Sommaire
La célébration du Centenaire de la naissance de Valéry en 1971 donna lieu à plusieurs grands colloques, à Montpellier, à Strasbourg, à Paris au CNRS, qui réunirent un nombreux public. Ce fut l’occasion de la rencontre de chercheurs qui ne se connaissaient pas ou peu. Une petite communauté valéryenne se forma, autour de Jean Levaillant. Nous étions riches déjà de la lecture des Cahiers publiés en fac-similé par le CNRS, et bientôt saisis d’une semblable fascination par des manuscrits difficiles et beaux. Agathe Rouart-Valéry prêtait sa bienveillance à ces « jeunes », plus nombreux qu’aujourd’hui dans une génération. Elle accueillait, selon les jours, l’un ou l’autre, apportant, sur une petite table de jeu, dans le salon du 40 rue Paul Valéry, les chemises de papier cristal contenant les documents précieux qu’elle maniait, disait-on, « avec des mains de fleuriste ». Plusieurs doctorats étaient en préparation. Des collègues venus de différents lieux du monde rejoignirent bientôt ce groupe au sein duquel se constitua, à mon initiative, l’équipe éditoriale que Paris XII accueille ce 7 novembre 2003.
Très vite, la réalisation d’une édition typographique intégrale nous a semblé nécessaire. Il fallait mettre à la disposition non seulement des chercheurs, mais aussi du grand public un monument de la littérature et l’un des textes majeurs de la pensée contemporaine, et rendre à Valéry, parfois un peu enfermé dans sa seule poésie versifiée, sa véritable place. Il fallait le faire à temps, avant que s’achève ce vingtième siècle dont l’auteur des Cahiers a formulé avant d’autres tant d’idées directrices, et profiter de la chance qui réunissait alors un groupe de chercheurs qualifiés.
Ce projet fut en 1979 l’objet d’entretiens avec Claude Valéry, fils aîné de Valéry, et, d’autre part, avec les Président et Vice-Président de Paris XII, MM. Guillou et Jacotot. Ceux-ci m’encouragèrent à fonder, dans le cadre de ce qui s’appelait l’Institut de Recherche Universitaire, un « Groupe de recherches valéryennes » ayant pour but une édition critique des Cahiers. Le manuscrit était difficile (présence de formules mathématiques, nombreux croquis, texte souvent elliptique, etc.) : Claude Valéry souhaita d’abord la réalisation de « pages échantillons » (transcriptions, annotations etc.). Notre petit groupe (très majoritairement féminin à l’origine) s’y consacra. Travaillant dans l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes, nous étions formés au travail sur manuscrit. Les problèmes furent assez facilement résolus. La « copie » du futur tome I était presque achevée quand, en 1986, le contrat fut signé avec les éditions Gallimard, pour les Cahiers des années 1894-1914. La famille et l’équipe éditoriale, à laquelle se joignit alors Judith Robinson-Valéry, renonçaient aux droits d’auteur pour rendre les volumes moins onéreux, donc plus accessibles. Le tome I parut en 1987. Des journées d’étude à Paris XII se succédèrent : Lectures des premiers Cahiers1, Problèmes du langage dans les Cahiers2, Valéry, la logique, le langage3avec Antonia Soulez. En 1992, une décade (la seconde sur Valéry après celle de 1965) eut lieu à Cerisy-la-Salle : Un nouveau regard sur les Cahiers4. Tout fut publié. Les colloques se poursuivirent à l’étranger, en Europe, aux Etats-Unis, au Japon, plus tard en Corée...
Je crois utile de faire un rappel de l’histoire des Cahiersdont les détails peu connus viennent d’une conférence de Claude Valéry datant d’environ vingt ans. D’abord, comment se définissaient ces Cahiers parmi l’ensemble considérable de manuscrits laissés par Valéry à sa mort ? Nous savons que Valéry tenait plus qu’à tout à ce réservoir d’idées, « seul capital » qu’il voulût mettre à l’abri durant les guerres. En 1918, il avait accompagné son « patron » Edouard Lebey à L’Isle Manière emportant ceux précédemment écrits. Ce « petit stock » s’était beaucoup accru quand la seconde Guerre mondiale éclata. Le même souci amena une seconde fois une évacuation. Voici un document où Mme Valéry raconte ce nouveau voyage des Cahiers :
A la mort de Paul, tous ses cahiers étaient encore entassés sous la table ronde du bureau, tels qu’ils avaient été rapportés dès les derniers mois de 1940, je crois, par Julien Monod, c’est-à-dire dans un grand sac toile et cuir fermant à clé qui avait servi à leur transport à Vichy ou à Clermont Ferrand, au moment critique du printemps, J.P. Monod ayant assumé la charge de mettre à l’abri tout ces cahiers, hors de Paris, chez son beau-frère Naville ou un autre dépôt de banque du centre. Il a certainement surveillé et même suivi lui-même le transport, à l’aller, peut-être au retour.
