La notion de « patrimoine écrit »

Elle s’applique à l’immense domaine des traces de la culture écrite conservées dès origines jusqu’à nos jours. Des tablettes d’argile au papyrus, des stèles aux bois sculptés, des fiches de bambou aux rouleaux de soie, du parchemin au papier chiffon, du papier industriel au cédérom ou au réseau, les supports du patrimoine écrit, depuis plus de cinq millénaires, ont connus bien des métamorphoses selon les régions du monde, les civilisations et leurs technologies. Dépositaire du texte sous toutes ses formes, le patrimoine écrit constitue un ensemble gigantesque aux frontières difficiles à préciser : en droit tout livre, manuscrit, document ou support porteur d’écritures en fait partie. Principal outil de communication à travers l’espace et support de transmission à travers le temps, l’écrit enregistre et interprète les événements, les coutumes, les croyances et les lois, l’évolution des mentalités, des institutions, des connaissances, des techniques, des sciences et des arts : à ce titre, sa conservation et son étude restent indissociables des idées mêmes de connaissance et de culture au sens le plus large. Le patrimoine écrit est la raison d’être des bibliothèques et des archives, publiques et privées : en elles se conservent les aventures de la pensée, les garants de la parole donnée, le trésor de la langue et la mémoire des nations. L'effondrement de la Galaxie Gutenberg, annoncée par MacLuhan, n'a pas eu lieu, la substitution du livre par l’écran et le disque dur, non plus. Les technologies informatiques semblent avoir ouvert à la culture écrite et au support papier un nouvel empire, plus vaste encore que celui de l'imprimerie. Mais le numérique et les multimédias ont entamé ce monopole de l'information et de la communication qui avait été, depuis cinq siècles et sans partage, le privilège de la chose imprimée. L'écrit est entré dans une phase de redéfinition qui ne devrait laisser intacts ni le support, ni le médium, ni le message lui‑même, et qui modifie déjà les conditions de la lecture, de la communication et de la diffusion des textes. Les transformations annoncées se traduisent par une conscience accrue de l’histoire et par un retour sur la tradition.

Le culte des archives

La fin du XXe siècle, séduite par le cédérom et les réseaux, est au même moment fascinée par le monde de l’archive, du document autographe, des bibliothèques. Le patrimoine écrit, ressenti, avec raison, comme le vecteur même de la transmission culturelle, n’est pas seulement valorisé par l’imaginaire social comme garant et dépositaire de culture, il s’est aussi métamorphosé en objet de culte collectif et de recherche scientifique, en bénéficiant de la bienveillance des États et de toutes les faveurs de la mise en scène médiatique. Les instituts de conservation publics et privés se multiplient, de grands centres de recherche se spécialisent dans l’étude des manuscrits, on analyse les brouillons des écrivains pour comprendre la genèse des œuvres, des expositions sont consacrées aux papiers des artistes, aux cahiers de laboratoires et aux carnets des savants, aux correspondances, aux écritures intimes : notre modernité célèbre dans le papier la conscience de la langue, le support de la création intellectuelle, le médium des découvertes et des chefs‑d’œuvre, la substance même de la culture. Symbole majeur, la bibliothèque centrale de la nation, constitue la monumentalisation sociale et politique de ce culte laïque, et ce n’est pas un hasard si, dans plusieurs pays, les dernières décennies du millénaire ont été consacrées à la construction ou à la rénovation de ces véritables temples de papier que sont les bibliothèques nationales. En Égypte avec la grande bibliothèque d’Alexandrie, en Angleterre, avec la nouvelle British Library, en Allemagne avec la Deutsche Bibliothek de Francfort, à Caracas avec la bibliothèque nationale du Venezuela, en France, avec l’édification des grandes tours du site  Tolbiac‑François Mitterrand, la notion abstraite de « patrimoine écrit » s’est transformée partout en objet de débat public tout en se dotant, par les médias, d’une évidence matérielle éclatante : l’image d’une formidable profusion de livres et de documents dont la sauvegarde, la diffusion et le valorisation constituent la légitimité même de la nation, son fondement et son inscription.

