est sans doute l'un des plus spectaculaires parce qu'il offre un ordre relativement complet des opérations possibles:
- idée initiale, scénario initial, scénarios d'ensemble, plans de détail ;
- documentation, notes de lecture, notes d'observation, documents, citations, tout le matériau qui sera converti en texte, en roman et en prose ;
- brouillons, ou s'effectue lentement le travail d'intégration dans la forme, où s'essaient les différentespostures de l'énonciation narrative, avec leurs rythmes, leurs ruptures, leurs césures.
L'exemple de Flaubert est spectaculaire également parce que la matière verbale narrative y est travaillée avec un acharnement et une âpreté qui n'ont guère d'équivalents dans les corpus manuscrits modernes.
Sans doute une investigation linguistique qui s'attache à saisir les formes multiples de ces partis pris de chaque instant permettrait de saisircomment le travail d'écriture qui s'effectue dans la langue, pour passer d'une conception par définition virtuelle, finalisée – mais du même coup encore indéfinie, suspendue – à un texte narratif qui est tendu par tout ce qui s'effectue en lui. Le texte narratif a la plénitude de l'événement, du déjà là, de ce qui se découvre, en même temps qu'il profile les voix multiples d'une narration et de points de vue divers, antagonistes souvent, en même temps qu'il construit le commentaire, la plupart du temps implicite, de ce qu'il déploie. La polyphonie du texte narratif — qu'elle soit sériée ou compacte, répartie en séquences ou agissante dans l'indécidable ambiguïté de tel ou tel moment de l'énonciation — est la résultante d'un travail linguistique considérable, qui a ses propres variantes, ses propres accidents, ses grandes inventions aussi (tel usage du passé simple, de l'imparfait, de la parataxe, de la ponctuation...). C'est ce travail qui pèse dans l'hyper-complexité du texte narratif achevé, qui a une sorte de présence dans les ellipses et lesruptures d'énonciation, dans les affleurements du narrateur, dans les mutismes du texte également, qui fait la densité des interstices.
Mais je voudrais aller plus en amont encore : la textualité en mouvement est d'abord une graphie. Dans la graphie du manuscrit se joue une tangence étrange entre la réalité d'une inscription — la trace empirique d'une écriture, d'une voix qui s'inscrit — et la levée d'un être de discours : être polymorphe puisqu'il est à la fois narrateur, commentateur, chef de régie parfois, voix des personnages, œil qui voit, qui parcourt — il peut être tous les êtres du monde.
Dans la mince schize qui porte le scripteur empirique vers la trame du texte bascule de manière décisive tout l'édifice de l'énonciation parce qu'alors l'énoncé devient aussitôt texte, ou essai de texte, il perd toute empiricité immédiate pour entrer dans la coordination de l'œuvre et pour être happé dans un régime global de la signification et dans le cours spécifique de la littérature.
Sur la page du manuscrit destiné à l'œuvre, les positions sont multiples, labiles. L'exemple de Stendhal est particulièrement éclairant, parce que sur les pages de ses manuscrits coexistent les positions énonciatives les plus diverses, prises dans le mouvement de l'écriture, en feston souvent à peine détaché. Le bruissement des marges est indissociable de la pulsion graphique, de la construction et de l'invention narratives, comme une relance permanente faite d'un dialogisme extraordinairement actif1. Ainsi, cette page du manuscrit de Lucien Leuwen :
Stendhal, manuscrit de Lucien Leuwen, Bibliothèque municipale de Grenoble, R 301. t. I f 306
Le texte du roman n'a jamais eu d'existence autre que manuscrite, je le rappelle, du vivant de Stendhal. Les éditeurs successifs ont ensuite extrait des volumes manuscrits un texte romanesque plus ou moins conforme à l'idée qu'il était possible de se faire d'un roman. Mais la réalité graphique du manuscrit est peut-être l'œuvre elle-même, ou du moins elle est particulièrement caractéristique de ce que fut la relation de Stendhal à l'écriture, au devenir hasardeux de ses œuvres : les textes de Stendhal sont fait du tissu de cette relation.