J’ai dû me décider à sortir les cahiers du sac - provisoire, mais immobilisé à la même place depuis cinq ans – qui intriguait les rares personnes admises à entrer dans le bureau : d’où la légende créée par quelqu’une d’entre elles, qui s’était propagée. On racontait que Paul Valéry jetait ses cahiers, aussitôt terminés, dans un grand sac. Il se serait bien gardé de l’ouvrir et d’ailleurs il était comble. Tous les cahiers écrits depuis le printemps de 1940 étaient placés dans les casiers du meuble en chêne auquel, assis devant sa table de travail, il tournait le dos. On pouvait en compter 55 environ5.
Cette anecdote explique une part des débats qui eurent lieu ensuite sur le nombre et la chronologie des Cahiers, Valéry n’en ayant pas fait de liste.
Projet de 1892, conçu à la fois comme entreprise intellectuelle et remède à une crise affective, les Cahiers devinrent un rituel matinal et surtout une recherche constante. Cahiers : Valéry n’utilise que ce nom, qui fait du support un titre, même s’il s’agit de liasses, de registres ou de bloc-notes. Le mot « cahiers » couvre des quantités variables de pages et s'applique à un corpus qui augmente et dont l'écriture change. Ce grand texte est, en 1945, le fruit de toute une vie, labor pro incognitis, disait l’auteur qui dès le début songe à un lecteur. La famille Valéry fit don des originaux à la Bibliothèque Nationale en 1973, après l’exposition du Centenaire en 1971 où l’ensemble figurait. Auparavant, l’importance que Valéry attachait aux Cahiers avait, trois ans après sa mort, conduit Mme Valéry à faire réaliser un microfilm, dans la crainte des éventuels dommages d’une autre guerre. Avec l’aide de Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale à l’époque, ce fut fait en quatre exemplaires : deux furent confiés à la Bibliothèque Nationale, et se trouvent dans les archives de Sablé, un autre à l'Université d’Harvard (placé dans la Houghton Library en novembre 1948). Le dernier fut remis à Gallimard, en vue d’une édition typographique, envisagée en avril 1949, sous la responsabilité de M. Louis-Raymond Lefèvre, chartiste. Le projet, jugé trop coûteux et irréalisable6, fut abandonné, de même que, en 1953, celui d’une publication en fac-similé par Gallimard. L’exemplaire Gallimard du microfilm fut rendu à la famille en 1959.
Pour l’exécution du microfilm, Jeannie Valéry transporta les Cahiers par petits lots à la Bibliothèque Nationale : « J’étais alors, écrit-elle, dans la jeunesse de ma vieillesse, les portant avec peine et ardeur par quinzaine environ pendant près de trois mois. » Grâce au soutien des Présidents et des Conseils scientifiques successifs de Paris XII, j’ai pu faire réaliser un tirage photographique de ce document pour les Cahiers que nous éditons. Très précieux, il permet un travail hors consultation de l’original, fragile. Il fait voir la pagination autographe quand elle existe. Il a permis aussi de retrouver des cahiers déplacés, qui n’ont pas figuré dans le fac-similé (ainsi deux cahiers de 1900, et le cahier « Langage » de 1911), et a facilité la redéfinition du corpus.
