Sommaire
L’autoréférence comme figure de topos proustien
Parler de l’autoréférence chez Proust fait désormais figure de lieu commun. Depuis qu’elle est devenue, pour un certain discours critique, critère topique de littérarité, comme le notait Jean Verrier au début de son article de 1972, « Le récit réfléchi »1, bien des spécialistes de Proust ont traité de la réflexivité de la Recherche, ce roman du futur romancier qui raconte, selon le résumé de Gérard Genette en trois mots, comment « Marcel devient écrivain »2. La Recherche fonctionne en effet globalement sur le mode de la réflexivité, puisque le roman relate la quête de la vocation littéraire à un premier niveau, celui de l’histoire du héros, et en même temps et à chaque instant manifeste la réalisation de cette vocation à un second niveau, celui de l’écriture du narrateur : l’œuvre tout à la fois raconte et montre sa propre création et se referme sur elle-même en une structure circulaire, quand, à la dernière page, le lecteur voit le héros sortir du livre pour en commencer la rédaction.
Certains critiques ont donc mis l’accent sur le schéma en ouroboros de la Recherche : le héros, au terme de son itinéraire, se transforme en narrateur et, selon la formule d’Antoine Compagnon, « se met à écrire le livre que le lecteur vient de lire »3. Comme l’explique Jean Rousset, le « roman est conçu de telle façon que sa fin engendre son début »4 et le lecteur est perpétuellement ramené de la dernière à la première page. Dans cette optique, c’est alors la figure du cercle qui sert à modéliser la structure du roman : une « circularité inlassable » et un « espace bouclé » recourbent indéfiniment le dernier mot sur le premier pour faire surgir « une nouvelle fiction narrant sa narration », selon Jean Ricardou5 ; Daniel Bougnoux parle de « cercles gigognes » et emprunte au texte des métaphores de lui-même, comme les « anneaux nécessaires d’un beau style »6.
D’autres analystes sollicitent la métaphore spéculaire pour rendre compte de la réflexivité macro ou micro-structurale du texte. Pour Roger Shattuck, au moment où le héros se mue en narrateur de sa propre vie, la Recherche cesse d’être l’histoire de Marcel pour devenir un « roman-miroir symétrique » du premier, « intégralement constitué des mêmes mots et des mêmes épisodes », mais conçu du point de vue opposé du narrateur7 : le temps retrouvé reflète alors le temps perdu, en inversant valeurs et significations. Dans son travail fondateur sur le récit spéculaire, Lucien Dällenbach puise tout un lot d’exemples dans la Recherche, tels que la lanterne magique, le Septuor de Vinteuil et surtout Le Port de Carquethuit, traité comme mise en abyme du code, « véritable poétique fictionnalisée »8.
Selon une démarche semblable à celle de Dällenbach, certains commentateurs isolent des éléments du roman, prélevant des personnages traités comme miroirs de leur créateur ou analysant des passages où le texte fait référence à lui-même, réfléchissant l’esthétique et le style proustiens ou insérant une mise en abyme des structures de la Recherche. Parmi les personnages sont généralement retenues les figures d’artistes - Vinteuil, Elstir et Bergotte -, qui d’après Dominique Jullien peuvent « apparaître comme exemplaires de cette auto-référentialité propre aux œuvres modernes »9. Et en ce qui concerne les passages autoréférentiels, on pourrait dresser toute une anthologie de textes réflexifs modèles à partir de la Recherche. « Un Amour de Swann » constitue selon Jean Rousset un « petit miroir convexe qui reflète [le roman] en raccourci »10 ; la description de l’église de Combray (I, p. 58-64)11, qui matérialise le temps, enchâsse une sorte de maquette de l’œuvre cathédrale qui la contient, « comme on voit dans la niche de certains porches une petite sainte, tenir dans ses mains un objet minuscule et ouvragé qui n’est autre que toute la cathédrale qui l’abrite »12 ; dans l’épisode des clochers de Martinville (I, p. 178-180), l’alignement des trois clochers sur une ligne perspective figure dans le poème en prose du héros la coïncidence des temporalités pour la réminiscence et la conjonction du comparé et du comparant pour la métaphore. À quoi l’on pourrait ajouter l’autopastiche des « images si écrites » du style proustien placé dans la bouche d’Albertine (III, p. 636-637), la méditation du héros sur les grandes œuvres du XIXe siècle dont les auteurs, « se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle » (III, p. 666-667), les réflexions de Bergotte sur l’art avec lequel Vermeer a peint le fameux « petit pan de mur jaune » en passant « plusieurs couches de couleur » (III, p. 692) et tant d’autres grands textes célèbres.
Il s’agira donc ici de tenter de ranimer un cliché, et cela en retournant la lorgnette critique pour s’attacher, en une vue de myope, à quelques points de détail, et en partant de l’une des positions théoriques de Dällenbach. Dans la page où il fait état de sa méthode, Dällenbach adopte « un point de vue résolument économique » :
Il est […] assez vain de se poser à perte de vue la question dogmatique ou casuistique de savoir si tel énoncé est réflexif ou non : s’il peut seulement l’être, c’est que son investissement textuel a toutes chances d’être négligeable ; une réflexion imperceptible, furtive ou non combinatoire est toujours une mise en abyme mineure.
Une lecture obsédée pourrait en débusquer un peu partout alors que la prise en compte de son impact narratif encourage à ne retenir que les plus actives13.
Pour Dällenbach, une réflexion de détail risquerait donc fort de n’être qu’un point insignifiant.
Le détaillant et le tailleur
Les définitions courantes du dictionnaire font du détail un « élément non essentiel d’un ensemble » (Robert). Or le propre de la notion de détail est de relever à la fois du vocabulaire courant et du lexique spécialisé de la critique. Dans ce second cas, comme le note Gérard Dessons, l’acception commune qui se fonde sur les sèmes de /composant/ /minime / et /accessoire/ ne suffit plus parce qu’elle « n’implique ni idée de système (interdépendance des éléments constitutifs du tout), ni idée de valeur (le détail signifie quelque chose du tout) »14.
Si l’on se tourne vers l’étymologie, on s’aperçoit que le détail est le résultat d’une action et donc qu’il suppose un agent. Déverbal, le mot est issu du bas latin taliare, « couper des branches pour en faire des piquets » (talea), d’où « élaguer, couper, faire des morceaux »15. Il est alors légitime de se demander qui, dans une œuvre d’art, fait le détail. Dans un chapitre de Lectures du détail, Naomi Schor analyse des textes de fiction qui proposent au lecteur des modèles internes d’activité interprétative : par un effet de réflexivité, le texte reflète la lecture qu’il suppose16. Schor nomme « interprète » le critique ou le lecteur et « interprétant » le personnage d’enquêteur à l’intérieur de la fiction. Elle applique ensuite cette distinction à un exemple tiré de Du côté de chez Swann. Chez Proust, l’interprétant, comme tout bon détective, prend pour objets des détails. On pourrait donc reconduire la typologie de Schor en cherchant des détaillants internes qui fourniraient des modèles au lecteur, détaillant externe.
La lecture du détail, qui suppose une action de « détaillage »17, est amplement thématisée dans l’intense activité des jaloux, des curieux, des invertis qui cherchent à se deviner les uns les autres et du héros lui-même, à l’affût des impressions obscures et des réminiscences suscitées par les plus modestes objets. Parmi d’innombrables cas, on peut citer celui du héros qui tente de deviner où se trouve Albertine à partir des petits bruits divers qui entourent la voix de la jeune fille au téléphone :
À ses paroles se mêlaient d'autres sons : la trompe d'un cycliste, la voix d'une femme qui chantait, une fanfare lointaine, retentissaient aussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer que c'était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits que j'entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave à son attention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, d'autant plus nécessaires à nous révéler l’évidence du miracle […] (III, p. 129).
