Sommaire
Le manuscrit « Liberté – Égalité » se compose de deux liasses de feuillets faisant partie de la collection Carlton Lake du Harry Ransom Humanities Research Center de l’Université d’Austin. On trouvera en fin d’article leur description, due à Jean Bourgault. Nous les nommons, par convention, liasses A et B.
L’étude des deux liasses a montré qu’elles proviennent d’un même ensemble qui se laisse diviser en trois grandes parties. La première tourne autour de l’opposition entre idéologie nobiliaire et idéologie bourgeoise à la veille de la Révolution française ou pendant celle-ci. La deuxième partie, qui ne couvre que quelques feuillets, développe un parallèle entre la psychanalyse et le marxisme, idéologies d’objectivation poursuivant, selon Sartre, des buts communs. La troisième partie est consacrée à une genèse de l’idéologie bourgeoise à partir de ses sources religieuses, à savoir le protestantisme et, pour ce qui concerne spécifiquement la France, le jansénisme. Nous avons respecté l’ordre d’apparition de ces thématiques dans le manuscrit, les différentes parties étant séparées ici par des astérisques qui ne figurent pas dans le texte de Sartre. Les deux liasses n’en faisant en réalité qu’une, elles sont présentées ensemble sous le titre qui ouvre la première.
Nous avons dû profondément reclasser les feuillets composant la troisième partie, consacrée au protestantisme et au jansénisme. Ils avaient été dispersés entre les deux liasses et, pour une part d’entre eux, ils avaient été mélangés, au sein de la première liasse, aux feuillets consacrés à l’opposition entre idéologie nobiliaire et idéologie bourgeoise. Nous avons donc dû choisir un point de départ pour ouvrir cette troisième partie du manuscrit après l’avoir recomposée. Notre choix s’est porté sur un feuillet isolé dont le propos, une vision très synthétique de l’idéologie bourgeoise, permet d’introduire l’ensemble de cette thématique. Dans le même esprit, nous avons placé à la fin de notre transcription deux feuillets mal classés qui permettent de conclure sur une opposition majeure entre idéologie bourgeoise et idéologie des classes populaires.
On trouvera, au début de chaque feuillet, l’indication de la liasse dont il est issu, suivie de la foliotation. Le lecteur pourra ainsi se rendre compte des reclassements opérés et, le cas échéant, en contester le bien-fondé, qui a été soumis au contrôle attentif de Jean Bourgault. Chacun pourra aussi constater que plusieurs feuillets sont perdus, et que le propos développé par Sartre n’a pas la cohérence d’une démonstration, mais plutôt d’une mise à l’épreuve d’affirmations idéologiques, ou d’hypothèses sur la genèse de ces affirmations.
Une première transcription des deux liasses a été réalisée en 2006 par Gilles Philippe, et revue peu après par Jean Bourgault. Nous avons vérifié et corrigé la transcription en 2007, et reclassé les feuillets en un seul texte comme expliqué ci-dessus. C’est le résultat de cette troisième lecture qu’on découvrira ici, amendé grâce aux pertinentes remarques de Madame Arlette Elkaïm-Sartre, à laquelle nous adressons nos remerciements.
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La datation du manuscrit n’est pas indiquée par Sartre, mais elle se laisse déduire du texte même. Celui-ci est antérieur à mars 1953 puisque Sartre écrit, au folio A/40 : « Aujourd’hui encore : Staline ». Par ailleurs, Sartre cite plusieurs livres publiés en 1951, ainsi qu’un article paru dans la revue Critique en mai 1951, tandis qu’aucune source repérée ne date de 1952 ou plus. Ces notes ont donc été prises dans le courant de l’année 1951, peut-être au premier semestre, période correspondant à la rédaction et aux répétitions de la pièce Le Diable et le Bon Dieu, dont les thèmes croisent ceux abordés ici, en particulier dans l’étude de la naissance du protestantisme (confrontation de Luther à la révolte des paysans de 1525).