Une autre étape, toujours à l’initiative de la famille, fut la réalisation du fac-similé après un entretien entre Mme Valéry et M. Georges Jamati, alors Directeur adjoint des sciences humaines au CNRS. La décision fut prise, en novembre 1954, par le Directeur Général du CNRS, le physicien Gaston Dupouy. La direction du travail fut confiée à M. Andreu, chef du service des publications, et la réalisation photographique à la maison Sénac, aujourd’hui disparue. Mme Valéry transporta à nouveau les cahiers, cette fois chez Sénac, où ils furent débrochés pour la photographie, puis recousus avec quelques erreurs maintenant réparées7. Pour éviter des lenteurs peut-être, le fac-similé fut réalisé sans editor ni conseiller littéraire (bien qu’il existât déjà des valéryens) par un administrateur s’intéressant au document brut, sans appareil critique, et par un photographe remarquable mais dominé par le double souci d'esthétique et d'utilisation optimum de la place disponible. Pour dire simplement : le « fac-similé » est un « faux-vrai » document, en fait un montage de photographies retouchées, qui efface les limites de pages (parfois même celles de cahiers !), mais les respecte quelquefois, quitte pour cela à resserrer le texte, ou au contraire à le disloquer, voire à ôter deux ou trois lignes au milieu, casées ailleurs. Il efface des taches, mais aussi parfois des ratures, et comme tout fac-similé, il rend analogue ce qui est différent : telles les différentes encres, tels les traits marginaux et les encadrements, les uns contemporains de l'écriture, les autres, souvent au crayon gras, datant d'une campagne de relecture plus tardive. Les vingt-neuf volumes, de près de mille pages chacun, parurent entre avril 1957 et novembre 1961. En juin 1963, Judith Robinson (devenue plus tard Robinson-Valéry), alors Fellow à l’Université de Cambridge, publia chez José Corti L’Analyse de l’esprit dans les « Cahiers »,étude portant sur l’ensemble du corpus. En 1965, la famille Valéry la choisit pour réaliser une anthologie, parue en deux volumes en 1973 et 1974 dans « La Pléiade » sous le titre Cahiers8. Première édition typographique, cette anthologie fondée sur un classement thématique ne concerne qu’un dixième des vingt-sept mille pages de manuscrits reproduites dans le fac-similé. Elle s’inspire des essais de « classement » tentés par Valéry.
Très tôt en effet les Cahiers furent liés à une double visée : une synthèse qui serait le « Système », et un « Dictionnaire » ou « Album philosophique ». Une esquisse de répertoire alphabétique en 1900 est l’ébauche de cet Album : puis, entre 1907 et 1913, Valéry travailla à une reprise sur feuilles volantes, à la main ou à la machine, de fragments choisis dans les Cahiers de 1903 à 1906. Enfin une entreprise plus vaste débuta à partir des années 1920, avec l’aide au début de Catherine Pozzi, dont les interventions sont visibles sur les Cahiers originaux : elle se poursuivit avec la dactylographie effectuée par des secrétaires, dont Lucienne Cain fut la plus active9. Les feuillets furent répartis dans des chemises titrées (« Attention », « Langage », « Temps », « Rêve » etc.). La mort de Valéry en 1945 laissa ce travail sans aboutissement. Les feuillets, ensuite sommairement empilés dans la chambre de service de la rue de Villejust, pouvaient suggérer plusieurs classements différents.
Valéry a donné parfois un titre aux différents cahiers : ils s’ouvrent en 1894 avec le Journal de bord, un cahier d’écolier à fragile couverture de papier orange, que suivent un Self-book, un Log-book, un Livre de Loch - ces Cahiers « marins » de notre tome I. L’ultime cahier sur lequel il écrit encore à quelques jours de sa mort est titré « Sub signo doloris ». La datation précise n’est pas toujours possible : on trouve, au début, des liasses de feuilles sans dates, plus tard des cahiers parallèles, l’un chronologique, l’autre thématique. Valéry se borne souvent à indiquer la date de début « begins » et de fin « end », en notant « 8bre » octobre ou « Xbre » décembre etc., notation parfois mal comprise. A l’occasion – une naissance, un enterrement, un anniversaire – une date est notée, donnant un repère dans le cours du cahier. A plusieurs reprises, une numérotation partielle d’une série dont le support est semblable indique une succession (cahiers A B C D E, dans notre tome X).