Un univers d’objets

La Bibliothèque nationale de France et les bibliothèques municipales détiennent quelque 40 millions de livres ou de manuscrits antérieurs au XXe siècle; les Archives nationales, près de trois milliards de documents antérieurs à 1789. Ces collections contiennent la mémoire publique et privée de notre culture écrite nationale, et des fragments importants de la tradition écrite mondiale, des origines à la période contemporaine : des centaines de milliers de manuscrits anciens, antérieurs à l'imprimerie, des millions d'imprimés publiés depuis cinq siècles dans tous les domaines de la pensée et de la culture, des milliards de pièces d'archives historiques, politiques et administratives, mais aussi des millions de documents porteurs d'écriture ou de signes : cartes et plans, estampes, documents musicaux, architecturaux, archives des arts du spectacle, numismatique, sigillographie, etc., sans oublier l'important secteur contemporain des nouveaux supports d'écriture. Le déménagement d’une partie des collections de la Bibliothèque nationale de France entre le site Richelieu et le nouveau site Tolbiac‑François Mitterrand a rendu sensible le public à la dimension matérielle de ces fonds : 11 millions de livres, des dizaines de millions de périodiques... La conservation et l'enrichissement de cet immense univers d'objets reposent en France sur une double compétence — celle des archives et celle des bibliothèques — exercée par quatre institutions : la Bibliothèque nationale de France (BnF), l'ensemble des Bibliothèques municipales, les Archives nationales et l'ensemble des Archives départementales et communales. La cohérence centrale est assurée à Paris, par la Bibliothèque nationale et les Archives nationales, et l'ensemble du territoire national est couvert par le réseau des bibliothèques municipales et des archives départementales et communales. À ce dispositif s'ajoutent de nombreuses autres institutions de conservation comme la bibliothèque de l'Institut, la bibliothèque de l'Assemblée nationale, la bibliothèque Mazarine, etc., ainsi que le vaste réseau des bibliothèques universitaires et interuniversitaires (dont les importantes collections de la Sorbonne ou de la bibliothèque Sainte‑Geneviève à Paris, ou celles de la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg). À côté de ces institutions publiques, il faut mentionner la création (1988) et le développement spectaculaire (Abbaye d’Ardennes, 1998) d’un organisme de conservation et de recherche au statut semi‑privé, l'IMEC (Institut mémoires de l'édition contemporaine), spécialisé dans les archives éditoriales et littéraires, qui fonctionne sur le principe original du dépôt : tout en restant la propriété des déposants, les archives (manuscrits, épreuves, documents divers, correspondances, publications, etc.) sont confiées à cet institut qui se charge de les protéger et de les rendre accessibles à la recherche.

Enrichissements

Dons, legs, dation et dépôt légal

Le patrimoine écrit est un univers d'objets en constante expansion. Chaque année, des fonds entiers et des milliers de documents précieux viennent rejoindre les collections des bibliothèques et des archives par dons, donations et legs. Depuis 1968, la procédure de « dation en paiement » accorde également aux héritiers, sur avis d'une commission interministérielle, la possibilité de régler leurs droits de succession par la remise d'oeuvres d'art de haute valeur historique ou artistique. C'est par exemple grâce à cette procédure que la Correspondance Jean‑Paul Sartre – Simone de Beauvoir (1930‑1963) est entrée, en 1989, à la Bibliothèque nationale de France. Outre ces enrichissements d'origine privée par entrées extraordinaires, le « dépôt légal » (créé en 1537 par François Ier, et actuellement régi par la loi du 21 juin 1943) permet à la BnF de recevoir, dans le cadre de ses collections, la totalité des imprimés qui paraissent chaque jour dans le pays : soit par an, environ 40 000 livres, 10 000 documents divers, plus de 450 000 fascicules de périodiques, environ 20 000 phonogrammes, près de 2000 partitions musicales, 30 000 estampes, 300 monnaies et médailles etc. De la même manière, les fonds des Archives sont constitués à près de 90% par les « versements » administratifs d'archives. Pour la seule année 1990, ces versements ont été évalués à 69 kilomètres‑linéaires de documents, sur lesquels a été sélectionné, pour la conservation, un total de 23 kilomètres‑linéaires d'archives.

Achats et préemptions

Comparé à ces procédures d'accroissement massif, l'acquisition de nouvelles pièces par achat constitue un mode exceptionnel d'enrichissement des collections publiques, mais indispensable pour compléter les fonds de manière sélective et pour définir de nouvelles orientations. À cette fin, les bibliothèques sont dotées de crédits (de 15 à 20 M de F par an pour la BnF) . Malgré ces aides, les collections publiques restent évidemment très défavorisées face aux importants moyens du marché privé. Pour y remédier, l’État dispose, en France, depuis 1921, du droit de préemption qui permet au ministère de la culture de ne pas participer aux enchères et de se substituer à l'adjudicataire, au prix de la dernière enchère. C'est par préemption que de nombreuses pièces de tout premier plan ont pu rejoindre les collections publiques : par exemple, un carnet de Victor Hugo, en 1984, les brouillons de Que ma joie demeure de Giono, en 1985, le manuscrit de Mon Cœur mis à nu de Baudelaire, en 1988, les épreuves corrigées d'Alcools de Guillaume Apollinaire, en 1989, l'édition originale des Pensées de Pascal, en 1990, etc. Mais la préemption est un acte d'autorité qui représente une sorte de mesure d'exception dans le marché. Ce droit est donc exercé avec prudence, sans hostilité envers le collectionneur qui constitue un partenaire indispensable dans l'édification du patrimoine.