Le détail, pour l’interprétant, et en particulier pour l’amoureux jaloux, constitue le point d’émergence de toute une « vérité » tenue cachée et dont il peut dévider la trame à la condition d’un décodage correct18. Ainsi, Odette se trahit en intercalant dans ses mensonges un « détail vrai » qui ne s’emboîte pas dans son contexte (I, p. 274) et le héros alimente ses soupçons sur Albertine par le « détail concret », un de « ces petits fragments de réel qui attirent à eux, à la façon d’un aimant, un peu d’inconnu » (III, p. 534). Devant les « détails » (IV, p. 97) que lui fournit Aimé sur la conduite d’Albertine dans les douches de Balbec et que tout autre que lui trouverait « insignifiants » (IV, p. 98), le héros se pose des questions qui, justement, ne sont pas, au sens courant, « des questions de détail » : « c’était une question d’essence » (IV, p. 97). Comme le note Gérard Dessons, « le détail a précisément cette capacité de faire de l’essentiel avec de l’accessoire »19.
Si, du côté de la réception, les personnages tendent au lecteur des miroirs de son activité de détaillant, la Recherche reflète également l’action de « détaillage » au pôle de production avec le métadiscours du protagoniste qui, dans Le Temps retrouvé, commence à rédiger des ébauches du livre à venir :
Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope » quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m'appelait fouilleur de détails (IV, p. 618).
Tout d’abord, puisque le protagoniste s’exprime ici en tant qu’écrivain, il reflète une activité de créateur : faiseur du détail, il en est le tailleur et il l’inscrit délibérément dans son texte. Ensuite, il formule une conception du détail comme petit élément qui contient un « monde » de signification. Dans son vocabulaire, les « choses très petites […] qui étaient chacune un monde » correspondent au sens spécialisé, critique, du détail, alors que l’expression mentionnée de « fouilleur de détails » répercute l’acception courante. Ce passage oppose donc une conception esthétique et valorisante du détail à une conception commune et dépréciative. Cette différence peut être éclairée par celle qui discrimine, dans la langue italienne et dans la terminologie qu’en tire Daniel Arasse, le particolare et le dettaglio. « Le détail-particolare est une petite partie d’une figure, d’un objet ou d’un ensemble », par exemple, dans un tableau, les sourcils, les rides, la couleur de l’iris. Le détail-dettaglio, c’est « le résultat ou la trace de l’action de celui qui “fait le détail” – qu’il s’agisse du peintre ou du spectateur »20. Le dettaglio suppose un tailleur et appelle l’interprétation : il constitue un « programme d’action »21. Donc, « si le dettaglio n’est pas le particolare, c’est bien qu’il est la trace ou la visée d’une action qui le détache de son ensemble »22. En outre, la citation du Temps retrouvé implique une méthode de lecture par agrandissement, consistant à faire surgir l’infiniment grand de l’infiniment petit : le détail-dettaglio est en ce sens télescopique. Et enfin, à travers ce commentaire sur l’ébauche du livre que nous lisons, le roman fait autoréférence à ses propres détails – ce qui permet de poser entre détail et réflexivité une relation qu’il s’agira d’éclaircir.
Par ailleurs, on peut remarquer que le métadiscours de l’écrivain fictif reflète celui que l’auteur réel a tenu sur la Recherche : Proust a en effet protesté contre son talent supposé de sertisseur de détails. À Louis de Robert, il explique que ce qui peut sembler un détail n’est là que pour « déceler quelque loi générale » :
c’est en effet imperceptible, parce que c’est éloigné, c’est difficile à percevoir, mais ce n’est nullement un détail minutieux. Une cime dans les nuages peut cependant, quoique toute petite, être plus haute qu’une usine voisine. Par exemple, c’est une chose imperceptible si vous voulez que cette saveur de thé que je ne reconnais pas d’abord et dans laquelle je retrouve les jardins de Combray. Mais ce n’est nullement un détail minutieusement observé, c’est toute une théorie de la mémoire et de la connaissance […] non promulguée directement en termes logiques (du reste tout cela ressortira dans le troisième volume)23.
On voit donc que le détail, conçu sur le modèle de la synecdoque comme un élément qui miniaturise un tout, comme un point de condensation du sens destiné à « ressortir » ultérieurement en prenant tout son volume, est façonné à dessein dans le texte par le créateur tailleur et appelle un processus herméneutique particulier, réfléchi par le détaillant interne à la fiction.
Le trompe-l’œil du « plus grand détail »
La première phase du déchiffrement consiste à reconnaître le détail, entendu comme élément significatif offert à l’interprétation par le créateur. Car il est des points de détail (au sens courant : particolare) qui ne sont pas véritablement des détails (au sens technique : dettaglio) et que l’on peut observer indéfiniment en pure perte. Ainsi, à Balbec, la femme du premier président - une fouilleuse de détails - dirige les « feux impitoyables » de son face-à-main, caricature de télescope, vers les passants « comme s’ils eussent été porteurs d’une tare qu’elle tenait à inspecter dans ses moindres détails » (II, p. 146), sans qu’il n’en sorte rien du tout. Mais les fourvoiements de l’interprétant peuvent devenir riches de leçons pour l’interprète. Mieke Bal, qui cherche à dégager une poétique du détail proustien, analyse un extrait dans lequel le héros est d’emblée frappé par un détail. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le jeune homme séjourne à Balbec avec sa grand-mère, alors que son père est parti pour son travail en Espagne avec M. de Norpois. Il vient d’apprendre par une lettre que son « père et son compagnon M. de Norpois avaient perdu leurs bagages » (II, p. 61). Mme de Villeparisis, qui ne connaît pas le père du héros, se montre particulièrement bien renseignée sur « les détails du voyage » et fournit des renseignements précis sur les péripéties et même sur les modifications de programme inopinées :
Et je me demandais par quel hasard, dans la lunette indifférente à travers laquelle Mme de Villeparisis considérait d'assez loin l'agitation sommaire, minuscule et vague de la foule des gens qu'elle connaissait, se trouvait intercalé à l'endroit où elle considérait mon père un morceau de verre prodigieusement grossissant qui lui faisait voir avec tant de relief et dans le plus grand détail tout ce qu'il avait d'agréable, les contingences qui le forçaient à revenir, ses ennuis de douane, son goût pour le Greco, et changeant pour elle l'échelle de sa vision, lui montrait ce seul homme si grand au milieu des autres, tout petits, comme ce Jupiter à qui Gustave Moreau a donné, quand il l'a peint à côté d'une faible mortelle, une stature plus qu’humaine (II, p. 61).