Sur la page, dans le canton de droite, une version du texte narratif lui-même, avec les marques de ses ajointements : "Q", "R" à 260". Un commentaire, sans doute de relecture, replace de façon critique ce passage dans l'économie de l' œuvre en cours : "autrement dit page" (Il faut supposer que Stendhal se réserve de rechercher plus tard quelle est cette page). Enfin une indication fait repère dans l'élaboration : "dicté le 18 sep." (Cette partie de l'œuvre a en effet été dictée par Stendhal, et devait composer ce qui avait alors pour titre Le Chasseur vert).
S'ajoute, en haut à gauche, dans une cadre particulier, un repère plus intimement lié au travail lui-même, à son rythme, une sorte de marque qui est le journal de l'écriture : "23 juin made10 pages et corrigé ferme 36 Vaisseaux aux Dardanelles". Le privé, l'historique, le travail s'infusent l'un dans l'autre. C'est aussi cette palpitation du temps, de l'écriture, du détail qui doivent devenir, dans l'intimité préservée du manuscrit, le voisinage chaleureux du roman qui est en train d'advenir. Les manuscrits de Stendhal fourmillent de ces notations sur la date, sur l'heure, sur la vitesse de l'écriture, sur le temps qu'il fait, sur la lumière, sur les projets ou événements proches, sur les franges privées de l'activité d'écrire.
Dans l'autre sens du papier (et sans doute préalablement, comme on peut le déduire du découpage des cantons) intervient une note de régie : "A placer avant le milieu du vol. L. trouva qu'on discutait dans le Comité de rédaction de l'Aurore quel avait été le plus grand crime. La mort du duc d'Enghien ou celle du Mal Ney. Il fallait décourager les auteurs de la machine infernale (dirigés par le Cte de tois ar)". L'énonciation est, ici aussi, privée, de gestion de mémoire, comme une idée à retenir, à situer dans l'économie générale du récit. C'est l'inscription fugitive, pour soi, d'un possible. (Il faut remarquer à ce sujet que Stendhal ne fait jamais de plan d'ensemble, que l'improvisation fait le rythme narratif si particulier de son œuvre : mais il y a de très vives brèves idées, et les marges sont emplies d'une attention minutieuse à la chronométrie de l'écriture). Cet énoncé introduit par son cadre un dialogue, sous forme d'injonction : l'un qui conçoit commande à l'autre qui rédige, qui écrit. Ici, bien sûr, les deux opérations sont précisément bien séparées : il n'est pas question, dans la visée du manuscrit, vraisemblablement, que ce "à placer" devienne lui-même un texte publié — sauf pour nous qui restituons la page, qui y lisons le texte d'une invention et d'une activité.
Il faut supposer un tour encore à ce devenir "texte" de la graphie manuscrite : une telle note de régie n'est à proprement parler lisible que parce que, depuis la fin du XIXième siècle, certaines oeuvres ont fait leur être même de leur virtualité, que parce qu'une esthétique de l'écart entre l'œuvre et son projet s'est développée. Aussi, quand nous lisons un tel énoncé, ce n'est sans doute pas tant "Stendhal" empirique qui est pour nous le locuteur effectif, mais déjà un "Stendhal" écrivain, devenant son propre texte, se glissant dans la formation de son œuvre.
Cela est plus net encore avec les deux ajouts déposés en diagonale, en bas de page: "for me S'il était philosophe il se dirait voilà à quoi la femme est bonne. 18 sep."; et plus développé encore : "For me Tu n'es qu'un Naturaliste. Tu ne choisis pas les modèles, mais prend pour love, toujours Métilde et Dom. 13 juillet 34 et 18 sep." "For me" : cela signifie sans doute : "ce n'est pas pour l'éditeur". Il s'agit d'une réflexion "privée", d'un commentaire en aparté. Mais la page devient précisément cet extraordinaire théâtre de l'énonciation où l'écriture module ses énonciateurs, ses destinataires, dans un dialogisme acrobatique entre le moi, le tu, le il (Stendhal se désigne très souvent sous le nom de Dominique), qui commente aussi bien l'esthétique à l'œuvre ("naturaliste", modèles") que l'écrivain, qui propose des commentaires privés qui peuvent aussi bien être texte du roman ("s'il était philosophe..."). Dans la graphie du manuscrit, on peut se demander sous quel regard, pour quel destinataire se développe une telle théâtralisation de l'écriture : en tout état de cause, c'est bien un texte stendhalien que nous avons là, précisément par le fait qu'il n'y a pas solution de continuité entre des espaces d'énonciation pourtant parfaitement héterogènes, parce que la fiction s'y borde d'une désignation de l'activité graphique et mentale qui la produit, parce que l'énonciation la plus privée (et la moins fictive) est comme happée dans l'espace commun du texte-oeuvre. L'énonciation graphique, sur la page du manuscrit, est le passage de la parole dans l'être de l'écriture.