Les collections privées

Le patrimoine écrit d'une nation ne peut être évalué aux seuls documents disponibles dans les collections publiques : les pièces détenues par les personnes ou les institutions privées, dont l'inventaire reste difficile à établir, représente un trésor considérable qui est un autre mode d'enracinement du patrimoine dans le pays. L'amateur entoure ses objets précieux d'une sollicitude proportionnelle à sa passion qui peut être fort grande, et y consacre des ressources qui peuvent dépasser de très loin celles des institutions publiques. Il n'est pas rare que le collectionneur soit aussi un érudit, un chercheur dont l'expérience acquise au contact des documents peut devenir très précieuse pour la science. Le Vicomte de Lovenjoul, collectionneur et spécialiste des autographes de Balzac au XIXe siècle en constitue le symbole. Grâce à sa passion savante, le collectionneur peut en outre anticiper de très loin sur les modes qui animent le marché ou sur l'état des connaissances et « inventer » son domaine propre : c'est à ce « génie » de la collection que l'on doit dans plusieurs cas la préservation in extremis de secteurs considérables du patrimoine. L'amateur n'est pas un concurrent des collections publiques; bien au contraire, l’État a besoin des collections privées, car, sans elles, il n'y aurait ni achat, ni dation en paiement, ni don, ni donation, ni legs. L'entrée de ses trésors dans une collection publique est ressentie par le collectionneur comme une consécration et comme une garantie de pérennité : le marché privé disperse, la collection publique conserve et protège.

Vers l’engorgement

Principal support du patrimoine écrit moderne, le papier d’apparence si fin a en réalité une surface, un poids, une épaisseur, dont l’accumulation se traduit à terme par des problèmes insurmontables de stockage. C’est le cas, tout particulièrement, du domaine des archives et des bibliothèques où, le principe d’accumulation systématique aidant, le patrimoine écrit est en passe de submerger les rayonnages et de faire exploser toute capacité matérielle de conservation. Les fonds anciens, colossaux s’accroissent par l’apport régulier des enrichissements, eux‑mêmes considérables : les collections de la BnF s’enrichit chaque année de 54 000 nouveaux ouvrages ou monographies, et pour la presse (journaux et publications périodiques) de 50 000 titres « vivants ». Chaque jour, 6000 fascicules sont enregistrés. Le papier progresse en moyenne de 5 km par an. Aux Archives, malgré une sévère sélection, il arrive 20 tonnes de nouveaux documents chaque mois. La situation s’est encore aggravée avec la diffusion des technologies d’édition assistée par ordinateur. Depuis les années 1970, la production éditoriale mondiale a doublé, passant de 500 000 à 1 million d'ouvrages publiés chaque année. Les périodiques se sont développés dans les mêmes proportions : 750 000 titres sont officiellement enregistrés dans le monde. Ces chiffres ne tiennent pas compte de la masse de papier aujourd'hui traitée par les imprimantes et la bureautique : brochures, mémoires, circulaires, formulaires et rapports dont les archives cherchent à endiguer le flot. À ce rythme, les centres de conservation ne seront bientôt plus en état de contenir ni de diffuser leurs fonds. Malgré l’énorme capacité de ses nouveaux magasins, les tours du site Tolbiac François Mitterrand seront saturées vers 2035, 2040. Cet engorgement est un phénomène universel : il résulte matériellement des effets du « dépôt légal », inventé en France au XVIe siècle, et appliqué aujourd’hui de manière systématique  dans 130 pays du monde. Mais ce dispositif légal d’accumulation s’appuie aussi, dans les mentalités, sur une certaine sacralisation du papier imprimé. Le dépôt légal de la télévision, instauré en France par la loi du 20 juin 1992 permet d’établir une comparaison éloquente. Sur les 42 000 heures de programmes annuels, le législateur a prévu de ne conserver que 16 000 heures d’antenne, après élimination et échantillonnage : cette mesure restrictive a été reçue comme une décision sage par l’opinion ; la même mesure concernant le livre et la presse imprimée serait évidemment passée pour inacceptable. Pourtant, un simple calcul prouve que 42 000 heures d'enregistrements vidéo, conservés sur 25 000 bandes Bêta SP n'auraient occupé que 1500 mètres linéaires de rayonnages par an, c'est‑à‑dire deux fois moins que les quelque 3000 mètres linéaires de plus qu'occupent, chaque année, les périodiques conservés à la BnF. Le drame de cette inflation de papier, dans les bibliothèques et les archives, tient au conflit qu’elle provoque entre conservation et diffusion : pour gérer correctement les documents

— c’est‑à‑dire les sauvegarder matériellement, les protéger, les cataloguer et pouvoir les mettre rapidement à la disposition des lecteurs — il faut que l’accroissement constant des ouvrages conservés puisse être maîtrisé.

Détruire les livres ?