À première vue, ce passage illustre de façon exemplaire la règle du télescope, ici devenu « lunette ». Dans la lentille de cette « lunette » vient « s’intercal[er] » un « morceau de verre prodigieusement grossissant », double dispositif optique et métaphorique qui opère le tri entre le « minuscule », c’est-à-dire les « moindres détails », et « le plus grand détail ». La lunette permet ainsi de faire le détail en l’extrayant d’un contexte insignifiant, de le grossir en le dotant du « relief » voulu. Pour Bal, « le détail, ici, c’est le père », « agrandi » et « divinisé en œuvre d’art »24. Selon elle, ce passage fournit le modèle du détail proustien : l’essentiel est que le détail s’y mentionne lui-même, par un processus de désignation autoréférentielle. Il fournit également lui-même ses paramètres définitionnels : il est visuel, intercalé et grossissant. Comme, de plus, le héros fait erreur en croyant que son père suscite l’attention particulière de Mme de Villeparisis, Bal ajoute qu’il est aveuglant.
En effet, le héros apprendra plus tard, dans Le Côté de Guermantes (II, p. 481), que M. de Norpois est le vieil amant de Mme de Villeparisis et par conséquent la source de ses informations en même temps que son véritable pôle d’intérêt. Si ce passage est exemplaire, c’est surtout parce qu’il établit ironiquement un distinguo entre vrai et faux détails, le héros détaillant proposant un contre-exemple herméneutique. Le véritable détail significatif reste invisible car situé hors-champ : c’est Norpois, mentionné incidemment un peu plus haut. Ce détail, ultérieurement explicité, modifie rétrospectivement la signification du texte sous l’action d’un mouvement ironique qui en inverse les données : d’une part, l’intérêt que la marquise porte exceptionnellement à quelqu’une de ses connaissances, trop inaccoutumé pour ne pas devenir suspect, à dessein déplacé du centre de ses préoccupations à sa périphérie, trahit un secret amoureux et d’autre part, comme le souligne Bal, c’est le héros qui attribue à Mme de Villeparisis une vision du père divinisé qui est en fait moins celle de la vieille dame que la sienne propre. Ainsi s’expliquent le « hasard » - compagnonnage du père et de Norpois – et le « prodige » - exceptionnelle sollicitude de la marquise, d’origine érotique -, deux des indices qui intriguent le héros sans parvenir à le tirer d’erreur et qui sont aussi destinés à alerter le lecteur.
La référence au tableau de Moreau, Jupiter et Sémélé, dans lequel le père en apothéose se substitue au père suprême du panthéon romain, devient alors ironique : non seulement la vision infantile du héros y est moquée par un héroï-comique mythologique – la « stature plus qu’humaine » marquant le glissement entre le statut fantasmatique du père et la taille physique de le divinité - mais encore le support pictural de l’analogie joue le rôle d’interprétant de l’ironie du texte. Dans ce tableau lourdement orné et, justement, surchargé de détails, la gigantesque figure de Jupiter apparu à Sémélé dans sa gloire foudroyante semble un peu trop mise en relief, au sommet d’un amoncellement pyramidal, pour proposer autre chose qu’un contre-modèle, ironiquement surdimensionné, du détail à extraire. La toile abonde en revanche en particolari, qui ont fait l’objet d’un mot d’esprit rapporté en 1906 par Proust à Mme Straus. Degas aurait dit de Moreau : « Il nous a appris que les Dieux avaient des chaînes de montre »25. Selon Theodore Johnson, « Proust n’a jamais pris au sérieux le tableau Jupiter et Sémélé qui passe pour un chef-d’œuvre de la maturité de Gustave Moreau. Aussi figure-t-il dans la correspondance et dans les textes fictifs comme exemple de démesure »26. C’est ainsi que l’on retrouve dans une lettre d’avril 1905 à Montesquiou « le Jupiter quatre fois grandeur de nature de Gustave Moreau », dont la « proportion » évoque malicieusement la « majesté » avec laquelle le destinataire parvient à toujours se donner « le beau rôle »27. L’analogie picturale révèle son dysfonctionnement en proposant en guise de dettaglio la figure centrale et démesurée - pour Proust modèle ironique de disproportion - d’une toile qui n’offre en fait qu’une prolifération de particolari et dont, littéralement, Jupiter n’est que le « plus grand détail ». Le tableau, également miroir tendu au narcissisme de Montesquiou, reflète en fait le fantasme infantile de divinisation du père et, peut-être, en surimpression, l’image que le héros se fait de M. de Norpois, qui a foudroyé son poème en prose de son mépris, alors que Proust prend ses distances envers son idolâtrie pour Gustave Moreau.
Mais le nom du peintre sert aussi à mettre sur la piste de la réponse à la question que se pose le héros, et, en cela, il constitue un véritable dettaglio. C’est en effet grâce à un certain A. J. Moreau, l’un de leurs amis communs du ministère, que le père apprend que M. de Norpois, « quand il le rencontrait dans la maison », allait chez Mme de Villeparisis (II, p. 447), voisine de la famille à Paris. Moreau, dont le Jupiter confond le père avec M. de Norpois, fait bien le lien, par son homonyme fictif, entre le « père et son compagnon M. de Norpois » (II, p. 61), duo dont la mention est soigneusement excentrée dans le contexte antérieur au passage, et mène ainsi à la révélation de la liaison de l’ambassadeur et de la marquise28.
Le « plus grand détail » fait donc office de trompe-l’œil et l’on voit que le dettaglio n’est pas livré d’emblée mais que c’est à l’interprète détaillant de le faire surgir de la représentation en le débusquant et en le grossissant lui-même. Ce passage est donc exemplaire à plusieurs titres. D’abord, le dettaglio est imperceptible, jusqu’à ce que le grossissement le mène du rien au tout29. Il contraint ensuite à une réinterprétation du texte, dont il retourne ici ironiquement la représentation. Enfin, ce déchiffrement s’effectue dans la durée : c’est au terme d’un processus de dilation, à seconde vue, que peut s’effectuer la reconnaissance du détail, pierre d’attente qui permet une relecture d’ensemble. Ce mécanisme est ici exemplifié par une procédure de retard à deux temps : on apprend d’abord par A. J. Moreau que M. de Norpois « connaît beaucoup » la marquise, puis, explicitement, qu’il est son amant, ce qui fait reconnaître comme détails significatifs le nom du peintre et la présence de l’ambassadeur en Espagne aux côtés du père. Le passage sur le détail du « verre grossissant » livre donc bien, de façon ironique et réflexive, le mode de lecture du détail.
« Mille détails d’exécution qui avaient eu grande chance de rester inaperçus » au revers du texte
Un autre extrait d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs atteste qu’un détail à remarquer doit être invisible à première vue. Le héros, devenu un fervent admirateur de l’art de la toilette de Mme Swann, accompagne l’élégante dans ses promenades au Bois :
Et je comprenais que ces canons selon lesquels elle s'habillait, c'était pour elle-même qu'elle y obéissait, comme à une sagesse supérieure dont elle eût été la grande prêtresse : car s'il lui arrivait qu'ayant trop chaud, elle entrouvrît, ou même ôtât tout à fait et me donnât à porter sa jaquette qu'elle avait cru garder fermée, je découvrais dans la chemisette mille détails d'exécution qui avaient eu grande chance de rester inaperçus, comme ces parties d'orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses soins, bien qu'elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public ; ou dans les manches de la jaquette pliée sur mon bras je voyais, je regardais longuement par plaisir ou par amabilité, quelque détail exquis, une bande d'une teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement travaillées que les parties extérieures, comme ces sculptures gothiques d'une cathédrale dissimulées au revers d'une balustrade à quatre-vingts pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche, mais que personne n'avait jamais vues avant qu'au hasard d'un voyage, un artiste n'eût obtenu de monter se promener en plein ciel, pour dominer toute la ville, entre les deux tours (I, p. 626-627).
