Heavenly god, the creature was bilingual !
More Pricks than Kicks
On ne traduit pas Beckett, on le provoque à se traduire
Ludovic Janvier
Irlandais d’origine et émigré en France, Samuel Beckett commence à écrire en anglais pour ensuite passer au français à partir de 1946, et devenir finalement un auteur bilingue dans le sens qu’il rédige tantôt en anglais, tantôt en français et s’autotraduit continuellement. L’écriture bilingue de Samuel Beckett peut être considérée comme une pratique systématique depuis la publication de Murphy (1937), c’est-à-dire à partir du moment où il commence à traduire tous ses textes. Cependant, sa pratique d’auto-traducteur dont il sera question dans cet article, ne semble pas répondre à des règles définies d’avance. En effet, l’auteur ne sais pas toujours quand il traduira son texte et chaque traduction relève d’une approche singulière : tantôt il traduit, tantôt il adapte, révise, voire écrit un nouveau livre. Nous pouvons néanmoins établir quelques généralités sur l’activité de Beckett auto-traducteur :
1) les premières traductions en anglaisà partir des textes français qui suivent de peu la première rédaction (la trilogie romanesque, par exemple). Elles sont très proches de l’original ;
2) les traductions effectuéesplusieurs années, voire décennies plus tardpar rapport aux originaux – et notamment celles de premiers textes français – subissent d’importantes modifications ;
3) les traductions en anglais de premiers écrits français, souvent commencées à l’aide d’un autre traducteur et pour cela même assez proches de l’original, sont révisées par Beckett qui modifie parfois des passages entiers (comme dans Watt). Cependant les modifications des ces textes restent moins radicales que dans le cas précédent ;
4) les ouvrages des années 1970, écrits tantôt d’abord en français, tantôt d’abord en anglais, tantôt dans les deux langues en même temps. Les traductions peuvent être très proches de “ l’original ” ou bien s’en éloigner au point que la version française de A Piece of monologue, Solo, par exemple a été définie par l’auteur lui-même comme une “ adaptation ”.
Malgré les libertés que Beckett prendface à ses écrits, ses traductions témoignent non seulement d’une grande sévérité et discipline par rapport au travail de réécriture, mais elles montrent aussi qu’il accordait une attention toute particulière aux “ intraduisibles ”. Ainsi, confronté aux mots, expressions ou sonorités, absents dans la langue d’arrivée, Beckett efface ou modifie des passages entiers ou, comme nous l’avons déjà vu, les titres mêmes de ses ouvrages. A ce propos, Cioran raconte une anecdote fort intéressante sur la recherche d’une traduction “ équivalente ” du titre de la pièce Lessness :
Le texte français Sans s’appelle en anglais Lessness, vocable forgé par Beckett, comme il a forgé l’équivalent allemand Losigkeit.
Ce mot de Lessness (aussi insondable que l’Ungrund de Boheme) m’avait envoûté, je dis un soir à Beckett que je ne me coucherais pas avant d’en avoir trouvé en français un équivalent honorable… Nous avions envisagé ensemble toutes les formes possibles suggérées par sans et moindre. Aucune ne nous avait paru approcher de l’inépuisable Lessness, mélange de privation et d’infini, vacuité synonyme d’apothéose. Nous nous séparâmes plutôt déçus. Rentré à la maison, je continuai à tourner et retourner dans mon esprit ce pauvre sans. Au moment où j’allais capituler, l’idée me vint qu’il fallait chercher du côté du latin sine. J’écrivis le lendemain à Beckett que sinéité me semblait le mot rêvé. Il me répondit qu’il y avait pensé lui aussi peut-être au même instant. Notre trouvaille cependant, il faut bien le reconnaître, n’en était pas une. Nous tombâmes d’accord qu’on devait abandonner l’enquête, qu’il n’y avait pas de substantif français capable d’exprimer l’absence en soi, l’absence à l’état pur, et qu’il fallait se résigner à la misère métaphysique d’une préposition.
