Sommaire
Du Moyen Age à nos jours : notre réflexion doit s’inscrire dans une dimension historique s’il s’agit de comprendre à la fois les continuités et les ruptures de la grande tradition de l’écrit. Je me propose d’évoquer ici, de façon nécessairement très sommaire, quelques étapes de la longue histoire des éditions critiques et, par la suite, de la génétique.
L’édition contemporaine est fille de la philologie classique et médiévale et nous allons d’ailleurs rencontrer nos amis médiévistes tout au long de son chemin. Mais c’est une fille rebelle, qui a fini par suivre sa voie propre. On sait que l’étude moderne des manuscrits médiévaux est par nature comparative. Le livre médiéval n’est pas la reproduction d’un autographe mais l’oeuvre d’un scribe ; il est témoin d’une version du texte qu’il faut confronter à d’autres. Mais on sait aussi que la philologie est une science qui se hâte lentement. Lorsque l’imprimé remplace le manuscrit, les éditeurs poursuivent immuablement la tradition médiévale, comme si le monde n’avait pas changé. Encore au milieu du XXe siècle, l’appareil critique se présente ainsi, dans une édition de la Recherche pour la Bibliothèque de la Pléiade.. Lorsque l’on examine les entrées, on constate qu’elles collationnent tous les écarts entre la présente édition et les publications plus anciennes, avec pour enjeu l’établissement du meilleur texte. Ainsi se trouvent recensées des milliers de mini-corrections, qui occupent à elles seules une centaine de pages alors que le bénéfice intellectuel de cette masse d’informations reste modeste. Cette démarche tient pour nulle l’apparition d’une nouvelle instance d’autorisation du texte - l’auteur - et l’arrivée d’un nouveau témoin du texte - le manuscrit autographe. Du coup, les interventions des éditeurs appartiennent désormais à l’histoire du livre, alors que les manuscrits d’auteur appartiennent à l’histoire du texte.
L’un des premiers à le comprendre sera précisément un médiéviste, le grand philologue allemand Karl Lachmann. En 1840 il s’aventure à entreprendre une édition critique d’un classique moderne, Gothold Ephraim Lessing - une nouveauté pour l’époque. A cette occasion, il est aussi le premier à recourir aux manuscrits de l’écrivain. Il inaugure ainsi l’histoire du héros de ce récit, le manuscrit littéraire, et de ses aventures à travers l’édition critique dont il ne cessera d’être une composante essentielle. A la fin du XIXe siècle, les grandes éditions en tirent une autorité nouvelle. Celle des Oeuvres Complètes de Victor Hugo, publiées en 35 vol. de 1880 à 89 se proclame « Édition définitive d’après les manuscrits originaux »1. Peu après, l’édition monumentale des Oeuvres Complètes de Goethe (1887 à 1919) en 146 volumes consacre définitivement la présence du manuscrit dans l’ édition critique. Pour autant, ce type de document reste pendant près d’un siècle enfermé dans son statut de témoin du texte ou de son complément. Il faudra attendre milieu du siècle dernier pour assister à l’émergence d’un nouveau modèle éditorial.
Par une coïncidence singulière cette innovation sera due, une fois encore, à un médiéviste allemand, éditant les oeuvres d’un classique du XVIIIe siècle. Il s’agit de Friedrich Beissner qui, réalisant les innutritions premières de Reinhold Backman, lance en 1943-1961 une édition de Friedrich Hölderlin, en partant d’un axiome plus simple que la réalité, mais révolutionnaire dans ses conséquences : «de la disposition spatiale des inscriptions peut être déduite leur succession temporelle ». Beissner publie les manuscrits de façon autonome, chaque volume de texte étant accompagné d’un volume de reproductions imprimées des manuscrits. Ceux-ci sont publiés dans l’ordre chronologique des inscriptions, tel qu’il est restitué par Beissner. On voit que les substitutions sont disposées dans la séquence de leur apparition dans le texte. Le procédé se signale par la clarté de la présentation ; il a été critiqué, en revanche, pour subordonner l’ordre des variantes à celui du texte imprimé. Mais son apport historique réside avant tout dans la prise en compte du caractère temporel des processus d’écriture. L’édition critique croise ainsi le chemin d’une discipline voisine, la critique littéraire. C’est cette conjonction qui va changer à la fois le destin des éditeurs et celui des critiques.