Au‑delà d’un certain seuil critique, c’est la gestion des documents consultés qui se trouve elle‑même entravée par la surabondance des ouvrages inutilisés. Un calcul effectué en 1995 a montré qu’en moyenne chaque livre conservé à la Bibliothèque nationale de France avait une chance d’être communiqué à un lecteur tous les treize ans. Ce calcul ne tenait pas compte des statistiques qui prouvent que certains livres sont très souvent demandés, et il faut donc en conclure que de très nombreux ouvrages ne sont jamais consultés. Or, cette masse inerte de papiers sans lecteur encombre. Que faire  ? Inspirés par le pragmatisme anglo‑saxon, certains conservateurs pensent sérieusement à détruire le superflu (technique dite du « désherbage »), en adaptant aux bibliothèques le principe d’élimination et d’échantillonnage qui est couramment appliqué pour la conservation des archives publiques. Aux Archives de France, où l’on conserve la documentation administrative (par exemple les feuilles de sécurité sociale) en respectant les durées prescrites par la loi, le taux d’élimination normal oscille entre 75 et 95 %. Mais peut‑on « échantillonner » les livres et les journaux aussi facilement que les paperasseries de l’administration  ? Est‑il vraiment possible de statuer sur ce qui sera digne d’être lu dans un siècle ou dans un millénaire  ? Qui prendra la responsabilité des autodafés, qui sera assez extralucide pour en édicter les règles et pour éviter la méprise irréparable  ? L’histoire de la réception des textes nous a montré à quel point les phénomènes souvent imprévisibles de « découverte » ou de « redécouverte » ont été essentiels dans les processus par lesquels la culture recycle en permanence ses propres productions historiques. Des ouvrages ou des documents considérés aujourd’hui comme totalement insignifiants ou dérisoires auront sans doute un rôle considérable à jouer dans l’avenir. Joyce a introduit dans Ulysse et Finnegan’s Wake, des centaines de chansons de music‑hall dont on ne saurait plus rien si les programmes de variétés de l’époque n’avaient pas été miraculeusement conservés par un collectionneur.
Il faut donc tout conserver. C’est précisément l’honneur du métier de conservateur de léguer aux générations futures un patrimoine intact, aussi complet que possible, sans choisir, c’est‑à‑dire sans assujettir l’avenir aux normes morales, intellectuelles et esthétiques du présent. Mais en cherchant à tout conserver on construit un patrimoine ingérable dans lequel le superflu fait obstacle à l’indispensable. Pour conserver sans engorger, la solution la plus neutre consiste donc à trier et à construire des fonds à plusieurs vitesses : des collections à rotation rapide ou immédiate pour les ouvrages souvent utilisés par les lecteurs, qui doivent être présents physiquement dans les centres de consultation ; et d’autre part des collections « lentes » pour les livres et documents très rarement demandés qui, à ce titre pourront être délocalisés et conservés en silos à moyenne distance des centres de consultations, avec un délai de mise à disposition de quelques jours.

Sauvegarde matérielle

Les lecteurs ne sont pas seuls à dévorer les livres : depuis toujours, une foule de prédateurs — rats, insectes, vers, moisissures — et de calamités

— inondations, incendies —sont le cauchemar des bibliothécaires et des conservateurs d’archives. Les dommages irréparables causés par les inondations de bibliothèques en Russie, l’incendie et le ravage intégral de la bibliothèque de Sarajevo pendant la guerre civile, ou l’embrasement accidentel de la bibliothèque municipale de Lyon, ont montré douloureusement à quel point ces craintes sont fondées. Pour prévenir et limiter les risques, les organismes internationaux de conservation préconisent l’application systématique de moyens de protection : un ensemble de consignes et de normes techniques et comportementales qui compose la politique de « sauvegarde préventive ». Lorsque les dégâts n’ont pu être évités, les livres et documents endommagés sont traités, à la main, dans des ateliers spécialisés de restauration. Mais cette restauration individuelle des documents, toujours indispensable, ne constitue plus aujourd’hui une priorité : depuis les années 1970, les grandes bibliothèques mondiales ont à faire face à une tâche autrement plus massive. Paradoxalement, si le patrimoine écrit risque la paralysie par son accroissement pléthorique, une importante partie des fonds les plus récents se trouve au même moment menacée de disparition pure et simple sous l ‘effet d’une catastrophe chimique qui s’est déclaré au cœur même des livres et des archives.

La question des papiers acides

Depuis un peu plus d’un siècle, un phénomène d’autodestruction, invisible, met en péril, de l’intérieur, la substance même du patrimoine écrit. Alors que les papiers de pur chiffon encollés à la gélatine, fabriqués jusqu’au début du XIXe siècle, se conservent en général merveilleusement, les papiers de l’âge industriel, produits depuis la seconde moitié du XIXe siècle à partir des fibres de bois mal purifiées, et encollés à la colophane en milieu acide, se dégradent comme sous l’effet d’un feu très lent qui les consumerait de l’intérieur (slow fire). Certains papiers des XVIIe et XVIIIe siècles travaillés à l’alun et produits à la pile hollandaise présentaient déjà des signes de faiblesse considérables en comparaison de la qualité des feuilles fabriquées en milieu neutre selon la méthode traditionnelle des piles à maillets. Mais au XIXe siècle, l’utilisation massive du chlore, la technique d’encollage acide dans la masse, la présence de résidus de lignine dans certaines pâtes à bois, se sont traduites par une dégradation considérable de la stabilité physico‑chimique des papiers. Rongée par l'acide qu’elle contient, la feuille de papier jaunit, perd sa flexibilité d’origine, devient très fragile, puis cassante ou friable sous la main et, parvenu à un certain stade de désintégration, tombe en poussière à la moindre manipulation. L’acide a détruit la structure interne des fibres de cellulose qui assuraient la cohésion de la feuille. D’où vient l’acidité des papiers ? À la fois d’une charge initiale, intérieure au papier lui‑même, qui résulte de la composition chimique des pâtes fabriquées industriellement, et d’une charge extérieure qui s’y est ajoutée, par contact direct et indirect. Depuis 1870, les pages se sont chargées d’acide au contact des mains de lecteurs de plus en plus nombreux grâce au progrès de l’alphabétisation qui a augmenté la fréquentation des bibliothèques ; le papier s’est également acidifié sous l’effet des pollutions de l’environnement : les composants acides qui, pendant près d’un siècle ont été rejetés dans l’air par la combustion de la houille (les poêles à charbon des bibliothèques, notamment) et, de nos jours par les rejets atmosphériques des sites industriels, la pollution des hydrocarbures et les gaz d’échappement des moteurs à explosion.