A la différence d’un traducteur “ ordinaire ”, Beckett juge son texte à réécrire parfois sans pitié, et en devient le commentateur, voire le censeur selon le cas. Ainsi, tout comme chacun de ses ouvrages répond à des critères différents qui relèvent d’une poétique cohérente, sa pratique d’écriture et de traductionvarie selon le regard de l’auteur/sujet à son œuvre selon les diverses contingences : temporelles, linguistiques et, bien évidemment, subjectives. En d’autres termes, Beckett récrée, traduit, réécrit et adapte selon les contraintes du texte et des langues, avec une attention toute particulière au rythme et à la musicalité. De plus, sa pratique d’auto-traducteur diffère selon son rapport à la langue et au regard qu’il porte surson œuvre au moment où il l’écrit dans l’autre langue. Souvent l’auteur s’approprie les références culturelles de la langue de traduction, en modifiant le texte, comme dans l’exemple suivant extrait de En attendant Godot : “ Seine Seine-et-Oise Seine-et-Marne Marne-et-Oise ” devient en anglais : “ Feckham Peckham Fuhlham Clapham ”. Parfois, il ne traduit pas des références qui sont plus dépaysantes dans l’original que dans la traduction comme dans cet exemple extrait de Molloy, écrit d’abord en français :
Ce bourg, ou ce village, disons-le tout de suite, s’appelait Bally, [...] Dans les pays évoloués on appelle ça une commune, je crois, ou un canton, je ne sais pas, mais chez nous il n’existe pas de terme abstrait et générique pour ces subdivisions du territoire. Et pour les exprimer nous avons un autre système, d’une beauté et simplicité remarquable, et qui consiste à dire Bally (puisqu’il s’agit de Bally) lorsqu’on veut dire Bally et Ballyba lorsqu’on veut dire Bally plus les terres y afférentes et Ballybaba lorsqu’on veut dire les terres de Bally exclusives de Bally lui-même.
This market-town, or village, was, I hasten to say, called Bally, [...] In modern countries this is what I think is called a commune, or a canton, I forget, buet there exists with us no abstract and generic term for such territorial subdivisions. And to express them we have another system, of singualr beauty and simplicity, which consists in saying Bally (since we are talking of Bally) when you mean Bally and Ballyba when you mean Bally plus its domains and Ballybaba when you mean the domains exclusive of Bally itself.
Cependant, dans le même roman, Beckett modifie le nom de la ville du protagoniste pour le lecteur anglais, “ Shit ”, en français, chef-lieu de “ Shitba ” est adaptée dans la traduction anglaise par “ turdy ”, chef-lieu de “ Turdyba ”.
Afin d’illustrer les dynamiques de ces différents phénomènes, je propose l’analyse des manuscrits qui préparent la traduction en anglais de Mercier et Camier. Le texte a été écrit en français et, lors de sa traduction en anglais, l’auteur l’a modifié de façon significative. Ces modifications sont dues sans doute à la distance temporelle entre les versions française et anglaise qui témoigne de l’évolution de la poétique de l’auteur et de sa relation par rapport à l’écriture et aux langues. Beckett écrit Mercier et Camier en 1946, à l’âge de quarante ans. Après l’écriture des nouvelles, c’est sonpremier roman en français. Ce livre appartient à une phase expérimentale où l’explorationdes possibilités de la langue étrangère, dont il ne se sent pas tout à fait maître, est centrale. C’est pourquoi le roman marque une sorte de pas en arrière dans sa poétique toujours en évolution dont témoigne le retour au narrateur homodiégétique, l’observateur omniscient des premiers romans en anglais.
Écrit en 1946, Mercier et Camier ne fut publié qu’en 1970, l’année où Beckett commença la traduction en anglais, achevée en 1974. Il a fallu presque trente ans pour qu’il traduise ce roman que, d’après ses propres aveux, il n’aimait pas particulièrement. Ici, la pléthore de clichés linguistiques de même que l’étonnement manifesté par les personnages face à certaines expressions ou modes de prononciation confirment la mise à distance dufrançais. Voici deux exemples révélateurs de sa curiosité et de la surprise face à la langue étrangère :
Mon père me disait toujours, dit Mercier, d’ôter ma pipe de la bouche avant de m’adresser à un étranger, quelque humble que fût sa condition.