Manipulés par Valéry lui-même, puis par des secrétaires, emportés loin de Paris pendant la guerre, après sa mort repaginés quelquefois par Mme Valéry, les Cahiers ne livraient pas un ordre sûr. D’où quatre listes différentes : celle de l’inventaire réalisé par Denise Rousseau en 1957-1958 (un numéro au crayon figure toujours sur la dernière de couverture de chaque cahier) : celle du CNRS (une simple date d’année parfois inexacte dans les volumes du fac-similé) : celle de Judith Robinson dans son anthologie Cahiers (tome I) : et celle de la BnF, définitive, due à Florence de Lussy, réintroduisant les cahiers omis dans le fac-similé, liste que nous suivons et qui figure dans notre tome V. Le nombre des cahiers, sur lequel on a parfois discuté, est un faux problème. Il a varié selon les documents retrouvés (deux cent soixante avec des bis selon la BnF), mais le mot « cahier » peut désigner une liasse de notes sur papiers divers ou un registre de deux cents pages…
L’édition typographique fut d’emblée conçue comme une édition critique intégrale, permettant de suivre, sans rien exclure, le cheminement entier de l’écriture des Cahiers d’une période donnée, et de saisir la continuité d’un texte discontinu. Elle ouvrait ainsi la voie à une histoire de la pensée valéryenne dans son évolution. Les formules mathématiques et les calculs (nombreux dans les premiers Cahiers et qui avaient rebuté l’éditeur en 1949) ont été intégrés quand ils dialoguaient avec le texte, dans le cas contraire décrits, et les dessins le plus souvent reproduits. Le problème qui se posait d’abord était celui de la définition du corpus, éditer l’ensemble étant hors de question, par l’ampleur du travail et le coût de la réalisation. Il eût fallu envisager soixante volumes… Les vingt premières années de ce monumental écrit semblèrent une période raisonnable. Il fallait commencer par le commencement (1894), bien que les premiers cahiers soient souvent les plus elliptiques et austères. Le terme retenu se justifie par l’histoire et par le fait que Valéry est engagé dans l’écriture de La Jeune Parque. Les Cahiers ne sont plus désormais le seul travail.
Déchiffrer un manuscrit non préparé pour l’édition n’est jamais facile. Etablir un texte inédit est une responsabilité dont nous mesurions la lourdeur : de nombreuses relectures, plusieurs regards s’y employèrent. Si l’écriture de Valéry est en général assez lisible, l’usage d’abréviations (constantes ou de contexte) demande de l’attention (par exemple : M. = Mallarmé, ou mémoire : V = variable, ou volonté…). Les ajouts, les variantes, les ratures font aussi problème10. Une grande partie des conventions de l’anthologie de la Pléiade a été conservée. Un double renvoi externe a été introduit : dès le tome I, au cahier manuscrit pour l’indication des limites de page et du vis-à-vis des verso-recto. A partir du tome V a été indiquée la référence au fac-similé11, permettant au lecteur de recourir éventuellement à l’écriture originale. Pour mettre en évidence la richesse et l’originalité d’un corpus difficile, des notes précises étaient indispensables, capables aussi de ne pas paraître vite datées12. Il fallait situer ce grand texte, en le replaçant dans son époque où l’évolution des sciences, de la philosophie s’accélérait, ainsi que dans la vie et les lectures de Valéry, et dans le grand contexte du reste de son écriture, riche aussi d’un important fonds de manuscrits.
L’édition fait état d’une donnée longtemps ignorée : il existe des « carnets d’écrivain », environ quatre-vingts selon l’inventaire de Denise Rousseau (près d’une trentaine sont à la BnF) qui contiennent, outre des notes pratiques (adresses, comptes, etc.), des notes cursives, souvent un premier jet de passages des Cahiers. Trois de ces carnets inédits (1902, 1907, 1909-1910) ont été déjà publiés en annexe, un quatrième figurera dans le tome X. Il existe d’autre part des ébauches sur des feuilles volantes. C’est notamment le cas pour le cahier « Langage » de 1911, de même que pour le cahier « Attente surprise » de 1914-1915. Le problème de la genèse des Cahiers, de leurs éventuels brouillons n’a guère été posé, peut-être parce que la recherche est difficile. D’après les cas que j’ai pu étudier, il est évident que bien des pages ont été préparées, les passages ayant d’abord été notés (parfois travaillés) sur d’autres supports, puis recopiés dans les Cahiers et barrés d’un léger trait dans leur version initiale. Ajoutons donc, sur la table de l’écrivain de l’aube face à son cahier, le désordre de feuilles de brouillon diverses.