Ce texte peut être mis en relation avec le précédent par la mention du détail et par les motifs de la vue et du relief. Il en donne aussi le « revers » : les « mille détails » de la parure, de la partition ou des sculptures gothiques auraient dû « rester inaperçus », « caché[s] aux yeux de tous », « dissimulé[s] ». Ces détails ont été façonnés à dessein par leur concepteur – Mme Swann, qui obéit aux « canons » de l’élégance, le « compositeur », qui leur « a donné tous ses soins », le sculpteur, qui les a « travaillés ». Pour les « découvr[ir] », il faut « entrouvr[ir] », « ôt[er] » le vêtement de dessus, et se rapprocher pour observer la jaquette ou la balustrade.
Que ce passage soit autoréférentiel, cela apparaît à quelques points découverts au lecteur qui cherche à mettre en pratique sur le détail du texte la leçon du texte sur le détail. Non seulement les « détails » s’y mentionnent eux-mêmes, mais encore Mme Swann, par une tournure doublement réfléchie, ne « s’habillait » vraiment que « pour elle-même », selon une boucle réflexive qui obéit elle aussi aux « canons » du texte autoréférentiel. Les deux comparaisons, musicale et sculpturale, étendent cette réflexivité au domaine artistique. Le lien entre musique et sculpture gothique apparaît dans un détail autoréférentiel, la répétition du mot « parties » qui désigne, outre l’élément d’un tout, un rôle musical et un pan d’architecture. Le syntagme « mille détails d’exécution » est susceptible de référer tant à l’art du sculpteur et à l’interprétation d’une œuvre musicale qu’à un ouvrage de couture, et finalement au texte lui-même. La métaphore filée de la religion a aussi une fonction d’unification. Mme Swann, « prêtresse » du chic, obéit à des « canons » : le comparé qu’est la toilette est ainsi mis en rapport avec la cathédrale à travers le comparant religieux. Le terme « canon », sylleptique, fonctionne comme point de jonction des isotopies du texte dont il formule réflexivement les règles d’exécution. Il se donne d’abord pour une métaphore de la loi de l’élégance – une de ces « grandes lois » que le narrateur déclarera chercher au « télescope » (IV, p. 618). Mais, par syllepse homonymique, il peut aussi simultanément évoquer une pièce de toile ornée de dentelle et de rubans dans le champ de l’habillement, une prescription ecclésiastique dans le domaine religieux et une forme polyphonique en musique, reflet de la polyphonie même du terme que l’on peut enrichir de deux autres sens ici impliqués : ensemble des règles servant de module pour déterminer les proportions des statues etcorpusdes livres admis comme inspirés. L’observation rapprochée tire ainsi du mot l’élégance vestimentaire, la musique et la sculpture (trois des grands motifs réflexifs de la Recherche), la religion (métaphore du culte de l’art), le livre et la loi : en lui se rejoignent la référentialité, les analogies et la réflexivité du passage, convergence de surcroît formulée par syllepse métapoétique30 comme loi textuelle. Le terme constitue donc, selon une expression autoréférentielle du texte, un « détail exquis », c’est-à-dire, conformément à l’étymologie de l’adjectif31, un point à scruter de près, à découvrir de ses atours, comme les dessous de la toilette de Mme Swann. Détail « qui avait grande chance de rester inaperçu » et auquel « le compositeur a donné tous ses soins », le mot « canons » rassemble les « mille détails d’exécution » du texte et révèle la façon du faiseur32 : le tailleur fait converger les fils du texte sur un point de détail, mot qui prend tout son volume grâce à la réactivation de ses différents sens superposés. Tel est aussi le cas du mot « revers », employé explicitement pour la « balustrade », implicitement pour la partie rabattue d’un vêtement et réflexivement pour la face cachée du texte. C’est ainsi que le texte retourné montre sa trame, son discours sur lui-même et tout l’art du tailleur d’images, dans une perspective unifiée qui permet de « dominer » le panorama stylistique : par jeu de mots sylleptique et progressif mouvement ascensionnel, les « bas-reliefs » du niveau inférieur du porche et de la description référentielle font accéder, grâce à la « hauteur » que le texte réflexif prend vis-à-vis de lui-même, dans sa « sagesse supérieure », au haut-relief de la sculpture textuelle33.
L’effeuillage des « mille détails d’exécution » de ce passage ouvre donc la possibilité de le relire comme un commentaire de lui-même. Et l’on comprend que ces canons selon lesquels il s’habille, c’est pour lui-même qu’il y obéit, en suivant les lois de l’élégance littéraire promulguées par l’esthétique proustienne du reflet. Autoréférentiel, le texte se bâtit selon la figure que Michel Deguy a nommée « tautégorie ». Il la définit comme la « manière [qu’a le texte] de se dire aussi à lui-même ce qu’il est, à travers ce qu’il dit explicitement de ce qui est autre que lui », si bien qu’il peut être lu comme la « métaphore » de lui-même34. La procédure référentielle glisse alors de la toilette de Mme Swann au texte lui-même pour estomper le référent de départ, ce vêtement au revers finement travaillé promu métaphore de l’écriture.
Dilation et dilatation
Télescopique, le détail-dettaglio fait surgir hors de lui-même le tout du texte qui le contient. Le peintre Elstir, l’un des grands connaisseurs de l’élégance féminine avec Charlus, donne au héros une leçon sur les « détails de toilette » (II, p. 252) :
Homme d’un goût difficile et exquis, il faisait consister dans un rien qui était tout, la différence entre ce que portaient les trois quarts des femmes et qui lui faisait horreur et une jolie chose qui le ravissait, et […] exaltait son désir de peindre « pour tâcher de faire des choses aussi jolies » (II, p. 253-254).
Le dettaglio, ce « rien qui [est] tout »35, donne l’impulsion créatrice au peintre qui le fait passer de la toilette, cette petite toile, à l’espace du tableau. Traduites de l’impression à l’expression, les « choses très petites […] et qui étaient chacune un monde » dont parle le narrateur astronome deviennent, comme les toiles d’Elstir, les « fragments de ce monde aux couleurs inconnues » (II, p. 712) qu’est l’univers intérieur, le moi profond de l’artiste, révélé par son style (IV, p. 474). Le point de détail, ce détail qui n’est point avant de se dilater en tout, contient en germe tout l’univers de l’œuvre.
Tel est le principe des fameuses « Petites Madeleines » : un « morceau », une « miette » (I, p. 44) du « petit coquillage de pâtisserie » peut délivrer « l’édifice immense du souvenir » (I, p. 46) et engendrer l’intégralité du récit36 : c’est « tout Combray » qui est sorti de la tasse de thé (I, p. 47). Comme l’indique – doublement – ce point matriciel du roman, la fécondité du détail est liée au temps. En effet, d’une part la miette de madeleine ressuscite la totalité du souvenir et d’autre part la reconnaissance de son pouvoir s’effectue dans la durée : non seulement elle demande sur le coup au protagoniste des efforts réitérés mais surtout celui-ci n’élucidera son bonheur intense que beaucoup plus tard, à l’autre extrémité de la Recherche (IV, p. 450). Développement d’une image liminaire, expansion de la signification et mise en relief du texte lui-même, le détail provoque aussi la dilatation d’un moment particulier. Le détail peut donc se définir comme un processus temporel.