Quelque humble, dit Camier, que cela sonne drôlement. (p. 21)
Tu as dis oui, dit Camier. A quoi acquiesces-tu ?
A quoi à qui est-ce ? dit Mercier. Tu perds le nord, Camier. (p. 141)
Mercier et Camier c’est aussi le seul roman qui, du fait qu’il met en scène un vrai couple, s’apparente aux pièces de théâtre qui feront la renommée de Beckett s’inspirant des couples du cinéma comique dont il était friand, à partir des frères Marx jusqu’à Laurel & Hardy. Grotesques, grossiers, vieux, accablés de toute sorte de maladies liées à l’âge – un de leurs sujets de conversation préférés – répétitifs et obsessionnels, Mercier et Camier entreprennent un voyage “ matériellement assez facile ” car “ ils restèrent chez eux ”.
La présence du couple permet de nombreux dialogues où l’incompréhension et l’intolérance s’alternent avec la complicité et l’affection réciproques de deux personnages. Beaucoup de leurs conversations concernent leur santé, leur passé, leurs regards sur l’état de décadence, voire de “ déhiscence ” (pour utiliser un terme cher à Beckett qu’il emprunte à Léonard de Vinci) de l’autre. Un autre sujet de conversation récurrent relève du métadiscours, car Mercier et Camier s’attardent souvent à essayer d’expliquer ce qui a été mal dit et/ou mal compris. Cela (en plus du caractère répétitif et obsessionnel des dialogues) renforce le côté comique de deux personnages et en fait leur charme.
Nous insistons sur ces points, car la traduction en anglais, réduite d’un quart, supprime beaucoup de dialogues, drôles et pathétiques à la fois, les remplaçant souvent par un résumé, voire un aigre commentaire du narrateur qui joue un rôle beaucoup plus important dans le texte anglais par rapport à l’original français. Subrepticement, la relation attachante entre les deux personnages se refroidit et tout ce qui relève du domaine de la répétition obsessionnelle ou clarification tatillonne s’estompe, voire disparaît dans la version définitive anglaise comme pour indiquer l’insatisfaction de l’auteur-traducteur vis-à-vis de son texte. Insatisfaction qu’il avoue à Paul Auster à qui il déclare que Mercier et Camier n’est “ pas très bon. D’ailleurs, j’ai réduit d’environ vingt-cinq pour cent par rapport à la version en français. ”
L’insatisfaction et la critique impitoyable que Beckett porte à son œuvre ont laissé des traces dans les manuscrits de la traduction en anglais. Ces documents de travail montrent que, avant de réduire drastiquement le texte original, il fait d’abord une traduction littérale, très proche du texte français. Ensuite, pour arriver à la version définitive, Beckett re-écrit le texte plusieurs fois. Les manuscrits permettent d’analyser les étapes du travail de l’auteur-traducteur à presque trente ans de distance. Pour résumer, on peut distinguer une première ébauche de traduction “ mot à mot ”,écrit à la main dans un cahier d’écolier. Cette première version comporte des modifications notamment au niveau lexical. Le deuxième état est une mise au net tapuscrite. Elle a été à son tour corrigée à la main. Ces modifications sont beaucoup plus radicales car certains passages ont été supprimés, d’autres drastiquement résumés, et d’autres encore transformés en commentaires du narrateur. En revanche, les ajouts sont très rares.