Les intentions de Sartre en rédigeant les pages que l’on va découvrir restent incertaines. Si les premiers feuillets sont assez classiquement composés, le manuscrit prend vite l’allure de simples annotations ou de synthèses fondées sur la consultation de multiples ouvrages historiques. Nous sommes en deçà d’un avant-texte, plutôt face à un chantier à usage personnel qui comporte plusieurs retours en arrière, ainsi que des variations qui peuvent dérouter lors d’une première approche.
Le thème commun à l’ensemble est hors de doute : comme il l’avait déjà fait en 1931 dans la Légende de la vérité, Sartre s’interroge sur la genèse et le statut des idéologies1, en s’efforçant d’élucider spécifiquement certaines origines de l’idéologie bourgeoise. Genèse et statut devant être distingués, nous semble-t-il, dans la mesure où Sartre ne confond pas les conditions de naissance d’une idéologie avec l’usage qui en sera fait. C’est au contraire la tension entre ces deux phénomènes qui le préoccupe, Sartre pointant aussi bien la récupération politique de mouvements religieux que les brusques arrêts imposés à une pensée en marche (celle des droits de l’homme ou celle de Luther, en l’occurrence) par la crainte de la voir retournée contre les intérêts de ses auteurs. Plus sourdement, c’est un des débats internes les plus soutenus dans l’œuvre de Sartre, celui qui interroge l’articulation entre le réel et l’idéel, qui se poursuit en ces pages.
La première partie, qui porte sur la (re)construction idéologique à l’œuvre pendant la Révolution française, peut donner une apparence de familiarité par son allure marxiste. La doctrine de la bourgeoisie est prise ici dans le vif de son élaboration, ou plus exactement de sa confrontation à l’événement révolutionnaire, qui donne l’occasion au Tiers État de faire triompher ses idées mais qui le contraint aussi, vu l’agitation ambiante, à figer le mouvement en cours afin de ne pas fournir d’arguments aux revendications populaires.
La deuxième partie relève davantage du versant existentialiste de la pensée de Sartre. Ces notes allusives et fulgurantes renvoient dos à dos le marxisme et la psychanalyse comme deux idéologies réductrices et objectivantes, qui normalisent les catégories de la pensée et de la pratique pour domestiquer les dimensions de l’existence qui échappent à leur doctrine. Délibérément ou non, Sartre croise ainsi le propos du dernier chapitre du Saint Genet sur l’inadéquation du subjectif et de l’objectif.
La troisième partie confirme la place centrale du marxisme dans le manuscrit, mais elle le fait de manière paradoxale. Accumulant des notes sur le rôle du jansénisme et du protestantisme dans la formation de l’idéologie bourgeoise, Sartre s’en prend à plusieurs reprises à l’interprétation des idéologies en termes d’intérêts de classe, ou nommément à Engels. Mais si le marxisme est la seule cible avérée de ce texte, on peut aussi bien faire l’hypothèse qu’il est, pour Sartre, le seul adversaire digne de considération, celui dont les thèses s’approchent suffisamment de la vérité pour mériter d’être contestées ou nuancées. On notera ainsi, sans ouvrir d’autres débats, que Sartre aurait pu discuter l’interprétation wébérienne de l’éthique protestante2, qui est exposée, entre autres, dans une des sources qu’il exploite le plus abondamment, à savoir le classique de Richard Henry Tawney, La Religion et l’essor du capitalisme, dont la traduction française est parue en 1951 chez Marcel Rivière (Paris). Or, non seulement Sartre n’évoque ni le nom ni les hypothèses de Weber, qui constituent à l’époque la plus célèbre alternative au marxisme, mais il ne discute pas non plus les positions très nuancées de Tawney, dont il suit pourtant plusieurs éléments favorables à sa propre lecture critique d’Engels : son unique point de référence est la théorie marxiste standard, dont il retient une version simplifiée. Rédigé un an environ avant la « conversion » de 1952, qui débouchera sur Les Communistes et la Paix, le manuscrit « Liberté – Égalité » constitue un des jalons du débat complexe que Sartre ne cessera d’entretenir avec le marxisme, davantage encore qu’avec la psychanalyse.