Il y a au départ ce que Daniel Arasse nomme « le moment du détail »37. Ainsi, pour Luc Rasson et Franc Schuerewegen, le détail ne serait pas une « notion » mais un « moment dans un processus de perception, de compréhension »38. Au terme de cette première étape de repérage, le détail s’impose. C’est alors, dans une deuxième phase, que s’accomplit le paradoxe du détail : l’interprétation gonfle démesurément le détail qui cesse d’en être un. La reconnaissance du monumental dans le minuscule suscite selon Arasse un étonnement39. Et enfin, lors d’un troisième temps, l’interprète est gratifié d’une « récompense »40 : il découvre devant lui un nouveau texte, modifié, régénéré et mis en relief par la pression du détail, qui permet une seconde lecture, différente de la première41.
Ce processus de déchiffrage du texte en trois temps répond exactement au déploiement générateur de la Recherche. Le kairos du détail est chez Proust ce moment privilégié42 où s’éprouve l’impression ou la réminiscence, cet « instant » où la miette de gâteau touche le palais (I, p. 44). Il provoque une expansion qui engendre le texte jusqu’au Temps retrouvé, où le héros reçoit la grâce d’une illumination qui lui permet de relire différemment son passé. La lecture du détail, applicable aux microstructures du texte, donne aussi le principe du tout. La dilatation du détail est exploitée par Proust dans le sens d’une dilation, ce qui lui permet de bâtir l’arche gigantesque du souvenir qui embrasse tout l’empan du roman. Le même principe est ensuite appliqué à l’intérieur de ce cadre : selon Proust, « il n’y a pas un détail qui n’en amorce un autre dans le même volume, ou dans les volumes suivants »43. La duplication dilatoire du détail met en place la structure temporelle d’une durée issue de l’instant qui permet, à son terme, de retrouver la totalité du temps passé dans son essence immatérielle. C’est ainsi que quelques meubles de l’ancien salon des Verdurin, dans leur nouvelle demeure du quai Conti, ressuscitent en tant que « fragments d’un monde détruit » (III, p. 789) toute l’époque de la rue Montalivet : ils « intégraient dans le salon actuel des parties de l’ancien qui par moments l’évoquaient jusqu’à l’hallucination » (ibid.) et font accéder à « cette partie devenue purement morale, […] cette partie qui s’est détachée du monde extérieur pour se réfugier dans notre âme » (III, p. 788). Les détails des toilettes de Mme Swann restituent eux aussi l’essence de « toute une époque » (I, p. 608) à la façon des robes de Fortuny « renaissant de leurs cendres », « fidèlement antiques mais puissamment originales », qui font retrouver la Venise d’autrefois, « dont elles étaient, mieux qu’une relique dans la châsse de Saint-Marc, évocatrices du soleil et des turbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire » (III, p. 871). Seul le détail permet ainsi d’accéder au tout, non pas exactement en ranimant l’intégralité du passé, mais en restituant cette essence donnée par l’impression qu’il a laissée. Au référent brut se substitue cette image immatérielle de lui-même reflété par la tautégorie du détail.
La digression ou la broderie sur un point de détail
Si le détail est à entendre comme la première phase d’un processus singulier d’auto-abolition, sa problématique rejoint celle de la digression, biais par lequel peut s’éclairer le rôle de l’autoréférence dans la réactualisation proustienne du souvenir.
Comme le détail, la digression ressortit à la fois d’une appréhension spontanée et d’une approche critique. Bellemin-Noël note que « l’un et l’autre sont à mi-chemin de l’objectif et du subjectif, du commun et du paradoxal, du quotidien et de l’esthétique », raison pour laquelle il en fait des « quasi-notions »44. Tous deux sont également perçus comme des protubérances incongrues du texte dans lequel ils occasionnent une rupture. Michel Charles y voit des pierres d’achoppement du discours critique qui a pour finalité de systématiser le texte en une totalité cohérente et intégralement signifiante. Il fait alors de ces « phénomènes curieux » qui revendiquent « une sorte d’autonomie des parties » les révélateurs des dysfonctionnements du commentaire critique45. En effet, soit le détail et la digression ne peuvent être pris en charge par l’explication et ils la remettent en cause ; soit ils sont interprétés et ils disparaissent en tant que tels, replongés dans le tout du texte, le détail ayant fini par être significatif et la digression par se contextualiser. « De fait, la digression n’existe que le temps d’une lecture ; hors de là, c’est-à-dire : si ça dure, elle ne peut être aujourd’hui qu’un aveu d’impuissance de l’analyste, qui ne peut en “rendre compte” ». Quant au détail, « c’est presque le même problème »46. C’est pourquoi, affirmait déjà Charles dans un article antérieur, « la digression n’existe pas pour le critique »47. Pierre Bayard, dans Le hors-sujet48, met largement à profit l’idée cruciale que « la digression n’existe que le temps d’une lecture », au point d’en faire ingénieusement la définition de la notion. Comme dans l’esprit de Charles le détail fonctionne sur le même régime que la digression, la démonstration de Bayard lui semble intégralement applicable.
L’étude que fait Bayard du texte proustien montre comment l’interprétation de la digression permet de la relier à son contexte et de la réinsérer dans l’économie du texte. La digression se caractérise donc par un processus d’autodestruction : elle s’actualise au moment où le lecteur la repère, puis s’évanouit quand le lien avec le contexte est trouvé. Elle n’existe ainsi qu’entre le moment de sa perception et celui de sa compréhension. Bayard définit alors la digression non comme un lieu du texte mais comme un temps de l’interprétation : « l’intervalle entre la rencontre de l’écart et sa réduction »49. La disparition de la digression modifie finalement le texte, qui, à la relecture, a incorporé tout élément hétérogène et a changé de visage. La problématique de la digression fait ainsi apparaître « le caractère mobile du texte »50. Dans un mouvement interprétatif plus radical encore, Bayard finit par transférer la digression de la périphérie au centre du texte, dont elle énoncerait la signification. On voit comment cette description du dynamisme de la digression est exactement superposable au processus du détail, au point que l’on pourrait définir le détail comme une digression ponctuelle et la digression comme un détail expansé : deux excroissances qui finissent résorbées dans le tout qu’elles transforment.
On peut ajouter que, d’un point de vue proustien, le fonctionnement du détail et de la digression réfléchit celui de la Recherche. La digression et le détail, ces écarts, ces bifurcations, ces temps perdus d’un récit qui semble à première vue s’égarer, finissent par retourner dans le tout : une fois interprété, ce qui passait d’abord pour une perte de temps relève de la plénitude du temps retrouvé. Les innombrables détails et digressions de la Recherche offrent autant de miroirs à la dialectique du temps perdu et retrouvé, mais c’est aussi la globalité de l’œuvre qui obéit à ce même canon. En effet, une certaine lecture classique de Proust, qui privilégie le premier et le dernier volumes, a tendance à négliger l’immense « entre-deux » de la Recherche, considéré comme une gigantesque digression – une sorte de gros détail, un particolare monstrueusement et malencontreusement distendu. Or le temps retrouvé ne peut être que le temps préliminairement perdu puis réfléchi dans le miroir inversif de l’écriture du narrateur qui en révèle la nature de dettaglio. Le temps dilaté de l’entre-deux, perdu dans l’histoire du héros, se métamorphose en précieux temps retrouvé au niveau de la narration par un processus de second degré, de même que la relecture du détail ou de la digression s’effectue sur le mode du métadiscours.