Il faut cependant souligner que les prémisses de ce changement ne sont dues ni aux uns, ni aux autres : elles ont été crées par les écrivains eux-mêmes. La révolution esthétique qui marque le début du XXe siècle et que symbolise l’oeuvre de Mallarmé et de son cercle, a déplacé l’accent du texte au verbe, de l’accomplissement à la création. On connaît les mots célèbres de Valéry : « L’oeuvre d’esprit n’existe qu’en acte » et encore : « Faire un poème c’est le poème ». Et c’est encore Valéry qui présente ainsi le « Musée de la littérature » crée par lui pour l’Exposition Universelle de 1937 :
« [...] nous avons songé à remonter au plus près de la pensée et à saisir sur la table de l’écrivain le document du premier acte de son effort intellectuel, et comme le graphique de ses impulsions, de ses variations de ses reprises, en même temps que l’enregistrement immédiat de ses rythmes personnels [...] Le Manuscrit original,
le lieu de son regard et de sa main où s’inscrit de ligne en ligne [...] tout le drame de l’élaboration d’une oeuvre et de la fixation de l’instable » (P. II, 1146).
Je suis obligé de couper dans ce texte pour pouvoir le citer, mais en le lisant en entier on comprend mieux encore de combien se trouve ici anticipé le programme de la future critique génétique. Cependant, ce n’est pas en France, mais en Italie que le changement se fait sentir tout d’abord, dans l’édition comme dans la critique.
Il n’y a à cela rien de surprenant, puisqu’en Italie l’étude des manuscrits littéraires relève d’une tradition vivante depuis la première Renaissance. Et c’est dans le compte- rendu d’une édition critique, celle des Fragments de l’Arioste, que le philologue et critique italien Gianfranco Contini nous invite ses lecteurs à concevoir la poésie «[...] d’une manière dynamique qui considère l’oeuvre comme un travail humain ou un processus, et qui tend à en représenter la vie dialectique». Ces lignes datent de l’année 1938, mais la conjonction avec Valéry n’existe pas seulement dans le temps. Dans une étude ultérieure, on lit sous la plume de Contini « [...] l’école poétique issue de Mallarmé, qui a trouvé son théoricien en Paul Valéry, considère la poésie en tant que faire [...]et [...] en permet une étude rigoureuse et féconde ». La démarche de Contini, qui sera connue sous le nom de « variantistica », précède ainsi la critique génétique française et, a l’instar de celle-ci, elle sera l’objet d’une série de controverses célèbres. Son critique le plus illustre sera Bendetto Croce qui récuse la poétique de Mallarmé et des écrivains qui « [...] ne sont pas capables de suivre par l’esprit les rapports de la vie spirituelle, et qui considèrent la poésie comme quelque chose qu’on fabrique par la raison et le calcul ». L’analyse des « scartafaci »- des « paperasses »- ne peut donc pas rendre compte d’une genèse, qui est pour Croce «idéale» et qui surgit non pas sous la plume, mais dans l’esprit. Contini lui répondra dans un essai programmatique, La critica del scartafaci. Son programme sera prolongé dans l’oeuvre du grand philologue et – une fois de plus - médiéviste Cesare Segre. Depuis le milieu du dernier siècle, Segre fut l’artisan d’un renouveau théorique qui donna à l’étude des variantes son visage moderne grâce aux apports du structuralisme formaliste et de la sémiotique. Dans les années soixante-dix, des échanges se développent ainsi entre la génération suivante de chercheurs italiens et celle des généticiens français. Nous découvrîmes alors en France – mais bien tardivement - la tradition de la critique italienne, notamment au travers des contributions de Maria-Teresa Giaveri.