Ce qui est miroitement, vitesse, cohabitations vives chez Stendhal, est enfoncement, redites, sillons, dans les manuscrits de Flaubert. La graphie est présence obscure dans chaque possible, dans chaque tentative, elle est aux prises avec la matière textuelle à produire, à irradier :
III. 2 Flaubert, manuscrit de Un Cœur simple, Paris, Bibliothèque Nationale, n.a.f. 23663 (I), f 285 r.
La page est le récit d'un trajet familier : "Quand il faisait beau temps, on s'en allait dès le matin à la ferme de Geffosses". L'écriture construit et conduit le chemin : "Il y a deux routes pour s'y rendre, par les herbages et par l'eau d'Ivie." L'écriture s'enfonce ensuite dans l'approche : rajout sur les perspectives ("à droite", "par les trous des haies"...), grossissement de certains détails (en marge "et les iris sur les toits de paille") : écrire, ici, c'est mimer la visibilité que l'on parcourt, constituer le texte d'un trajet; la conception s'appuie sur le monde en phrases-chemins. Si les textes de Flaubert ont une telle intensité, c'est parce que la graphie est le moment d'une étonnante conjonction entre l'écriture, la représentation qu'elle poursuit, la prose qu'elle élabore, la vision qui hante le texte2.
L'énonciation graphique, alors, ne se détache guère de la production dont elle s'approche, elle est la diction de cette venue, de ce chemin. Ecrire, c'est se porter dans le lieu à produire : "On arrive à Geffosses. / La cour est en pente, la maison dans le milieu." Pris dans le grand murmure de l'imparfait, légèrement détaché cependant, le présent de l'apparition restera jusqu'au texte publié : c'est un de ces "silences de Flaubert" que Gérard Genette avait fait entendre. Ce présent, qui fait être la maison en suspens dans le texte de fiction, qui fait que l'énoncé se porte vers elle — ou la fait basculer fantastiquement au premier plan — gardera, en texte imprimé, l'intensité de présence et d'accès qui court sur la page du manuscrit, là où l'énonciation graphique se dérobe en venue d'espace, de sensations , de souvenirs, là où elle se dissout en consistance de fiction.
Cet épisode, enfin, soulève un souffle de mémoire, une figure de nostalgie, dans un abîme de souvenirs : "Et Mme Aubain, pendant que les enfants mangeaient, jouaient, en regardant la cour par la fenêtre, songeait aux "parties" qu'on y faisait autrefois, au temps de sa jeunesse — soupirs perdus dans ses souvenirs —, silence des cours chant d'un coq". L'énonciation est nomination du détail qui fait corps des choses du monde. Que l'écrivain projette ici sa propre nostalgie (Geffosses est le nom d'un domaine familial de Flaubert) n'explique guère la force de ce moment de coïncidence. C'est bien plutôt l'espacement qui reçoit forme, ici, et qui donne une puissance esthétique à ce moment pensif.
Sur la page du manuscrit, alors — et il faut envisager, dans le cas de Flaubert l'importance des récurrences, des redites, de la répétition, de page à page, de folio à folio, comme si l'idée devait être reprise, mimée à nouveau, jusqu'à saturation — c'est par la manière dont l'énonciation et la vision s'interpénètrent (locuteur et énonciateur s'inscrivant ensemble) que la ténacité d'une fiction peut trouver son rayonnement plein.
Une telle résistance de la coïncidence entre l'énonciation graphique et le monde qu'elle produit et découvre, dont les "présents" grammaticaux, caractéristiques du moment de scénario, sont sans doute la marque la plus claire, sera explicitement revendiquée dans l'esthétique narrative contemporaine. Claude Simon l'indique en ces termes : "L'on n'écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s'est passé avant le travail d'écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d'une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l'intention" (Discours de Stockholm, éd. de Minuit, 1986, p. 25).
