Sommaire
Il est facile de dresser un catalogue d’œuvres inachevées, tant la notion paraît au premier abord simple, immédiate, et non problématique. En feuilletant par exemple Palimpsestes de G. Genette, on peut faire l’énumération suivante, où se mêlent œuvres littéraires et musicales : pour le XVIIe siècle, l’Astrée d’Honoré d’Urfé ou les Pensées de Pascal ; pour le XVIIIe siècle, la Vie de Marianne et le Paysan parvenu de Marivaux, le Requiem de Mozart, Heinrich von Ofterdingen de Novalis ; au XIXe siècle, on pense par exemple à Stendhal, avec Lucien Leuwen, Lamiel ou les Souvenirs d’égotisme. Le XXe siècle est abondamment représenté avec les romans de Kafka, l’Homme sans qualités de Musil, Turandot de Puccini. On pourrait prolonger cette liste indéfiniment, surtout si on lui adjoint des cas plus douteux, comme la Recherche du temps perdu, ou le Contre Sainte-Beuve, mais aussi l’exemplaire de Bordeaux des Essais de Montaigne.
Pourtant, si on essaie de décrire en quoi ces objets sont inachevés, on est embarrassé par leur hétérogénéité. Pour l’Astrée, la dernière partie manque, Honoré d’Urfé étant mort avant de l’avoir achevée. L’intrigue n’est donc pas conduite à son dénouement. L’intrigue des romans de Marivaux n’est pas dénouée non plus, mais c’est parce que Marivaux a abandonné son ouvrage avant de l’avoir terminé. On sait que les Pensées sont un chantier de travail interrompu par la mort. Est-il comparable à ces “ brouillons authentiques ” dont les continuateurs de l’Astrée disent s’être servis pour “ achever ” l’œuvre de d’Urfé ? Faute de données matérielles, la question reste sans réponse. Comme l’Astrée, Heinrich von Ofterdingen est inachevé en raison de la mort de Novalis, mais, contrairement aux continuateurs de d’Urfé, Tieck ne s’est pas substitué à Novalis, et s’est contenté d’indiquer en quelques pages comment il prévoyait d’achever l’œuvre. Comme les romans de Marivaux, Lamiel ou la Vie de Henry Brulard ont été abandonnés en cours de route par Stendhal. Quant aux romans de Kafka, on connaît l’ambivalence de l’injonction testamentaire qu’il adresse à son ami Max Brod :
De tout ce que j’ai écrit ne compteront que les livres : Le Verdict, Le Chauffeur, La Métamorphose, La Colonie Pénitentiaire, Un Médecin de Campagne, et le récit Un Champion de Jeûne […] En revanche, tout ce que j’ai écrit d’autre (sous forme d’articles dans les revues, de manuscrits ou de lettres) […] tout cela, sans exception, et de préférence sans que tout cela soit lu (je ne t’interdis pas, à toi, d’y jeter un coup d’œil, mais je préfère que tu ne le fasses pas et en tout cas : que personne d’autre que toi ne le fasse !), tout cela sans exception, doit être brûlé, et je te demande de le faire le plus rapidement possible1.
Et Max Brod “ a publié les romans comme s’ils étaient achevés, il a dégagé des manuscrits des textes plus ou moins achevés, les a pourvus de titres et les a ainsi érigés en “ œuvres” ”2. Mais à l’inverse, G. Genette cite la manière dont Toscanini a dirigé Turandot en s’arrêtant à l’endroit où la partition s’interrompt et en disant : “ Ici s’achève l’œuvre du Maître. Il en était là quand il est mort ”3. L’homme sans qualités paraît doublement inachevé, puisque Musil est mort en laissant le roman à l’état de chantier, et que les manuscrits montrent une œuvre qui devient de plus en plus inachevable. Dans un autre registre, faut-il considérer la Recherche du temps perdu comme une œuvre inachevée ? Quel crédit faut-il accorder au mot Fin qui suit dans le manuscrit ce qui est effectivement la dernière phrase du roman ? Enfin, quel est le statut de l’exemplaire de Bordeaux des Essais ?
Si, malgré leur hétérogénéité, on tente de récapituler les caractères dominants de ces exemples, on peut faire les remarques suivantes.