Tout pourrait donc croire que la critique génétique française est venue s’inscrire à la suite de ses prédécesseurs italiens : elle partage avec eux les mêmes références littéraires et la même conception de la genèse. Mais en réalité, presque tout les sépare. A la différence de leurs collègues italiens ou allemands, les grands philologues romanistes – de Gaston Paris et Joseph Bédier jusque Alphonse Dain – ne se sont pas engagés dans l’étude des oeuvres modernes. De même, dans l’enseignement français, l’École des Chartes et la Sorbonne, pourtant mitoyennes, se sont toujours tournés le dos. Si bien qu’en France un professeur de littérature pouvait parcourir toute sa carrière universitaire sans avoir jamais vu un seul manuscrit. Paradoxalement, la critique génétique allait naître de cette ignorance et ce par le fait d’un hasard. Son aventure a été décrite si souvent que je m’en tiens ici uniquement à ce qui me concerne aujourd’hui. On se souvient qu’au milieu des années soixante du siècle dernier, la B.n.F. avait réclamé le concours d’universitaires pour traiter une acquisition nouvelle, celle des manuscrits d’Henri Heine. Cette confrontation avec le manuscrit, un objet tout inconnu à l’Université, allait créer un choc qu’exprime en 1967 le titre d’un premier article : « Des manuscrits, pourquoi faire ? ». C’est évidemment une question qu’un archiviste n’était pas naturellement porté à se poser. On remarque d’ailleurs que l’auteur de l’article y répond par des réflexions qui toutes relèvent de la théorie littéraire, celle dont on débat alors à l’Université. D’abord, une récusation du structuralisme en tant qu’il « tend à privilégier l’étude de l’oeuvre achevée », ensuite un plaidoyer pour l’enrichissement de la structure par la genèse, enfin, une ambition autonome : « L’étude d’une genèse peut trouver en elle-même sa propre fin». Ici, on entend déjà certains maîtres mots d’une critique génétique à venir. En revanche, on y cherche vainement le principal protagoniste de cette nouvelle recherche – le manuscrit, objet scientifique encore mal identifié. Et qui ne fut d’ailleurs pas facile à apprivoiser ; les futurs généticiens eurent à passer par une rude école. Enfermés dans un tête-à-tête avec des milliers de pages qu’ils ne savaient ni inventorier, ni classer, ni même décrire, il leur fallut appendre à mesurer un feuillet, à identifier un papier et une écriture, à dater un document, à le faire restaurer – et bien d’autres choses encore. Aidés, dans cette mise à l’épreuve, par l’expérience de leurs collègues de l’IRHT, l’institut de documentation médiévale du CNRS, leurs improvisations fournirent son outillage et ses méthodes à une philologie inédite, celle des manuscrits modernes. Issues d’un corpus spécifique, les papiers de Heine, ces méthodes devaient entrer peu à peu dans l’usage commun de toute recherche génétique et de toute édition critique. L’édition des Oeuvres Complètes d’Henri Heine, publiée à Düsseldorf de 1973 à 1997, fut ainsi la première à présenter une description codicologique de ses manuscrits, fournie par les chercheurs du CNRS. L’identification des papiers fut désormais mise à contribution pour rechercher l’origine – le lieu et la date de fabrication et d’emploi d’un document - ou pour reconstituer un dossier. Une illustration spectaculaire de cette méthode fut fournie en 1996, de façon d’ailleurs indépendante des travaux au CNRS, par une édition des manuscrits des Pensées. En identifiant les papiers utilisés par Pascal, Pol Ernst parvenait à reconstituer les feuillets sur lesquels les textes avaient été écrits, avant d’être découpés et repartis en liasses par l’auteur. L’étude génétique de ce texte célèbre repart ainsi sur des bases nouvelles.