Mais il s’agit toujours de travail du fragment. L’écriture n’a ici d’autre finalité qu’elle-même et non une « œuvre », et va dans le sens de la concision. Valéry veut en général se tenir au plus près de la « self-variance », qu’il nomme parfois « scintillation ». La note brève est le reflet de l'intermittence, du mouvement de la pensée, proche de la vie mentale où règnent tour à tour les éclairs et l’informe, mimant la temporalité interne et utilisant au besoin une sténographie pour restituer le déroulement rapide des opérations mentales. Le texte valéryen se constitue d’une manière essentiellement discontinue, la page du cahier aussi, qui accueille sans souci de composition des fragments n’appartenant pas nécessairement au même moment, à la même journée de rédaction. La permanence des préoccupations et la cohérence, parfois invisible sur la page, doivent donc se repérer selon les lignes de force, dans un ensemble.
Dans notre corpus 1894-1914, plusieurs périodes se distinguent, tant par le support que par le contenu. Jusqu’en 1900, les cahiers sont pour la plupart des cahiers d’écolier, bloc-notes ou grand carnet, ou petits dossiers de feuilles volantes souvent découpées dans du papier du ministère de la Guerre, avec alors le titre « divers » ou « à classer ». C’est l’époque de la tentation scientifique, de la lecture assidue des articles d’Henri Poincaré, des nombreuses formules mathématiques (ou pseudo-telles), parfois une sorte de sténographie personnelle. Valéry nomme son projet une « Arithmetica universalis », ou « Théorie des opérations »; puis, sans donner de définition, le Système, dit plus tard une méthode. Les Cahiers n'en sont pas le brouillon, plutôt le lieu des recherches préparatoires, puis d'une « gymnastique » devenue une pratique vitale, avec par instants l’irruption du poème en prose.
Pour étudier le fonctionnement mental, Valéry opère une réduction de tout au statut de phénomène. La formule clé se répète : Ce ne sont que des phénomènes mentaux : couleur et douleur, ou idée, ou sensation du temps, toutes choses se substituent, et il faut chercher les lois de succession, en nombre fini. Valéry définit les opérations (ou relations) : rationnelles, si les phénomènes successifs sont liés entre eux, et irrationnelles, s'ils sont arbitrairement réunis. Ces opérations, visant à la rigueur, veulent se démarquer des théories associationnistes de l'époque.
Dans sa recherche, Valéry s'intéresse non comme Freud à l'histoire de l'individu, mais à la généralité fonctionnelle qui est en chacun, à la mécanique du vivant, puis à l'énergie, sur laquelle il est sûr que l’on peut agir. Mobiliser par l’exercice les forces mentales, c’est le programme mis sous le nom de Gladiator : programme où entrent particulièrement en jeu la mémoire et l’imagination, s’appuyant sur des techniques puisées à la fois dans la tradition ancienne des « arts de la mémoire » et dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Intervient aussi la traduction des phénomènes mentaux souvent « informes » en signes, signes précis d’une langue parfaite ou refaite, musique de la poésie, emprunt aux sciences, et parfois croquis ou schéma.
Valéry en effet pense que la science peut être un langage pour parler des choses de l'esprit. Il pratique constamment l'utilisation analogique des modèles scientifiques dont il use comme le poète fait des métaphores, juxtaposant comme des expressions presque synonymes les emprunts à des domaines différents. Il trouve dans l'imaginaire abstrait autant de ressources que dans le monde sensible, disposant par là d’un registre plus vaste que celui de l’ordinaire littérature. Privilégiant d’abord le modèle algébrique qui prend en charge la succession des phénomènes, il s’attache ensuite aux modèles physique et biologique.