Le détail comme agent de deixis textuelle
Que le commentaire critique soit métadiscusif, cela coule de source. Que la lecture courante du texte littéraire le soit aussi va en revanche à l’encontre de certaines idées admises. Le détail et la digression, visibles par tout un chacun, n’en constituent pas moins indubitablement des notions métatextuelles : nommer un élément « détail » ou « digression » implique son appréhension par référence à l’économie de la représentation et non par rapport à la diégèse51. Cette reconnaissance suppose une distanciation qui fait percevoir le texte en tant que tel pour prendre en compte son fonctionnement à travers ce qui semble une anomalie précisément parce que c’est un élément soudainement saisi de façon méta, haut-relief saillant sur le fond du texte. Reconnaître le détail, c’est appliquer à la représentation un concept métareprésentationnel et apercevoir, à la faveur d’une prise de distance ponctuelle, la représentation elle-même. Ce qui est nommé « détail » apparaît donc comme un élément émergent de l’énoncé qui donne un point de vue sur le panorama du texte et le désigne comme tel. Le détail, comme la digression qui en serait la dilatation syntagmatique, fonctionnerait alors en tant qu’agent de deixis de textualité.
On peut ainsi tenter de conceptualiser comme déictique textuel ce que la lecture perçoit comme détail - indice qui opère la monstration de l’énoncé en tant que produit de l’énonciation de celui qui écrit. Le détail fonctionnerait alors sur le mode des embrayeurs, qui, selon Roman Jakobson, ont pour propriété de faire retour sur le message52 et qui reflètent le sujet de l’énonciation dans son énoncé. D’après Émile Benveniste, ces « indicateurs sui-référentiels » renvoient « à l’énonciation, chaque fois unique, qui les contient, et réfléchissent ainsi leur propre emploi »53. Comme l’embrayeur, le détail constitue à la fois un symbole – il représente un objet, référent du texte – et un index – il désigne le message auquel il appartient54. Autrement dit, conformément au dispositif autoréférentiel, le détail s’organiserait sur deux niveaux, le premier, référentiel, le second, métadiscursif. En outre, comme l’embrayeur opère « la conversion du langage en discours » et « fonde le discours individuel, où chaque locuteur assume pour son compte le langage entier »55, le détail textuel permet au créateur tailleur de poser la marque de sa présence énonciative et de s’approprier le langage dans sa mise en œuvre esthétique. On définira finalement le détail-dettaglio comme le point où la représentation se désigne elle-même dans un mouvement déictique d’autoréférence56. Prévu par l’écrivain, le détail, ce point de l’énoncé qui fait référence à un objet à un premier niveau et à lui-même à un second niveau, attend d’être actualisé par un déchiffrement qui lui reconnaîtra symétriquement ce double statut. En cela, il oriente la lecture courante vers une conscience critique du texte. En cela également, il permet de dégager l’essence du passé : à la première lecture, référentielle, correspond l’univers diégétique du passé ; à la seconde lecture, autoréférentielle, le référent objectif est comme dématérialisé et se mue en son propre reflet discursif, fixé à jamais dans l’écriture.
Le bâti de l’ouvrage : la syllepse comme point de détail
Ce dispositif est d’ailleurs inscrit dans le texte de la Recherche. Le héros, détaillant et interprétant, déchiffre dans Le Temps retrouvé le détail de la « petite madeleine » (IV, 450) et en fait effectivement sortir « toute une théorie de la mémoire » et de l’art. Par là, il donne un modèle capital de l’interprétation du détail déictique de textualité. À partir de ce point crucial, en effet, la vie passée du héros est explicitement donnée pour un livre, le « livre intérieur de signes inconnus (de signes en relief, semblait-il […]) » (IV, p. 458) : « ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire » (IV, 469). Il s’agit de « l’inventer » au sens archéologique : grâce à l’interprétation du détail qu’est la madeleine, ou le pavé mal équarri, ou la serviette empesée, le passé est retrouvé par l’archéologue inventeur du détail et conçu comme livre. Il se produit alors dans ces pages du Temps retrouvé tout un déploiement sylleptique d’autoréférences à l’art d’écrire et au livre, toute une série de tautégories signalées par des détails textuels dont la polysémie assure la procédure déictique.
Le héros s’avise d’abord que les « impressions obscures » autrefois ressenties « cachaient […] une image précieuse » à « découvrir » (IV, p. 456). À la page suivante, il parle d’une « impression, matérielle parce qu’elle est entrée dans nos sens, mais dont nous pouvons dégager l’esprit ». Le seul moyen de transfigurer ainsi les souvenirs de ces impressions, c’est de « faire une œuvre d’art » (IV, 457) en déchiffrant le livre intérieur :
Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont l’« impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. […] Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. […] Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si insaisissable la trace, est un critérium de vérité […] (IV, p. 458).
Dans ce passage autoréférentiel où se mirent l’écriture et la lecture, le livre représenté et le livre qui le représente, les autoréférences de détail fleurissent autour de la syllepse sur le terme « impression » : l’« image précieuse » se « découvre » dans cette « figure » qu’est la syllepse, qui ajoute à « l’esprit » le sens littéral, « matériel », des « caractères » ici utilisés. Et cette « matière » du mot est le « critérium de vérité » de l’œuvre qui se montre dans sa réalité substantielle de langage57.
Après le Bal de têtes, le héros reprend sa méditation sur l’écrivain qu’il voudrait devenir :
cet écrivain, qui d’ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées, pour montrer son volume, devrait préparer son livre, minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde […] (IV, p. 609-610).
La syllepse sur « caractère » développe à la fois une conception des personnages et de l’écriture : le travail du langage, en montrant les « faces opposées » des mots, avers et revers du sens, leur donnera leur « volume », jeu de mots qui permet en outre de désigner ce « volume » qu’est le livre. L’opération est immédiatement menée à bien sur une série de lieux communs réactivés : desserrées comme par un coin au moyen du modalisateur « comme », les locutions verbales sont en même temps étirées par l’adjonction du pronom complément « le », anaphorique du « livre », qui décale la référence des expressions phraséologiques, dédouble le sens des verbes et contribue à la mise en volume de l’écriture. Puis le héros déclare concevoir ses lecteurs comme « les propres lecteurs d’eux-mêmes », son livre « n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray » (IV, p. 610.), instrument à détecter le dettaglio.« De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits » (ibid.). Si l’on applique à cette phrase le principe énoncé par le texte, en usant du « verre grossissant » du détail autoréférentiel, on y découvre une ambiguïté syntaxique entre lire en soi-même les mots et lire les mots en eux-mêmes.
Et c’est à la suite que se trouvent les deux célèbres analogies autoréférentielles du livre : « car, épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe » (ibid.). Les deux analogies s’articulent grâce à la syllepse sur le verbe « bâtir », terme de couture et d’architecture simultanément lisible en ses deux acceptions, métaphores de la construction du livre58. Le verbe « bâtir », qui est l’un de ces « mille détails d’exécution qui avaient eu grande chance de passer inaperçus » et auxquels pourtant « le compositeur a donné tous ses soins », offre un portrait de l’artiste en tailleur de pierre et d’étoffe, et, comme un minuscule point de détail au revers du bâti, indique de façon autoréférentielle la substance linguistique de l’énoncé qu’il rabat sur lui-même. Par le dédoublement sylleptique qui le met en relief, le terme, usé dans chacune de ses acceptations idiomatiques, retrouve à neuf toute sa puissance. Le mot apparaît alors dans sa substance signifiante et manifeste le travail de l’écrivain sur le détail de la langue. La syllepse est une figure relevant du jeu de mots, qui est une notion (ou une « quasi-notion ») elle aussi à la fois métadiscursive et accessible à tout un chacun. Aussi, pour reconnaître la syllepse, faut-il la saisir simultanément comme mot et comme jeu : comme mot, car il s’agit de retrouver les deux acceptions en langue du signifiant ainsi mis en lumière ; comme jeu, car elle bissocie les sens par une nouvelle règle qui contrevient à celle de l’actualisation d’un unique signifié, en un coup de force discursif et poétique du créateur59. La syllepse est à la fois métatextuelle et métapoétique. A la façon du détail et de la digression, elle agit comme déictique de textualité et, en manifestant le travail du créateur sur la langue, elle se fait aussi déictique de poéticité. L’autoréférence proustienne de détail s’accomplit par excellence dans la syllepse, ce point où le texte se réfléchit pour se donner à voir comme recréation poétique du matériau linguistique.