A l’instar des techniques de la philologie génétique, les méthodes de la critique génétique ont également essaimé bien au-delà de leur corpus d’origine. La génétique littéraire a été portée à travers le monde par son objet : les milliers de manuscrits qui dormaient dans les fonds des grandes bibliothèques et que la génétique a fait émerger à la lumière d’une nouvelle découverte. En France notamment, la fin du XXe siècle a été le temps de changements spectaculaires. La Pour la première fois de son histoire, la B.n.F. a engagé une politique d’acquisition de manuscrits contemporains et les chercheurs travaillent aujourd’hui sur de grands fonds, de Valéry et de Proust à Sartre et Aragon, qui n’étaient pas accessibles voici encore peu. Parmi les écrivains, les pratiques de conservation et de transmission des écrits ont beaucoup changé et les dons faits par des auteurs de leur vivant –sont devenus pratique courante, le premier et plus marquant étant celui d’Aragon qui renouvelle le grand exemple du testament de Victor Hugo. Enfin, les manuscrits sont passés des archives sur la place publique, avec nombre d’expositions, de reproductions et de publications. Un résultat moins heureux fut la multiplication, parfois par cent, du prix des manuscrits en l’espace de quelques décennies. C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut placer un certain renouveau de l’édition critique française : 1965-1986, édition des Oeuvres Complètes de Diderot en 25 vol., « édition originale considérant les manuscrits, autographes ou non, antérieurs à la mort de l’auteur »; 1986-1990, Oeuvres Complètes de Victor Hugo, 15 vol. ; 2005, Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 4 vol. in-4° d’un millier de pages chacun, depuis 2004 Oeuvres Complètes de Montesquieu, sans compter la transformation de La Bibliothèque de la Pléiade. Le bilan mérite d’être souligné dans un pays comme la France, qui n’a guère de grande tradition éditoriale. Il reste que toutes ces éditions, qui exploitent maintenant les manuscrits de façon suivie, continuent à les utiliser pour le seul établissement du texte, sans prendre en compte leurs caractéristiques graphiques. En France, les premières tentatives pour y parvenir datent des années quatre-vingt du siècle dernier. Elles ne portent encore que sur des ouvrages isolés et se content de transcriptions, c’est à dire de la reproduction typographique du manuscrit. Voici un exemple de ces premières tentatives, une édition des Comices Agricoles de Flaubert, réalisée par Jeanne Goldin en 1984. La transcription est diplomatique, c’est-à-dire qu’elle reproduit le dispositif graphique du texte sans prendre en compte la chronologie des opérations. Les moyens typographiques sont encore rudimentaires : il s’agit au départ d’une sortie d’imprimante. La même année, un éditeur italien, Guiseppe Bonaccorso, lance une édition plus ambitieuse et qui ne sera d’ailleurs achevée qu’après un quart de siècle. Elle présente les Trois Contes de Flaubert en trois volumes doubles in-4°. Comme chez Beissner, le texte occupe la première partie, le manuscrit la seconde. Il s’agit cette fois d’une édition génétique, c’est à dire d’une édition qui rend compte de la succession des opérations d’écriture. Elle le fait au moyen d’un système de sigles qui désignent l’appartenance de chaque variante à telle ou telle étape du processus génétique. Entre les deux tentatives, l’enrichissement est indiscutable ; reste qu’ils ont en commun d’être difficiles à lire.