Dans les premiers Cahiers, Valéry étudie les problèmes qui sont des préalables : le langage et le temps. Il met en évidence l'impuissance du langage ordinaire à décrire et analyser les phénomènes mentaux, ce qui l’engage dans une critique de la philosophie, et plus largement des mots abstraits. En ce qui concerne le temps, qui demeurera un problème constant, il met l’accent sur le changement, sur la succession temporelle, cherchant parfois à assimiler le temps intérieur au temps scientifique. Il entreprend d'autre part une étude de l'imagination, base de l'invention et du pouvoir créateur de l'esprit. Ce qu'il appelle la « géométrie des images » se fonde sur un travail mental, un exercice spirituel qui mobilise volonté, entendement, mémoire et sensations. Valéry travaille alors avec des figures qu'on forme, déforme, agrandit, superpose, rapetisse, et sur des expériences mentales qui sont en quelque sorte prescrites au lecteur actif (« J'imagine un rectangle » – ou un cercle, un triangle, une ligne droite est un énoncé type de ce temps.) Il s'agit de tester les « pouvoirs réels » à partir des situations simples. Mais il faut aussi imaginer musculairement, et susciter des impressions corporelles : « imagine un fluide », et imagine que tu es ce fluide : deviens le vol de l'oiseau. Valéry ne cesse de souligner l'importance de l'acte et de l'imagination concrète comme critère de la pensée vraie. Plus généralement, l’étude du fonctionnement d'ensemble le confronte à la question du rapport entre le sensible et l'intelligible, lieu traditionnel de la réflexion philosophique. Quelles relations définir entre la sensation, la représentation mentale et le concept ? Entre imaginer et concevoir ?
Après 1900, Valéry fait entrer l'énergie dans son analyse, l'énergie physique, avec l'action/réaction, puis de façon insistante, la thermodynamique. Il est séduit par la théorie de Gibbs. La notion de phase, le changement qualitatif qui s'opère dans le passage de l'état liquide à l'état gazeux, lui paraissent aptes à suggérer les transformations du psychisme, telles que celles qui conduisent de la veille au sommeil. Le pouvoir de l'idée sur une machine du corps s'exprime en termes de « valeur motrice », selon qu'elle est à l'état « chaud » ou « froid ». Le recours au modèle thermodynamique prend le relais de la tentative formelle, qui ne retenait que les données de succession et de changement. Le modèle ici, c'est la machine à vapeur mettant en jeu des transformations idéales qu'on peut calculer, mais non totalement réaliser. Ainsi la conscience, que n'affecte pas le cours des phénomènes : « La constitution d'une sorte de réversibilité approchée, comme dans les machines simples, est un fait capital » (C, VI, 256).
Le système n'aboutissant pas à une rédaction, Valéry a entrepris ce qu'il nomme « My Psychology ». Jusqu’à la fin 1908, c’est l’époque des grands registres reliés de toile noire (une centaine de grands folios chacun), avec une écriture plus régulière et plus abondante. Valéry rejette les anciennes « facultés », volonté, entendement..., pour leur préférer des « fonctions » qu'il cherche à définir. Surtout, il substitue peu à peu une approche de type phénoménologique à la conception qui a d'abord été la sienne. L'analyse du temps est transformée. Celui-ci n'est plus modélisé sur la géométrie de l'espace, mais perçu en relation avec des sensations vécues : la faim, la soif, l'attente. On rencontre de même une étude phénoménologique de l'attention qui pose le corps de l'Ego au centre. Toute analyse est systématiquement auto-référée, et l'Ego est le sujet vivant de l'expérience. Ce « narcissisme méthodologique » devient un des traits marquants de la recherche menée.
Valéry s'efforce de traduire les opérations de l'esprit dans le système des actes corporels. Les Cahiers empruntent à l'époque, sans doute à Pavlov, le « type réflexe » qui demeurera comme un acquis définitif, et analysent selon ce modèle corporel le fonctionnement de la connaissance. L'approche du temps se fonde alors sur l'intervalle Excitation-Réponse, ou D[emande]-R[éponse]. Le réflexe, modèle fondamental, et l'accommodation visuelle deviennent, à partir de 1902-1903, des références constantes. Car le but est aussi de dominer les réflexes, de faire fonctionner l'acquis comme l'inné, de créer des réflexes artificiels. L’écriture, tendue vers la recherche, est comme le journal de l’exercice mental. A côté de l'observation, Valéry pratique une expérimentation où l'effort est contemporain du tracé. Les Cahiers décrivent des exercices répondant au désir d'extension du pouvoir de l'esprit, et à la volonté de créer des automatismes. Il s'agit d'élargir le champ de la mécanique réflexe, afin de libérer pour des tâches complexes la pensée consciente. Une « science intérieure », qui d'abord est dressage de l’automatisme, s'élabore : faire et défaire les associations, dissocier les représentations et les affects, inventer à volonté.