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L’appareil de notes qui accompagne notre transcription poursuit des objectifs très particuliers, étroitement liés à la nature du texte.
Sartre s’aventure ici sur un terrain à la fois historique et érudit, brassant de multiples événements et personnages liés à l’histoire de la Révolution française d’une part, aux différentes facettes de la Réforme d’autre part. Ses esquisses étant souvent allusives, nous nous sommes efforcé de rendre son propos plus intelligible en établissant, dans la limite du temps dont nous disposions, un maximum d’éléments susceptibles d’éclairer le lecteur, en particulier s’il est spécialiste de Sartre davantage que des sujets traités par Sartre. Certaines notes infrapaginales ont ainsi pour objectif d’élucider des allusions aux événements révolutionnaires, ou des notions caractéristiques de la pensée janséniste. En ce qui concerne la Révolution française, nous avons emprunté plusieurs éléments biographiques à l’excellent précis de Jean Tulard, Jean-François Fayard et Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de la Révolution française, 1789-1799, Robert Laffont, Paris, 1987.
Dans le même esprit, la plupart des notes visent à établir les sources suivies par Sartre. On le verra, cet exercice est à la fois déroutant et inachevé, car Sartre cite nombre d’auteurs de seconde main, en particulier les plus célèbres. Pour ces derniers, à défaut de toujours identifier la source utilisée par Sartre (ses références sont souvent vagues voire occultées, plusieurs citations étant faites sans guillemets), nous renvoyons succinctement au texte princeps de l’auteur évoqué, en donnant la version exacte du passage cité. Concernant des auteurs plus confidentiels, nous avons également recherché la source de seconde main sur laquelle s’appuie Sartre, mais nous donnons en outre de brefs renseignements sur le personnage en jeu. L’ensemble doit permettre au lecteur de cerner la genèse du propos de Sartre, et de confronter ce propos aux textes originaux que Sartre entend interpréter.
La recherche des sources est relativement aisée lorsque Sartre ouvre des guillemets ou indique un nom d’auteur, a fortiori un titre de livre. On verra qu’elle aboutit parfois à un résultat inattendu, à savoir que Sartre, sans l’indiquer, reprend presque littéralement, sur de nombreuses lignes, tel ou tel historien dont il suit l’exposé – tout en le quittant parfois pour ouvrir de brèves remarques que rien ne distingue des emprunts dans lesquels elles s’enchâssent, mais qui proposent une synthèse personnelle, ou en tout cas introuvable chez l’auteur suivi de près par Sartre.
Dans plusieurs cas, nous n’avons pu identifier la source à laquelle puise Sartre. Ainsi, une partie des notes développées à propos de Luther suit de près R. H. Tawney, mais d’autres s’inspirent d’un auteur qui nous reste inconnu, les possibilités étant nombreuses. Malgré une rencontre locale, qu’une note signale en temps utile, il semble bien que Sartre n’ait pas, dans ce manuscrit, utilisé le livre de Lucien Febvre, Martin Luther, un destin (1928), dont une des rééditions date de 1951. Le portrait de Luther dressé par Sartre ne correspond en effet pas à celui donné par Febvre (qui ne fait jamais, par exemple, de Luther un fils de paysan, contrairement au caractère mis en avant par Sartre à la suite de Tawney3), et aucune citation de Luther ne semble provenir de chez Febvre. Nous savons par contre, grâce à Gilles Philippe, que Sartre lira la biographie de Luther par Febvre en 1951, mais dans le cadre de notes prises pour Le Diable et le Bon Dieu : deux feuillets du dossier génétique de la pièce comportent des notes puisées chez Febvre, mais qui sont, significativement, sans rapport avec les thèmes luthériens repris dans « Liberté – Égalité ».