La relation avec le texte et sa fiction est suspendue à ce moment de l'énonciation graphique que la page manuscrite rend particulièrement appréhensible : "on arrive à Geffosses". L'énoncé désigne le lieu que l'énonciation fait être dans l'instant de cette diction, de cette lecture.
Le présent de l'écriture, qui nous retient ici, est à la fois une formidable ténacité de l'énonciation — le pouvoir de dire, d'être ce locuteur qui manipule, combine, ramifie des énonciations multiples — et le passage, sans solution de continuité, à une parole délitée par l'énigme de son lieu, à la fantomatique présence d'une voix devenue texte, tension d'oeuvre, trace graphique.
Ce présent est comme une vérité que cherche l'énonciation graphique littéraire : il est la vérité de son être hors du temps, de son pouvoir de capter à travers la mort. "Si pour écrire il faut être, ce n'est pas nécessaire pour raconter", souligne Oswald Ducrot. Assurément, parce que la main qui tient la plume est bien empirique, vivante. C'est de cette main que la manuscrit autographe porte la trace. Mais, pour être cet être indéterminé qui raconte dans l'écrit, celui qui écrit ne doit-il pas lui-même glisser, tout entier, dans l'être de celui qui écrit et qui n'est déjà plus le scripteur empirique, qui se projette en discours sur la page, en décisions, en inventions. C'est peut-être ce qu'il y a de plus frappant dans le glissement dont la page de manuscrit est le lieu : la relation à soi et à l'autre que l'écriture développe multiplement trouve en cet espace une étrange chambre d'écho, indéterminée mais précise pourtant, qui doit même atteindre son plus haut degré de précision pour devenir proprement inassignable, pour atteindre son plus haut degré de virtualité et d'intelligibilité, pour que s'y dissolve en oeuvre la circonstance de l'énonciation.
Pour conclure, on peut distinguer deux étages à cette question de l'énonciation graphique dans l'espace du manuscrit littéraire.
1) La page du manuscrit littéraire est une scène dans laquelle l'énonciation graphique est aussitôt confrontée à son devenir texte. Et s'il y a des énoncés que l'on peut rapporter à l'écrivain empirique (gestion, prévision, plans, commentaires, idées diverses), il faut considérer que c'est cependant leur devenir texte qui est en jeu aussitôt. Les diverses décisions qui s'énoncent peuvent être textualisées, emportées dans la frontière de l'œuvre.
2) Cette textualisation de l'énoncé précaire, du brouillon, n'est possible que parce que c'est l'espace esthétique de l'écrit qui de fait s'y forme, s'y invente. L'écrit choisit de se rapporter là à sa virtualité, en même temps qu'il quête avec force une présence arrachée au temps et à la mort.
La question du texte littéraire est peut-être d'abord celle de l'énonciation qui s'y inscrit, qui y coïncide avec le vertige de son devenir singulier dans l'espace de l'œuvre. Dans l'écriture dès la graphie sur la page du manuscrit, un chiasme s'effectue du scripteur et de l'écrivain, du travail et de la mort, par le passage en texte.
C'est cet innommable de l'énonciation graphique qu'énoncé le début de l'Innommable : "Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser". Et que prolonge la fin du livre : "je vais continuer." Dans le manuscrit littéraire, la graphie ne peut que vouloir se fondre dans l'interminable tracé de ce qui devient œuvre.
1 Je reprends ici, sous un autre point de vue, quelques aspects des manuscrits "inachevés" de Stendhal que j'ai eu l'occasion de développer par ailleurs : voir "Stendhal, sans fins", dans Le Manuscrit inachevé, ed. du C.N.R.S., 1986, et "Le destinataire des manuscrits", dans Ecritures du romantisme I. Stendhal, Presses Universitaires de Vincennes, 1989.
2 J'ai déjà proposé, pour un propos assez différent, une étude de cette page dans "L'auteur dans son manuscrit". Hors Cadre n° 8, "L'état d'auteur", Presses Universitaires de Vincennes, printemps 1990.