Étendue des dégâts

Un sondage réalisé en 1990 à la Bibliothèque nationale de France a permis d’évaluer que sur 2,6 millions de livres et périodiques français, publiés entre 1875 et 1960, 90 000 documents sont irrémédiablement perdus, 900 000 en danger immédiat (fragiles et incommunicables) et 700 000 en danger à moyen terme (fragilisés et communicables avec restriction) : au total, c’est près de 65 % du patrimoine écrit qui se trouvent menacés, avec une proportion plus importante pour les périodiques, généralement imprimés sur des papiers de plus médiocre qualité. Une étude complémentaire réalisée en 1991‑1992, portant sur l’état physique des fonds dans les bibliothèques universitaires et municipales françaises a évalué que le nombre total de livres à traiter s’approche de 11 millions de volumes. Cette situation n’est évidemment particulière à la France : les chiffres sont sensiblement les mêmes dans tous les pays, dotés d’importantes collections, qui ont pu effectuer la même investigation. Le problème des papiers acides est d’autant plus crucial qu’il touche la quasi intégralité de la production de « l’âge d’or » du papier, l’époque du plein essor de la presse et de l’édition à grand tirage.

Désacidification

Devant cet état de fait catastrophique, connu dès la fin du XIXe siècle, signalé et décrit scientifiquement dans les années 1940, mais évalué dans ses effets massifs seulement depuis les années 70, les bibliothèques et archives, à l’échelle nationale, ont recherché et développé toute une gamme de traitements « de masse », par séries de documents en vue de traiter rapidement les papiers contaminés, en évitant d’avoir à dérelier les livres, opération qui aurait entraîné un retard et un surcoût considérables. Ces procédés sont tous fondés sur l’imprégnation du papier en autoclave par un produit actif alcalin rémanent qui est injecté dans la substance des feuilles par un vecteur fluide qui, selon les dispositifs, peut se présenter sous forme liquide ou gazeuse. Les critères de choix des différents procédés sont et restent avant tout techniques : non altération de la lisibilité du texte original, réversibilité des matériaux utilisés, amélioration des propriétés mécaniques et comportement au vieillissement des papiers traités. Mais l’évaluation quantitative, la rapidité de traitement et les coûts, directs ou indirects, représentent aussi des critères essentiels pour cette entreprise de sauvetage à grande échelle qui absorbe aujourd’hui une part importante des crédits attribués au patrimoine écrit. En 1997, trois bibliothèques dans le monde étaient équipées d’une installation de désacidification de masse d’une capacité plus ou moins importante (entre 15 000 et 120 000 livres par an) : la Bibliothèque nationale du Canada (depuis 1981), de la Bibliothèque nationale de France (depuis 1987) et de la Deutsche Bibliothek (depuis 1994). En France, pour la réalisation du plan de sauvegarde des imprimés mis en œuvre à partir de 1980 sur ses sites de Sablé et de Provins, on a choisi d’associer le procédé de désacidification de masse et la technique de renforcement par thermocollage. La station de désacidification de Sablé, depuis la mise en fonctionnement en 1987, a progressivement permis de traiter entre 20 et 30 000 volumes par an. En 1996, plus de 130 000 volumes avaient été traités, représentant pour ce type d'opération 30 % de l'état d'avancement du plan de sauvegarde. Le Centre technique de Marne‑la‑Vallée, construit en même temps que le site Tolbiac et mis en service en 1996, a pris le relais de Sablé et Provins dans l'achèvement du plan. C’est sur ce site que la Bibliothèque nationale de France développe des procédés permettant de protéger davantage de documents à un coût égal sinon moindre et dans des délais de traitement beaucoup plus resserrés. Depuis 1998 la capacité de cette nouvelle station de désacidification / renforcement peut être estimée à 300 000 volumes par an.