Si nous pouvons ainsi écarter l’importante source qu’aurait pu être le Luther de Lucien Febvre, nous n’avons pu élucider l’origine de pages qui ne s’appuient ni sur Tawney ni sur d’autres auteurs repérés par nos soins. Il en va de même pour Calvin et pour le jansénisme, à propos desquels Sartre s’est inspiré, notamment, d’Imbart de La Tour et de Henri Lefebvre, mais aussi d’auteurs non identifiés. C’est la raison pour laquelle nous avons abondamment annoté certains feuillets, Sartre puisant son propos dans deux des quatre tomes des Origines de la Réforme d’Imbart de La Tour, alors que d’autres feuillets nous ont résisté, et mériteraient d’être examinés de près par des spécialistes des thèmes traités par Sartre.
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La transcription que l’on découvrira ci-après s’efforce de concilier la fidélité au manuscrit avec le souci de ne pas dérouter le lecteur par d’innombrables singularités formelles. Les erreurs manifestes ont été corrigées (accents ou guillemets manquants, fautes d’orthographe ou de distraction, lacunes de ponctuation, absence d’italiques pour tous les titres de livres cités...). Les termes soulignés par Sartre sont rendus en italiques. Dans les citations, qu’elles soient ou non de Sartre, les triples points marquant une lacune ont été placés entre crochets comme il est de règle aujourd’hui. Les abréviations usuelles, ou dépourvues d’ambiguïté, ne sont pas signalées ; elles sont remplacées par les termes complets correspondants. Certains retours à la ligne et de nombreux retraits particulièrement marqués, mais sans intérêt pour la compréhension, ont été supprimés. En l’absence d’indications claires de Sartre, les choix typographiques traduisant la hiérarchie des titres sont de notre fait et découlent de l’analyse du contenu. Pour éviter de suivre des variations aléatoires dans le chef de Sartre, les titres centrés de niveau inférieur sont tous rendus en caractères romains, et non en italiques comme le suggère parfois le manuscrit.
Les mots barrés ou surajoutés, qui témoignent des hésitations de Sartre, sont maintenus, ou dûment signalés. Nous avons conservé tels quels certains passages incertains mais qui n’auraient pu être modifiés sans prendre une décision quant au sens. Le jeu des majuscules et des minuscules, souvent complexe sous la plume de Sartre, a été modernisé et unifié, mais les majuscules qui font sens sont préservées. Pour le surplus, la composition et la disposition du texte sont fidèles au manuscrit.
La foliotation (A/f° x ou B/f° y) est insérée entre deux mots lorsqu’une phrase se poursuit d’un feuillet à l’autre. Lorsqu’un feuillet s’achève sur une phrase complète, le feuillet que nous jugeons être le suivant est précédé d’un interligne et d’une foliotation en marge : les feuillets dont l’enchaînement peut particulièrement être discuté restent ainsi séparés. Lorsqu’un mot est coupé en deux par le passage à un nouveau feuillet, nous indiquons la foliotation au terme du mot entier, en signalant la rupture entre les syllabes lorsque nous avons dû reclasser des feuillets. Ici encore, ces options doivent permettre au lecteur d’apprécier le bien-fondé des reclassements que nous avons effectués.
Les termes dont la transcription demeure incertaine sont donnés entre soufflets (< >). Toutes nos interventions au sein du texte sont entre crochets ([ ]), en caractères romains lorsqu’il s’agit de compléter un terme abrégé par Sartre, en italiques lorsque nous introduisons une remarque personnelle. Les notes de bas de page sont intégralement de notre fait.
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1 Voir en particulier la première partie de la Légende, « Légende de la vérité », publiée en 1931 dans la revue Bifur et reprise dans Michel Contat et Michel Rybalka, Les Écrits de Sartre. Chronologie. Bibliographie commentée, Gallimard, Paris, 1970, p. 531-545, et la deuxième partie, « Légende du probable et des philosophes », une des composantes des « Fragments posthumes de la Légende de la vérité » édités in Juliette Simont (dir.), Écrits posthumes de Sartre, II, Vrin, Paris, 2001 (p. 37-46 pour ce fragment).
2 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, première édition allemande en 1920.
3 Voir p. 92, 93 et 103 de l’ouvrage de Tawney cité ci-dessus.