On touche ici au pêché originel de l’édition génétique : d’avoir détourné l’impression de sa raison d’être, qui est de garantir la fixité du texte, pour lui demander de représenter un mouvement et de montrer non la configuration, mais le temps de l’écriture. Ce détournement de l’outil typographique se paye par une multiplication de dispositifs graphiques, tous d’une consultation difficile. Dans une édition réalisée à la suite de Beissner, un éditeur suisse, Hans Zeller, s’est attaqué à ce problème. Son édition désormais classique des Oeuvres de Conrad Ferdinand Meyer en 15 volumes, publiée de 1956 à 1996, comporte à la suite de l’appareil génétique traditionnel une présentation schématique des variantes. A l’usage, on constate que cette présentation simplifiée suffit, dans la plupart des cas, pour suivre une genèse. De surcroît, Zeller introduit un bref commentaire explicatif en bas de page. Le problème du commentaire allait devenir un des grands débats de la théorie éditoriale. J’ai jadis tenté d’en montrer un petit exemple. Vous voyez ici le début d’un brouillon de Flaubert pour Saint Julien l’Hospitalier. Le brouillon, qui est grosso modo à l’échelle de l’original, montre l’intensité du travail de Flaubert et la difficulté du déchiffrement. La transcription se lit assez facilement – mais le sens n’apparaît pas d’emblée. Il faut rappeler que, dans la légende, Julien tue ses parents pour avoir pris son père pour un amant de sa mère. Flaubert veut suggérer une explication en plusieurs étapes : l’extérieur (le petit jour), l’intérieur (les rideaux tirés) enfin le lit (plongé dans l’ombre). Ainsi apparaît la finalité, au demeurant fort simple, de ce travail d’une complexité confondante: il s’agit de préparer le lecteur à comprendre la méprise de Julien. Mais en le mettent à jour, nous avons traversé un mur: celui qui sépare traditionnellement édition et commentaire. A l’édition, la description scientifique des documents, à la critique littéraire leur interprétation. Dans l’édition génétique, cette dichotomie a conduit à une aporie : celle d’un éditeur qui connaît les opérations d’écriture, mais n’a pas le droit de les commenter et d’un lecteur qui n’accède pas au devenir du texte qu’il commente. Après de longues controverses, un compromis provisoire s’est établi : la genèse du manuscrit fait l’objet d’une description spécifique, qui précède et introduit la lecture d’une transcription génétique. Dans la seconde moitié du dernier siècle, les grandes éditions critiques des Oeuvres Complètes ont ainsi atteint une richesse remarquable. Il ne leur manquait plus que l’essentiel : l’image du manuscrit. À la critique génétique, cette image était devenue nécessaire pour une double raison. D’abord l’extrême diversité des manuscrits : on sait bien que la typographie ne permet pas de reproduire des réalités graphiques infiniment variables. Ensuite : le vison même du manuscrit est devenu une nécessité pour l’interprétation. Celle-ci n’utilise pas seulement les inscriptions verbales, l’information sémantique du manuscrit mais tout autant l’information sémiotique, c’est à dire les caractéristiques figurales et spatiales des documents. Une page de Cl. Simon, p. ex., dans le manuscrit de La bataille de Pharsalenous oblige à définir le statut du dessin – il va fournir le thème à trois descriptions successives dans la suite du texte – à définir sa place dans la genèse – il précède la rédaction – à éclairer le rapport de l’auteur à l’écriture – voir l’autoportrait de l’écrivain au travail. Or, de toute sa longue histoire, la philologie n’avait jamais accepté d’illustrer une édition scientifique. Aussi bien, la généralisation du fac-similé fut le résultat non d’une évolution, mais d’une révolution. Et la rupture ne fut pas l’œuvre d’un éditeur universitaire, mais d’un autodidacte allemand, Dietrich Sattler, un apprenti typographe convaincu qu’il fallait changer notre façon d’aborder les œuvres. A partir de 1972 il consacre trente-cinq années de sa vie à procurer une édition des Oeuvres du poète Hölderlin, pour dépasser et aura produit 25 volumes grand format. L’objectif de Sattler est d’abolir l’opposition entre texte et genèse et de réaliser une lecture intégrale, qui traverse toute l’histoire de l’oeuvre.A cet effet, chaque manuscrit figure en fac-similé à sa place dans l’ordre de la genèse. Il est accompagné d’une transcription diplomatique, d’une transcription génétique et d’un texte constitué à partir du manuscrits. A la suite, figurent les témoins ultérieurs, c’est à dire les copies corrigées et les éditions révisées par l’auteur, de façon à terminer le volume par un texte définitif. Ce texte ultime, constitué à partir de tous les témoins, est donc celui qui sera lu en dernier. Cette nouvelle étape dans l’histoire du manuscrit n’a pas été franchie sans de vives discussions. La science éditoriale, qui semble vouée à une érudition séculaire et sereine, a en réalité toujours été le champ de vives polémiques. Mais Sattler a eu la chance de rencontrer une maison d’édition animée par l’esprit novateur des années 68 et qui a d’ailleurs gardé de ces années révolutionnaires son nom d’ « Étoile Rouge ». Jusqu’à nos jours, les éditions Stroemfeld-Roter Stern se sont imposées par une série de grandes éditions critiques, toutes inspirées par l’oeuvre de Sattler. Elles ont ainsi mené à son terme le mouvement qui dédie l’édition moderne au manuscrit, saisi dans sa réalité visible. On voit ainsi nos deux thèmes – édition et génétique - se rejoindre aujourd’hui sous nos yeux.