Renforcement

La désacidification permet d’enrayer ou de ralentir le processus de dégradation des papiers, du point de vue des charges en acide, mais elle ne règle pas le problème de la fragilisation des documents. Une fois désacidifiés, ces documents doivent donc souvent être renforcés grâce à des procédés semi‑mécanisés comme le colmatage, le thermocollage ou le clivage. Les techniques de renforcement, qui nécessitent, pour les livres, un déreliage préalable de l’ouvrage à traiter, représentent des coûts de 10 à 20 fois supérieurs à ceux de la désacidification. Le colmatage qui sert à reconstituer les parties de papier détruits et à créer des marges, consiste à injecter de la pulpe à papier pour remplir les lacunes, en milieu humide : la concentration et la couleur de la pâte sont choisies en fonction des caractéristique du papier d’origine, mais avec une différence suffisante pour rendre visible l’intervention, selon le principe de non falsification en usage pour toute restauration. Le thermocollage consiste à enchâsser le document fragile entre deux feuilles de papier Japon très fin (ou de feuilles en polyamides) qui adhèrent au recto et au verso du document par fusion à chaud de colles acryliques ou thermo‑adhésives. Ce procédé opacifie légèrement l’original. Son coût est 20 fois plus élevé que celui de la désacidification. Le clivage est une technique spectaculaire, utilisée depuis vingt ans en Allemagne : fortement humidifiée, la feuille fragilisée est divisée en deux dans son épaisseur et les deux nouvelles feuilles ainsi obtenues sont recollée sur une feuille de renfort placée entre elles. Une machine à cliver en continu, mise au point à Leipzig, permet aujourd’hui de réaliser ces opérations de manière automatique. Ce clivage automatisé autorise des cadences de traitement allant de 2000 à 5000 feuilles par jour soit une production moyenne de 6 à 15 000 volumes par an.
Une course contre la montre est donc engagée : le traitement du patrimoine contaminé doit être plus rapide que le processus d’autodestruction lui‑même. Des dizaines de milliers de livres et documents sont d’ors et déjà irrémédiablement perdus, des millions en sursis. Les différentes techniques développées pour combattre l’acidité et la fragilité des papiers permettent de penser que la catastrophe patrimoniale pourra sur l’essentiel être évitée. À ces traitements d’urgence il est indispensable de préférer et de privilégier dans le futur des mesures préventives de maintenance et de sauvegarde du patrimoine écrit.

Le papier permanent

Parmi les mesures de sauvegarde préventive, une des dispositions de première urgence, pour l’avenir, concerne évidemment les efforts visant à améliorer, à l’échelle de la fabrication elle‑même, la qualité des papiers qui seront utilisés pour les documents et ouvrages destinés à être conservés sur une longue durée. Or, l’acidité des papiers, combattu par les conservateurs et les pouvoirs publics depuis les années 1980, n’a toujours pas été pris systématiquement en considération par les acteurs de la chaîne graphique (papetiers, imprimeurs, éditeurs) qui, dans leur majorité, continuent à fabriquer et utiliser du papier acide pour produire des livres et des journaux destinés à finir en poussière. Cet état de fait est d’autant plus surprenant qu’avec les moyens techniques dont dispose l’industrie papetière d’aujourd’hui, la neutralisation des charges acides ne constituerait pas un surcoût sensible du process de fabrication. On peut aussi s’étonner que les pouvoirs publics, qui investissent des sommes importantes pour la sauvegarde du papier patrimoine, n’aient pas porté la question devant le législateur en vue de réglementer la fabrication et l’usage des papiers destinés à l’édition. Les critères scientifiques pour exercer un tel contrôle existent. Ils ont même fait l’objet d’une définition mondiale. Une norme internationale (ISO 9706) définissant le papier dit « permanent » a été rendue publique en 1994 par l’International Standard Organization (ISO) : elles énonce « les prescriptions pour qu’un papier destiné à l’établissement de documents soit permanent », c’est‑à‑dire stable chimiquement et physiquement, pendant une longue durée. Un papier conforme à la norme ISO (équivalent de la norme américaine ANZI Z39.48) doit présenter les caractéristiques suivantes : le pH de la solution aqueuse de la pâte à papier doit être compris entre 7,5 et 10 ; l’indice Kappa de la pâte à papier qui permet d’évaluer la résistance à l’oxydation (due à la présence de lignine) doit être inférieur à 5 ; la réserve alcaline doit être supérieure à 2% d’équivalent de carbonate de calcium; enfin, la résistance à la déchirure doit être supérieure à 350 milliNewton (mN) pour un papier dont le grammage est supérieur à 70 g/m2. Un symbole a été attaché à cette norme : le signe mathématique de l’infini inscrit dans un cercle sous lequel est porté la mention ISO 9706.

Encres permanentes

Enfin, le papier permanent ne constitue pas à lui seul une garantie de pérennité totale des documents écrits sur papier. De nombreux conservateurs rappellent par exemple qu’avec un papier de chiffon d’excellente qualité de nombeux écrits des XVIIe et XVIIIe siècles ont été gravement endommagés par la les encres utilisées à l’époque, dont les composants chimiques ont irréversiblement attaqué la structure de la page, transformant les tracés en vides et la feuille en dentelle. Un problème différent se pose actuellement. On estime que 99% des documents produits aujourd’hui, hors du circuit des imprimeries traditionnelles, émanent de photocopieuses et d’imprimantes qui utilisent une encre labile et une technique d’impression à durée précaire. À terme, la poudre d’encre déposée sur la feuille pour former les lettres et les tracés, est destinée à quitter son support en ne laissant aucune trace. Cet état de fait est d’autant plus alarmant que la technologie de l’impression laser, flexible et naturellement adaptée à la numérisation, semble intéresser de plus en plus le monde de l’édition proprement dite et pourrait rapidement donner naissance à des procédés d’impression industrielle pour une fabrication économique des livres en PAO. À l’exigence d’un papier permanent, il faut donc désormais ajouter celle d’une encre permanente adaptée à un procédé d’impression elle‑même permanente. Faute de quoi les livres du futur, imprimés sur un excellent papier neutre, finiront par se transformer en volumes de pages blanches.