Les lectures dominantes sont celles des psychologues (William James, Théodore Ribot, Henry Maudsley), pour indiquer des noms cités, mais Valéry cite peu, et des lectures philosophiques dont avant tout Kant, Thomas d’Aquin, et des mystiques comme Catherine Emmerich. Reste le problème de la crise de 1908, évoquée dans notre tome IX. Après d’autres, nous suggérons que le livre d’Ernst Mach, La Connaissance et l’erreur, paru en traduction française chez Flammarion dans une collection grand public, déclencha la crise.
Est-ce cette crise qui après l’achèvement du registre commencé entraîne le choix d’un support différent, et d’une écriture littéraire de moraliste ou de poète ? Les petits cahiers sont en fait des notes choisies, dont l’artefact du cahier B 1910 est le meilleur exemple. Quand, en 1909-1910, l'espace de la page devient radicalement différent, quand de minces cahiers gris, puis roses, proches des carnets à dessin, succèdent aux registres noirs toilés d'allure administrative, on constate que ceux-ci ont été l'avant-texte des recueils de fragments. Valéry travaille la forme brève, y atteint presque d'emblée une maîtrise, sous le regard latent du lecteur idéal. Le futur auteur de Tel Quel a dès lors presque au point une bonne part des recueils de notes qui contribueront à sa gloire. Publiés une quinzaine d’années plus tard, ils sont écrits dans la période dite naguère celle du Silence.
Dès 1907, un autre chantier s’est ouvert : la rédaction des feuilles volantes parallèles déjà évoquée. La pratique de la relecture, de la copie manuscrite et de la réécriture isolant les fragments, multiplie les lieux d'observations transposées et parfois remaniées. Bientôt la machine Oliver et le jeu des carbones permettent de faire entrer les passages des Cahiers dans des combinaisons différentes, afin de saisir mieux les résonances entre les réflexions que dans la seule écriture linéaire du cahier. Cette énorme quantité de travail remplissait en 1945 de grands tréteaux dans un studio de l’avenue Foch prêté à Valéry.
L’écriture de recherche en 1911 réapparaît dans des cahiers thématiques : « Langage », qui contient des analyses entièrement neuves, « Somnia » consacré à l’analyse du rêve. L’attention, la mémoire, la sensation, la perception deviennent des thèmes privilégiés. Dans l'étude du rêve Valéry cherche une approche des secrets de la vie éveillée. Il voudrait y observer les opérations complémentaires de la mémoire et de l'imagination. Le rêve effectue constamment, c’est un travail que les Cahiers mettent en évidence, une dissociation des données que la veille a associés : ainsi un nom et un visage, un lieu et son aspect. Suivront des Cahiers « Attente Surprise », des fragments travaillés d’abord au brouillon, avant d’être calligraphiés sur des pages dont la reproduction en phototypie fut un moment envisagée13.
Fidèle au petit format dans les Cahiers de 1912 à 1914, Valéry s’installe de plus en plus évidemment dans la forme fragmentale. Une grande diversité de tons et d'intentions s’y révèle. L'écriture est souvent régie par un incipit qui exclut le développement discursif, toujours refusé, ainsi que la narrativité à laquelle sont préférés le scénario ou l'aphorisme. Fréquemment il y a clôture programmée. Un autre effort s'accomplit dans la « longue carrière de définiteur » que Valéry évoque volontiers. La définition est un énoncé minimal qui admet au plus la longueur d'un article de dictionnaire. Fréquente dans les Cahiers, elle définit une manière de voir et ne prétend nullement à l'exhaustivité, ce qui permet de multiplier les points de vue, avec des énoncés du type : L'attention est... La mémoire est... Le Moi est... .Le « Dictionnaire philosophique » de Valéry, s'il avait existé, eût comporté plusieurs niveaux de définition. Une stylistique du texte court se fonde sur des modèles existants. Valéry écrit, comme M. Teste, un « Log-book » où se notent ses questions, ses impasses, ses recherches abouties ou non. Il fait des gammes pour solliciter la spontanéité de l'esprit, provoquer la trouvaille et explorer son possible. Selon l'image fréquente chez lui, c’est jeter dans la citerne des pierres, qui éveilleront peut-être un écho. La définition, la devise, la maxime, la fable, la boutade se mêlent au théorème, au postulat, au recueil de self-citations. Le rythme de l'écriture est aussi celui de la pensée où incessamment, comme il est dit dans Agathe, l'idée apparaît, s'altère, disparaît. Les différents textes de Variété seront autant de reprises, de variations sur les idées dont les Cahiers portent le premier jet.