Pour illustrer comment Beckett jongle avec les deux langues et où il intervient avec le plus d’autorité, je propose d’observer trois états de texte : la version française du roman, les manuscrits de la traduction en anglais et la version anglaise publiée. On verra ainsi les différentes étapes de la transformation du texte. Notre attention sera attirée par les considérations suivantes :
1. l’interférence de la langue du texte d’origine, langue étrangère pour Beckett, sur la façon dont la traduction est construite ;
2. l’interférence de la langue maternelle, évidente dans le texte en français et repérable dans le manuscrit de la traduction, sera effacée par la suite dans la version définitive ;
3. les interférences entre les deux langues, intervenant dans le manuscrit anglais, sont transformées dans la traduction définitive afin de créer une distance ironique de l’auteur par rapport à son texte et sans doute à la langue d’origine ;
4. les épithètes et les gros mots sont traduits sous différentes formes ;
5. la graduelle abolition de tout étalage d’érudition a lieu : les références à Mantegna, à Sordel, à la Scala de Milan et à Dante commencent à être estompées dans le premier manuscrit, pour ne plus apparaître dans la version anglaise ;
6. les dialogues entre les deux amis sont d’abord traduits au pied de la lettre (ou presque) pour être ensuite supprimés dans la version définitive.
Dans ce passage le texte français propose une ambiguïté qui est toute anglophone, celle de différentes façons de dire l’heure. Car, si en français l’expression “ le quart de neuf heures ” est plutôt rare (et l’unique exemple du Bon usage est celui de Beckett ci-dessus reporté), en anglais on utilise couramment plusieurs façons de dire l’heure : ainsi, “ nine fifteen ”, “ a quarter past nine ” sont utilisées indifféremment. On a l’impression que ce jeu naît de cette particularité de l’anglais et qu’il confère une sorte d’étrangeté au texte français. Malgré une tentative de traduction dans le manuscrit (“ the quarter of nine ”), cette étrangeté en anglais n’a plus les mêmes implications et, pour cette raison,le jeu de mots sera supprimé par l’auteur.
Dans le manuscrit de la traductionet notamment dans les deux phrases corrigées, le français semble encore dominer: “ we will never leave it ” deviendra “ we never shall ” et “ before we start trying to set out in poursuit of these objects ” sera corrigé par “ rush to retrieve these objects ”. Si, d’un côté, Beckett chasse les traces du français, de l’autre, il renforce sa présence. Ainsi, il modifie le plus commun “ bag ” par “ sack ”, plus proche du “ sac ” français. De même, il utilise “ Recoup ” qui vient de l’ancien français “ recouper ”, “ to cut back ” et signifie en anglais : 1. to get an equivalent for; make up for; reimburse, compensate; 2. regain: to make good or make up for something lost. L’interférence entre les deux langues apparaît ici commeune façon de restituer l’ironie présente dans le texte en français par un changement stylistique important qui permet d’une part d’attribuer au narrateur une importance majeure tout en réduisant le rôle des deux protagonistes dans l’économie du livre et d’autre part de mettre en relation les deux langues pour en souligner les différences. A cette fin, dans les manuscrits de traduction, l’auteur garde systématiquement de nombreuses interférences qui seront tantôt corrigées tantôt renforcées grâce à l’effet de l’ironie dans la version anglaise. L’ironie révèle aussi bien le détachement de l’auteur par rapport à son texte “ original ” que l’intérêt qu’il porte aux relations entre les deux langues, à leurs points communs et à leurs différences, à ce qui apparemment les rapproches tout en les éloignant : ainsi,“ récupérer ” ne signifie pas exactement “ to recoup ”.
Nous savons que les gros mots n’ont pas le même impact selon qu’il s’agit de la langue maternelle ou de celle apprise à l’âge adulte. Dans le tout premier manuscrit de sa traduction, Beckett essaie plusieurs solutions pour restituer les termes vulgaires pour enfin modifier le texte dans sa version définitive où, finalement, le seul gros mot utilisé s’adresse à Dieu. Cela va à l’encontre de l’utilisation des euphémismes remplaçants “ charogne ” et “ enculé ”, et donne plus de force et violence à l’expression. D’ailleurs, celui qui avait peu avant défini comme “ l’omni-omni ”, c’est-à-dire Dieu, pourrait aussi être le narrateur omniscient qui regarde et raconte tout, et l’offense serait adressée à l’auteur lui-même. Cela confirmerait que la suppression ici est un stratagème visant à renforcer l’épithète qualifiant “ l’omni-omni ”. Les manuscrits montrent les tentatives initialesde traduire les gros mots en anglais. La traduction finalelaisse voir que si Beckett supprime “ cunt ” et “ shite ”, ce n’est pas par pudeur, mais pour renforcer l’insulte final. Si l’on a la curiosité de connaître la nature de la “ nasty expression ” évoquée en anglais, on n’a pas d’autre solution que de consulter la version française. L’auteur-traducteur, qui d’abord traduit à la lettre, finit par changer son texte dans la version anglaise pour renvoyer – par un commentaire souvent farfelu – au texte français qu’il censure. Ainsi, le deuxième texte deviendrait un commentaire du premier tout en étant moins explicite que celui-ci, et grâce aux manuscrits nous pouvons observer le véritable processus de sa transformation.