Diffusion et conservation

Même restauré, le document est en sursis: chaque consultation l'endommage imperceptiblement. À force d'avoir été manipulés par les lecteurs, des manuscrits du XIXe siècle écrits au crayon sont devenus définitivement illisibles. Un livre ou un autographe se conserve d'autant mieux qu'il reste à l'abri de la lumière, dans sa réserve, sans être ouvert. Mais il n'y aurait guère de sens à conserver un écrit que personne ne consulterait jamais. D'où l'idée de créer, sous forme de microfilm, des « doubles » du document original qui joueraient le rôle de copies de sauvegarde (conservées en silo pour les cas de catastrophes qui détruiraient l'original) et à partir desquelles seraient tirées des copies de consultation manipulables sans danger par les lecteurs. Si le microfilm n’est pas une technologie nouvelle, il présente l’avantage d’un coût modéré ; mais il présente aussi des handicaps : les bobines de microfilm prennent moins de place que les originaux mais elles en prennent tout de même beaucoup plus que des fichiers numériques ; les microfilms, par définition, ne sont consultables que sur le mode séquentiel, ce qui est malcommode pour le classement, pour la consultation et entraîne une usure rapide des films. Les nouvelles techniques de numérisation des documents constituent sur tous ces points une avancée considérable. Ces avantages ont conduit à penser que les nouvelles technologies allaient bientôt permettre de résoudre le problème de l’engorgement des bibliothèques : avec le numérique  on pourrait tout conserver en se débarrassant de l’original, trop encombrant, pour n’archiver que son image, bien plus économique en espace, facile à dupliquer et disponible pour une communication instantanée, à la vitesse de la lumière. Quitte, pour le lecteur à opter, s’il le souhaite, pour une rematérialisation du texte, en demandant un tirage de cette image sur papier. C’est une des options considérées comme les plus probables pour le stockage des textes des décennies à venir qui se présenteront sans doute, de manière native, sous forme numérique. Mais cette hypothèse n’est pas applicable au patrimoine ancien.

Le silicium pour la communication, le papier pour la conservation

La conversion de l’ancien patrimoine papier en patrimoine numérique pose encore de nombreux  problèmes. L’opération de numérisation elle‑même représente une tâche considérable : il faudra des dizaines d’années, à un rythme accéléré, et avec des dispositifs massifs, pour capturer les centaines de milliards de pages qui composent le fonds de notre tradition écrite. D’autre part, en passant de l’objet à sa reproduction, il est clair que la déperdition d’informations n’est pas négligeable : même reproduit en millions de couleurs, le simulacre du livre n’est pas le double exact du livre. Comment restituer l’ouvrage lui‑même, dans la totalité qui a fait sens pour son lecteur : l’épaisseur des pages et du volume, son poids, son format, le grain et le filigrane du papier, etc. Beaucoup d’historiens du livre, comme Roger Chartier insistent sur la valeur essentielle de cette dimension réelle du document : la bibliothèque a pour mission non seulement de conserver l’objet lui‑même, le livre tel qu’il a été reçu et lu par les lecteurs de son temps, mais encore de donner aux chercheurs l’accès à cet original. Ce qui est vrai du livre imprimé l’est plus encore du manuscrit. Dans tous les cas, le double numérique est un artefact; il ne peut ne substituer à l’original qu’il faut continuer à conserver et à pouvoir communiquer aux chercheurs. Malgré sa fragilité, le document papier reste même indispensable pour des raisons de stabilité matérielle. Si le microfilm, en usage depuis 1930, s’avère un support de conservation durable (sans doute 500 ans, dans de bonnes conditions), il n’en va pas de même, jusqu’à présent, pour les supports numériques : leurs formes sont en pleine évolution et leur stabilité technique et matérielle reste difficile à évaluer même à moyen terme; la pérennité du mode texte n’a pas encore d’équivalent dans le mode image ; la durée moyenne d’un disque dur ne dépasse pas quelques dizaines d’années. Pourtant, si le silicium paraît encore peu satisfaisant pour la conservation, il est déjà devenu indispensable pour ses ressources en matière de traitement logique et de communication. Directement ouvert sur les fonctions relationnelles des bases de données, sur la structuration hypertextuelle, et sur la coordination multimédia, le support numérique présente des avantages logiques considérables qui en font indiscutablement un support intelligent supérieure à tout autre médium pour l’inventaire, la communication et la diffusion des archives. Mais rien ne permet encore d’affirmer avec certitude que cette puissance de communication au présent s’accorde avec les exigences de validité à long terme — la pérennité matérielle — qu’exige le principe de « transmission ».