En premier lieu, on est en présence de la vision fantasmatique de la mort surprenant l’écrivain ou l’artiste au milieu d’une phrase et interrompant un processus linéaire. De la mort de l’artiste, on passe à la mise à mort prématurée d’une œuvre par son créateur. On est frappé en outre par la diversité des états d’achèvement atteints par ces œuvres inachevées. En particulier, on note pour certains cas l’hétérogénéité des parties, certaines étant “ achevées ” en tant que parties, d’autres étant seulement esquissées, d’autres étant simplement prévisibles en fonction du genre. Le cas de Proust est particulièrement embarrasssant, puisque l’écriture du mot “ Fin ” précède de beaucoup la fin de l’écriture. Et de ce que le projet de Contre Sainte-Beuve se transforme en écriture de la Recherche, faut-il en conclure, comme le fait J.-Y. Tadié4, qu’il ne s’agit pas d’une œuvre inachevée ?
Dans certains cas, le jugement critique paraît même reposer sur une vision idéalisée de l’inachèvement génétique, qui serait en quelque sorte constitutif de certaines écritures. Gérard Genette cite ainsi la manière dont Tieck a esquissé la continuation de Heinrich von Ofterdingen :
“ L’achèvement de cette œuvre grandiose eût été le monument impérissable d’une poésie nouvelle. Pour cette simple notice, j’ai préféré la sécherese et la concision au danger de rien y ajouter de mon imagination. Peut-être le côté fragmentaire de ces vers, de ces quelques traits, touchera-t-il certains lecteurs autant que moi, qui ne mettrais pas plus de ferveur attristée à contempler quelque vestige d’une toile détruite de Raphaël ou du Corrège. ” Cette ferveur attristée, c’est déjà la poésie des ruines, et le respect, sinon le culte, voué à l’inachèvement.
Lue d’un point de vue génétique, cette citation est particulièrement déroutante. D’un côté, elle projette dans un futur à jamais inaccessible l’image virtuelle d’une œuvre qui eût été grandiose si elle avait été achevée. Mais de l’autre, elle assimile l’œuvre inachevée à une œuvre détruite, et confère le même statut aux fragments laissés par un projet qui n’a pas eu le temps d’aboutir et aux ruines d’un objet qui a connu l’état d’achèvement. N’y aurait-il donc pas de différence entre l’esquisse d’un bâtiment et ses vestiges ? Sans doute, la traduction citée par G. Genette accentue le côté paradoxal du point de vue exprimé par Tieck. Le terme allemand traduit par “ achèvement ” est “ Ausarbeitung ”, susceptible en tant que nominalisation de désigner aussi bien le processus que son résultat, d’autant que la construction attributive qui fait de Denkmal l’attribut de cette nominalisation force le sens du côté du résultat du processus. Du moins le terme allemand conserve-t-il la parenté avec la notion de travail, absente de la traduction française utilisée par G. Genette. Une autre traduction s’efforce d’ailleurs de reconstruire une plus grande cohérence sémantique en recourant à un infinitif substantivé, qui atténue l’effacement paradoxal du processus dans la notion d’achèvement, et en faisant disparaître le verbe d’état5.
Ce retour à la lettre du texte de Tieck est rendu nécessaire par les fausses symétries avec lesquelles la notion d’(in)achèvement paraît jouer. Achever s’applique à un processus, mais le participe achevé, comme l’adjectif inachevé, qualifient un état. Achèvement renvoie à la nominalisation du processus, mais désigne aussi l’état final qui en résulte. Au contraire, inachèvement ne peut désigner que l’état de ce qui n’est pas achevé. De même, lorsqu’on parle d’“ œuvre inachevée ”, on décrit un état. Lorsqu’on évoque l’écriture inachevée, l’expression est paradoxale, puisqu’elle associe un qualificatif d’état et un processus.