En réponse à Dällenbach, on pourra finalement citer cette réflexion de détail du verbe « bâtir », particule autotextuelle nécessairement d’abord « imperceptible » et « fugitive » mais finalement « combinatoire » puisque s’y retrouvent, condensées et repliées l’une sur l’autre, les grandes métaphores du texte que file la Recherche, le propre du détail esthétique, le « rien qui [est] tout », étant précisément de concentrer ponctuellement le sens du tout en le rabattant dans ses pliures. Le travail du détail selon Proust n’est pas celui de la minutie du fignolage mais bien celui qu’on lui reconnaît fort peu : l’art de la concision.
Toute la Recherche sort de ce bâti, puisque Proust n’a pu monter la Recherche qu’en trouvant comment coudre et charpenter ses matériaux, et cela en imaginant la dilatation retardée du détail de la madeleine. En outre, cette syllepse réflexive synthétise les deux modèles différents de création de l’œuvre, l’empiècement et la structuration architecturale, le provisoire de l’assemblage d’étoffes et la pérennité de l’édifice de pierre, mais elle conjoint aussi, réflexivement encore, les deux manifestations du processus du dettaglio : le point et l’expansion monumentale. Formulant et articulant réflexivement les principes créateurs de la poétique proustienne, la syllepse se fait métaproustienne.
Le topos proustien comme figure de l’autoréférence
Cette partie du Temps retrouvé est habituellement lue de façon autoréférentielle comme l’art poétique mis en œuvre par Proust dans la Recherche. Il y a néanmoins un fait de style dont Proust ne parle pas ici explicitement, mais qui apparaît, allusivement, dans sa correspondance. Proust était horrifié et fasciné par le cliché, au point qu’il adressait à Lucien Daudet des collections de ce que les deux amis nommaient dans leur langage complice des « louchonneries »60, néologisme railleur désignant une formule stéréotypée : le poncif fait loucher par son mauvais goût et son ridicule. Or il se trouve que, dès l’ancien français, l’adjectif « louche » (lois) signifiait « myope » et « qui est atteint de strabisme ». Au XVIIIe siècle, il en vient également à désigner, en un sens métalinguistique, un énoncé amphibologique. Ce cliché qu’est la louchonnerie est donc à la fois figé et apte à une ambiguïté sémantique qui lui offre une possibilité de réactivation, et c’est aussi une « quasi-notion » métatextuelle en même temps qu’un verre grossissant pour myope. Si le propre de l’écrivain est de se créer un style individuel, qui puisse révéler une vision du monde particulière, alors la louchonnerie lui offre cette matière linguistique polysémique dans laquelle il pourra se tailler les images de son idiolecte et le montrer comme tel en revivifiant le cliché. Si, en prenant le héros pour miroir de détaillant, on cherche chez Proust comme le protagoniste le fait chez Vinteuil les « phrases types » de son style (III, p. 877), ou un type de toute « petite phrase », on découvre, en adoptant la vision rapprochée du myope, un travail de réanimation de la substance inerte de la langue par réactivation simultanée de sens normalement exclusifs sur des points de détails du texte qui font surgir un sens d’ensemble et offrent une vision métapoétique.
Cette conception du style devait être capitalissime pour Proust, puisqu’elle a donné à l’œuvre un détail d’importance, son titre. La polysémie réactive l’expression « temps perdu », qui, par un effet prismatique, se déploie en temps gaspillé, égaré et passé tout à la fois. Et, simultanément, le titre indique par autoréférence et par inversion réflexive et ironique le temps retrouvé lui-même, puisque ce titre général ne peut s’appliquer qu’à la narration et non à l’histoire vécue par le héros : c’est le narrateur qui remonte le temps par la remémoration alors que le héros en suit le cours. À la différence des titres des différents volumes, susceptibles de s’appliquer à l’histoire comme à sa relation, le titre général indexe ainsi la représentation artistique en laquelle consiste le temps retrouvé. Dans sa célèbre lettre de 1908 à Mme Straus, Proust explique que la correction grammaticale et syntaxique, qui prohibe les énoncés ambigus et affectionne les clichés, ne suffit pas à faire un style :
Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note) de Thibaut, il y a un infiniment petit, qui est tout un monde ! […] La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les faits, non en deçà. La correction en deçà « émotion discrète » « bonhomie souriante », « année abominable entre toutes » cela n’existe pas. La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui, Madame Straus ! Parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. Car on ne « tient », on ne fait bonne figure, auprès des écrivains d’autrefois qu’à condition à avoir cherché à écrire tout autrement61.
Cet art poétique du cliché producteur qui régénère la langue en la perdant pour mieux la retrouver, Proust ne l’a pas explicité dans la partie théorique du Temps retrouvé : fidèle aux canons de la réflexivité, il a employé son art d’imagier à mettre en œuvre le « secret du faiseur » (II, p. 541) et à indiquer le fonctionnement autoréférentiel et métapoétique des détails figés de la langue. C’est ainsi que, finalement, le lieu commun chez Proust devient figure d’autoréférence.
1 Littérature, n°5, 1972, p. 58-68.
2 Figures III, Seuil, 1972, p. 237.
3 « Préface » à Du côté de chez Swann, Gallimard, « Folio », 1988, p. VIII.
4 Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Corti, 1962, p. 144.
5 « Modernité proustienne », Les Nouvelles littéraires, vol. 49, n°2281, 1971, p. 5.
6 Vices et vertus des cercles. L’autoréférence en poétique et en pragmatique, La Découverte, « Armillaire », 1989, p. 123 et 124. Voir toute la section « Proust aux cercles de Combray », p. 122-129.
7 Proust’s Way. A Field Guide To In Search of Lost Time, London, Allen Lane, The Penguin Press, 2000, p. 168.
8 Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Seuil, « Poétique », 1977, p. 128.
9 « Fiat lux », Revue des Sciences Humaines, n°236, 1994, p. 125-151, cit. p. 126. Voir aussi par exemple Inge Crosman Wimmers, « Mise en intrigue et lecture réflexive », Littérature, n°71, 1988, p. 67-79.
10 Forme et signification, op. cit., p. 146.
11 Les références à la Recherche sont données dans l’édition de la Pléiade, Gallimard, 4 t., 1987-1989.
12 Variante manuscrite du Temps retrouvé, citée par Luc Fraisse, Lire « Du côté de chez Swann », Dunod, 1993, p. 142.
13 Le récit spéculaire, op. cit., p. 140 et ibid, note 2.
14 G. Dessons, « La stratégie du détail dans la critique d’art et la critique littéraire », in Pouvoir de l’infime, P. U. Vincennes, « Culture et société », 1997, p. 53-69, cit. p. 58.