Les risques de la privatisation

La solution numérique pourrait offrir une réponse adaptée à une question restée jusqu’ici sans solution : le problème de la dispersion de documents de haute valeur scientifique dans le domaine du marché privé. Pour les documents rares comme les autographes, ce risque de dispersion se présente de manière constante, parfois pour des pièces de première importance, puisque les collections publiques ne disposent pas de moyens financiers suffisants pour tout préempter. Imaginons qu'un manuscrit inconnu de l'un de nos plus grands écrivains, ou qu'un document historique inédit de première importance passe en vente, qu'il ne soit pas acquis par l’État, et devienne la propriété d’un collectionneur. Si l'heureux acquéreur est un ami de la science et du patrimoine, tout ira bien : les spécialistes seront autorisés à étudier le document inédit et sa connaissance viendra enrichir le patrimoine culturel de la nation. Mais que se passera‑t‑il si le nouveau propriétaire choisit au contraire mettre son acquisition au coffre ? En matière de recherche scientifique, un tel séquestre d'information peut devenir dramatique : une pièce essentielle qui vient à manquer et c'est toute l'entreprise d'élucidation qui peut se trouvée compromise. Le collectionneur privé peut définitivement, et en toute légalité, interdire l’accès au document qu’il vient d’acquérir. Il peut aussi le revendre par transaction individuelle. Sous cet effet, des centaines de manuscrits et de documents rarissimes dont l'existence est attestée par leur passage en vente publique dans la première moitié du siècle ont à ce jour disparu sans laisser aucune trace. Que faire ?

Classement

La première idée qui vient à l'esprit est celle du « classement » : les pièces qui ne peuvent être acquises par l’État, et qui devraient être disponibles dans les collections publiques, pourraient  être « classées », comme on le fait pour les monuments historiques, et avec les mêmes moyens. Le principe existe, mais une trentaine de fonds seulement sont aujourd'hui classés « archives historiques ». Pourquoi si peu ? Parce qu'à la différence des monuments historiques où le classement ouvre droit à une aide de l’État pour la restauration ou l'entretien des biens classés, il n'existe, pour le patrimoine écrit, aucune compensation financière en faveur du collectionneur : en ce domaine, le classement est une pure contrainte sans aucun avantage ni contrepartie. Le classement d'office, qui est une mesure d'autorité et qui suppose un avis favorable du Conseil d’État, n'est évidemment pas une procédure généralisable. La solution est d'inciter les collectionneurs à demander eux‑mêmes le classement, contre la prise en charge par l’État de certains frais (restauration, désacidification, entretien, reliure). Le développement de la procédure de classement serait fort utile mais ne suffirait certainement pas à assurer une bonne diffusion du patrimoine écrit privé.

Un nouveau « dépôt légal » ?

Notre modernité continue à gérer l'enrichissement du patrimoine écrit avec une conception chosiste de l'objet, conçu, sur le modèle de la peinture ou de l'architecture, comme une réalité monumentale — l'original — que l'on possède matériellement ou non. En fait, cet objet écrit est double : il est à la fois concret et immatériel. L'objet matériel, précieux (le manuscrit, l'édition originale, etc.), est une valeur mobilière qui relève de la logique du marché. En revanche, l'information qu'il porte, son contenu culturel est une entité intellectuelle qui ne peut être assujettie aux seules puissances de l'argent : elle fait de droit partie intégrante du patrimoine de la nation et de l’humanité, comme toute grande oeuvre culturelle, littéraire ou scientifique. Or ce contenu culturel de l'objet réside pour une bonne part dans son image visible et reproductible. La procédure relève du bon sens : il suffirait à la puissance publique de se doter du droit de reproduire cette image, ce qui ne ferait d'ailleurs qu'étendre le programme de copie de sécurité qui doit, en principe, s'appliquer à l'ensemble des collections publiques. Chaque pièce significative du patrimoine écrit passant sur le marché pourrait faire, préalablement à toute cession, l’objet d’une reproduction, sous forme de cliché photographique, de microfilm, ou, mieux, d'image numérisée. Conçue comme une sorte de nouveau « dépôt légal », cette copie serait attribuée à la collection publique adéquate, à charge pour elle d’en assurer et d'en contrôler la communication au public dans le respect de la loi. Cette simple procédure de sauvegarde se traduirait pour les collections publiques par un horizon d'enrichissement documentaire quasiment illimité, tout en favorisant la diffusion scientifique des documents.
Que peut‑on attendre des nouvelles technologies en matière de patrimoine écrit ? Certainement pas la solution aux problèmes des papiers acides ou de l’engorgement des bibliothèques, car il n’est pas question de remplacer les livres réels par des ouvrages virtuels : la conservation et la transmission resteront fondées sur les originaux. En revanche, les technologies numériques permettent des avancées considérables dans le classement, l’analyse et l’interprétation des documents ; elles permettent aussi d’envisager une véritable révolution de la diffusion et de la communication : une « transportabilité » illimitée des fonds, c'est‑à‑dire, à terme, une universalisation du patrimoine. Dupliqué sous forme immatérielle, le patrimoine écrit s'ouvre sur l'espace d'un véritable échange culturel international. Ce serait, si l'on veut, le stade ultime de l'enrichissement : celui qui ne s'acquiert que par le partage et la mise en commun des ressources.