Devant cet amoncellement de difficultés dont la brève analyse lexicale qui précède révèle l’enchevêtrement, il est tentant de s’en remettre au recours rassurant du dictionnaire. Je suis donc allé consulter la définition du verbe achever, puisque le verbe inachever n’existe pas6. De fait, le Littré permet de voir un peu plus clair dans le chaos des inachèvements que je viens d’énumérer. L’article achever distingue : 1) terminer, c’est-à-dire “ mettre un terme ”; mais on peut compléter la remarque de Littré en rappelant que lorsque le “ terme ” résulte d’une interruption, volontaire (cas d’un projet abandonné) ou involontaire (cas d’un texte posthume), on parle évidemment d’un objet inachevé; 2) finir, c’est-à-dire “ mener [quelque chose] jusqu’au bout ”; là aussi, les manuscrits de genèse nous rappellent qu’il ne suffit pas d’avoir écrit le mot “ fin ” pour en avoir fini avec un texte; 3) enfin, achever, lorsqu’on a mené à terme, “ mais avec idée que la chose menée à terme est parfaite et accomplie ”. L’exemple choisi par Littré pour illustrer son analyse est symptomatique du lien étroit que l’achèvement entretient avec la forme imprimée : “ Mon livre est terminé; les circonstances m’ont obligé de n’y pas donner tout le développement que j’avais conçu. Mon livre est fini, mais j’ai besoin de le corriger. Mon livre est achevé, je l’imprime ”.
Les catégories dégagées par Littré permettent de reclasser le catalogue d’exemples d’œuvres inachevées. En premier lieu, on peut regrouper des œuvres non terminées, soit par interruption, comme le Requiem de Mozart ou l’Astrée, soit par abandon, comme les romans de Marivaux ou Lamiel. L’idée est ici celle d’un processus interrompu, et G. Genette montre que quelqu’un peut achever ce qui n’a pas été terminé par son auteur, dès lors que des parties de l’œuvre sont écrites (cf. le Requiem), mais que le texte s’interrompt “ avant terme ”. Le texte peut donc être terminé, surtout si, comme dans le cas du Requiem, on possède des esquisses, ou si, comme dans le cas de l’Astrée, les continuateurs disposent des brouillons, de plans, etc.
En second lieu, la notion de non fini introduit l’idée de perfection, ce que l’exemple de Littré montre avec beaucoup de clarté. La genèse d’une œuvre est alors conçue comme un processus impliquant des phases de dégrossissage et de polissage. C’est la conception héritée de l’Antiquité (la lime du sculpteur), qu’on peut résumer en jouant sur l’homonymie entre le substantif fin et l’adjectif fin, et en lui associant le couple finir/affiner. Assez curieusement, cette idée coexiste avec la notion romantique d’inspiration, qui implique au contraire la fulgurance du génie, de sorte qu’il y a (au moins) deux processus dans l’acte créateur : l’inspiration, qui peut être interrompue, et le travail de correction, qui peut ne pas être effectué.
Enfin, la notion de non achevé dévoile les cartes et montre le jeu. Un ouvrage achevé, on l’imprime. Proposition dont on peut aussi tirer une autre conséquence : puisque c’est imprimé, c’est achevé. L’achèvement est dès lors symbolisé par le bon à tirer. Publier, c’est achever, autrement dit rendre l’énonciation écrite complète en mettant le récepteur en place.
Toutefois, ces critères lexicologiques créent des catégories qui s’interpénètrent, et il n’est pas certain qu’elles aident réellement à organiser le chaos initial. Par exemple, la Vie de Marianne est achevée en tant qu’œuvre publiée, elle est finie, mais on peut la considérer comme non terminée du point de vue de la diégèse, puisqu’elle abandonne l’héroïne avant la fin de l’histoire, et que celle-ci peut être continuée et menée à son terme en dénouant l’intrigue. Au contraire, dans le cas de l’Astrée, Honoré d’Urfé en a publié trois parties, mais il est mort avant d’avoir publié la quatrième. Dès lors, l’inachèvement “ est après tout l’un des traits spécifiques de Marianne, qu’un pastiche fidèle se doit d’imiter aussi ”7, alors que l’inachèvement n’est pas un “ trait spécifique ” de l’Astrée. De ce point de vue, Lucien Leuwen ou Lamiel sont à la fois non terminés (abandonnés), non finis et non publiés.