15 Selon le rappel lexicologique de Jean Bellemin-Noël, « L’infiniment détail », in Pouvoir de l’infime, op. cit., p. 17-37, cit. note 4, p. 34.
16 Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1994.
17 Néologisme utilisé par J. Bellemin-Noël, art. cit., p. 20.
18 Toute la difficulté réside dans l’extrapolation de la partie au tout : voir III, p. 520.
19 Art. cit., p. 57.
20 Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, « Champs », 1996, p. 11. Voir aussi p. 222-223.
21 Ibid., p. 12.
22 Ibid., p. 240.
23 Correspondance, Plon, 21 vol., 1970-1993, t. XII, p. 230-231.
24 Mieke Bal, « Le verre grossissant et le voyage en Espagne » in Images littéraires ou comment lire visuellement Proust, Toulouse/Montréal, PUM/XYZ, 1997, p. 75-89, cit. p. 76.
25 Correspondance, op. cit., t. VI, p. 122.
26 « Marcel Proust et Gustave Moreau », Bulletin Marcel Proust, n°28, 1978, p. 614-639, cit. p. 629.
27 Correspondance, op. cit., t. V, p. 115.
28 Marie Miguet s’interroge sur les énigmatiques initiales « A. J. » et suggère d’y voir celles des prénoms des parents de Proust, Adrien et Jeanne (« Sur A. J. Moreau et Proust », Bulletin Marcel Proust, n°30, 1980, p. 211-217). Or le père de Proust avait effectué en 1870 un voyage en Espagne pour enquêter sur le choléra. Ce détail biographique peut permettre de relire l’ironie du texte sur le père, divinisé et maître de la foudre, Adrien Jupiter.
29 Selon Dessons, « métamorphose du rien, le détail, en devenant tout, fait passer de l’insignifiance à la signifiance » (art. cit., p. 58).
30 Pour le rôle métapoétique de certaines syllepses proustiennes, voir Stéphane Chaudier, « Proust et la syllepse vive », in La Syllepse. Figure stylistique, dir. Y. Chevalier et Ph. Wahl, Lyon, PUL, « Textes et langue », 2006, p. 421-430.
31 Exquisitus, de exquiro, « chercher à découvrir, examiner de près, scruter ».
32 Voir Françoise Piniello, « Syllepse et dynamique de la phrase proustienne » (in La syllepse. Figure stylistique, op. cit., p. 401-419), qui montre comment la syllepse proustienne synthétise diverses isotopies et révèle le travail poétique du créateur.
33 Selon une image de la critique, le détail fait relief sur le fond de la représentation. Le détail « est d’abord rupture. Mieux : relief, érection accidentelle sur fond de platitude » (J. Bellemin-Noël, art. cit., p. 24).
34 « Vers une théorie de la figure généralisée », Critique, n°269, p. 841-861, cit. p. 858. La notion de tautégorie est élaborée dans le cadre du texte poétique. Le mot « tautégorie » vient de Schelling, qui l’a lui-même repris à Coleridge.
35 Proust a écrit à Maria de Madrazo, sœur de Raynaldo Hahn mariée à un oncle de Fortuny, pour lui demander des renseignements de détail sur l’œuvre du couturier dont Elstir parle au héros et à Albertine (II, p. 252-253) et il précise : « remarquez que le résultat sera çà et là une ligne, mais même pour dire un mot d’une chose, et quelquefois même n’en pas parler du tout, j’ai besoin de m’en saturer indéfiniment » (Correspondance, op. cit., t. XV, p. 58).
36 Ce texte célèbre fournit à la suite une comparaison autoréférentielle, avec le « jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables » (I, p. 47).
37 Op. cit., p. 140.
38 « Le peu d’existence », in Pouvoirs de l’infime, op. cit., p. 7-14, cit. p. 11.
39 Op. cit., p. 6.
40 Ibid, p. 7.
41 Voir J. Bellemin-Noël, art. cit., p. 23.
42 Expression utilisée par D. Arasse, op. cit., p. 7.
43 Correspondance, op.cit., t. XX, p. 519.
44 Art. cit., p. 23.
45 Michel Charles, L’arbre et la source, Seuil, « Poétique », 1985, p.111 et 112.
46 Ibid.
47 Michel Charles, « Digressions, régressions (Arabesques) », Poétique, n°40, 1979, p. 395-407, cit. p. 397.
48 Le hors-sujet. Proust et la digression, Minuit, 1996, voir p. 118-119. Le texte de Bayard pourrait laisser croire que l’affirmation de Charles précédemment citée reflète la position de son énonciateur alors qu’elle décrit un système conceptuel qu’il met en cause. Pour prouver au contraire que toute écriture est « essentiellement digressive », Charles analyse d’ailleurs un texte de Proust, et cette lecture lie détail et digression, ces « distorsions minuscules » (« Digressions, régressions (Arabesques) », art. cit., p. 406).
49 Op. cit., p. 139.
50 Ibid., p. 140.
51 D’où la possibilité de remonter jusqu’à l’acte créateur, et de juger voire de mettre en accusation le faiseur de détails ou de digressions.
52 Essais de linguistique générale, t. I, Minuit, 1963, p. 179.
53 Problèmes de linguistique générale, t. I, Gallimard, « Tel », 1966, p. 254.
54 Voir R. Jakobson, op. cit., p. 179.
55 E. Benveniste, op. cit., p. 254.
56 La forme la plus radicale de cette deixis du détail serait ce que Georges Didi-Huberman a conceptualisé sous le nom proustien de « pan » (La peinture incarnée, suivi de Le Chef-d’œuvre inconnu par Honoré de Balzac, Minuit, « Critique », 1985, p. 43-62, et « Appendice : question de détail, question de pan » in Devant l’image, Minuit, « Critique », 1990, p. 271-318). Le pan, en peinture, est un point du tableau où la matière picturale se donne d’emblée comme telle. Pour une étude de cette notion à l’intérieur du texte proustien, voir M. Bal, op. cit.
57 Le jeu de mots est repris plus tard à l’occasion de la réminiscence suscitée par François le Champi : « La première édition d’un ouvrage m’eût été plus précieuse que les autres, mais j’aurais entendu par elle l’édition où je le lus pour la première fois. Je rechercherais les éditions originales ; je veux dire celles où j’eus de ce livre une impression originale » (IV, p. 465).
58 Dans la Recherche, les formes du verbe « bâtir » sont notamment utilisées pour les églises (I, p. 104), pour la musique de Vinteuil (III, p. 901-902) et pour l’œuvre de Bergotte (I, p. 546). Pour un commentaire précis de la double analogie, voir S. Duval, « Une “farce poétique” : les anneaux du style et les alliances de l’humour », Bulletin d’Informations Proustiennes, n°37, 2007, à paraître.
59 Selon St. Chaudier, « il n’est certes de jeu qui ne fasse référence à la règle qui le permet. Mais plus qu’un autre dispositif, peut-être, la syllepse est simultanément événement stylistique et mise en œuvre d’une opération métalinguistique » (art. cit., p. 421). Par ailleurs, St. Chaudier montre le rapport « conflictuel » (p. 429) de Proust à la syllepse.
60 Voir L. Daudet, Autour de soixante lettres de Marcel Proust, Cahiers Marcel Proust, n°5, 1928, p. 30.
61 Correspondance, op. cit., t. VIII, p. 277.