La version anglaise tend à abolir tout étalage d’érudition et, de même que Beckett supprime en anglais les références à Mantegna, à Sordel, à la Scala de Milan, ici il supprime la citation de Dante, après avoir préalablement essayé de trouver un compromis dans les manuscrits, remplaçant la citation par un rappel indiquant qu’il s’agit d’une citation quelconque de l’Inferno. Ce n’est pas par hasard que Beckett a choisi la référence à Dante et la citation est ici significative, car elle renvoie au style de Virgile, mais dans la version anglaise il préfère la supprimer dans le respect de sa poétique de privation et de restriction. On observe donc ici les éléments de l’évolution de l’auteur sur presque trente ans.
Dans ces trois derniers exemples, les dialogues où les deux amis se renseignent sur leur santé et expriment leur affection réciproque sont supprimés. La traduction du manuscrit est remplacée par un court résumé du narrateur. C’est ainsi que Beckett réduit son texte et en modifie, en partie, sa nature, conférant à Mercier and Camier un côté plus didascalique et détaché.
Conclusion
Nous avons vu que Beckett se traduit d’abord littéralement et que les premières corrections apportées aux manuscrits sont souvent nécessaires pour améliorer la qualité de la langue d’arrivée. Ce n’est qu’ensuite que Beckett modifie le texte de façon plus radicale, au point que la traduction devient une véritable adaptation.
L’interférence entre les deux langues est présente dans tous les états du texte: dans la version française, dans les premières versions manuscrites de traduction, mais aussi dans le texte final. Dans la version définitive anglaise, l’interférence est intentionnelle et est utilisée comme procédé stylistique qui renforce le détachement de l’auteur par une ironie grinçante.
Ainsi, dans Mercier et Camier, Beckett se laisse ménager par la langue étrangère qui lui permet à son tour de se débarrasser de certains automatismes.Ensuite, quand il commence à traduire son texte, il se laisse mener par l’“ original ” pour une première ébauche. Dans la version définitive de la traduction vers l’anglais, les contraintes (et les libertés) dues à la langue étrangère sont de nouveau sous le contrôle sévère et censeur du surmoi qui s’impose avec plus de force à cause du retour à la langue maternelle. Pour cette raison, le côté sentimental et attachant de la relation entre les deux amis, présent dans le texte en français, s’estompe dans la traduction anglaise, comme si Beckett jugeait négativement les niaiseries caractéristiques de la communication entre Mercier et Camier.
Grâce aux manuscrits, on a pu voir que l’auteur est partagé entre son texte d’origine en français et la langue d’arrivée, l’anglais. Nous avons constaté aussi que les deux langues sont présentes à chaque étape du processus créateur. Cependant, malgré les interférences linguistiques, la langue maternelle revient avec une telle force qu’elle oblige Beckett à modifier le texte source en profondeur pour imposer enfin son autorité dans la version définitive. Il s’agit là de l’autorité de la langue maternelle, mais aussi de l’autorité du sujet et de son surmoi soumis à ses propres jugements et à ses préjugés (qui sont aussi culturels et linguistiques). Ces jugements ont pu être en partie refoulés grâce à l’adoption du français et à la traduction littérale des premiers manuscrits. C’est comme si Beckett appliquait à la lettre ce désir de contrôle (et son impossibilité) si bien exprimé dans les Textes pour rien :“ Être juge et partie, témoin et avocat, et celui, attentif, indifférent, qui tient le greffe ” (p. 159).