Le cas de Proust et son commentaire par la critique sont particulièrement intéressant dans cette optique. On sait qu’en 1919, il écrit dans le Cahier 20 le mot “ Fin ” après ce qui sera la dernière phrase du Temps Retrouvé, alors qu’il travaillera encore trois ans à la Recherche, donc longtemps avant que ne se pose le problème de l’(in)achèvement. Commentant ce manuscrit, J.-Y. Tadié écrit : “ Toute la pratique de Proust consiste à avoir toujours fini, clos son livre, sans l’avoir achevé ”8. Et il justifie ce balancement contradictoire par des citations de Proust lui-même, qui écrit par exemple en 1909 : “ Je viens de commencer — et de finir — tout un long livre ” — il s’agit du Contre Sainte-Beuve. Mais Tadié paraît lui-même tiraillé entre les deux pôles d’attraction contradictoires que constituent la fin et l’achèvement. Il reproche à un critique d’avoir affirmé que la Recherche “ reste inachevée et inachevable ”, et conclut : “ il ne faut donc pas que la mode, ou le goût, actuels pour l’aléatoire, ni l’essor de la génétique des textes, ne nous fassent voir l’œuvre de Proust que comme impossible à achever ”. Il incline donc à situer la Recherche du côté de l’Astrée plutôt que du côté de la Vie de Marianne. Et deux pages plus loin, il poursuit :
Pourquoi ces cassures incessantes de l’écriture, ces esquisses multiples, ces œuvres interrompues ? La psychanalyse dirait-elle qu’une brisure initiale a été imposée par une “ mère terrible ” ? Dès que l’on parle, il faut se taire, s’arrêter, recommencer, recommencer encore. L’unité antérieure est à jamais brisée. Mais aussi, et c’est le complexe de Pénélope, l’œuvre était le seul contact avec la mère (“ Conversation avec Maman), la terminer, c’est le rompre9,
ou
La seule solution sera d’écrire le mot fin avant d’avoir fini10.
Mais peut-on suivre encore Tadié lorsqu’il affirme que le Contre Sainte-Beuve “ n’est pas, contrairement à ce qu’a écrit P. Clarac, resté “composite et inachevé”, puisqu’il devient la Recherche au printemps 1909 ”11 ? Visiblement, un implicite sous-jacent attribue à l’inachèvement des connotations négatives qui le rendent impropre à qualifier l’œuvre de Proust. Sans prétendre épuiser ici une question qui agite et passionne les spécialistes de Proust, on peut faire deux remarques.
En premier lieu, il est contradictoire de récuser le caractère inachevable de l’œuvre en affirmant que ses “ degrés de liberté ” auraient disparu si la mort n’avait pas arrêté l’écriture, et de poser en même temps que la seule solution pour Proust est de poser le mot fin avant d’avoir fini. Pour un regard extérieur en tout cas, les manuscrits de Proust se caractérisent par leur plasticité.
On peut aussi proposer une explication plus vulgaire. L’inachèvement n’est pas forcément solidaire de l’explicit. Bien qu’il n’aborde le problème de l’achèvement que par le biais de l’écriture d’un tiers, G. Genette suggère la solution lorsqu’il propose de distinguer, “ outre la continuation par l’avant (c’est-à-dire l’après) ou proleptique, une continuation analeptique ou par l’arrière (c’est-à-dire l’avant), une continuation elleptique chargée de combler une lacune ou une ellipse médiane, et une continuation paraleptique, chargée de combler d’éventuelles paralipses, ou ellipses latérales (“Que faisait X pendant que Y... ?”) ”12. On peut très bien concevoir que Proust ait considéré, dès 1919, qu’il tenait la fin “ définitive ” de la Recherche, sans que cela préjuge en aucune manière de l’achèvement de l’œuvre ou de la fin de l’écriture.
Derrière les réticences de la critique à accepter l’inachèvement de la Recherche, il me semble qu’on retrouve ce qui caractérise l’achèvement dans la définition de Littré : qualifier une œuvre d’inachevée, c’est fabriquer un objet contradictoire, parce qu’une œuvre est forcément un objet achevé, donc parfait. Et le symbole le plus éminent de cet achèvement est la publication. C’est d’ailleurs bien ainsi que G. Neumann résume la position de Max Brod éditeur de Kafka :
la volonté de Kafka fut bien d’empêcher par tous les moyens la publication de ces textes, d’empêcher donc à tout jamais que leur soit assigné le statut d’“ œuvres ” au sens traditionnel. C’est à ce dilemme que l’éditeur de Kafka est confronté13.
Quant au fonds, l’intuition de Littré est bien évidemment juste : du point de vue énonciatif, l’acte de communication écrite reste incomplet tant que l’écrit n’est pas disponible pour des récepteurs. Dans la culture de l’imprimé, cette clôture de l’acte d’énonciation prend sa source dans le bon à tirer, qui fait sortir le texte de la sphère privée du scripteur, le transforme en œuvre destinée à un public, et instaure en même temps la figure de l’auteur comme instance à laquelle l’œuvre est attribuée. En ce sens, un “ manuscrit moderne ” est donc toujours inachevé, puisqu’il n’a pas encore accédé au statut d’œuvre publiée accessible à des lecteurs, mais il acquiert un achèvement ambigu du fait de sa publication par un éditeur.