La suite des Cahiers n’est pas moins intéressante, et le champ des préoccupations s’élargit. Certes les recherches sur le langage et la psychologie demeurent14. Mais Valéry s’attache davantage aux problèmes esthétiques et littéraires, aux questions de poétique, aux projets en chantier (« Alphabet », « Stratonice », « “Mon Faust” », « Peri ton tou theou »). Les pages quotidiennes recueillent à partir des années 1920 des notes transposant, dans le registre poétique ou dramatique, les crises affectives nommées Catherine Pozzi, Renée Vautier, Jean Voilier – Karin, Néère, Lust – très loin de la tonalité abstraite des premières années. Accueillant aussi des notes journalières, les Cahiers sont le domaine d’un Valéry s’attachant à des réflexions sur le corps et l’esprit, sur la sensibilité, la mort, la religion, et toujours le langage et le temps. Avec les tensions internationales et la première Guerre mondiale, l’histoire et la politique s’y installent et y prennent de plus en plus de place, parallèlement aux Regards sur le monde actuel. Ces Cahiers d’un moment différent sont un chantier qui se propose aux chercheurs à venir.
1 Lecture des premiers Cahiers de Paul Valéry, ed. Nicole Celeyrette-Pietri. Paris, Didier-Erudition, 1983.
2 Problèmes du langage dans les Cahiers de Valéry, ed. Nicole Celeyrette-Pietri. Paris, Lettres Modernes Minard, coll. « Archives » n° 225, 1987.
3 Valéry, la logique, le langage, Textes réunis et présentés par Nicole Celeyrette-Pietri et Antonia Soulez. Sud, Marseille, 1988.
4 Un nouveau regard sur Valéry, ed. Nicole Celeyrette-Pietri et Brian Stimpson. Paris, Lettres Modernes Minard (Série Paul Valéry 8), 1995.
5 Document communiqué par Claude Valéry.
6 Voir sur ce point l’intervention de Claude Valéry à Cerisy en 1965, Entretiens sur Paul Valéry, Mouton, 1966, p. 275. Le coût d’une telle édition était évalué en 1949 à environ trois cents millions de francs.
7 Par exemple : pages déplacées, couvertures interverties. Les originaux ont été restaurés après leur entrée à la BnF. Pour le travail de photographie, les passages successifs, ou les pages, selon les cas, ont été numérotés sur le manuscrit au crayon rouge (numéro parfois entouré d’un cercle et qui figure toujours sur le document). La pagination autographe, quand elle existait, et les sigles marginaux n’ont pas été reproduits par le fac-similé.
8 Pour l’histoire de cette période, voir Entretiens sur Paul Valéry, Actes de la décade Paul Valéry de Cerisy-la-Salle, du 2 au 11 septembre 1965, dix-sept communications sous la direction d’Emilie Noulet, Mouton, 1968, notamment « L’ordre interne des Cahiers » par Judith Robinson, et la discussion, p. 255-281.
9 Les cahiers originaux portent souvent sur la couverture ou la première page l’indication abrégée du nom de la copiste ; on trouve par exemple « cop. Look » (Lucienne Cain) ou « cop. Σ », etc. Nous ne connaissons pas le nom des autres secrétaires. Les dactylographies, comportant souvent plusieurs doubles (ce qui constitue une masse considérable de documents) ont été revues par Valéry et comportent parfois des ajouts manuscrits.
10 Un codage précis mais léger pour ne pas écraser le texte a été choisi en l’absence de codage commun aux éditions françaises d’après manuscrit.
11 Elle ne figure pas dans les premiers tomes, le parallèle étant trop difficile en raison du nombre important de pages recomposées, déplacées ou omises dans ces premiers Cahiers.
1 2 Un index analytique était nécessaire, permettant de repérer les lignes de force et la cohérence évidente de l’ensemble de la pensée malgré la discontinuité de l’écriture. Il a été établi à chaque fois pour une période permettant de dégager des notions clés, en fait tous les trois volumes.
1 3 En définitive, c’est le Cahier B 1910 qui sera reproduit en 1924.
1 4 Valéry reprend sous le mot revenu de système (mon vieux système) avec du regret dans ce regard rétrospectif, ses vieilles idées sur ses notions clés : la self-variance, les phases, le modèle réflexe, le moi invariant.