Ceci pourrait être une parfaite conclusion de cet exposé - mais on sait bien que l’histoire ne s’arrête jamais. Comme le furent d’autres espèces, l’édition classique est menacée à son tour par sa croissance même. Si vous avez pris garde aux chiffres que j’ai cités au passage, vous aurez remarqué qu’une grande édition génétique requiert entre 25 à 35 ans de travail et occupe 25 à 35 volumes de grande taille. De telles réalisations ont vu le jour surtout en Allemagne et ce n’est pas par hasard que j’ai parlé autant de ce pays. L’édition des auteurs classiques y fait partie de la conservation du patrimoine national et à propos on de ces réalisations monumentales on a pu parler des grandes cathédrales de l’édition critique. Cependant, ces vastes édifices ne sont pas toujours envahis par la foule, qui n’aurait d’ailleurs pas les moyens d’en payer l’accès : une édition critique coûte fréquemment plus de 1.000 €. Aussi bien, en nos temps de pénurie pour la science, il devient de plus en plus difficile de lancer de telles entreprises. Mais l’édition ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre - et Saint Antoine, le patron des érudits, vient de nous mettre dans la main un instrument tout neuf : l’édition électronique. A la différence de la typographie, l’électronique paraît faite tout exprès pour le manuscrit : elle diminue notablement les coûts de fabrication, elle permet de publier les documents sans les détenir, elle offre au lecteur une image consultable à son gré, enfin, elle dispose de programmes d’exploration dont d’autres parleront mieux que moi. En revanche, elle n’allège guère le travail de l’éditeur scientifique ; sa consultation exige un certain apprentissage et le lecteur est, pour l’heure encore, privé de la faculté de feuilleter les pages. En fait, il se trouve face au défilement un rouleau, comme dans l’Antiquité classique et on voit que l’histoire s’amuse parfois à d’étranges paradoxes. Si on avait présenté un ordinateur à un scribe du Moyen Age monastique qui disposait d’un codex au lieu d’un volumen, il aurait été offusqué par un tel archaïsme. En revanche, il y aurait facilement retrouvé ses propres pratiques : le palimpseste (écrire par-dessus un texte effacé), la copie (la sortie d’imprimante) et, de plus en plus fréquemment, la dictée. Et en fait, c’est encore le compromis qui est le plus fréquent de nos jours : les grandes éditions sur papier sont généralement accompagnées par leur double électronique, stocké sur des supports toujours nouveaux.
En revanche, les éditions en ligne en sont encore à leurs débuts, même si leur diffusion progresse régulièrement. En France, elles se limitent en général à une seule oeuvre – Mme Bovary de Flaubert, les Faux Monnayeurs de Gide - ou à certains fonds, tel celui des manuscrits de Stendhal à Grenoble. Mais d’autres projets sont en cours de réalisation. Bref, nous sommes tout au début d’une nouvelle époque de cette histoire dont je viens d’évoquer la longue durée. Les années qui viennent verront changer le visage de nos disciplines et nous voilà au moins rassurés sur un point : nous n’allons pas manquer de matière pour de nouveaux débats ni pour de nouvelles rencontres.
1 Sauf mention contraire, les passages soulignés le sont par l’auteur.