D’où une différence de statut fondamentale entre les manuscrits modernes — y compris les copies au net —, produits à une époque où l’imprimé est le seul mode de transmission de la littérature, et les manuscrits antérieurs à cette époque, qu’il s’agisse des manuscrits médiévaux ou des manuscrits clandestins du XVIIIe siècle.
Le nœud des contradictions dans lesquelles la notion d’inachèvement enferme la critique est peut-être à chercher dans la confusion, largement dominante, entre cet achèvement symbolique que confère l’imprimé dans la culture moderne et le degré d’achèvement du texte qui le précède. C’est selon moi la seule manière de donner un sens à la formule “ fini, mais non achevé ”. L’œuvre de Proust ne serait alors ni finie, ni terminée, bien qu’elle ait été “ achevée ” par la publication.
Je terminerai en esquissant une autre piste de réflexion, qui pourrait contribuer à mieux cerner la spécificité de la littérature moderne — en prenant cette fois le mot au sens des historiens, puisque la notion de littérature telle que nous la pratiquons naît approximativement au XVIIe siècle. De par son statut énonciatif, l’écrit est toujours un acte de langage non terminé, puisqu’il est en attente d’une performance par un lecteur. Il est en suspens, et n’est achevé que par la lecture. Cette caractéristique tend à nous être peu perceptible en raison de l’autonomisation progressivement conquise par l’écrit et de l’intériorisation de plus en plus poussée de la performance dans la lecture silencieuse.
Mais il suffit de revenir aux grandes œuvres médiévales pour retrouver cette incomplétude de l’écrit, et pour voir disparaître en même temps les notions même d’achèvement et d’inachèvement. Comme le dit Gérard Leclerc à propos des grands cycles médiévaux, le récit “ tisse lui-même, par-delà les auteurs-transmetteurs-continuateurs, la trame jamais achevée des aventures de personnages emblématiques ”14. La “ littérature ” médiévale s’inscrit toujours dans un inachèvement global : l’histoire pourrait être racontée autrement, on pourrait choisir d’autres épisodes, et le narrateur ne fait que conter une histoire qu’il a entendue de la bouche d’un autre. Même s’il s’agit d’un topos poétique, il est symptomatique d’une situation dans laquelle l’achèvement ne peut être que la totalisation — la totalité virtuelle — de toutes les variations individuelles que connaît le récit.
A l’évidence, les technologies de l’information redonnent une actualité inattendue à cet inachèvement médiéval, en déplaçant les frontières entre le texte et sa glose, en désagrégeant la finitude et la fixité du texte écrit, en ouvrant la voie à la variation, à la continuation, au commentaire.
1 Cité d’après G. Neumann, “ Le texte inachevé de Franz Kafka ”, Le manuscrit inachevé. Écriture, création, communication, Paris, Ed. du CNRS, 1986, p. 88.
2 Ib.
3 G. Genette, Palimpsestes, Paris, Ed. du Seuil, 1982, p. 194.
4 J.-Y. Tadié, “ Proust et l’inachèvement ”, Le manuscrit inachevé, op. cit., p. 75-86.
5 “ Mener à bien cette vaste entreprise aurait élevé durablement un monument à un genre nouveau de poésie ”. Et une autre occurrence du même terme, située plus haut dans le texte de Tieck, est traduite par “ élaboration ”. (Heinrich von Ofterdingen, traduit par Laurent Ferec, Paris, Imprimerie Nationale, 1996, p. 279)
6 Il est mentionné dans le Trésor de la langue française, qui cite une phrase de Léon Daudet. Mais le TLF parle d’hapax — même si cet hapax a été repris par certains généticiens.
7 G. Genette, op. cit., p. 188.
8 J.-Y. Tadié, op. cit., p. 83.
9 Ib., p. 84.
10 Ib., p. 84.
11 Ib., p. 83.
12 G. Genette, op. cit., p. 197-198.
13 G. Neuman, op. cit., p. 88. Si cette analyse est juste, l’édition imprimée d’un brouillon résulte bien évidemment d’une initiative très étrange.
14 G. Leclerc, Le sceau de l’œuvre, Paris, Ed. du Seuil, 1998, p. 214.